La nouvelle Justine/Chapitre XIX

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CHAPITRE XIX.


Rencontre inattendue. — Dissertation philosophique. — Nouveau protecteur. — Les monstruosités d’une femme déjà connue détruisent tout. — Étrange passion d’un homme puissant. — Départ de Grenoble.


Au sortir de prison, Justine se logea dans une assez bonne auberge, située en face du pont de l’Isère, du côté des faubourgs. Son intention, d’après le conseil de M. S… était d’y rester quelque tems, pour essayer de se placer dans la ville, ou s’en retourner à Lyon, si elle ne réussissait pas ; et, dans ce dernier cas, l’avocat-général lui donnerait des lettres de recommandation. Elle mangeait dans cette auberge, à ce qu’on appelle la table d’hôte, lorsqu’elle s’apperçut, le second jour, qu’elle était extraordinairement examinée par une grosse dame, fort bien mise, à laquelle on donnait le titre de baronne. À force de l’observer à son tour, Justine crut la reconnaître, et toutes deux s’avancent simultanément l’une vers l’autre, comme deux personnes qui se sont connues, mais qui ne peuvent se rappeler où.

Enfin, la baronne tirant Justine à l’écart : Mademoiselle, lui dit-elle, me trompé-je ? n’êtes-vous pas la même personne que je sauvai, il y a dix ans, de la Conciergerie, et ne reconnaissez-vous point la Dubois ? Peu flattée de cette découverte, Justine néanmoins y répond avec politesse ; mais, comme elle avait affaire à la plus adroite coquine qu’il y eût en France, il lui devint impossible d’échapper. La baronne lui dit qu’elle s’était intéressée à son sort avec toute la ville ; que, si elle avait su que cela l’eût regardée, il n’y eût eu sorte de démarches qu’elle n’eût fait près des magistrats, parmi lesquels plusieurs étaient, disait-elle, de ses amis. Faible comme à son ordinaire, Justine se laissa conduire dans la chambre de cette femme, et lui raconta ses malheurs. Ma chère amie, répondit la Dubois après l’avoir entendue, si j’ai desiré de te voir plus intimement, c’est pour t’apprendre que j’ai parcouru une carrière bien différente de la tienne… ma fortune est faite, et tout ce que j’ai est à ton service. Regardes, lui dit-elle en lui ouvrant des cassettes pleines d’or et de diamans, voilà les fruits de mon industrie ; si j’eusse encensé la vertu, comme toi, je serais aujourd’hui enfermée ou pendue. — Oh ! madame, répondit Justine, si vous ne devez tout cela qu’à des forfaits, la Providence, toujours juste, ne vous en laissera pas jouir long-tems. — Erreur ! répondit la Dubois ; ne t’imagines pas que ta fantastique Providence favorise toujours la vertu : qu’un court instant de prospérité ne t’aveugle pas à ce point ; il est égal au maintien des loix de la nature que Paul suive le mal, pendant que Pierre se livre au bien. Ce qu’il faut à cette nature compensatrice, c’est une somme égale de l’un et de l’autre ; et l’exercice du crime, plutôt que celui de la vertu, est la chose du monde qui lui est la plus indifférente. Écoutes, Justine : écoutes-moi avec un peu d’attention, continua cette scélérate ; tu as de l’esprit ; je voudrais enfin te convaincre.

Ce n’est pas, ma chère amie, le choix que l’homme fait de la vertu, qui lui fait trouver le bonheur ; car la vertu n’est, comme le crime, qu’une des manières de se conduire dans le monde ; il ne s’agit donc pas de suivre plutôt l’une de ces manières, que l’autre : il n’est question que de marcher dans la route générale ; celui qui s’en éloigne a toujours tort. Dans un monde entièrement vertueux, je te conseillerais la vertu, parce que les récompenses y étant attachées, le bonheur y tiendrait infailliblement : dans un monde totalement corrompu, je ne te conseillerai jamais que le vice. Celui qui ne suit pas la route des autres périt inévitablement ; tout ce qu’il rencontre le heurte ; et, comme il est le plus faible, il faut nécessairement qu’il soit brisé. C’est en vain que les loix veulent rétablir l’ordre, et ramener les hommes à la vertu. Trop prévaricatrices pour l’entreprendre, trop insuffisantes pour y réussir, elles écarteront un instant du chemin battu, mais elles ne le feront jamais quitter ; quand l’intérêt général des hommes les portera à la corruption, celui qui ne voudra pas se corrompre avec eux, luttera donc contre l’intérêt général ? Or, quel bonheur peut attendre celui qui contrarie perpétuellement l’intérêt des autres ? Me diras-tu que c’est le vice qui contrarie l’intérêt des hommes ? Je te l’accorderais dans un monde composé d’une égale partie de bons et de méchans, parce qu’alors l’intérêt des uns choque visiblement celui des autres. Mais ce n’est plus cela dans une société toute corrompue ; mes vices alors n’outrageant que le vicieux, déterminent dans lui d’autres vices qui le dédommagent, et nous nous trouvons tous les deux contens ; la vibration devient générale ; c’est une multitude de chocs et de lésions mutuelles, où chacun regagnant aussi-tôt ce qu’il vient de perdre, se retrouve sans cesse dans une position heureuse. Le vice n’est dangereux qu’à la vertu, qui, faible et timide, n’ose jamais rien entreprendre. Mais quand elle n’existe plus sur la terre, quand son fastidieux règne est fini, le vice alors n’outrageant plus que le vicieux, fera éclore d’autres vices, mais n’altérera plus de vertus. Comment n’aurais-tu pas échoué mille fois dans ta vie, Justine, en prenant sans cesse à contre sens la route que suivait tout le monde ? si tu t’étais livrée au torrent, tu aurais trouvé le port comme moi. Celui qui veut remonter un fleuve, parcoure-t-il, dans un même jour, autant de chemin que celui qui le descend ? Tu me parles toujours de la Providence ; eh ! qui te prouve que cette Providence aime l’ordre, et par conséquent la vertu ? Ne te donne-t-elle pas sans cesse des exemples de ses injustices et de ses irrégularités ? Est-ce en envoyant aux hommes la guerre, la peste et la famine ? est-ce en ayant formé un univers, vicieux dans toutes ses parties, qu’elle manifeste à tes yeux son amour extrême pour le bien ? Pourquoi veux-tu que les individus vicieux lui déplaisent, puisqu’elle n’agit elle-même que par des vices, que tout est vice et corruption dans ses œuvres, que tout est crime et désordre dans ses volontés ? Mais de qui tenons-nous d’ailleurs ces mouvemens qui nous entraînent au mal ? n’est-ce pas sa main qui nous les donne ? est-il une seule de nos sensations qui ne vienne d’elle, un seul de nos desirs qui ne soit son ouvrage ? Est-il donc raisonnable de dire qu’elle nous laisserait ou nous donnerait des penchans pour une chose qui lui nuirait, ou qui lui serait inutile ! Si donc les vices lui servent, pourquoi voudrions-nous y résister ? de quel droit travaillerions-nous à les détruire ? et d’où vient étoufferions-nous leur voix ? Un peu plus de philosophie dans le monde remettrait bientôt tout dans l’ordre, et ferait voir aux magistrats, aux législateurs, que les crimes qu’ils blâment et punissent avec tant de rigueur, ont quelquefois un degré d’utilité bien plus grand que ces vertus qu’ils prêchent sans les pratiquer eux-mêmes, et sans jamais les récompenser. — Quand je serais assez faible, madame, répondit Justine, pour embrasser vos affreux systêmes, comment parviendriez-vous à étouffer les remords qu’ils feraient à tout instant naître dans mon cœur ? — Le remords est une chimère, reprit la Dubois ; il n’est, ma chère Justine, que le murmure imbécille de l’ame assez timorée pour n’oser pas l’anéantir. — L’anéantir ! le peut-on ? — Rien de plus aisé ; on ne se repent que de ce qu’on n’est pas dans l’usage de faire. Renouvelez sans cesse ce qui vous donne des remords, et vous les éteindrez facilement ; opposez-leur le flambeau des passions, les loix puissantes de l’intérêt, vous les aurez bientôt dissipés. Le remords ne prouve pas le crime, il dénote seulement une ame facile à subjuguer. Qu’il vienne un ordre absurde de t’empêcher de sortir à l’instant de cette chambre, tu n’en sortirais pas sans remords, quelque certain qu’il fût que tu ne ferais pourtant aucun mal d’en sortir. Il n’est donc pas vrai qu’il n’y ait que le crime qui donne des remords. En se persuadant du néant des crimes… de la nécessité dont ces actions sont au plan général de la nature, il serait donc possible de vaincre aussi facilement le remords qu’on sentirait après les avoir commises, comme il le deviendrait d’étouffer celui qui naîtrait de ta sortie de cette chambre, après l’ordre illégal que tu aurais reçu d’y rester. Il faut commencer par une analyse complète de tout ce que les hommes appellent crime ; par se convaincre que ce qu’ils nomment ainsi n’est que la très-juste infraction à leurs absurdes conventions sociales… que ce qu’on taxe crime en France cesse de l’être à deux cents lieues de-là : je dis plus ; que le même siècle voit souvent honorer sur sa fin, ce qu’on aurait puni dans son commencement. Quelle meilleure preuve de ce que je dis, que la révolution des empires, qui, se métamorphosant en république, couronne souvent le régicide qu’eut écartelé le despotisme ! Persuades-toi donc, en un mot, Justine, qu’il n’est aucune action qui soit considérée comme crime universellement dans le monde… aucune qui, vicieuse ou criminelle ici, ne soit louable et vertueuse à quelques milles de-là ; que tout est affaire d’opinion, de géographie, et qu’il est donc absurde de vouloir s’astreindre à pratiquer des vertus, qui ne sont que des vices ailleurs, et à fuir des crimes, qui sont d’excellentes actions dans d’autres climats. Je te demande maintenant si tu peux, d’après ces réflexions, conserver encore des remords pour avoir, par plaisir ou par intérêt, commis en France un crime, qui n’est qu’une vertu à la Chine ; si je dois me rendre très-malheureuse… me gêner prodigieusement, afin de pratiquer en France, des actions qui me feraient brûler à Siam. Or, si le remords n’est qu’en raison de la défense ; s’il ne naît que des débris du frein, et nullement de l’action commise, est-ce un mouvement bien sage à laisser subsister en soi ? n’est-il pas absurde de ne pas l’étouffer aussi-tôt qu’on est parvenu à considérer comme indifférente l’action qui vient de donner des remords, qu’on a réussi à la juger telle, par l’étude réfléchie des mœurs et coutumes de toutes les nations de la terre ? Ce travail fait, qu’on renouvelle cette action, telle qu’elle soit, aussi souvent que cela sera possible ; ou mieux encore, qu’on en fasse de plus fortes que celles que l’on combine, afin, de se mieux accoutumer à celle-là. L’habitude et la raison détruiront bientôt les remords : ils s’anéantiront aussi-tôt, ces mouvemens ténébreux, seuls fruits de l’ignorance et de l’éducation. On sentira dès-lors que, dès qu’il n’est de crime réel à rien, il n’y a que de l’extravagance à se repentir et à n’oser faire tout ce qui peut nous être utile ou agréable, quelque soient les digues qu’il faille culbuter pour y parvenir. J’ai commis mon premier crime à quatorze ans, Justine ; celui-là brisait tous les liens qui me gênaient… Je fis, à l’être qui m’avait donné la vie, le présent le plus contraire à celui que j’avais reçu de lui… tu m’entends ? Le malheureux ! je le vois encore rendre l’ame, et n’y pense jamais sans les plus piquantes émotions de plaisir ! Je n’ai cessé depuis de courir à la fortune par une carrière semée d’horreurs ; il n’en est pas une seule que je n’aye commise… ou fait faire, et je n’ai jamais connu de remords. Je touche à la fin au but ; encore deux ou trois coups heureux, et je passe de l’état de médiocrité, où je devais finir mes jours, à plus de 100 mille livres de rente. Je le répète, chère fille, jamais dans cette route, heureusement parcourue, le remords ne m’a fait sentir ses épines. Un revers inattendu me précipiterait-il dans l’abîme, je ne réprouverais pas davantage ; je me plaindrais des hommes ou de ma maladresse, mais je serais toujours tranquille avec ma conscience. — Soit, répondit Justine ; mais raisonnons un instant, madame, d’après vos principes mêmes. De quel droit prétendez-vous que ma conscience soit aussi ferme que la vôtre, dès qu’elle n’a pas été accoutumée dès l’enfance à vaincre les mêmes préjugés ? à quel titre voulez-vous que mon esprit, qui n’est pas organisé comme le vôtre, puisse adopter le même systême ? Vous admettez qu’il y a une somme de bien et de mal dans la nature, et qu’il faut en conséquence une certaine quantité d’êtres qui pratique le bien, et une autre qui se livre au mal. Le parti que je prends en adoptant le bien est donc dans la nature ; d’où vient exigeriez-vous, d’après cela, que je m’écartasse des règles qu’elle me prescrit ? Vous trouvez, dites-vous, le bonheur dans la carrière que vous parcourez : eh bien ! madame, d’où vient que je ne le trouverais pas également dans celle que je suis ? n’imaginez pas, d’ailleurs, que la vigilance des loix laisse en repos long-tems celui qui les enfreint : vous venez d’en voir un exemple frappant ; de quinze fripons parmi lesquels j’habitais, un seul se sauve ; quatorze périssent ignominieusement. — Et voilà donc ce que tu appelles un malheur, reprit la Dubois ! Mais, que fait cette ignominie à celui qui n’a plus de principes ? Quand on a tout franchi ; quand l’honneur, à nos yeux, n’est plus qu’un préjugé, la réputation une chose indifférente, la religion une chimère, la mort un anéantissement total, n’est-ce donc pas la même chose alors de périr sur un échafaud ou dans son lit. Il y a deux espèces de coquins dans le monde, Justine ; celui qu’une fortune puissante, un crédit prodigieux, met à l’abri de cette fin tragique, et celui qui ne l’évitera pas, s’il est pris. Ce dernier, né sans bien, ne doit avoir qu’un seul desir, s’il a de l’esprit ; devenir riche, à quelque prix que ce puisse être ; s’il réussit, il a ce qu’il a voulu, il doit être content ; s’il périt, que regrettera-t-il, puisqu’il n’a rien à perdre ! Les loix sont donc nulles vis-à-vis de tous les scélérats, dès qu’elles n’atteignent pas celui qui est puissant, et qu’il est impossible au malheureux de les craindre, puisque leur glaive est sa seule ressource. — Eh ! croyez-vous, madame, répondit vivement Justine, que la justice céleste n’attende pas, dans un autre monde, celui que le crime n’a pas effrayé dans celui-ci ? — Je crois, répondit cette femme dangereuse, que s’il y avait un Dieu, il y aurait moins de mal sur la terre. Je crois que si ce mal y existe, ou ces désordres sont ordonnés par ce Dieu, et alors voilà un être barbare, ou il est hors d’état de les empêcher, et de ce moment, voilà un Dieu faible, et, dans tous les cas, un être abominable, un être dont je dois braver la foudre et mépriser les loix. Ah ! Justine, l’athéisme ne vaut-il pas mieux que l’une et l’autre de ces extrémités ? et n’est-il pas cent fois plus raisonnable de ne point croire de Dieu, que d’en adopter un aussi dangereux… aussi épouvantable, aussi contraire au bon sens et à la raison ?… Non, sacre-Dieu… Et le monstre se levant ici avec d’indicibles mouvemens de rage et de fureur, vomit une foule de blasphêmes, plus atroces… plus exécrables les uns que les autres, et dont l’innocente Justine frémit, au point de lever le siège. Arrête, lui cria la Dubois en la retenant, arrête, ma fille ; si je ne peux vaincre ta raison, que je captive au moins ton cœur. J’ai besoin de toi, ne me refuse pas ton secours ; voilà mille louis, ils t’appartiennent dès que le coup sera fait, La prudente Justine, n’écoutant ici que son penchant à faire le bien, demanda tout de suite ce dont il s’agissait, afin de prévenir, si elle le pouvait, le crime médité par cette furie. — Voilà ce que je te veux dire, répondit la Dubois ; as-tu remarqué ce jeune négociant de Lyon, qui mange ici depuis quatre ou cinq jours ? — Dubreuil ? — Précisément. — Eh bien ? — Il est amoureux de toi, il m’en a fait la confidence : ton air modeste et doux lui plaît infiniment ; il aime ta candeur, et ta vertu l’enchante. Cet amant romanesque a huit cent mille francs en or ou en papiers dans une cassette auprès de son lit ; laisses-moi lui persuader que tu consens à l’écouter ; que cela soit ou non, que t’importe ? je l’engagerai à te proposer une partie hors de la ville ; je le convaincrai du point auquel il avancera ses affaires avec toi, au moyen de cette promenade. Tu l’amuseras, tu le tiendras dehors le plus long-tems possible ; je le volerai pendant cet intervalle : mais je ne fuirai point ; ses effets seront déjà dans le Piémont, que je serai encore dans Grenoble. Nous employerons tout l’art possible pour le dissuader de jeter les yeux sur nous ; nous aurons l’air de l’aider dans ses recherches. Cependant mon départ sera annoncé, il n’étonnera point ; tu me suivras, et les mille louis te seront comptés en touchant les frontières de France.

