La nouvelle Carthage/Troisième partie/Chapitre V

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Paul Lacomblez (p. 214-232).
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V

Les « Runners ».


Laurent se rapprocha même de ces écumeurs de rivière, squales d’eau douce, sinjoors ou runners que l’honnête Tilbak tenait à distance, modèles que le peintre Marbol répudiait comme trop faisandés.

Engeance topique entre toutes, la plupart voient le jour ou ce qui en tient lieu, dans les ruelles batelières, au fond d’une boutique de mareyeur ou sous le toit d’une herberge cosmopolite. Impasses, culs-de-sac où la marmaille grouille et pullule tellement, qu’on croirait les marchands d’anguilles et de moules aussi prolifiques que leurs marchandises. Les fièvres paludéennes et les contagions balayent ces morveux par portées entières, les lourds chariots des Nations en rouent au moins une couple chaque semaine ; le lendemain, ils foisonnent en rassemblements aussi compacts que la veille. Toutefois, les unions légitimes des pêcheurs et des poissonniers ne suffiraient pas à encrasser de ce varech humain le pavé de ces habitacles. Des amours aussi passagères et aussi capricieuses que celles des plantes, président à la propagation de l’espèce. Tels fils de servante blonde, comme la blonde Germanie, héritèrent du teint citronneux et des sourcils noirs de leur père, le timonier italien échoué une nuit chez le logeur allemand, baes de cette Gretchen. Ces boulots de complexion apparemment septentrionale proviennent du croisement furtif d’un lamaneur hollandais et de la pensionnaire d’une posada espagnole[1].

L’atmosphère fiévreuse et vénale de la rade émancipe de bonne heure cette progéniture de matelots et de filles. Ils se vengeront de leurs trente-six pères en écorchant et en suivant de leur mieux les pauvres diables de marins.

L’ambigu de leur métier complique l’indéterminé de leur origine. Leur existence s’écoule au fil des vastes nappes fluviales. À force de les emplir de visions lubrifiantes, l’eau communique sa vertu, son aimant pervers, à leurs prunelles. Musculeux et pourtant dégagés, futés mais intrépides, adroits comme des bravi Florentins, ces métis participent des nixes à la voix insinuante, aux quenottes voraces, aux griffes affilées. Ils parlent, comme d’intuition, une dizaine de langues, autant de dialectes, et chacun avec l’accent local ou plutôt en relevant celui-ci d’une pointe canaille, d’un timbre parodiste et argotique dont ils pimentent même leur propre patois et auquel on les reconnaît entre leurs congénères des autres grands ports.

Mâtinés, échappés de toutes les races, leurs disparates s’harmonisent, s’amalgament de manière à composer une physionomie autochtone, très arrêtée, à les marquer d’une estampille sans analogue, d’un indélébile et vigoureux cachet de terroir.

Laurent prisait fort leur élégance féline, leur indolence affectée. Cette variété de la plèbe anversoise quintessenciait les vices et les perfections mêmes de la grande ville !

À la longue, Paridael contractait leurs habitudes de corps, leurs déhanchements, leur élocution lente et farcie. Le fumet violent de ces dessous de métropole florissante condimentait sa vie, longtemps insipide. Il s’adaptait à ses entours. Certains jours il se culottait, comme les « capons du rivage », de dimittes boucanées et de piloux rogneux, ouvrait sur la blouse courte du débardeur le vieux paletot à basques flottantes, se coiffait de la casquette marine à visière impudente, du piriforme ballon de soie cher aux blatiers ruraux, d’un petase picaresque ou même d’une simple natte à figues croustilleusement pétrie.

Dans cette tenue topique il se débraillait, se dépoitraillait, roulait des hanches, frétillait de la langue, traînaillait des savates, entrechoquait les sabots. Adossé au mur d’un hangar, la joue fluxionnée d’une chique, les bras nus, il se caressait les biceps avec des coquetteries de tombeur forain ou, la main à la braguette, rajustait d’un geste cynique ses chausses toujours tombantes, ou tourmentait le fond de ses poches et, en quête de gredineries, béait, musait des heures, au va-et-vient des passants.

Les jeux de mains ne lui répugnaient plus ; il se complaisait dans les ruées sur un camarade en défaut, subissait ou distribuait les fessées au hasard des turlupinades, provoquait et entretenait les culbutes, croupes par dessus tête, se prêtait aux privautés, aux apostrophes risquées. Au sortir de ces tournois on l’eût pris pour le boueux ou le tombelier qu’il venait de vautrer dans la voirie.

Durant le jour ils déambulaient le plus souvent chacun de son côté. Allongés sur une pile de ballots, sur un camion lège, au comble d’un tas de planches, ou encore au fond d’un bachot, ils ne dormaient que d’un œil. Vers la brume il y avait de subits branle-bas, ils convergeaient de flair et d’instinct aux mêmes stationnements. Tassés à cropetons, semblables à une tribu de champignons germés en commun par une nuit humide et ténébreuse, ils tenaient de véritables sabbats, ruminaient quelque pillerie, liaient des parties de maraude, se proposaient aussi de brutales gageures, enchérissaient de turpitudes, épouvantaient par leurs gueulées et leurs tortillements les guenuches qui louvoyaient dans leurs parages.

Un essaim de mauvaises mouches, de cantharides invisibles semblait piquer simultanément la tapée licencieuse et c’était alors, jusqu’au patron minet, le long du fleuve et des canaux, sous les hangars, parmi les marchandises amoncelées, des courses de dératés, des ruses de guérilleros, des randonnées furieuses, des picorages furtifs, des flibusteries formidables ameutant et consternant gabelous et policiers.

S’il ne passait pas la nuit au dehors, il gitait, avec les insubordonnés de tout poil, dans les pouilleries du Schelleke, du Coude tordu, de l’impasse du Glaive et de la Montagne d’or. Encore lui fallait-il acquitter d’avance les deux sous de la nuitée.

