La nouvelle Carthage/Première partie/Chapitre IX

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Paul Lacomblez (p. 71-77).
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IX

La « Gina ».


Grand branle-bas aujourd’hui au chantier des constructeurs de navires Fulton et Co. On va procéder au lancement d’un nouveau navire achevé pour le compte de la Croix du Sud, la ligne de navigation entre Anvers et l’Australie. La cérémonie est annoncée pour onze heures. Les derniers préparatifs s’achèvent. Comme un papillon immense, longtemps serré dans sa chrysalide, le navire, complètement formé, a été dégagé de son enveloppe de charpentes.

Le chantier est orné de mâts, de portiques, disparaissant sous une profusion de « signaux », de pavillons, d’oriflammes de toutes les couleurs et de toutes les nationalités, parmi lesquels domine le drapeau rouge, jaune et noir de la Belgique. D’ingénieux monogrammes rapprochent les noms du navire, de son constructeur, de son armateur : Gina, Fulton, Béjard. Ici figurent le millésime de l’inauguration et celui de l’achèvement du travail.

Près du navire se dresse une tribune, tendue de toile à voile que le vent humide secoue par moments d’une façon assez rageuse.

Non loin de l’eau repose, comme une baleine échouée, l’immense bâtiment. La puissante carcasse, étançonnée, fraîchement peinte en noir et rouge, À la poupe, en lettres d’or, dans une sorte de cartouche sculpté, figurant une sirène, on lit ce mot : Gina.

Dès le matin, le chantier se garnit de curieux. Les invités munis de cartes prennent place sur les gradins de la tribune. Au premier rang, des fauteuils en velours d’Utrecht attendent les autorités, la marraine et sa famille. Les badauds de peu d’importance et les ouvriers se plantent au petit bonheur à proximité du rivage et du bateau.

Il fait un soleil glorieux comme celui qui brillait il y a près d’un an, lors de l’excursion à Hemixem. Tout ce qui a la prétention de donner le ton, de régir l’esprit, la mode et la politique, se retrouve là comme par hasard. Ils se prélassent, les gens qui comptent : les Saint-Fardier, Janssens, les Vanderling, Dezader, les Fuchskopf, nombre de Verhulst, de Peeters, tous les Von et les Van de l’autre fois ; toujours les mêmes.

Le Dupoissy est radieux et se donne de l’importance comme s’il était à la fois auteur, propriétaire et capitaine du navire.

Les dames chiffonnent des toilettes charmantes, pleines d’intentions. Angèle et Cora Vanderling minaudent à côté de leurs fiancés, les jeunes Saint-Fardier, qui étalent un élégant négligé bleu à boutons d’or, jouant l’uniforme des officiers de marine.

Door Bergmans aussi est de la fête, accompagné de ses amis, le peintre réaliste Willem Marbol et le musicien Rombaut, de Vyvéloy.

Cependant, tout est prêt. L’équipage se réunit sur le pont du navire, selon l’usage. Les matelots, endimanchés et astiqués, francs et débonnaires gaillards, rappelleraient à Laurent, s’il était de la partie, son brave Vincent Tilbak. Un peu embarrassés de leurs membres, on dirait que cette façon de parader sur un navire encore à terre n’est pas de leur goût. Mêlés à l’équipage, des badauds ont voulu se donner l’émotion de descendre avec le navire. Le patelin Dupoissy voudrait bien se joindre à ceux-ci, mais ses fonctions délicates l’attachent au rivage. En attendant l’arrivée du maître, c’est lui qui se charge de recevoir le monde, de caser les dames sous la tente, et aussi de faire l’office de commissaire et de déloger, au besoin, les profanes. Il a conscience de son importance, le radieux Dupoissy. Voyez-le conduire, près du bateau, les demoiselles Vanderling et leur expliquer, avec des termes techniques, le détail de la construction. Il leur confie aussi, d’un petit air mystérieux, qu’il a préparé quelques vers « bien sentis ».

Pour se défaire du fâcheux raseur, le rédacteur du grand journal commercial a promis de les intercaler dans le compte rendu.

Plusieurs équipes des travailleurs les plus vigoureux et les plus décoratifs du chantier attendent, à portée du navire, le moment de lui donner la liberté complète. Il ne manque plus que les autorités et les principaux acteurs, les premiers rôles de la cérémonie qui se prépare. Au dehors du chantier sur les quais, en aval du fleuve vers la ville, des milliers de curieux refoulés des installations Fulton, où l’on s’entasse à s’étouffer, sont postés pour prendre leur part du spectacle, se piètent avec un tumulte d’attente, un brouhaha d’endimanchement.