J’accepte, madame, répondit Justine bien décidée à prévenir le jeune homme du vol qu’on voulait lui faire ; mais réfléchissez-vous, continua-t-elle pour mieux tromper cette scélérate, que si Dubreuil est amoureux de moi, je puis, en le prévenant ou me rendant à lui, en tirer beaucoup plus que vous ne m’offrez pour le trahir. — Bravo ! répondit la Dubois ; voilà ce que j’appelle une bonne écolière ; je commence à croire que le ciel t’a donné plus d’art qu’à moi pour le crime : eh bien ! continua-t-elle en écrivant, voilà mon billet du double ; ose me refuser à présent ! — Je m’en garderai bien, madame, dit Justine en prenant le billet ; mais n’attribuez au moins qu’à ma faiblesse et qu’à ma pauvreté le tort que j’ai de me rendre à vos séductions. — Je voulais en faire un mérite à ton esprit, dit Dubois ; tu aimes mieux que j’en accuse ton malheur ; ce sera comme tu le voudras : sers-moi toujours, et tu seras contente.

Justine, remplie de son projet, commence, dès le même soir, à faire un peu plus d’avance à Dubreuil ; elle démêle bientôt les sentimens de ce jeune homme pour elle. Rien d’embarrassant comme sa situation ; elle était bien éloignée, sans doute, de se prêter au crime proposé, eût-il été question de mille fois plus d’or ; mais dénoncer cette femme, était un autre chagrin pour elle : il lui répugnait infiniment d’exposer à périr une créature à qui elle avait dû sa liberté dix ans auparavant ; elle aurait bien voulu trouver le moyen d’empêcher le crime sans le punir ; et, avec tout autre qu’une scélérate consommée comme la Dubois, elle y serait infailliblement parvenue. Voici donc quels furent les résultats de sa détermination, ignorant que les manœuvres sourdes de cette femme horrible, non-seulement dérangeraient tout l’édifice de ses projets honnêtes, mais la puniraient même de les avoir conçus.

Au jour prescrit pour la promenade, la Dubois invite à dîner Dubreuil et Justine, dans sa chambre. Le repas fait, les deux jeunes gens descendent pour presser la voiture qu’on leur prépare ; la Dubois n’ayant point suivi, Justine se trouve seule avec son amant. Monsieur, lui dit-elle fort vite, écoutez-moi avec attention, point d’éclat, observez sur-tout rigoureusement tout ce que je vais vous prescrire… Avez-vous un ami sûr dans cette auberge ? — Oui, un jeune associé sur lequel je puis compter comme sur moi-même. — Eh bien ! monsieur, allez promptement lui ordonner de ne pas quitter votre chambre une minute, de tout le tems que nous serons à la promenade. — Mais, j’ai la clef de cette chambre ; que signifie ce surcroît de précaution ? — Il est plus essentiel que vous ne pensez, monsieur ; usez-en, je vous en conjure ou je ne sors point avec vous. La femme chez qui nous avons dîné est une coquine ; elle n’arrange la promenade que nous allons faire ensemble, que pour vous voler plus à l’aise. Pressez-vous, monsieur, elle nous observe… elle est dangereuse ; remettez vîte votre clef à votre ami ; qu’il aille s’établir dans votre chambre, et qu’il n’en bouge pas que nous ne soyons revenus. Je vous expliquerai tout le reste, dès que nous serons en voiture. Dubreuil entend Justine ; il lui serre la main pour la remercier, vole donner des ordres relatifs à l’avis qu’il reçoit, et revient aussitôt. On part. Chemin faisant, Justine découvre toute l’aventure ; elle raconte les siennes, instruit son jeune amant des malheureuses circonstances qui lui ont fait connaître l’exécrable Dubois. Dubreuil, honnête et sensible, témoigne la plus vive reconnaissance du service qu’on veut bien lui rendre ; il s’intéresse aux malheurs de Justine, et lui propose de les adoucir par le don de sa main. — Je suis trop heureux de pouvoir réparer les torts que la fortune a envers vous, mademoiselle, lui dit-il ; je suis mon maître ; je ne dépends de qui que ce soit ; je passe à Genêve, pour le placement des sommes considérables que vos bons avis me sauvent ; vous m’y suivrez : en arrivant, je deviens votre époux, et vous ne paraissez à Lyon que sous ce titre ; ou, si vous l’aimez mieux, mademoiselle, si vous avez quelque défiance, ce ne sera que dans ma patrie même que je vous donnerai mon nom.