Il tirebouchonnait au gré d’un escalier charbonneux et vermoulu jusqu’au galetas garni de sordides literies suspendues à la façon des branles. Les habitués du lieu s’allongeaient au petit bonheur, le plus souvent tout habillés, sans prendre garde aux coucheurs voisins, âges et sexes confondus, dos à dos, ventre à ventre, tête bèche, grouilleux, incontinents. Cette promiscuité déterminait des accouplements presque inconscients et somnambuliques, des méprises amoureuses, parfois aussi des prises de possession poivrées de carnage, des scènes de jalousies et de rivalité se prolongeant jusqu’au chant du coq. Et par ces nuits chargées d’ozone, les désirs crépitaient à fleur de peau comme les feux-follets sur la tourbière. Laurent entendait bruire et chuchoter les lèvres haletantes. Des marchés se débattaient autour de lui, de fatales initiations se consommaient à la faveur des ténèbres. Où commençait la réalité, où finissait le cauchemar ? Les noctambules se renversaient, battaient des bras et des jambes, se ramassaient dans des postures de jugement dernier ou de chute des anges, jusqu’à ce qu’au plus fort de la tourmente générale d’inoubliables giries, une clameur plus atroce, plus stridente que les autres arrachât, en sursaut, cette chambrée de complices à leur enfer anticipé[2].

La police patrouillait chaque nuit dans ces cloaques dont l’atmosphère eût jugulé un cureur d’égouts. De loin en loin elle opérait une coupe sombre, mais procédait chaque nuit à un émondage partiel.

Précédé du baes, le policier promenait le rayon de la lanterne sourde sous le nez des dormeurs. Son choix fait, il secouait le récidiviste, l’invitait presque cordialement à se lever, à se vêtir et ne sortait qu’après lui. L’homme obéissait morne, grognonnant avec des allures d’ours muselé. Cette formalité se renouvelait si souvent que les autres ouvraient à peine un œil ou, après avoir salué d’un « bon voyage » gouailleur, le camarade et son acolyte, se rendormaient sans accorder d’autre attention à cette cueillette. Demain arriverait leur tour ! Puis il y a des mortes-saisons pour leur métier comme pour les autres ! Et, en temps de chômage, autant couler ses jours au Dépôt ou rue des Béguines !…

À la pointe du jour, le logeur se présentait au seuil du dortoir et après s’être gargarisé d’une toux et d’un crachat, il clamait d’une voix professionnelle, un peu nasarde de commissaire-priseur procédant à une adjudication :

« Debout les garçons !… Un… Deux… Trois ! »

Puis, sans autre sommation, il détendait brusquement les sangles soutenant les paillasses, et, au risque de défoncer les planchers moisis, la masse des coucheurs s’abattait brutalement sur le parquet.

Habitué des audiences de la correctionnelle, s’éternisant des heures parmi les récidivistes et les apprentis larrons, qu’affriolaient des débats consacrés aux exploits de leurs copains, se complaisant dans le contact des guenilles imprégnées de senteurs aventurières, Paridael dut à des miracles de n’être pas impliqué lui-même dans l’une ou l’autre affaire de ces détrousseurs terrorisant la banlieue.

Il connaissait plus d’un affilié de ces bandes célèbres établies dans les hameaux borgnes aux confins des faubourgs populeux. Au Stuivenberg, au Doelhof, au Roggeveld, au Kerkeveld. Les policiers le ménageaient et le considéraient comme un original, un toqué, un fou inoffensif. Ils le veillaient plus qu’ils ne le surveillaient malgré ses éhontés compagnonnages avec la crème des repris de justice : le Hareng, le Sans-Cul, Fleur d’Égout.

Lui aussi avait été gratifié d’un sobriquet. Ce n’était pas le premier : autrefois, dans son monde, Béjard, Saint-Fardier, Félicité et même Régina affectant de ne voir que la carnation trop montée de son visage l’avaient appelé le « Paysan ». La populace avec laquelle il s’emboîtait à présent, remarqua plutôt la blancheur et la petitesse de ses mains, la cambrure de ses pieds de femme, la finesse de ses attaches ; et pour les receleuses mamelues, pour les rogues garçons aux larges poignes, aux pesantes fondations, il fut le Jonker, le Hobereau.

Comment arriva-t-il à se faire chérir par tous ces argoulets, alors qu’on aurait pu s’attendre plutôt à le trouver un matin saigné, étripé dans une arrière-cour de tapis-franc ou à le voir retirer de la vase des Bassins, le ventre déjà grouillant d’anguilles ?

Il excitait au contraire dans ces bas-fonds une sorte de respect superstitieux et de déférente sympathie. Ils lui avaient d’ailleurs tendu des goures dont il sortit à l’honneur de sa discrétion. L’esprit de contumace rapprochait ce déclassé de ces hors-la-loi.

Pour flatter et chatouiller leur instinct de combativité, pour justifier leur existence trop pathétique, pincer et tendre leur fibre frondeuse, exalter leur musculature sanguine vers les rapts, les pillages et les frénésies meurtrières, aux heures d’accalmie il leur raconta ses lectures, transposa Shakespeare à leur intention : Othello, Macbeth, le roi Lear, mais surtout les perpétuels homicides de la Guerre des Deux Roses, Rois et Reines des périodes expiatoires, fauves aux ongles toujours carminés, tigrés de stupre et d’héroïsme.

Plus d’une fois au sortir de ces lectures, réveillé par l’approbation véhémente, le pantellement de ces corps de gladiateurs, le fluide de ces âmes irresponsables comme la nature même, il lui semblait que son rêve venait de s’épancher dans la réalité.

C’est parmi ces turlupins que les colombophiles recrutaient leurs coureurs les dimanches de concours, et il arriva à Laurent de faire partie des relais et, serrant entre les dents les coins de la musette contenant le pigeon victorieux, de s’élancer pieds nus, les jarrets élastiques comme ceux d’un héros de la palestre.