Attention ! Dupoissy, un mouchoir attaché au bout de la canne a donné un signal, comme le starter aux courses.

Des artilleurs improvisés, dissimulés, derrière les hangars, font partir des boîtes. Le canon ! se dit la foule en se trémoussant dans un délicieux frisson d’attente. Les jeunes Saint-Fardier plaisantent Angèle et Cora qui ont sursauté.

Un orphéon entonne la Brabançonne.

— Ils arrivent ! ils arrivent.

Ils arrivent en effet. Descendant de voiture, voici le bourgmestre, le parrain du navire, donnant le bras à la marraine, Mlle Dobouziez, éblouissante dans une toilette de gaze et de soie rose ; puis M. Béjard menant la maman Dobouziez, plus fleurie, plus feuillue et plus emplumée que jamais, surtout que Gina a renoncé à contrarier son innocente manie. Derrière, vient M. Dobouziez conduisant la femme du constructeur. Le populaire, contenu à grand’peine par la police, aux abords de l’enclos réservé, s’émerveille naïvement devant la beauté de Mlle Dobouziez. Il a acclamé Door den Berg mais il fait entendre des grognements au passage de Béjard. Et il se trouve, dans plus d’un groupe de cette cohue de bonnes gens et même sur les banquettes de la tribune, des narrateurs pour établir un rapprochement entre la cérémonie brillante qui se passe aujourd’hui, au chantier Fulton, et les atrocités qui s’y commettaient il y a vingt-cinq ans, sous la responsabilité de Béjard, le père, et avec la complicité de Freddy Béjard, le futur armateur. Mais les huées mal contenues et les murmures se noient dans l’allégresse moutonnière et la jubilation badaude. Lorsque le cortège imposant a gagné ses places, nouveau coup de canon. La musique va repartir, mais Dupoissy fait un signe furieux pour lui imposer silence. Et se plantant devant la tribune, sur la berge, à quelques pas du navire, il tire de sa poche un papier à faveur rose, le déplie, tousse, s’incline, lit de sa voix de chevreau sevré avant terme, une kyrielle d’alexandrins rances, que personne n’écoute d’ailleurs. De temps en temps, entre les conversations, on en saisit un hémistiche : « Vaisseau fils de la terre — conquérant de l’onde — sur la plage lointaine — va saluer pour nous — poindre à l’horizon des eaux… symbole de nos lois… royaume d’Amphitrite… »

— Vous verrez qu’il n’en ratera pas une ! murmure Mme Vanderling à l’oreille de Gaston Saint-Fardier, c’est un véritable almanach des Muses que ce bonhomme-là !…

Il a fini. Quelques bravos discrets. Des « Pas mal ! pas mal ! » proférés à demi-voix ; des « ouf ! » de soulagement chez la plupart des auditeurs. Enfin se prépare la phase véritablement émouvante. La musique joue l’air de Grétry « Où peut-on être mieux », M. Fulton, le constructeur, court donner un ordre à ses ouvriers.

Sous la puissance des coups de bélier et du coinçonnage destiné à le soulever, l’immense bâtiment, immobile jusqu’à présent, commence à se mouvoir insensiblement. Tous les yeux suivent, non sans anxiété, les efforts de la robuste théorie d’ouvriers massés sous l’avant du navire, et l’étayant de ce côté, armés de barres d’anspect afin de le faire glisser plus rapidement sur la coulisse. Pieux, ventrières, étançons sont tombés, les dernières accores ont sauté.

Cependant Béjard a conduit Mlle Dobouziez près de l’amarre. Prenant une élégante hachette au manche garni de peluche, effilée comme un rasoir, il l’offre à la marraine et l’invite à rompre d’un coup sec le dernier câble de retenue. La belle Gina, si adroite, s’y prend mal, elle attaque le chanvre, mais l’épais tressis tient bon. Elle frappe une fois, deux fois, s’impatiente, ses lèvres profèrent un petit claquement irrité. Le silence de la foule est tel que les spectateurs haletants, retenant leur souffle, perçoivent ce mutin accès de mauvaise humeur de l’enfant gâtée. Les loustics rient.

— Mauvais présage pour le navire ! se disent les marins.

— Et pour la marraine ! ajoutent des regardants.

Comme Mlle Dobouziez n’en finit pas, Béjard s’impatiente à son tour, reprend l’outil récalcitrant, et cette fois, d’un coup ferme et nerveux, il tranche la corde.