Une telle offre flattait trop Justine pour qu’elle osât la refuser ; mais il ne lui convenait pas non plus de l’accepter, sans faire sentir à Dubreuil tout ce qui pourrait l’en faire repentir. Il lui sut gré de sa délicatesse, et ne la pressa qu’avec plus d’instance. O créature infortunée ! fallait-il que le bonheur ne s’offrît à toi que pour te pénétrer plus vivement du chagrin de ne pouvoir jamais le saisir !… fallait-il donc qu’aucune vertu ne pût naître en ton cœur, sans te préparer des tourmens !

On se trouvait, toujours causant, presqu’à deux lieues de la ville, et l’on allait descendre de la voiture, pour jouir de la fraîcheur de quelques avenues sur le bord de l’Isère, où l’on avait dessein de se promener, lorsque tout-à-coup Dubreuil se trouve mal… d’affreux vomissemens le surprennent… On revole à Grenoble : Dubreuil est dans un tel état, qu’il faut le porter dans sa chambre. Sa situation surprend son associé. Un médecin arrive. Juste ciel !… le malheureux jeune homme est empoisonné. Justine, épouvantée, court à l’appartement de la Dubois : l’infâme ! elle était partie. Notre héroïne passe chez elle… son armoire est forcée ; le peu de hardes qu’elle possède lui est enlevé. La Dubois, lui dit-on, court, depuis trois heures, du côté de Turin ; il n’est pas douteux qu’elle ne soit l’auteur de cette multitude de crimes : elle s’était présentée chez Dubreuil ; piquée d’y trouver du monde, elle s’était vengée sur Justine, et elle avait empoisonné ce jeune homme en dînant, pour, qu’au retour, si elle avait réussi à le voler, le malheureux, plus occupé de sa vie que de poursuivre celle qui dérobait sa fortune, la laissât fuir en sûreté, et pour que, l’accident de sa mort arrivant, pour ainsi dire, dans les bras de Justine, cette pauvre fille pût être plus légitiment soupçonnée qu’elle.

Notre triste orpheline retourne chez Dubreuil ; on ne la laisse point approcher ; elle se plaint du refus ; on lui en dit la cause, l’infortuné ne s’occupe plus que de Dieu, et rend l’ame : cependant, il a disculpé celle qu’il aime ; il défend qu’on la poursuive ; il meurt. À peine a-t-il fermé les yeux, que son jeune ami accourt près de Justine, lui raconte toutes ces circonstances, et s’efforce de la tranquilliser… Hélas ! cela se peut-il ? doit-elle ne pas pleurer amèrement la perte d’un homme qui s’est si généreusement offert à la tirer de l’indigence ? peut-elle ne pas déplorer un vol qui la replonge dans la misère dont elle ne fait que de sortir ? Dangereuse femme ! s’écrie-t-elle, si c’est là que conduisent tes effrayans principes, faut-il s’étonner que l’on les abhorre, et que les honnêtes gens les punissent ? Mais Justine raisonnait en partie lésée, et la Dubois, qui ne voyait que son bonheur… son intérêt dans ce qu’elle avait entrepris, concluait sans doute bien différemment.

Justine confia tout à Valbois, l’associé de Dubreuil, et ce qu’on avait combiné contre celui qu’il perdait, et ce qui lui était arrivé à elle-même. Il la plaignit, regretta bien sincèrement Dubreuil, et blâma dans Justine l’excès de délicatesse qui l’avait empêchée de s’aller plaindre aussi-tôt qu’elle avait été instruite des projets de la Dubois ; tous deux combinèrent que ce monstre auquel ne fallait que quatre heures pour se mettre en pays de sûreté, y serait plutôt que l’on n’aurait avisé à le faire poursuivre… qu’il en coûterait beaucoup de frais… que le maître de l’auberge, vivement compromis dans la plainte qui serait faite, et se défendant avec éclat, finirait peut-être par écraser Justine elle-même… elle qui ne semblait respirer à Grenoble qu’en échappée de la potence. Ces raisons la persuadèrent et la convainquirent tellement, qu’elle résolut de partir sans même prendre congé de son protecteur. Valbois approuve ce parti ; il ne cache point à notre héroïne que si cette aventure se réveille, les dépositions que lui-même sera obligé de faire, lui nuiront infailliblement, tant à cause de ses liaisons avec la Dubois, qu’en raison de la dernière promenade qu’elle fit avec son amî ; qu’il lui conseillait donc, d’après cela, de partir aussi-tôt, sans voir personne, bien sûre que de son côté il n’agirait jamais contre elle, qu’il croyait innocente, et qu’il ne pouvait accuser que de faiblesse dans tout ce qui venait de se passer.

En réfléchissant aux avis de Valbois, Justine crut reconnaître qu’ils étaient d’autant meilleurs, qu’il paraissait aussi certain qu’elle avait l’air coupable, comme il était constant qu’elle ne l’était pas ; que la seule chose qui parla en sa faveur (la recommandation faite à Dubreuil à l’instant de la promenade), mal expliquée par lui, assurait-on, à l’article de la mort, ne deviendrait plus une preuve aussi forte qu’elle avait pu se l’imaginer. Ces considérations la décident aussi-tôt, elle en fait part à Valbois, qui continue de les approuver. Je voudrais, lui dit cet honnête jeune homme, que Dubreuil m’eût chargé de quelques dispositions favorables pour vous, je les remplirais avec le plus grand plaisir ; je voudrais même qu’il m’eût dit que c’était à vous qu’il devait le conseil de me faire garder sa chambre ; mais il n’a rien fait de tout cela. Je suis donc contraint de me borner à la seule exécution de ses ordres ; les malheurs que vous avez éprouvé pour lui m’engageraient à faire quelque chose de moi-même, si je le pouvais, mademoiselle, mais je commence le commerce, je suis jeune, ma fortune est bornée, je suis obligé de rendre à l’instant les comptes de Dubreuil à sa famille, permettez donc que je me restreigne au seul petit service que je vous conjure d’accepter ; voilà cinq louis, et voilà une honnête marchande de Châlons-sur-Saône, ma patrie ; elle y retourne, après s’être arrêtée vingt-quatre heures à Lyon, où l’appellent quelques affaires. Je vous remets entre ses mains. Madame Bertrand, continua Valbois en présentant Justine à cette femme, voici la jeune personne dont je vous ai parlé, je vous la recommande ; elle desire de se placer ; je vous prie, avec les mêmes instances que s’il s’agissait de ma propre sœur, de vous donner tous les mouvemens possibles pour lui trouver dans notre ville quelque chose qui convienne à son personnel, à sa naissance… à son éducation… qu’il ne lui en coûte rien jusques-là ; je vous tiendrai compte de tout à la première vue. Adieu, mademoiselle, continua Valbois en demandant à Justine la permission de l’embrasser ; madame Bertrand part demain à la pointe du jour, suivez-la, et qu’un peu plus de bonheur puisse vous accompagner dans une ville où j’aurai peut-être la satisfaction de vous revoir bientôt.

L’honnêteté de ce jeune homme fit verser des larmes à Justine ; les bons procédés sont bien doux, quand on en éprouve depuis si long-tems d’odieux ; elle accepte tout, en protestant qu’elle ne va s’occuper qu’à pouvoir s’acquitter un jour. Hélas ! disait-elle en se retirant, si l’exercice d’une nouvelle vertu vient de me précipiter dans l’infortune, au moins, pour la première fois de ma vie, l’espérance d’une consolation s’offre-t-elle dans ce gouffre épouvantable de maux où la vertu me précipite encore.

Il était de bonne heure ; le besoin de respirer avait fait descendre Justine sur le quai de l’Isère, à dessein de s’y promener quelques instans, et comme il arrive presque toujours en pareil cas, ses réflexions la conduisirent fort loin. Un bosquet isolé la fixe ; elle s’y asseoit pour rêver plus à l’aise ; cependant la nuit vient sans qu’elle pense à se retirer, lorsqu’elle se sent tout-à-coup saisie par trois hommes ; l’un lui met une main sur la bouche ; les deux autres la jettent précipitamment dans une voiture, y montent avec elle, et l’on fend les airs pendant trois grandes heures, sans qu’aucun de ces brigands daigne lui dire une parole, ni répondre à aucune de ses questions.