Il découvrit le photographe chargé par la justice de perpétuer l’image des criminels à l’issue de leur procès et se fendit d’une épreuve de la collection intégrale. Il s’absorbait avec une joie amère dans la contemplation de cette galerie de trouble-bourgeois bien patentés et les comparaît, sans prévention, au bronze, au marbre, même à la chair des mortels augustes. À défaut des lettres d’or illustrant les monuments de la reconnaissance civique, le nom du condamné éclatait en caractères blancs sur la poitrine de chaque photographie. Cette inscription semblait pilorier et tatouer au fer rouge jusqu’à la pauvre effigie du sujet. Au revers de la carte figuraient le signalement, le sobriquet, le lieu de naissance, le numéro du dossier et l’objet de la prévention.

Laurent s’amusait des leurres et des trompe-l’œil des physionomies. Certains masques de satyres eussent convenu au plus vénéré des notables et au plus chaste des puceaux.

À la suite du viol d’une demoiselle de rayon par six paysans de la banlieue, il s’attabla souvent au cabaret banal d’où les garnements s’étaient rués pour s’assouvir. Il affectionnait la chaussée de mine délabrée avec ses ravières, ses fourrés galleux, ses roidillons, sa bordure d’arbres grêles, écorcés et entaillés sans doute par les mêmes touche-à-tout qui devaient s’acharner à l’occasion sur une victime moins passive.

Grâce à son album de célébrités patibulaires il reconnut un des héros de cette équipée, en un goujat de dix-huit ans condamné par la Cour d’assises, puis libéré en vertu du droit régalien. Si la photographie très ressemblante de cet échappé de centrale, une de celles auxquelles Paridael revenait obstinément, l’avait déconcerté par la candeur presque séraphique des traits, combien plus inoffensif et plus avenant encore lui apparut le cachotier en chair et en os ! Rien de sinistre ou même de suspect dans l’enseigne de cette âme. Un petit paysan, rose et propret, charnu, la taille dégagée, de grands yeux bleus, pâles et limpides, les joues légèrement duvetées, le nez assez gros, les narines relevées, la bouche mutine, des cheveux blonds, fins et plats, régulièrement séparés par une raie sur le côté — une mèche rebelle, un épis se hérissant au dessus de l’oreille ; — habillé d’une veste et d’une culotte de velvétine roussâtre à côtes, de sabots de vacher, un foulard rouge, noué comme une corde autour du cou ; la dégaine d’un enfant de chœur surpris à voler des pommes.

Laurent lui payait une chope et se faisait raconter les stades du crime, savourant le contraste entre la scabreuse aventure et l’air aigénu du ravisseur. Cette voix douce et dolente de pénitent au confessionnal, lui faisait venir, à certains moments, la chair de poule. Le curieux bonhomme entrait sans une angoisse, sans un rétrécissement de la gorge, dans les détails les plus croustilleux, comme s’il récitait une autre complainte que la sienne, et concluait ainsi :

« Le plus étrange c’est que la partie étant jouée, nous n’osions plus nous quitter, les camarades et moi. Et cependant leur voix me faisait mal… Willeki ayant proposé de retourner, là-bas, achever la malheureuse pour lui clore à jamais le bec, je m’escampai à toutes jambes… Un chien hurlait à la mort : « C’est le spits de Lamme Taplaar » me disais-je à moi-même… Au loin, entre les arbres, et par dessus la plaine, le gaz de la ville dessinait un immense dôme d’église lumineuse dans le ciel noir. Et cette pensée de la ville trop proche ne suscitait en moi aucune peur des gendarmes. Il tombait une pluie fine. J’avais la tête en feu, mes tempes battaient ; je gardais dans les narines, dans mes frusques, j’emportais au bout des doigts une odeur de carne et de boucherie qui m’écœurait comme le fumet de la mangeaille après une ventrée. Je dormis très bien cette nuit, en rêvant de la grande église blanche dans le ciel… »[3].

Les hasards de la naissance, de l’éducation et du costume autant que les inconséquences de la nature, offraient à Paridael des comparaisons de décourageante philosophie.

Devant une bâtisse il s’indignait en voyant de plastiques et décoratifs adolescents s’éreinter, se déhancher, se déjeter, à faire office de plâtriers et d’aide-maçons pour ériger un palais à quelque suffète podagre. Le propriétaire conférait flegmatiquement avec l’architecte ou l’entrepreneur obséquieux, sans accorder la moindre attention à ces manœuvres qui s’arcboutaient et tiraient la langue sous la charge. Mais autant le richard suait la morgue, bête et empotée, se montrait grotesque et vulgaire, autant ces artisans, même foulés et strapassés déployaient de naturel et de vaillance, se moulaient bien dans leurs bardes grossières et dégageaient de fluide affectif

Et Laurent se représentait le valet de maçon élevé à la façon des riches, vêtu en masher ou en swell anglais, entraîné aux saines et eurythmiques fatigues du sport ; et la supériorité du rustaud ainsi transformé sur les jeunes Saint-Fardier et les gringalets de leur anémique et friable entourage. Souvent la fantaisie lui prit de vider sa bourse entre les mains d’un apprenti et de lui dire : « Imbécile, vis, ménage tes forces, entretiens ta jeunesse, préserve ta belle mine, paresse, rêve, aime, abandonne-toi ! »

Dès son enfance, chez les Dobouziez, il réprouvait les arts insalubres, les travaux trop durs et trop exclusifs, les manœuvres ne mettant en action qu’un seul côté du corps, les opérations exigeant un invariable coup de rein ou d’épaule, l’effort implacablement réclamé des mêmes agents musculaires. Il maudissait les ateliers créateurs de monstres, usines, hauts-fourneaux, charbonnages, où se déflorent, s’effeuillent et se dégradent les jeunes pousses humaines. Et il entretenait des utopies, rêvait un renouveau franchement païen où refleurirait, libre et absolu, le culte du nu, l’adoration des formes ressenties et des chairs dévoilées. Que ne pouvait-il s’entourer d’affranchis du travail, d’une cour de plastiques figures humaines ! Au lieu de statues et de tableaux il eût collectionné ou plutôt sélectionné des chefs-d’œuvre vivants. Et dans son enthousiasme pour la beauté physique, il blasphémait cette parole de la Genèse : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». Ladrerie morale et difformité corporelle n’avaient pas d’autre origine. La loi de Darwin confirmait celle de Jehovah.