La masse énorme crie sur ses ais, se met lentement en branle et dévale majestueusement vers son domaine définitif.

Moment pathétique. Qu’y a-t-il pourtant là pour faire battre tous ces cœurs, non seulement les simples mais encore les plus vains et les plus fermés, plus difficiles à émouvoir que l’énorme colosse même ?

En gagnant le fleuve, le navire auquel s’est communiqué une vie étrange, continue de crier et de rugir. Rien de majestueux comme cette rumeur prolongée dont retentissent les flancs de la « Gina ». Certains chevaux hennissent ainsi de plaisir et de fierté, au moment où l’homme met à l’épreuve leur vigueur et leur vitesse. Puis, brusquement, d’un trait, il franchit, comme un plongeur impatient, la distance qui le séparait encore de la nappe ondoyante et il s’enfonce avec fracas dans l’Escaut que son entrée fait tressaillir et qui semble écarter, pour le recevoir, ses masses écumantes.

Alors, la rumeur du navire ayant cessé, de la foule s’élèvent des hourrahs ! formidables et prolongés. La musique déchaîne de nouvelles et entraînantes fanfares, les salves reprennent, un immense drapeau tricolore est hissé au sommet du grand mât. L’équipage de la Gina éclate à son tour en cris de jubilation, et ses passagers pour rire, convaincus de leur importance, agitent mouchoirs et chapeaux.

Bientôt le navire se prélasse au milieu du fleuve, et vire gracieusement, avec une dignité et une aisance de triomphateur. Ce n’est plus la masse lourde, rébarbative et un peu piteuse qu’on admirait tout à l’heure, de confiance, car un navire hors de l’eau a toujours l’air d’une épave, mais depuis qu’il est entré dans son élément, il s’est allégé et animé. Voilà même qu’on met sa machine en mouvement, ses lourdes hélices battent l’eau, la fumée s’échappe par sa cheminée énorme. Son formidable organisme fonctionne, ses muscles de fer et d’acier s’agitent, il gronde, il respire, il souffle, il vit. Et les hourrahs partent de plus belle. Cependant, à terre, sous la tente, l’agent de M. Fulton faisait circuler des coupes de champagne et des biscuits, les hommes trinquaient avec bonhomie, en affectant de la rondeur et de l’expansion, à la fortune de la Gina. Tous s’empressaient autour de la belle marraine afin de lui exprimer leurs vœux pour son brillant filleul. Gina portait le verre à ses lèvres et saluait à chaque toast, avec un sourire fin et digne. Les petites Vanderling buvaient en conscience ; serrées de près par leurs fiancés, elles affectaient d’être chatouillées, se renversaient à faire craquer leur canezou, en riant comme de petites folles, blanches, grassouillettes, le menton charnu, les lèvres très rouges, les yeux pleins de science amoureuse.

Béjard redoublait de prévenances et d’attentions auprès de Gina.

— Vous voilà attachée à ma fortune, Mademoiselle, disait-il, non sans intention. Dans cette Gina qui m’appartient et qui fera honneur à son nom, je n’en doute pas, je me plairai à retrouver quelque chose de votre personne. D’ailleurs, les Anglais, nos maîtres en commerce, ont fait aux vaisseaux l’honneur de les assimiler à la femme. Pour eux tous les objets sont indifféremment du genre neutre. Les navires seuls appartiennent au beau sexe…

— Je me sens assez petite fille à côté de cette imposante matrone ! répondit Gina en riant. Et j’ai peine à croire que je l’ai tenue sur les fonts baptismaux ; c’est plutôt elle qui semble m’accorder son patronage… Et ceci explique mon émotion de tout à l’heure… Ah vrai, j’ai senti l’aplomb m’abandonner ; j’ai vu trouble…

M. Dobouziez, mis en veine de générosité par le succès de sa fille, toujours soucieux de suivre l’usage et de ne pas lésiner dans les circonstances publiques, avait fait appeler le contre-maître.

— Tenez, dit-il, en lui remettant cinq louis, voici les dragées du baptême ! Partagez-les entre vos hommes et qu’ils les fassent fondre à leur soif.

— Quelle idée ! grommela Saint-Fardier père à l’oreille de Béjard. Les brutes ne tiennent déjà plus sur leurs jambes ! C’est moi qui leur en ficherais des pourboires ! Il faut voir comme je les dégrise le lundi, à la fabrique !