Quoiqu’il fut nuit, les jalousies se baissèrent, et Justine ne put absolument rien voir ; la voiture arrive enfin dans une maison ; des portes s’ouvrent et se referment aussi-tôt ; ses guides l’emportent et lui font traverser ainsi plusieurs appartemens très-sombres ; ils la laissent enfin dans un, près duquel est une pièce où elle apperçoit de la lumière. Reste là, lui dit durement un de ses ravisseurs en se retirant avec ses camarades, tu vas bientôt voir des gens de connaissance, et les fripons disparaissent en fermant avec soin toutes les portes ; une autre s’ouvre presqu’au même moment, et Justine apperçoit une femme arriver à elle une bougie à la main… Dieu ! quelle est cette femme ?… le croira-t-on ? c’est la Dubois, la Dubois elle-même, ce monstre épouvantable, dévoré sans doute du plus ardent desir de la vengeance. — Venez, charmante fille, dit-elle arrogamment, venez recevoir le prix des vertus où vous vous êtes livrée à mes dépens… Ah ! bougresse, je t’apprendrai à me trahir. — Je ne vous ai jamais trahie, madame, répond précipitamment Justine, non, jamais, informez-vous-en ; je n’ai pas fait la moindre plainte qui puisse vous donner de l’inquiétude ; je n’ai pas dit un mot qui puisse vous compromettre. — Tu ne t’es pas opposée au crime que je méditais ? tu ne l’as pas empêché, indigne créature ? et ce n’est pas me causer le plus mortel de tous les chagrins que d’arrêter l’impulsion de mes forfaits ? Il faut que tu en sois punie, garce, il le faut ; et elle lui serra si violemment la main en prononçant ces mots, qu’elle pensa lui casser les doigts. On entre dans un appartement aussi somptueux que bien éclairé ; c’était celui de la maison de campagne de l’évêque de Grenoble, qui lui-même à demi couché sur une ottomane, recevait ces dames en robe-de-chambre de taffetas violet. Nous reviendrons bientôt au portrait de ce libertin. Monseigneur, lui dit la Dubois en lui présentant Justine, voici la jeune personne que vous avez desirée, celle à qui tout Grenoble s’est intéressé comme vous, la célèbre Justine, en un mot, condamnée à être pendue avec de faux monnayeurs, et délivrée depuis à cause de son innocence et de sa vertu ; Vous la vîtes à son interrogatoire, vous la desirâtes… Si elle doit être pendue, me dites-vous, je donne mille louis pour en jouir auparavant ; elle est sauvée : aurait-elle moins de prix à vos yeux ? — Beaucoup moins, dit le prélat en frottant son vit par-dessus sa chemise, infiniment moins sans doute. Le plaisir de cela était de s’en amuser et de la faire pendre après ; j’avais fait l’impossible pour la faire tomber dans ce paneau, et ce maudit S… avec son équité gothique, est venu troubler tous mes arrangemens. — Qu’importe, la voilà ; n’êtes-vous pas le maître d’en faire de même aujourd’hui tout ce qui vous plaît ? — Eh oui, madame, oui, je le sais bien ; mais je vous répète que ce n’est pas la même chose ; il est si délicieux de se servir du glaive des loix pour immoler ces coquines-là ! Eh bien ! monseigneur, dit Dubois, nous mettrons à celle-ci le piquant qui lui manque, en joignant à Justine cette jolie pensionnaire du couvent des bénédictines de Lyon, dont vous avez eu l’art de ruiner la famille pour faire tomber la fille entre vos mains. — Quoi ! c’est fini ? — Oui, monseigneur ; absolument dénuée de ressources, la malheureuse arrive ce soir pour implorer vos soins ; cette dernière a sa vertu physique et morale ; celle-ci n’a que celle des sentimens, mais elle fait partie de son existence ; et vous ne trouverez nulle part une créature plus remplie de candeur et d’honnêteté : elles sont l’une et l’autre à vous, monseigneur, et vous les expédierez toutes deux ce soir, ou l’une aujourd’hui, l’autre demain ; pour moi, je vous quitte. Les bontés que vous avez pour moi, m’ont engagé à vous faire part de mon aventure… un homme mort… monseigneur, un homme mort, je me sauve… Eh ! non, non, femme charmante, s’écria le pasteur, non, reste, et ne crains rien quand je te protège… Un homme mort… dis-tu ?… Y en eût-il vingt, je te sauverai delà… Restes, te dis-je, tu es l’ame de mes plaisirs ; toi seule possèdes le grand art de les exciter et de les satisfaire ; et plus tu redoubles tes crimes… plus tu te vautres dans le bourbier de l’infamie, plus ma tête s’échauffe pour toi… Mais elle est jolie, cette Justine… Puis, s’adressant à elle : quel âge avez-vous, mon enfant ? — Vingt-six ans, monseigneur, et beaucoup de chagrin. — Oui, des chagrins… des malheurs, pas autant que j’aurais voulu cependant ; car je ne te le cache pas, ma chère, j’ai fait l’impossible pour te faire pendre ; mais ce que je n’ai pu faire exécuter d’une manière, peut-être y procéderai-je moi-même de l’autre ; et je te réponds que tu n’y perdras rien… Tu as des malheurs, prétends-tu ? Eh bien ! nous les terminerons tous, mon ange ; je te réponds que dans vingt-quatre heures tu ne seras plus malheureuse ; (et avec d’affreux éclats de rire), n’est-il pas vrai, Dubois, que j’ai un moyen sûr pour terminer les revers d’une jeune fille. — Assurément, dit cette odieuse créature ; et si Justine n’était pas une de mes amies, je ne vous l’aurais pas amenée ; mais il est juste que je la récompense de ce qu’elle a fait pour moi : vous n’imagineriez jamais combien cette chère fille m’a été utile dans ma dernière entreprise de Grenoble. Vous voulez bien vous charger de ma reconnaissance, et je vous conjure de m’acquitter amplement.

L’obscurité de ce propos, ceux plus affreux encore du maudit prélat… cette jeune fille qu’on annonçait… tout remplit à l’instant l’imagination de Justine, d’un trouble qu’il serait difficile de peindre. Une sueur froide s’exhale de ses pores ; elle est prête à s’évanouir ; telle est l’époque où les procédés du paillard finissent enfin par l’éclairer : il la fait approcher de lui, débute par deux ou trois baisers où les bouches sont forcées de s’unir ; il attire la langue de Justine ; il la suce, darde la sienne au fond du gosier de notre belle aventurière, et semble pomper jusqu’à sa respiration ; il l’oblige de pencher la tête sur sa poitrine à lui ; et relevant les cheveux, il observe attentivement la nuque de son cou. — Oh ! c’est délicieux, s’écrie-t-il en pressant fortement cette partie ; je n’ai jamais rien vu de si bien attaché ; ce sera divin à faire sauter ; ce dernier propos fixe d’une manière invariable tous les doutes de Justine ; et la malheureuse voit bien qu’elle était encore chez un de ces libertins à passions cruelles, dont les plus piquantes voluptés consistent à jouir des douleurs ou de la mort des tristes victimes qu’on leur procure à force d’argent, et qu’elle est au moment de perdre la vie.

En cet instant on frappe à la porte ; la Dubois sort, et ramène aussi-tôt la jeune lyonnaise dont il venait d’être question.

Tâchons d’esquisser maintenant les deux nouveaux personnages avec lesquels nous allons voir Justine.

Monseigneur l’évêque de Grenoble, par lequel il est juste de commencer, était un homme de cinquante ans, mince, maigre, mais vigoureusement constitué. Des muscles presque toujours gonflés, s’élevant sur ses bras couverts d’un poil rude et noir, annonçaient en lui la force avec la santé ; sa figure était pleine de feu ; ses yeux petits, noirs et méchans ; ses dens belles, et de l’esprit dans tous les traits. Sa taille, bien prise, était au-dessus de la médiocre ; et l’aiguillon de la lubricité, d’une taille bien rare assurément, joignait à la longueur d’un pied plus de huit pouces de circonférence. Cet instrument, sec, nerveux, toujours écumant, fut en l’air pendant les cinq ou six heures que dura la séance, sans s’abaisser une minute. Il n’existait aucun homme si velu ; on eût dit que c’était un de ces faunes que la fable nous peint ; ses mains sèches et dures étaient terminées par des doigts dont la force était celle d’un étau ; son caractère était brusque, méchant, cruel ; son esprit tourné à une sorte de sarcasme et de taquinerie, faits pour redoubler les maux où l’on voyait bien qu’une pauvre fille devait s’attendre avec un tel homme.

Pour Eulalie, il suffisait de la voir pour juger de sa naissance et de sa vertu ; rien n’égalait les scélératesses exécutées par l’évêque pour la conduire en ses filets ; elle possédait avec une candeur et une naïveté enchanteresses, une des plus délicieuses physionomies qu’il fût possible de voir. Eulalie, à peine âgée de seize ans, avait une figure de vierge ; son innocence et sa pudeur l’embellissaient encore ; elle avait peu de couleur, mais elle n’en était que plus intéressante ; et l’éclat de ses beaux yeux noirs rendait à sa jolie figure tout le feu dont cette pâleur semblait la priver d’abord ; sa bouche, un peu grande, était garnie des plus belles dents ; sa gorge, déjà très-formée, paraissait plus blanche que son teint ; sa taille était délicieuse ; ses formes rondes et fournies ; toutes ses chairs fermes, douces et potelées. Il était impossible de voir un aussi beau cul ; une mousse légère ombrageait le devant ; des cheveux blonds, superbes, flottant sur tous ses charmes, les rendaient plus piquans encore ; et pour compléter son chef-d’œuvre, la nature qui semblait la former à plaisir, l’avait douée du caractère le plus doux et le plus sensible. Tendre et délicate fleur, ne deviez-vous donc embellir un instant la terre, que pour être aussi-tôt flétrie !

Oh ! monseigneur, s’écria cette belle fille en reconnaissant son persécuteur, est-ce donc ainsi que vous m’avez trompée ? Je devais, disiez-vous, rentrer dans mes biens… dans tous mes droits ; et les scélérats qui sont venus m’arracher de ma retraite, ne m’amènent chez vous que pour y être déshonorée. — Hein ? oui, c’est affreux, n’est-ce pas, mon ange, c’est d’une trahison… d’une barbarie ; et en disant cela le perfide l’attirait brusquement vers lui et commençait déjà ses baisers lubriques, pendant qu’il se faisait doucement polluer par Justine, Eulalie voulut se défendre ; mais la Dubois la pressant sur ce libertin, lui enlève tous les moyens de se soustraire. Ces débuts furent longs ; plus la fleur était fraîche, plus le paillard aimait à la pomper : à ces suçons multipliés succède la visite du con : c’est alors où Justine peut s’appercevoir de l’effet incroyable que produit en lui cet examen ; son vit, en le faisant, s’allonge d’une telle force, que notre intéressante orphéline ne peut plus l’empoigner même de ses deux mains… Allons, dit monseigneur, voilà deux victimes qui vont me combler d’aise ; tu seras largement payée, Dubois, car je suis bien servie. Passons dans mon boudoir ; suis-nous, chère femme ; suis-nous, continua-t-il en emmenant cette mégère, tu partiras cette nuit ; mais j’ai besoin de toi pour mon expédition. Rien ne porte au forfait comme l’aspect d’un monstre ; et tu en es un, mon enfant, un des mieux prononcés qu’ait depuis long-tems vomi la nature. Oh ! combien tu m’es précieuse à ce prix !… Viens. La Dubois se résigne, et l’on passe dans le cabinet des plaisirs de ce débauché, où les femmes, dès en arrivant, reçoivent l’ordre de se mettre nues.