Puis, par une étrange contradiction, il convenait du charme impérieux et tragique de ce temps. Les contemporains offraient une beauté caractériste et psychique, sinon aussi régulière infiniment plus pittoresque et même plus sculpturale que celle des générations révolues. Il conciliait alors les deux genres de beautés, associait le nu du passé et le costume du présent, modernisait l’antique, créait des Antinoüs en tricot de chaloupier, des Vénus nippées comme des cigarières, des Bacchantes en trieuses de café et en balayeuses, des Hercules en garçons bouchers et en forts de la minque. Mercure s’incarnait dans un runner aux reins cambrés et aux mollets fuselés comme ceux du bronze de Jean de Bologne ; Apollon endossait l’uniforme du cavalier ; Bacchus tireur de vin se doublait d’un incorrigible buffeteur. Une équipe de terrassiers évoluant parmi les étrésillons, une coterie de paveurs, coudés et rebondis, au-dessus d’une bordure de route, lui rappelaient des théories de discoboles s’exerçant dans la palestre, et depuis son retour aux rives de l’Escaut, il ne se figurait point bas-relief d’une orchestique supérieure au mouvement d’une brigade des « Nations ».

Dimanches et lundis Paridael dansait, jusqu’à l’aube, dans les bastringues des faubourgs dramatisés par les frottées entre blouses et uniformes, ou dans les musicos du quartier des Bateliers où se trémoussaient les runners et les marins.

Et quelles danses alors ! Quelles loures, quelles bourrées, quels hornpipes vertigineux accompagnés d’un triangle, d’une clarinette et d’un accordéon ! La crapule éjouie de ces égrillards aux contorsions figurées, aux soubresauts trides, aux déhanchements balourds, aux énervants et galvaniques tricotages des jarrets et des talons !

Une crevasse dans le soufflet de l’accordéon détermine une lamentable fuite de mélodie et, à chaque appel de la note perforée, le son s’échappe avec un couac de moribond…

À la pause, entre deux reprises, tandis que les couples se promènent et acquittent, dans la main du « tenancier », leur redevance pour ces tourpillements, l’arrosoir d’un garçon de salle abat la poussière en dessinant des festons humides sur le plancher.

Puis les clarinettes repartent, les danseurs appellent du pied, et souliers et sabots se remettent à trépigner.

Des barboteuses cinquantenaires, les pommettes allumées, daignent fringuer avec des apprentis calfats luisants de courée et de galipot, la culotte enfoncée dans leurs bas, qui se frottent goulûment à ces opulentes matrones décolletées et vêtues de percaline et de satin d’Écosse.

Dans la galerie du pourtour, les marsouins en belle humeur, les mousses émerillonnés, les pêcheurs fleurant le brome et le fiel de poisson, s’attablent, pintent et font boire à leur verre les femmes qui circulent, et les attirent à eux, et les calent sur leurs cuisses, despotiquement.

Les gens de mer se rencontrent avec les bateliers, les patrons de beurts et leurs « garçons de cahute », moins basanés, moins gercés, plus roses, plus poupards, les oreilles écartées de la tête et percées de bélières d’argent.

Dans le tourbillon de la poussière, des sueurs et des tabacs âcres et noirs comme la tourbe, les formes des danseurs sombrent ou émergent par fragments. Casquettes, bérets, suroïts ou zuidwesters goudronnés, chignons à boucles, affleurent à la surface du lourd nuage. À la faveur d’une éclaircie, lorsque l’entrée ou la sortie d’un couple ventille momentanément la place, on perçoit aussi les jerseys bleus bridant comme des maillots, des vareuses à large collet, des tailles décolletées et mamelues, des culottes collantes, un moutonnement de croupes et de fesses, un ballonnement de jupes courtes, de grandes bottes de pêche, des bas bien tendus montrant entre les mailles assez lâches le rosé d’un mollet plus ou moins ferme. C’est un carambolage de têtes rapprochées ; les lèvres claquent, appétées ; les yeux s’amorcent de câlines irradiations ; il y a des sourires de langueur, des rires chatouillés, des accolades initiales, de magnétiques flexions de genoux, des spasmes mal réprimés…

Le lendemain de ces sauteries féroces, Paridael, avide d’air respirable, rejoignait au Doel la tribu de ses camarades, les écumeurs de rivière.

La quarantaine fonctionne au Doel. Le canot du service accoste tous les navires remontant l’Escaut, le docteur prend connaissance des papiers du bord et des lettres de santé, et les bâtiments arrivant d’Orient ou d’Espagne, où le choléra règne à la façon d’un roi du Dahomey, sont forcés de larguer et de s’arrêter ici durant huit jours, à hauteur de l’ancien fort Frédéric.

Déjà cinq vapeurs stationnent immobiles, comme de mornes Léviathans, les feux éteints, la vapeur renversée, la cheminée dépouillée de son long panache de fumée. Ils arborent le sinistre pavillon jaune, qui les retranche provisoirement du monde social, et le seul qui tienne à distance jusqu’aux runners, si difficiles à épouvanter pourtant.

Mais ce n’est que partie remise, et il suffira que les navires infectés ou seulement en observation purgent la quarantaine et ramènent le drapeau soufré pour que la nuée des Sinjoors qui les guette avidement, comme un chat guigne, de loin, un oiselet auquel il ne peut mettre la patte, et rendus encore plus âpres à la curée par ce long ajournement, s’abattent sur eux, avec l’inéluctable arbitraire d’un nouveau fléau.

D’ici là, pour se tenir en haleine, les runners jetteront leur dévolu sur le Dolphin, un grand trois-mâts australien arrivant des Indes hollandaises et de l’Indo-Chine. Un bateau-pilote, profitant de la marée haute, le remorque depuis Flessingue vers Anvers et il passera devant le Doel à trois heures de l’après-midi.