Après avoir exécuté quelques voltes et manœuvres, pour se montrer sous tous ses avantages au monde connaisseur et élégant qui assistait à ses premiers ébats, la Gina redoubla de vitesse, et s’en fut, délibérément, vers la rade, réjouir d’autres spectateurs. Une place lui avait été aménagée, à quai, en attendant qu’elle complétât son outillage, son équipement et qu’elle prit son premier chargement de marchandises et de passagers. Il était convenu, entre l’armateur et le capitaine, qu’elle gagnerait la mer dans huit jours.

Dupoissy, assez mortifié du peu de succès de ses vers, s’était approché de l’eau et la coupe remplie de champagne, posté à l’extrémité de l’appareil même d’où s’était élancé le navire, il interpella les autres personnes de la compagnie, de l’air d’un mancheur sur le point d’exécuter un nouveau tour : — Attention !

Tout le monde tourna les yeux de ce côté. Le Sedanais avait sifflé verre sur verre, lorsqu’on ne s’occupait pas de lui et, désaltéré, même un peu gris, il se rappelait le mariage du Doge et de l’Adriatique et les antiques libations des païens à l’Océan pour se rendre propices Neptune et Amphitrite.

— Que ce nectar de Bacchus répandu dans le royaume des ondes assure à la glorieuse Gina la clémence des éléments !

Il dit et se pencha un peu, chercha une attitude noble, en se tenant sur une jambe, et versa le Rœderer dans le fleuve. Mais le gros homme faillit l’y suivre ; si Bergmans ne l’avait retenu par les basques de son habit, il piquait une tête. On applaudit et on pouffa.

— Bon, voilà notre barde qui va se plonger dans le Permesse ! ricanait Mme Vanderling.

— Prenez garde, Monsieur, les dieux anciens, le vieil Escaut, ne semblent pas goûter votre parodie de leurs rites ! dit le tribun à Dupoissy.

— Ah oui, je suis un profane, un étranger, n’est-ce pas ? répliqua avec dépit le pseudo marchand de laines, au lieu de remercier son sauveteur. Il n’appartient qu’aux Anversois pur sang de ressusciter les antiques religions !

— Je ne vous le fais pas dire ! ajouta Bergmans, en riant.

On se séparait ; les invités regagnaient leurs voitures. Les ouvriers, nantis du pourboire, acclamaient, avec plus de conviction qu’à l’arrivée, les importants personnages. L’après-midi il devait y avoir grand bal au chantier pour tout le personnel ; on mettrait quelques tonneaux en perce. En exécutant les préparatifs de cette nouvelle partie du programme quelques-uns des compagnons fringuaient. Friands d’observation, Marbol et son ami Rombaut se promettaient de revenir l’après-midi avec Bergmans.

— Et vous, se hasarda de dire celui-ci à Régina, n’assisterez-vous pas aux ébats de ces braves gens ; à cette joie qui sera un peu votre œuvre ?

Elle eut une moue dégoûtée.

— Fi ! répondit-elle, je n’en aurai garde. C’est bon pour des démocrates de votre espèce. Vous vous entendriez parfaitement avec Laurent.

— Qui ça, Laurent ?

— Un cousin, très éloigné, — au propre et au figuré, car il est en ce moment en pension à quelque cent lieues d’ici… qui accorde, comme vous, de l’importance à ce monde commun… Mais il n’a pas même comme votre ami Marbol l’excuse de les peindre et de s’en faire de l’argent, ou, comme vous, la perspective de devenir président de la République et Ville libre d’Anvers.

Elle ne se rappelait Paridael que pour établir un rapprochement désobligeant, du moins dans sa pensée, entre Bergmans et le collégien. Elle en voulait un peu au tribun de ce qu’il ne se fût pas assez occupé d’elle pendant cette cérémonie et l’eût laissée tout le temps avec Béjard.

— Décidément, pensait Door, des abîmes d’opinions et de sentiments nous séparent ! Je ferai l’impossible pour les combler… Elle est assez intelligente et je lui crois au fond beaucoup de droiture ; si elle m’aimait, je l’aurais vite intéressée à mon œuvre, au but de ma vie. Je m’en ferais une alliée. Si elle m’aimait ! Car malgré sa hauteur et ses dédains, et sa soumission aux préjugés, je persiste à la trouver déplacée dans son monde. Elle vaut ou vaudra mieux que ses parents. Il doit y avoir place en elle pour de généreux mouvements et des pensées supérieures… Sa beauté et son instinct contredisent son éducation… Que ne puis-je la disputer à ces épouseurs richissimes qui rôdent autour d’elle !…