Avant que de décrire les horreurs qui se commettaient dans ce séjour affreux, nous croyons nécessaire d’en peindre la décoration ; et, pendant que les robes se quittent, nous allons l’esquisser de notre mieux.

Ce vaste cabinet était de forme pentagone, rempli par cinq niches de glaces, au milieu desquelles était un sopha de satin noir ; les angles de chacune des niches étaient ceintrés, et contenaient, dans leurs seins, un petit autel, ayant sur son milieu un groupe de stuc, représentant une jeune fille nue sous la main, d’un bourreau. Chaque supplice étant différent, on en voyait par conséquent de dix sortes. Une fois dans ce local, il devenait impossible de savoir par où l’on était entré, attendu que la porte se trouvait masquée par les glaces des niches. Le plafond de ce cabinet était en vitrages ; la lumière n’y parvenait que du haut. Des rideaux de taffetas bleu-de-ciel retombaient sur ce dôme vitré, et formaient, pour la nuit, un délicieux plafond, du milieu duquel paraissait alors un soleil à huit rayons, dont le boudoir se trouvait infiniment mieux éclairé qu’en plein jour. Le centre de ce voluptueux local était occupé par un vaste bassin rond. Du milieu, s’élevait un petit échafaud où se trouvait placée une machine assez singulière pour mériter une description. Derrière la machine, était un fauteuil placé sur l’échafaud, et destiné au personnage qui voulait faire jouer le ressort de l’infernale manivelle, dont voici le détail.

Sur une planche de bois d’ébène se liait fortement l’objet que l’on avait envie de sacrifier ; près de lui était le mannequin d’un homme horrible, tenant un sabre énorme. Le bourreau, placé sur le fauteuil, avait, à fleur de son visage, le cul de l’objet captivé ; s’il voulait jouir de ce derrière, en se tenant debout, il le pouvait avec facilité. Près de sa main droite était un cordon de soie, qu’il pouvait mouvoir à sa guise ; l’agitait-il avec violence ? le spectre tenant le sabre coupait net et fort vite la tête offerte à ses coups ; tirait-il le cordon doucement ? le sabre tailladait, et ne déchirait plus qu’avec lenteur les ligamens du cou, ce qui remplissait bien également le but, mais de manière à ne faire souffrir qu’en détail la malheureuse victime dont le sang coulait dans le bassin rond, environnant l’échafaud, comme nous l’avons dit tout-à-l’heure.

Le plus grand silence régnait dans toute cette partie de la maison, et c’eut été sans fruit qu’on eût essaye de s’y faire entendre. Lorsque les femmes entrèrent avec le prélat, elles trouvèrent établi dans ce local un gros abbé de quarante-cinq ans, dont la figure était hideuse, et toute]a construction gigantesque. Il lisait sur un canapé, la Philosophie dans le Boudoir[1]. Regarde, lui dit l’évêque, les deux jolies victimes que la Dubois m’amène ce soir ; vois ces fesses sublimes, toi qui les aime, abbé ; examine-les, libertin, et dis-m’en ton avis.

Justine et Eulalie, poussées par la Dubois, furent alors obligées d’aller présenter leur derrière à l’abbé, qui, toujours le livre à la main, les palpe, les examine de sang-froid, en disant avec négligence… Oui, cela n’est pas trop mal… cela vaut la peine d’être vexé. S’adressant ensuite à la Dubois, dont il touche également les fesses… Avez-vous recommandé l’obéissance… la plus exacte soumission ? ces créatures savent-elles qu’elles sont ici dans le plus saint asyle du despotisme et de la tyrannie ?… Oui, monsieur, répond la Dubois en s’inclinant pour mieux présenter ses fesses à l’abbé ; je leur ai suffisamment parlé de l’extrême puissance de monseigneur, de ses richesses prodigieuses, de son crédit éminent, et je les crois toutes prêtes à s’humilier devant sa grandeur… Qu’elles le prouvent donc, dit l’abbé, en ne paraissant ici qu’à genoux, jusqu’à ce qu’on leur permette de se relever. Et les deux jeunes personnes, aussi-tôt inclinées, parurent attendre les ordres qu’il plairait au prélat de leur signifier. Ce libertin, presque nu lui-même, fut, selon sa coutume, se regarder dans toutes les glaces, en se faisant branler, devant chacune, par la Dubois. Tous deux considéraient la représentation des supplices, et semblaient en menacer les deux malheureuses, qui, toujours à genoux, se contentaient de frémir, et de baisser les yeux, pendant que le flegmatique abbé continuait sa lecture, sans avoir l’air de prendre la moindre part à la scène. Cette tournée faite, l’évêque fut essayer le fauteuil du bourreau ; il s’y place, fait jouer le ressort, en ordonnant aux deux patientes d’observer avec quelle légèreté, quelle vîtesse, son mannequin savait trancher des têtes. Il redescend : Dubois, dit-il, ordonnez à ces gueuses de venir, l’une après l’autre, me rendre leur hommage. Justine paraît la première ; elle suce la bouche du prélat, fait baiser son cul, pompe le vit, et, par ordre de la Dubois, introduit la langue, le plus avant qu’elle peut, dans l’anus du vieux libertin… Si je vous chiais dans la bouche, dit l’évêque, l’avaleriez-vous ?… Pardieu, monseigneur, observe à ces mots l’abbé, ce serait un bien grand honneur pour cette petite pécore, et vous êtes bien sûr qu’elle ne s’avisera pas de s’y refuser… Et vous, poursuit l’évêque en s’adressant à Eulalie ?… Oh ! juste ciel ! répond cette belle fille en larmes, n’abusez pas de mon malheur ; puisque je suis dans vos fers, faites de moi ce que vous voudrez, mais respectez mon infortune ; je suis en droit de vous le demander… Voilà une réponse bien insolente, dit l’abbé, et qui prouve bien que cette petite fille n’est pas assez pénétrée de tout ce qu’elle doit au personnage important chez lequel elle a l’honneur d’être… Quelle est la pénitence, dit Dubois, qu’ordonne monseigneur, pour une réponse aussi incongrue ?… Je veux, dit le prélat, qu’elle lèche le trou du cul de l’abbé… qu’elle lui suce le vit… qu’elle s’approche ensuite de moi, pour y recevoir une douzaine de soufflets, autant de pinçons sur le derrière. L’arrêt n’est pas plutôt prononcé, que le monstrueux ecclésiastique expose magistralement le plus dégoûtant derrière qu’il fut possible de voir… cul détestable, que la pauvre Eulalie est contrainte à sucer amoureusement. Quel contraste ! Elle prend de même, sur ses lèvres de roses, le vit molasse et baveux de ce débauché ; puis, se rapprochant du prélat, elle y va subir humblement les mortifications qui lui sont imposées. Cependant le vilain abbé, qui devine ces préliminaires, se fait branler par la Dubois, en maniant les fesses de Justine, pendant que l’évêque tourmente Eulalie… Abbé, dit le maître du lieu en terminant cette opération, je bande excessivement ; je vois que je ferai beaucoup de mal aujourd’hui. — Monseigneur n’est-il pas le maître ? tout ce qui habite ces lieux ne lui est-il donc pas soumis ? il n’a qu’à faire un geste, et tout va s’humilier devant lui. L’évêque, qui jouissait de ce despotisme, et dans l’esprit duquel on voyait que ces flagorneries obtenaient le plus grand succès, fit un signe à Justine, qui, s’approchant aussitôt, reçut l’ordre de se coucher à plat-ventre sur un canapé, afin de prêter son derrière aux introductions du vit épiscopal ; mais ce n’est pas sans d’incroyables peines que sa monstrueuse poutre parvient à s’introduire dans un aussi petit orifice : il y est à la fin niché. Eulalie, conduite par l’abbé, est en même-tems étendue sur les reins de Justine, les jambes en l’air, et la tête en bas, de manière à ce que l’enculeur de Justine puisse baiser la bouche d’Eulalie, dont les cuisses ouvertes offrent à l’aumônier un joli petit con-vierge, que celui-ci gamahuche, pendant que la Dubois, agenouillée devant son derrière, lui rend le même service au trou du cul.

Cependant Justine, horriblement tourmentée par le vit qui la sodomise, fait tout ce qu’elle peut pour se dégager, et y réussit à la fin. Oh ! double-foutu-Dieu, dit l’évêque en colère, jamais encore aucune femme n’osa me manquer à ce point. Abbé, que dis-tu de la sottise ?… Il n’est point de punition assez grave pour s’en venger, monseigneur, répond le chapelin ; si cette coquine n’avait encore quelques instans à servir vos caprices, je vous supplierais de la mettre à mort sur-le-champ : mais, puisque le besoin que vous en avez n’est malheureusement que trop réel, je crois qu’il faut s’en tenir à me la livrer, afin que je l’étrille devant vous de la plus sanglante manière… Oui, dit l’évêque ; mais je veux que ce soit sur le sein ; vous connaissez mon horreur pour cette partie du corps d’une femme : que Justine s’agenouille donc devant vous, abbé ; et déchirez-lui les tetons avec ces verges, de toute la force de votre bras. L’arrêt n’est pas plutôt prononcé qu’il s’exécute, le farouche abbé frappe d’une telle violence, que Justine est prête à s’en évanouir… En voilà suffisamment, dit l’évêque ; elle saigne, c’est tout ce que je voulais ; qu’on la représente à mes coups maintenant, et qu’elle se persuade bien que je l’immole à l’instant où il lui prendra fantaisie de me rejouer un pareil tour. L’attitude se reforme ; notre héroïne est limée près d’une demi-heure de suite, et de nouveaux plaisirs viennent occuper le prélat.