En attendant que les mâts du vaisseau promis pointent, du côté de Bats, par dessus les Polders, nos ruffians se répandent sur la digue herbeuse derrière laquelle se tasse en contre-bas, le placide village qu’ils terrorisent pareils à une descente de Normands en l’an mille.

Leur présence au Doel prête un charme malsain de plus à l’atmosphère de lazaret planant depuis un mois autour de ce nid de crânes bateliers à l’épreuve de toute épidémie. Ô le cimetière de pêcheurs et de naufragés où l’on enfouît récemment quatre cholériques !

Les doyens de la rapace confrérie ; les routiers, des gaillards pileux, terribles, aquilins, se mêlent à leurs dignes apprentis. Sous la large visière de leur casquette ceux-ci représentent des têtes bretaudées ou crépues, polissonnes, étrangement avenantes mais vicieuses, déflorées par les coups de garcette et la crapule. Transfuges de marins, pseudo-navigateurs, quelques-uns mal remis des excès d’une nuit blanche, roupillent, croupe en l’air, les mains jointes dans la nuque. D’autres couchés sur le ventre, redressés à mi-corps sur les coudes, le menton dans les paumes : position de sphynx aposté ou de vigie malfaisante.

Cillant et clignant de l’œil, ils conjurent l’horizon et semblent fasciner jusqu’à les immobiliser les steamers pavoisés de jaune.

Parfois, pour tromper leurs impatiences, les runners se remettent sur leurs pieds, bâillent, s’étirent, ploient et écartent les jambes, esquissent lentement et comme à regret des feintes de lutteur, traînent quelques pas, puis se rafalent et retombent peu à peu dans leur immobilité expectante.

Il y en a de remuants et de turbulents, qui, semblables aux guêpes, taquinent et assaillent les dormeurs, ou qui barbotent, pieds nus, dans la vase et en sortent chaussés d’un noir cothurne.

Mais l’une des vedettes signale le voilier ! Trêve de paresse et de baguenaude ! À la vue de leur proie, ne songeant plus qu’à la curée, ils enjambent les dormeurs, dévalent vers la petite crique où sont garées leurs pirogues, embarquent leurs appeaux et leurs provisions, ramassent les avirons et se mettent en devoir de démarrer. Opération critique, car la passe est étroite, les embarcations se touchent et dans son égoïsme ombrageux chacun voudrait partir avant les autres. Tous s’ébranlent, se démènent à la fois, aucun ne prétend céder le pas à son voisin, au concurrent.

De là des criailleries, des invectives et des bousculades. Pour arriver beau premier, le runner coulerait sans vergogne non seulement le canot du camarade, mais le camarade lui-même. D’ailleurs, il n’y a plus de camaraderie qui tienne, l’instinct du lucre reprend le dessus ; et les complices qui piquaient tout à l’heure au même plat et buvaient à la même bouteille, se dévisagent à présent d’un air torve, prêts à s’entre-déchiqueter.

Mais profitant de ce chamaillis qui menace de tourner en un engagement naval, voilà qu’un canot, puis un second, puis un autre encore, montés par des gaillards plus avisés, se sont doucement coulés entre les antagonistes et, narquois, boutent allègrement au large.

À cette vue, les querelleurs suspendent les hostilités et le gros de la flottille se détache de la rive.

Les retardataires naviguent à toutes rames, silencieux, remplis d’angoisse, dévorant leur haine envieuse, résolus à l’emporter coûte que coûte sur leurs compétiteurs, ruminant chape chute et coup de jarnac.

Ils manœuvrent si bien qu’ils rejoignent leurs avant-coureurs.

Et à présent ils marchent de conserve ; une force égale, une même énergie, semble les animer ; aucune équipe ne gagnera notablement sur la masse. Leur respiration haletante s’accorde avec le rythme de leur nage ; ils se penchent et se renversent spasmodiquement, les tolets gémissent à chaque coup d’aviron, et l’eau dégouttant des palettes promène à travers la nappe glauque un ruissellement d’escarboucles.

Du bâtiment, point de mire de cette passionnante régate, on a vu s’avancer leur flottille qui semblait de loin, tant elle se tient compacte et serrée, un banc de poissons migrateurs. Le monde se presse sur le pont. Le capitaine et son équipage suspectent et flairent en ces rameurs endiablés les émissaires des mercantis et des pourvoyeurs du port.

Le chef, qui n’en est pas à sa première rencontre avec ces landsharks, ces requins de terre, change de couleur et se met à sacrer comme un diable. Les matelots, eux, quoique ayant ample sujet de rancune contre cette race, affectent bien quelque humeur, mais ne grommellent que du bout des lèvres ; ils rient plutôt sous cape et s’émoustillent à l’idée des plaisirs usurairement payés, mais si copieux et si intenses, que leur procureront ces entremetteurs.

À une encablure du vaisseau, les canotiers de la tête hèlent le capitaine, un Anglais congestionné qui accueille leurs ouvertures par une recrudescence d’imprécations et les menace même, s’ils ne décampent au plus vite, de les canarder comme une compagnie de halbrans. Mais les runners, incomparables louvoyeurs, possèdent leur code maritime. Ils en tournent aussi adroitement les pénalités qu’ils esquivent les rapides et les hauts-fonds de l’Escaut. Pures rodomontades que les sommations de l’Anglais ! Il se garderait bien de s’attirer une vilaine affaire. Aucune loi belge ne l’arme contre l’investissement de son navire par les commis de victuaillers.

Aussi, forts de la connivence légale, les sacripants affectent d’autant plus de pateline conciliation que le rageur leur lance, à défaut d’autre mitraille, les plus gros projectiles de son arsenal de gueulées. Les damned son of a whore ! alternent avec les bloody son of a bitch !

Sur ces entrefaites, les autres équipes, lâchant les rames pour se servir de harpons, s’accrochent à l’arrière, grimpent le long des œuvres mortes, jouent des pieds et des mains, et foulent le pont avant que le capitaine ne soit arrivé à bout de son chapelet d’imprécations.