Abbé, dit-il en montrant Eulalie, il faut que tu dépucelles cette petite fille avant que je ne l’encule ; je ne la sodomiserais pas volontiers, si quelqu’autre vit que le mien ne lui eût farfouillé le con auparavant, Foutre — Dieu, monseigneur, dit l’abbé, vous me donnez-là une besogne qui, vous le savez bien, n’est pas fort de mon goût ; il n’est pas très-certain que je puisse bander, n’ayant qu’un con pour perspective. Essayons toujours, pour vous plaire. La Dubois tient l’enfant ; Justine prépare le membre de l’abbé, et le prélat, une lorgnette à la main, examine tout avec la plus scrupuleuse attention. Ce n’est effectivement pas sans peine que le coquin parvient à se mettre en état ; plusieurs fois même, pendant l’opération, la Dubois, pour le mieux exciter, est obligée de retourner la médaille ; et, comme elle observe que le nerf érecteur plie chaque fois qu’on remet d’enfant sur le dos, on décide unanimement qu’Eulalie ne sera dépucelée qu’en levrette. L’opération commence : Justine et la Dubois la servent ; et comme l’abbé, quelque monstrueux qu’il fût par sa taille, n’était pourtant pas un colosse relativement aux facultés physiques, son engin disparut bientôt ; le sang annonce sa victoire. Bien, bien, s’écrie l’évêque en venant lui-même exciter son homme au combat ; déchires cette garce, pourfends-la, cher abbé ; je voudrais qu’en ce moment ton vit fût de fer, pour mieux tourmenter la victime. Ma foi, monseigneur, dit le croque-Dieu en retirant son vit tout couvert de sang, c’est en vérité tout ce que je puis faire pour votre service ; car, pour du foutre, sur mon honneur, je n’en perdrai pas dans un con. Eh bien ! dit l’évêque, encules la Dubois, pendant que je vais sodomiser tour-à-tour ces deux petites putains dans une de mes niches. Tout s’exécute ; et, cette nouvelle joûte terminée, sans qu’il en eût coûté de sperme, l’évêque s’empare d’Eulalie, et la tripote de manière à convaincre que sa tête s’échauffe terriblement à molester cette petite fille. Ce fut alors qu’il mit en usage, avec elle, un supplice dont les annales du libertinage le plus corrompu n’offrirait sûrement nul exemple. Il lui entoure les mamelles d’un fil ciré ; puis, serrant prodigieusement ce fil, il lui fait gonfler les tetons, au point de les rendre violets ; il mord cette masse gonflée, et en fait jaillir le sang dans sa bouche : Justine le branlait pendant ce tems-là, et la Dubois lui donnait le fouet. Je déteste les gorges, s’écriait l’évêque, et n’ai pas au monde de plus délicieuse jouissance que celle de les molester. Peu après, il passe un nouveau fil au petit bout des seins, et comprime si violemment cette délicate partie, que le sang en jaillit sur une des glaces ; l’infâme porte sa bouche sur la blessure ; il se délecte à sucer la plaie : on lui représente la victime, dont les cris et les douleurs ne peuvent se peindre ; on la lui replace dans une attitude tout-à-fait contraire. Ce ne sont maintenant plus que les fesses qu’elle expose à son persécuteur. Ici l’abbé est chargé de saisir avec le bout des doigts des pincées de chair, ce qui est très-difficile sur un derrière aussi ferme… aussi potelé : dès qu’il a pu faire tendre la peau, l’évêque passe son fil, entoure le morceau pincé, et le comprime : souvent la chair échappe ; quelquefois l’opération réussit. Dans ce dernier cas, monseigneur n’oublie pas de mordre de toutes ses forces la pincée de chair comprimée, et de s’extasier dès qu’il voit le sang. Je ne sais, dit le farouche abbé, d’où vient que monseigneur ne coupe pas ces morceaux de chair ? C’est que je ménage, répond le prélat haletant de lubricité ; nous redoublerons bientôt tout cela.

Il est facile de deviner ici quelle devait être la situation de Justine ; ne voyant dans tous ces supplices que l’image de ceux qui lui étaient destinés ; elle frémissait : les regards de l’évêque ne lui annonçaient que trop sa déplorable destinée… la malheureuse, hélas ! l’eût-elle même oublié, tout ce qui l’entourait n’eût-il pas pris le plus grand plaisir à le lui rappeler ? Une nouvelle horreur s’exécute ; elle est encore neuve, sans doute, dans les annales de la lubricité.

Eulalie est fixée, à genoux, contre les parois de la cuve au milieu de laquelle nous avons dit qu’était l’échafaud, ses mains sont liées derrière elle, tout moyen de défense lui est enlevé ; elle ne présente plus que sa jolie figure et sa gorge d’albâtre. L’effroyable évêque la fouette sur le visage, il la soufflette, il lui crache au nez, il lui donne d’affreuses nazardes, et bouleverse absolument, par tant d’atrocités, les traits intéressans de cette délicieuse petite créature. Elle faisait horreur à regarder ; on eût dit qu’un essaim de mouches-à-miel eût à plaisir boursoufflé cette délicieuse figure ; et cependant l’insulte n’étant pas encore assez grave aux yeux de ce monstre, il la fait étendre à terre, lui marche sur le corps, et lui chie dans la bouche ; il appelle l’abbé, exige de lui d’en faire autant ; Dubois les imite, et la tête entière d’Eulalie disparaît sous la masse de merde dont elle est absorbée. Ce n’est pas tout ; il faut qu’elle avale ; on l’y condamne, un poignard sur le sein. Qu’on la relève, dit l’évêque, je ne puis plus attendre ; il faut que je l’expédie… et puis vous… vous, dit-il en fixant Justine, et sacre-Dieu, vous ne serez pas autant ménagée, je le jure. Ce que vous venez de voir n’est qu’un échantillon ; je vous promets bien d’autres supplices ; vous m’êtes trop recommandée, pour que je vous épargne. Allons, poursuit ce monstre de luxure dès qu’il voit Eulalie nettoyée, que cette petite fille se confesse, et qu’elle se prépare à la mort. L’infortunée se rapproche de l’abbé, qui, revêtu d’un surplis, et le christ à la main, écoute avec attention les innocens aveux qui lui sont faits, pendant que la Dubois le branle, et qu’il lui manie le derrière de la main qui lui reste libre. Oh ! mon père, dit cette intéressante fille en finissant, vous voyez quelle est la pureté de ma conscience ; intercédez pour moi, je vous conjure ; je n’ai pas mérité de perdre la vie. Mais ces paroles, prononcées de l’organe le plus doux et le plus flatteur… ces mots touchans, qui eussent attendri des tigres, n’enflammèrent que mieux la perfide imagination de l’évêque. Par son confesseur même, Eulalie est portée, presqu’évanouie, sur l’affreux échafaud où ses jours vont s’éteindre. Étendue sur la funeste planche, l’évêque lui enfonce son vît dans le cul, pendant que la Dubois le fustige, et qu’en face de l’échafaud, l’abbé, encore en surplis, sodomise Justine : déjà le fatal cordon est aux mains de l’évêque. Ménagez ! ménagez ! monseigneur, lui crie l’infâme aumônier ; tâchez qu’elle se sente mourir ; plus vous prolongerez les douleurs, plus vous déchargerez chaudement. Le prélat s’échauffe ; les plus épouvantables blasphêmes volent avec énergie sur ses lèvres écumantes ; le délire s’empare de ses sens ; le ressort part, mais avec une perfide douceur, qui ne déchire qu’en détail la belle tête offerte à ses coups… elle est enfin totalement détachée ; elle roule, avec des flots de sang, dans la cuve destinée à la recevoir.

O comble de l’horreur et de la cruauté ! il ne reste plus que le tronc, le féroce évêque s’y excite encore ; il ne cesse de sodomiser ce cadavre sanglant ; il avait pourtant perdu son foutre… l’exécrable mortel, il poursuivait, afin de réparer ses forces… afin de retrouver la vie dans un corps auquel il vient

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de l’arracher. Allons, dit-il en se retirant, me voilà tout aussi en train que si je n’eusse rien perdu : qu’on prépare Justine. Oh ! Monseigneur, interrompit ici la Dubois, ce supplice est trop doux pour elle ; n’en auriez-vous pas de plus affreux ? Je suis bien sûre que si vous étiez à la tête d’un gouvernement, vous trouveriez cette mort trop faible pour les scélérats qui l’auraient méritée ; or, Justine est dans ce cas ; trouvez-nous donc quelque chose de meilleur.

Assurément, répondit l’évêque ; quoiqu’un grand criminel moi-même, je ne vous cache pas que je voudrais et qu’on multipliât beaucoup plus qu’on ne fait les supplices judiciaires, et qu’on les rendit plus imposans ; la raison de cela est bien simple… Tenez, poursuivit-il en descendant, et se couchant sur un des sophas, analysons un peu cette matière, pendant que je vais reprendre haleine… Tranquillisez-vous, Dubois, votre protégée n’y perdra rien.

« Vous croyez, dites-vous, mes amis, que les supplices que j’érigerais, dans le cas où je me trouverais revêtu de quelqu’autorité, deviendraient infiniment plus rigoureux que ceux qui sont maintenant en usage : assurément, ces supplices seraient et plus affreux et plus multipliés, sans doute. Souvenez-vous bien que la soumission du peuple, cette soumission si nécessaire au souverain qui le régit, n’est jamais due qu’à la violence et qu’à l’étendue des supplices[2]. Tout chef, quel qu’il soit, qui voudra gouverner par la clémence, sera bientôt culbuté de son trône. L’animal féroce, connu sous le nom de peuple, a nécessairement besoin d’être conduit avec une verge de fer : vous êtes perdu, dès l’instant où vous lui laissez appercevoir sa force. Ce ne sera jamais que pour secouer le joug, qu’il profitera des rayons de lumières que vous laisserez briller à ses yeux ; et quelle nécessité y a-t-il donc de l’instruire ? quel bien l’État recueille-t-il de la philosophie du peuple ? Il ne faut d’autre vertu que la patience et la soumission dans l’individu gouverné ; l’esprit, les talens, les sciences ne sont faits pour être le partage que du gouvernant. Les plus grands malheurs résulteront toujours du renversement de ces principes. Il cessera d’y avoir une autorité réelle dans tout gouvernement où chacun se croira fait pour la partager, et tous les fléaux de l’anarchie résulteront de cette extravagance. Or, l’unique moyen d’éviter ces dangers, est de resserrer la chaîne le plus qu’il est possible, de promulguer les loix les plus sévères, de refuser absolument l’instruction du peuple, de s’opposer sur-tout à cette fatale liberté de la presse, foyer de toutes les lumières qui viennent dissoudre les liens du peuple, et de l’effrayer ensuite par des supplices aussi graves que multipliés. Il n’est point d’animal au monde plus dangereux que le peuple, et tout gouvernement qui ne le tiendra pas dans la plus extrême servitude, s’écroulera bientôt de lui-même. La tyrannie la plus outrée fait seule toute la sûreté des États ; lâchez le frein, le peuple se révolte ; accoutumez-le à l’aisance, il deviendra bientôt insolent ; soulagez-le, il vous insultera ; éclairez-le, il vous massacrera.

N’imaginez pourtant pas, mes amis, que j’entende par le peuple la caste désignée sous la dénomination de tiers-état, non, certes : j’appelle peuple cette classe vile et méprisable qui, grossièrement lancée sur notre planette comme l’écume de la nature, ne peut vivre qu’à force de peines et de sueurs… qui nous vole, qui nous pressure, qui nous excroque toutes les fois qu’elle ne peut nous faire autrement contribuer ; voilà celle que je voue à la chaîne et à l’humiliation perpétuelle, celle que j’affirme n’exister dans le monde que pour servir l’autre ; tout ce qui respire doit se liguer contre cette classe abjecte ; l’univers entier doit concourir à river les fers de ces vils esclaves, bien certain d’être à son tour grevé, s’il s’appitoie ou se relâche. Vous, que j’élève et dont je reconnais les droits, ne balancez donc point à vous soumettre au gouvernement le plus despote ; celui-là seul maintiendra vos privilèges et les fera valoir ; flatté de vous voir contribuer comme lui à l’asservissement des seuls êtres qu’il ait à redouter, il vous cédera, tant que vous le voudrez, une portion de son autorité pour assurer l’autre, et les loix qu’il aura promulguées ne feront jamais qu’effleurer vos têtes pour aller mutiler les leurs. Est-il un pays dans le monde où les grands soient plus heureux qu’en Turquie ? Ils craignent le cordon, j’en conviens ; mais ce supplice est bien rare pour eux ; seulement destiné pour quelques crimes d’État, jamais leurs délits particuliers, jamais leur despotisme secret ne court risque d’être réprimé ; la jouissance de mille crimes délicieux leur est donc assuré, pour un ou deux qu’ils ont à craindre !… Oh ! vivent, vivent à jamais de tels gouvernemens ! J’irai toujours habiter de préférence les pays qu’il enchaînera ; j’aime la férule qui ne me frappe point, et dont je puis effrayer les autres. Que m’importe qu’on m’appelle esclave, quand j’ai le droit d’en faire à mon tour ? Le véritable esclave est celui qui consent à vivre sous un gouvernement dont les loix frappent également, parce qu’il le devient de ces loix, dont l’autre se moque, et que la tyrannie de l’homme qui ne frappe que celui qui lui plaît est bien plus douce que la loi qui frappe tout le monde. Oui, je le répète avec plaisir, le sang impur de la populace, si j’étais souverain, coulerait à tous les instans de ma vie ; je l’effrayerais sans cesse par de sanguinaires exemples ; coupable ou non, je l’immolerais, afin de maintenir sa dépendance ; je la priverais de tout ce qui pourrait lui donner de l’énergie ; je l’assouplirais par un travail perpétuel, et lui rendrais sa subsistance si pénible, que l’idée seule de secouer ses chaînes lui deviendrait impossible… Il faudrait en faire des bêtes de somme, dit l’abbé qu’il fût permis de tuer comme les bœufs qu’on vend à nos boucheries ; il faudrait l’écraser d’impôts, de contributions… Ne doutez pas, reprit l’évêque, que cette vermine n’use les ressorts de l’État par sa rouille dangereuse ; extirpons-la donc, détruisons-la dans sa racine, et voici, pour y parvenir, les principaux moyens que je mettrais en usage ;

1°. Il est d’abord essentiel, non-seulement de permettre, mais même d’autoriser l’infanticide, ce n’est que par ce moyen sage que la Chine a diminué l’excessive population qui la desséchait, qui l’opprimait avec tant de violence, et qui, sans doute, eût fini par renverser tout-à-fait sa constitution. Le sage Chinois détruisant avec courage l’enfant qu’il ne peut nourrir, ne soupçonne aucun crime à se débarrasser un peu plutôt ou un peu plus tard de la matière dont il est surchargé ; contraignons à cette loi le peuple que nous voulons asservir ; gardons-nous sur-tout d’ériger aucun asyle pour les fruits de son libertinage ; que celle qui le porte, obligée de le mettre bas publiquement, ne puisse le sauver par aucun citoyen ; qu’elle soit elle-même punie de mort, si elle veut conserver ce fruit inutile, comme dans l’île d’Othaïti, où les femmes de la société des arréoïs sont foulées aux pieds, si elles laissent voir le jour[3] à leurs enfans, ou si elles ne les tuent pas dès qu’ils sont nés.

2°. Il faut ensuite que des commissaires fassent régulièrement des visites annuelles chez tous les paysans, et soustraient impitoyablement ce que chaque père de famille a de trop ; ces visites seront inattendues… imposantes ; et le bourreau qui suivra toujours ceux qui la feront, massacrera sans pitié tout le superflu d’une maison. Chaque famille ayant plus qu’il ne lui faut de trois enfans, ce sera l’excédant de ce nombre qui tombera sans pitié sous le fer exterminateur des commissaires. Ne craignez pas, avec de telles précautions, que ce paysan ose maintenant donner l’existence à plus d’enfans que ne lui en permettra la loi ; chargez-le fortement d’impôts, s’il l’enfreint, allez plus loin, s’il s’accoutume à la braver ; massacrez sa femme à ses yeux, et n’oubliez pas que tous les malheurs d’un gouvernement n’eurent jamais pour cause que l’excès de la population. Attaquez donc vivement le luxe et l’aisance de cette classe abjecte, si vous voulez couper le mal dans sa racine. Douteriez-vous de ce luxe ?… Eh bien ! parcourez les asyles de ce peuple insolent, et vous verrez avec quelle arrogance il ose l’afficher aujourd’hui ! Or, je vous demande si ce n’est pas ce luxe, qui l’amollissant et le dégradant chaque jour, lui fait aussi scandaleusement étendre sa population ; supprimez donc ce luxe absurde en lui ; reduisez ces manans au simple nécessaire ; obligés de fatiguer beaucoup pour se le procurer, vous verrez qu’il ne procréera plus tant. Ce peuple que vous plaignez, que vous choiyez tant en Europe, est-il traité de même à Ceilan où il travaille comme des chevaux sans rien posséder en propre ? L’est-il de même en Pologne où il ne végète encore que dans la plus extrême servitude ? en Perse et sur les bords du Gange où on le tue, comme nous faisons ici nos lièvres ? Surchargez-le donc impunément, ses reins sont plus forts que vous ne pensez. Persuadez-vous bien que la nature n’a fait ces êtres secondaires, que pour servir de jouet aux autres hommes : c’est son vœu. Le pauvre n’est créé que pour être utile au riche, que pour être employé à ses besoins… à ses fantaisies, pour servir de fascines dans les sièges, comme fit Mahomet à Constantinople. Forcez-le donc sans aucun scrupule ; contraignez-le par la misère où vous le reduisez, à ne plus jouer d’autres rôles sur la surface du monde ; obligez-le à amener lui-même les enfans qu’il a de trop dans le cabinet de vos plaisirs, où vous les flétrirez, où vous les immolerez, si bon vous semble. Voilà le seul moyen d’écumer cette crasse dont les ressorts de l’État, si l’on n’y prend garde, sont toujours ébranlés tôt ou tard.