L’équipage n’exécute plus ou n’écoute que mollement les voix. À dire vrai, les matelots pactisent avec les envahisseurs. L’approche du port amollit ces grands gaillards, la discipline se relâche ; ils sont puérils et distraits comme des collégiens à la veille des vacances. Depuis les bouches de l’Escaut, dans le vent moins âpre qui souffle de la terre, ces internés hument le bouquet des libertés prochaines et reniflent bruyamment les effluves des haras hospitaliers.

Loin d’en vouloir à ces nautonniers cauteleux qui ne se jettent à leur cou que pour les écorcher de nouveau en exploitant leurs fringales et leurs pléthores, ces bonnes pâtes les accueillent comme les annonciateurs des prochaines bâfrées et des imminentes débondes.

Pas moins de trente canots, chacun monté par deux ou trois runners, adhèrent à la carcasse du Dolphin avec l’inéluctable opiniâtreté des pieuvres. Tandis que les matelots organisant un simulacre de résistance, refoulent mollement l’invasion à bâbord, on les déborde à tribord. Repoussés de la poupe, les pendards se jettent à la proue ou, se portant à la fois sur un seul point, ils se font la courte échelle.

L’un grimpe sur les épaules ou s’assied sur la tête d’un gaillard qui pèse de tout son poids sur les omoplates d’un troisième. Le dernier arrivé supporte à son tour la charge d’un autre compère sur lequel viendra s’en jucher un cinquième, et ainsi de suite. Les patients du dessous geignent, soufflent, renâclent, demandent qu’on se dépêche, n’en peuvent plus ; ceux du dessus s’esclaffent et batifolent ; les talons menacent de défoncer les mâchoires, les mains se cramponnent aux tignasses, les nippes se déchirent avec un craquement, les croupes offusquent et éborgnent les visages, et ainsi agglutinés, culbutés les uns sur les autres, ils rappellent ces francs lurons de kermesse, qui s’échafaudent et se superposent jusqu’à ce que le plus haut perché puisse décrocher, au profit de tous, les prix d’un inaccessible mât de cocagne. À chaque oscillation du navire qui continue de filer son nœud, cette pyramide humaine menace de s’écrouler dans le fleuve ; le frêle batelet sur lequel repose tout l’édifice, risque vingt fois de chavirer avec sa cargaison.

La témérité des runners confond le capitaine lui-même et son mépris pour cette racaille se transforme en l’admiration indicible que tout anglo-saxon éprouve pour les casse-cou.

Courage ! une poussée encore et les voilà maîtres de la place !

Après l’abordage, il s’agit de lotir le butin. Partage délicat, car pour vingt à trente chrétiens montant le navire, on compte près d’une centaine de rapaces. Harcelé, tiré à quatre, interpellé dans toutes les langues et de tous les côtés à la fois, le matelot ne sait auquel entendre. Le pont revêt l’aspect d’une Bourse de commerce. De groupe à groupe se débat la valeur représentée par chaque tête de l’équipage. Les vétérans intimident les faibles et les novices ; les politiques s’efforcent d’évincer les béjaunes. Quelques runners lâchent pied. Mais la plupart se le disputant en vigueur et en astuce, les conférences s’animent et tournent en colloques. On montre les dents, des poings se ferment, renards redeviennent loups. Les altercations du rivage se renouvellent ; envenimées par l’ajournement, cette fois les querelles se videront pour de bon. Il suffira d’un corps à corps isolé pour amener une bagarre générale. Ils se daubent, se prennent à la gorge, se terrassent, s’agrippent comme des dogues, jouent de la griffe et même du croc, et s’ils craignent le dessous, recourent aux feintes déloyales, aux coups félons.

Les marins se gardent bien d’intervenir dans ces passes d’armes dont ils représentent l’enjeu. D’ailleurs, eux-mêmes ont la tête trop près du bonnet pour contrarier ces règlements de compte. Ils font cercle, passifs, affriolés, jugeant des coups. Leurs dépouilles appartiendront aux vainqueurs. Ces convoitises féroces déchaînées chez les mercantis, flattent peut-être les grands enfants prodigues, résolus à fondre jusqu’à leur dernier jaunet dans n’importe quelle fournaise. Un œil poché, une lèvre fendue, une dent déchaussée, quelques contusions et quelques estafilades décident de la victoire. Terrassés, le genou du vainqueur pesant sur la poitrine, beaucoup se rendent avant d’avoir été mis hors de combat. Ils regagnent piteusement leurs barques et battent en retraite vers le Doel, à moins que, de loin, ils ne s’obstinent à escorter le Dolphin et à poursuivre de huées leurs heureux compétiteurs.

À présent, ceux-ci s’amadouent, rentrent les griffes, étanchent le sang de leurs égratignures, réparent les ruines et les brèches de leur accoutrement, et sous le boucanier, héroïque à ses heures, reparaît le trafiquant sordide, le roué de comptoir.

Ils se rabattent sur les matelots comme, après une bataille décisive entre deux fourmilières, les triomphateurs s’empressent d’emporter et de traire les gros pucerons des vaincus.

Paniers de victuailles, rouleaux de tabacs, caisses de cigares, tablettes de cavendish, et surtout tonnelets de liquide, bières, vins, whiskeys, tisanes gazeuses jouant le champagne, bordeaux plus ou moins frelatés ou alcoolisés, pimentés à emporter la mâchoire d’un bœuf, émergent, surgissent, comme par enchantement, des mystérieuses cachettes où les avaient dissimulés les belligérants. Le champ de bataille se résout en un champ de foire et le carnage en un bivac. Les bouchons sautent, les bondes perforent les tonnelets. Robinets de tourner, pintes et verres de se remplir, et les marins de répondre aux avances des insinuants capteurs. Les débagouleurs se font chattemiteux et presque mignards.

Les officiers se contentent de veiller à l’exécution des manœuvres indispensables et pour plus de sûreté mettent eux-mêmes la main à la besogne. Et graduellement l’ambiante langueur les gagne :

— Oh ! se déprendre au plus vite du morne et rigide devoir, dépouiller le sacerdoce avec l’uniforme, s’humaniser ; oui, même s’animaliser… En attendant, pourquoi ne pas tâter des rafraîchissements que ces gueux nous apportent ! Voilà trois semaines que, sous prétexte de brandy, le steward ne nous sert plus que de la ripopée et l’estomac répugne au biscuit de mer, aux conserves et aux salaisons !

Ainsi monologuent les officiers en arpentant le pont. L’austère capitaine lui-même se sent plus faible et plus indulgent que de coutume.

Un runner devine ce trouble, car il s’approche du commandant et, avec un geste câlin, en lui versant une rasade de mixture mousseuse : « Un verre de champagne, mon capitaine ! » Le capitaine dévisage l’effronté, prêt à lui tirer les oreilles, mais le juron courroucé expire entre les poils de sa moustache grise, il ébauche à peine un rictus sourcilleux, et, tantalisé, accepte le verre, le siffle d’un trait, claque les lèvres et le tend au jeune échanson, non pour le lui rendre mais bien pour qu’il le lui remplisse.

Ce drôle dégourdi qui vient de l’induire si victorieusement en tentation ne laisse pas d’intriguer le capitaine, presbytérien rigide et quelque peu puritain. Comme la plupart de ses pareils, ce runner porte un déguisement d’aspirant de marine. Il a la taille d’un jeune mousse, la mine d’une fillette, et pourtant la hanche plus fournie et les reins plus cambrés, plus modelés, que les autres lurons de sa volée. « Où diable cette confrérie de fieffés bandits a-t-elle déniché d’aussi gentilles recrues ? » marronne le respectable capitaine, et, plus sollicité qu’il ne se l’avoue par l’expression agaçante de l’échanson, il s’éloigne en maugréant, lorsque le soi-disant runner lui jette les bras autour du cou et lui révèle son double travestissement.

— Damnation ! clame le commandant en voyant mille lucioles, c’est qu’ils finiront par nous amener tout leur sacré bordel !

— À vos ordres, mon capitaine !

Et, railleusement, elle lui désigne les lieutenants lutinés par des runners auprès de qui ces officiers, bons connaisseurs, ne tardent pas à partager l’agréable méprise de leur commandant.

Cependant, la présence de ces femmes à bord active et irrite l’appétence des matelots et leur fait paraître séculaire la demi-heure qui les sépare des quais anversois. Et l’ivresse aidant, nos simples suspectent encore d’autres supercheries et menacent de confondre avec les quatre midship-women, les polissons imberbes, qui les accablent de chatteries. Pourquoi ceux-là aussi ne seraient-ils pas des nonnains d’un couvent de joie ? Illusion d’autant plus plausible que, dans ce monde équivoque, les filles corrodent leur gentillesse et leur amabilité natives, à la forfanterie, à l’abord rogue et à la parole enrouée des pilotins en rupture de hune, tout comme les mousses de cette marine de ribleurs recourent pour duper les matelots réguliers à des effusions et à des jolivetés quasi-féminines. Si l’orgie et la traversée se prolongeaient, de scabreux quiproquos résulteraient des obsessions du runner et de l’abrutissement du marin.

Le Dolphin entre en rade.

À un dernier méandre du fleuve, le panorama d’Anvers s’étale dans sa majestueuse et grandiose splendeur. Sur une longueur de plus d’une lieue, la ville présente aux regards des arrivants un front imposant de hangars, de halles, de monuments, de tours et de clochetons, que domine la flèche de Notre-Dame. Ce phare de bon conseil prémunit les voyageurs contre les embûches et les dédales de perdition qui s’enroulent au pied de la cathédrale, comme le serpent se repliait à l’ombre de l’arbre de vie. Le crépuscule rosit le monument admirable, flamboie dans les dentelles de la pierre et, en même temps qu’à sa nichée de corneilles le beffroi donne la volée aux notes de son carillon…

Mais le marin du Dolphin ne lève plus les yeux à cette hauteur et n’entend même plus les voix des cloches vespérales. Pourquoi la flèche altière ne s’apercevait-elle pas des bouches de l’Escaut et le bourdon si sonore n’a-t-il pas résonné jusqu’au Doel ? Les émissaires du diable prirent les devants sur les messagers des cieux. Même lorsqu’il se trouve en présence de ces bons génies, il n’aura d’oreilles que pour les boniments des courtiers et de regards que pour les ruelles obliques dont les fenêtres rougeoient comme des fanaux de malheur.

Aussi dès que le matelot met pied à terre, les runners l’acheminent sans peine vers les dispensaires clandestins où le publicain s’associe à la prostituée pour le détenir et pour le gruger. Celle-ci s’attaque à ses moelles ; celui-là le soulage de son vaillant. La fille va l’énerver ; puis le procureur le plumera sans résistance.

Afin de le livrer pieds et poings liés à leur maître, les runners lui avancent une partie de son gage et le déterminent ensuite à confier à ses hôtes la poignée d’or amassée au prix d’un travail pénible comme un supplice. Désormais, il ne s’appartient plus.

Il ne s’arrache des bras de la gouine que pour ivrogner avec le ruffian.

On l’empêtre de toutes sortes d’emplettes de pacotille qu’on lui endosse à des prix exorbitants. Il paie dix et vingt fois leur valeur, pour en faire présent à son entourage, à ceux-là mêmes qui viennent de les lui coller, des flacons d’outrageuses essences, des basses parfumeries, des colifichets criards, dis miroirs en écaille, de la coutellerie anglaise, des bagues en simili, du clinquant, des rassades avec lesquelles les civilisateurs ne parviendraient même plus à éblouir les Cafres et les Sioux. Jamais il ne sort seul, jamais il ne franchit les confins de la région excentrique.

Le long du jour il s’accoude au comptoir de la salle commune. Les parois se tapissent de pancartes : matous de l’Old Tom Gin, triangles rouges du pale-ale, bruns losanges du stout. Les chromolithographies sentimentales des Christmas Numbers alternent avec les épilepsies des Police News, de même que, sur le dressoir, les sirops et les élixirs à goût de pommade voisinent avec les alcools corrosifs.

Pour obtenir le droit de contempler perpétuellement la créature dévolue à ses tendresses, il ingurgite tous les poisons de l’étalage. Peu à peu, sous l’influence de ces libations, elle lui semble revêtir l’apparence d’une madone trônant sur un reposoir : les bouffées de la pipe embaument l’encens, le dressoir joue le retable, les liqueurs composent des sujets de vitrail, et les oraisons jaculatoires ne dégagent pas la ferveur des discours qu’il tient à cette drôlesse. Alors, un rire moqueur lui rend le sentiment de l’endroit où il se trouve et de la déesse qu’il invoque.

Si son ébriété tourne exceptionnellement en frénésie, s’il tapage et se démène un brin, ces accès ne durent qu’un moment.

La gaupe est même chargée de les provoquer par sa coquetterie, car non seulement on porte largement la casse en compte au jaloux, mais afin de se faire pardonner ses incartades, celui-ci ne se montre que plus coulant, que plus malléable. Pour reconquérir sa boudeuse maîtresse, il n’est pas de folie qu’il ne commette, de dispendieuse fantaisie à laquelle il ne se livre.

Chaque matin le dépositaire lui remet un louis sur son capital et chaque soir le flambard a consciencieusement dépensé cet argent mignon. Il paie recta, comme s’il possédait la pistole volante ou la bourse de Fortunatus.

Aussi, son ébahissement, le jour où le publicain lui présente un mémoire établissant qu’il doit à son hôte près du double de ce qu’il croyait posséder encore. Cette fois le pigeon regimbe et va cogner pour de bon, mais en prévision du grabuge le logeur a stipendié ses satellites ordinaires qui maîtrisent le récalcitrant. On le menace aussi de la police maritime, mystérieuse juridiction inconnue de ce simple et qu’il s’imagine draconienne comme un Saint-Office. Un énorme abattement succède à ses velléités de révolte. Plutôt que d’aller en prison il engagera sa carcasse.

Ici commence la phase la plus douloureuse de la traite du matelot.

Le juif de Venise ne prenait au débiteur insolvable qu’une livre de sa chair ; les Shylocks anversois dépècent et charcutent moralement le mauvais payeur en l’impliquant dans une série de forfaitures : ils le contraignent de déserter, lui procurent un nouveau contrat de louage, font main basse sur l’avance qu’on lui paie, le forcent de signer un deuxième engagement, raflent une deuxième fois la prime ; l’embauchent de nouveau, retournent de nouveau ses poches, et répètent ce jeu jusqu’à ce que l’autorité consulaire s’émeuve et se prépare à sévir.

Ils l’ont exprimé comme une orange. À les en croire il ne leur aurait pas encore rendu ce qu’il leur doit. Mais il devient compromettant, il s’agit de s’en défaire. C’est seulement de crainte qu’il ne parle et ne les fasse pincer avec lui que les trafiquants le recèlent dans un taudion en dehors des fortifications.

Enfin, ils brocantent une dernière fois la pauvre marchandise humaine tant grevée, à un capitaine peu scrupuleux et, par une nuit ténébreuse, le runner, toujours prêt aux missions risquées, le même runner qui l’enivrait et le cajolait sur le Dolphin, charge le contumace sur une allège, dissimulée en aval du port et le conduit clandestinement à bord de l’interlope.

À peine retourné à son élément, à son rude labeur, le matelot ne pense plus aux vicissitudes du dernier mouillage. Le souvenir des récentes abjections se fond au souffle rédempteur du large.

Si bien qu’après des circumnavigations prolongées, le pauvre diable, tout prêt à recommencer sa désastreuse expérience, s’adonnera corps et âme aux mauvais messies des rives de l’Escaut.

En somme il n’y a encore que ces pressureurs pour lui offrir les délassements absolus !

Aux escales des antipodes sous ces climats véhéments, dans ces terres de feu peuplées d’êtres à pulpe citronneuse, de femmes reptiliennes et d’hommes efféminés, auprès de ces populations jaunes et félines comme leurs fièvres, les Européens refoulent leurs postulations charnelles ou ne se prêtent au soulagement qu’avec la répugnance d’un apoplectique qui se fait tirer une palette de sang.

Ou bien ils affrontent le lupanar comme un danger, en se montant le coup, avec des allures de bravache, et, pressés d’en finir, mènent les débauches féroces à travers les fumées de l’opium. Une flore capiteuse et entêtante, les épices, les venins et l’incandescence de l’atmosphère les fouettent, les emballent et les précipitent tout d’un bloc vers des voluptés cuisantes suivies de stupeurs et de remords…

Âmes enfantines et mystiques, ne goûtant pas le plaisir sans une sourdine d’intimité et de ferveur, ils associent à leurs nostalgies amoureuses les doux météores, les fraîches nuaisons des mers germaniques, la température lénifiante des côtes occidentales, les brises viriles et réconfortantes, même la cordialité bourrue des grains et la brusquerie des sautes-de-vent succédant à l’énervante caresse alizéenne ; le sourire discret et attendri du septentrion, les harmonieux rideaux de nuages tirés enfin sur le rayonnement implacable, et surtout le baiser quasi lustral du premier brouillard…

En revanche, ils se reprochent leur commerce avec les païennes comme un rite sacrilège.

Et jamais ils ne se reporteront à ces attentats sans que surgisse aussi le cauchemar des tourmentes de typhons et de cyclones durant lesquelles d’occultes prêtresses de Sivah, avec des sifflements et des torsions de tarasques, ne semblent pomper l’huile bouillante de la mer que pour y substituer les laves telluriennes et les métaux en fusion du firmament…

  1. Voir les Milices de St-François.
  2. Voir dans le Cycle Patibulaire : « Le Quadrille du Lancier ».
  3. Voir dans les Nouvelles Kermesses, « Dimanche mauvais ».