3°. Une autre considération importante est de remettre le peuple sous le joug de la servitude d’où la cupidité et la mauvaise politique de nos rois l’ont sorti ; redoutant l’empire de la noblesse, ils affranchirent le peuple pour maintenir l’équilibre, sans prendre garde à l’inégalité des poids… sans observer que cette noblesse qu’ils voulaient affaiblir ne s’anéantirait jamais sans entraîner le trône dans sa chute. Si les rois ne veulent pas rendre aux seigneurs ces paysans dont ils étaient immeubles, qu’ils les gardent pour eux, j’y consens ; mais qu’ils ne les soustrayent pas à l’esclavage : rien n’est aussi dangereux que la liberté du peuple ; c’est par la plus complète oppression de cette classe, en un mot, c’est par sa réduction au plus dur esclavage, par la diminution de ses subsistances, par l’anéantissement total de son luxe, par l’obligation d’acheter au prix des plus rudes travaux le sobre nécessaire qui lui convient, que vous parviendrez à diminuer la population, vice destructeur de tout gouvernement, inconvénient terrible qui le conduira toujours à sa perte ; aucune pitié sur cet objet, elle serait bien funeste. Quand l’arbre est énervé du trop grand nombre de ses branches, et que le suc nourricier ne peut plus se repartir également, on taille, on coupe, on diminue, le tronc y gagne et l’arbre se conserve. Henri IV desirait que chaque paysan eût la poule au pot le dimanche ; mais Henri parlait en politique, et non pas en monarque : ayant bien plus de raison, vu l’état de faiblesse où il était, de se faire aimer que de se faire craindre, il faisait aussi bien de parler de cette manière, qu’il eût eu de tort d’exécuter d’aussi ridicules promesses. Qu’on ne s’y trompe pas, la source de l’aisance du peuple est celle de la misère publique ; et nous mourrons toujours de faim, quand le paysan sera riche. Encore une fois, ce ne sont pas les branches qui doivent prospérer, c’est le tronc. Quelle est la cause du peu de rapport des grandes possessions ? C’est la richesse du peuple ; il ne s’engraisse jamais qu’aux dépens de l’homme à son aise : ne craignez donc point de ravir à votre tour cette subsistance qu’il vous a prise. Si le paysan ne possédait pas ces richesses, ne seraient-elles pas dans votre poche ? Pourquoi faut-il donc que vous vous en priviez, pendant que le pauvre, cet être faible et vil, que la nature n’a créé que pour être dans les fers, en jouit à votre détriment ? Ressaisissez-vous donc, sans scrupule, de ce qui vous appartient : c’est renverser toutes les institutions sociales, c’est méconnaître toutes les inspirations de la nature, que d’agir d’une manière différente ; et la tolérance de tant d’abus grossiers, soyez-en bien surs, ne nous amenera qu’au plus affreux et qu’au plus prochain bouleversement. L’abatardissement de l’espèce, bientôt occasionné par la mésalliance inévitable dans une si prodigieuse population, devient un autre inconvénient fait pour précipiter la perte de l’état, et de conséquences en conséquences, d’inconvéniens en inconvéniens, nous nous précipiterons dans un gouffre dont rien ne pourra plus nous sortir ; et tout cela, pour des sentimens d’une fausse pitié ; comme si la pitié ne consistait pas à maintenir les loix de la nature, bien plutôt qu’à les renverser !… comme si la véritable humanité pouvait nous obliger à perdre la plus importante classe des sujets pour engraisser l’autre ! Loin de nous ces perfides sentimens ; soyons plutôt inhumains et barbares, si ce n’est qu’au prix de cette manière d’être que nous pouvons honorer la nature, et maintenir à tout, l’ordre sublime dont elle nous donne l’exemple. Eh ! qui doute que la pitié ne soit une faiblesse, quand elle conduit à des inconvéniens de cette force ? Et quelle est donc cette fausse pitié qui vise à renverser tous les principes de l’équité et de la loi naturelle ? Érigeriez-vous en sentiment louable celui dont les dangers seraient aussi manifestés ? Il vaudrait autant dire qu’un maître fait une bonne œuvre, en se passant de son dîner, pour le donner à son chien. Analysons mieux les vrais mouvemens de la nature. La pitié, sans aucun doute, est une faiblesse dans tous les cas ; mais elle devient un crime réel… un crime d’État dans celui-ci, et tel qui y s’en laisse toucher, devient réellement digne de punition. 4°. Une autre opération, plus nécessaire encore que tout ce qui précède, est la suppression totale de vos aumônes publiques ou particulières : je voudrais qu’il y eût une forte amende décernée contre celui qui oserait se livrer à cette pernicieuse action, quand on lui en aurait démontré les inconvéniens. Nous nous plaignons des mendians, et nous les alléchons par des charités. Ne ririons-nous pas d’un imbécille qui se plaindrait d’être incommodé par des mouches, et qui, pour les chasser, s’environnerait de rayons de miel ? Point d’aumône, je le répète ; gardons-nous d’entretenir la fénéantise ; souvenons-nous que si ce polisson de Jésus l’a prêché, c’est qu’il n’était lui-même qu’un mendiant… qu’un vagabond, à qui les Romains, au lieu du mépris dont ils l’entourèrent, auraient dû décerner le plus cruel et le plus humiliant des supplices. On proposa, sous Louis XIV, d’exterminer tous les pauvres, de les pendre tous sans pitié. Ce projet, digne d’un règne aussi sage, aurait influé sur notre siècle, et nous ne serions pas aujourd’hui rongés de cette pullulente vermine. Osons revenir à ce sublime projet, et persuadons-nous bien qu’en le remplissant avec exactitude, nous préviendrons peut-être bien des maux. Songez que l’État qui sacrifie le pauvre ne perd rien, et gagne beaucoup : par quel motif l’épargneriez-vous donc ? Blâmeriez-vous un homme, surchargé d’humeurs, qui prendrait une médecine, pour se rendre plus dispos et plus sain ? C’est absolument la même chose ; et pour que le moyen vigoureux que j’exige influât davantage sur notre nation, infiniment trop chargée de ce funeste excrément populaire, je voudrais que, dans des spectacles publics de taureaux ou de gladiateurs, on immolât des essaims de cette vile canaille, comme on faisait des chrétiens autrefois à Rome ; qu’on les exposât aux bêtes féroces ; qu’on écartelât leurs garçons… qu’on éventrât leurs femmes… qu’on tenaillât leurs filles ; que les supplices les plus atroces et les plus barbares fussent inventés pour eux ; qu’on les réservât enfin à tout ce que la cruauté la plus réfléchie pourrait inventer de tourmens les plus recherchés. Vous verriez comme, avec ces moyens, la terre serait bientôt purgée de ces excroissances qui la souillent. On s’effraie au premier coup-d’œil, je le sens, de ces projets de jeux inhumains. Qui doute néanmoins qu’ils ne fussent bientôt aussi suivis que vos bals et vos comédies ? qui doute que vos petites maîtresses à nerfs et à vapeurs ne les vinssent incessamment dissiper aux égorgemens populaires ? Les Porcies, les Cornelies pleuraient aux tragédies de Sophocle, et n’en venaient pas moins se chatouiller lubriquement le clitoris aux massacres des chrétiens, dans le cirque de Rome. Néron jouait supérieurement Œdipe, et déchiquetait voluptueusement, au sortir de là, les jolis tetons de Sainte-Cécile, ou les belles fesses de sœur Agathe, qui avaient, l’une et l’autre, l’imbécillité de croire au Christ. Ces spectacles, à-la-fois magnanimes et piquans… dignes du génie d’une grande nation, ne seraient révoltans pour nous, que parce que nos yeux n’y seraient pas faits ; l’on frémirait peut-être aux premiers ; on s’écraserait aux seconds. Nos places publiques ne sont-elles pas remplies chaque fois que l’on y assassine juridiquement[4] ? Ce serait la même chose ici. Nous aurions bonne grâce, vraiment, à faire les réservés sur ces fadaises, pendant que nous nous permettons tant d’atrocités secrètes. Eh ! qui sait si, en donnant ainsi carrière à la méchanceté des hommes, on ne tarirait pas la source de leurs crimes mystérieux ? Le célèbre maréchal de Retz n’eût peut-être pas assassiné quatre ou cinq cents enfans, pour éjaculer son sperme un peu plus chaudement, s’il y eût eu des spectacles où ses fureurs lubriques eussent pu trouver des issues. Combien serait satisfaite, par ce projet, la haine que tant d’honnêtes gens ont pour cette classe vile, dont Saint-Pouanges, archevêque de Toulouse, ne pouvait appercevoir un individu sans l’accabler d’invectives ou de coups, ou le faire assommer par ses gens devant lui ! Quant à moi, je l’avoue, poursuivit chaleureusement ce libertin, je ne serais pas le dernier à y assister… que dis-je ? l’extrême horreur que j’ai pour cette indigne race, me déterminerait peut-être à des choses plus fortes, et ce serait avec délices que j’inventerais moi-même des tourmens pour elle, et que mes mains les lui feraient endurer… Poursuivons.

5°. Joignez à ces premiers moyens de dépopulation, l’usage d’honorer les célibataires, les pédérastes, les tribades, les masturbateurs, tous ces êtres enfin qui, ennemis jurés de la progéniture, n’ont d’autres principes que de lui ravir des germes, ou d’en détruire. Que le meurtrier même soit en honneur dans un État ; dès que l’objet est de diminuer cette abondante superfluité qui mine une nation, gardez-vous de punir celui qui, en détruisant, coopère le plus à vos vues ; honorez-le, récompensez-le même, et votre but sera rempli.

6°. Pour étayer les moyens dont je viens de parler tout-à-l’heure, il faut que tous les bleds soient transportés dans des magasins publics, érigés dans les principales villes de France, et que là, ils y soient payés leur valeur au propriétaire, avec injonction à lui de ne garder absolument que ce qu’il lui faut pour vivre. Ce prétexte vous donne le droit d’établir des visites domiciliaires, que vous faites avec assez de rigueur, pour enlever même au malheureux ce que vous lui aviez laissé d’abord pour son année ; vous lui faites rapporter ce prétendu superflu dans les magasins, en l’assurant qu’il en sera payé. Vous lui tenez parole ; trois mois après, vous l’imposez au double de l’argent que vous savez qu’il a reçu ; vous le contraignez à payer tout de suite. Le voilà donc, avant l’hiver, et sans argent, et sans subsistance ; à peine a-t-il conservé ses semailles. Même procédé l’année d’ensuite. Comment voulez-vous, qu’en renouvelant ainsi trois ou quatre ans, le malheureux, absolument ruiné, ne soit pas obligé d’abandonner sa chaumière, pour aller mendier… Il le fait ; ne vous y opposez point ; gardez-vous seulement de le secourir. Six mois après, promulguez les loix les plus sévères contre les mendians ; sabrez-les, pendez-les sans aucune pitié ; et voilà dans dix ans, par ce procédé bien simple, votre population diminuée d’un tiers. Déclarez alors à ce qui reste que, pour se mettre à l’abri d’une telle vexation, ce que le paysan a de mieux à faire, est de se replacer sous la servitude féodale ; qu’en engageant à son patron tout ce qu’il peut posséder au monde, ce qui lui restera sera du moins pour lui, puisqu’on respecte les biens seigneuriaux. Faites-lui comprendre qu’au moyen de cet engagement, celui avec lequel il le fait se chargera de le protéger, de le défendre ; qu’il le maintiendra dans son petit héritage, et que dès-lors il en jouira sans aucun danger, et cela, sous la simple clause d’une redevance. Plutôt que d’être trompé comme il vient de l’être ; plutôt que de s’exposer à mourir de faim comme cultivateur, ou à être pendu comme mendiant, le malheureux s’engagera à tout ; et le voilà redevenu cerf. Mais, quoique dans les fers, quoique simplement réduit à la plus simple subsistance, peut-être va-t-il se remettre à pulluler encore. Renouvelez alors toutes vos entraves, la victime est à vous ; vos moyens seront bien plus simples. Promulguez une loi sur les mariages, qui ne les permettent qu’à trente ans… qui les interdise à la plus légère apparence de parenté. Continuez vos suppressions du supplément de la progéniture ; que la confiscation des biens du délinquant soit toujours au profit du maître, afin qu’insensiblement la race s’éteigne, et que le seigneur accapare toutes les propriétés. Plus aucune crainte de sédition ou de révolte désormais ; voilà vos insurgens ou sous le joug, ou sous le glaive ; et, dans tous les cas, réduits à moitié. Qu’un gouvernement despotique veille maintenant sur ces opérations, les consolide par les plus violens moyens, et voilà votre pays tranquille ; voilà l’hydre absorbée, et la paix maintenue.

Vous bandez, monseigneur, dit la Dubois. Cela est vrai, répondit l’évêque ; ces systêmes m’échauffent l’imagination, et je sens que je serais le plus heureux des hommes, si je pouvais les mettre en pratique. — Il fut un tems où vous le pûtes, monseigneur, je le sais ; et que n’entreprîtes-vous pas peut-être alors ? — Cela est vrai, j’abusai furieusement de mon autorité. — Qui n’en abuse pas ? — Les sots ; eux seuls se maintiennent dans des digues inconnues à des gens tels que nous… Oh ! ma chère Dubois, quel délicieux tems tu me rappelles ! comme on menait alors cette cour corrompue ! comme on y abusait de son crédit ! Et comme Dubois s’apperçut que l’évêque se manuélisait à ces doux souvenirs : Tenez, monseigneur, lui dit-elle, voilà Justine, ne la faites pas languir plus long-tems ; la situation dans laquelle elle est vous prouve à quel point l’attente de la mort est affreuse ; à peine peut-elle se soutenir. Mais, quelque soit son état, rappelez-vous bien que vous m’avez promis de servir ma vengeance ; c’est l’unique gratification que je vous demande, et vous la servirez bien mal, en ne condamnant cette fille qu’au médiocre supplice qui vient d’être employé pour Eulalie. Eh bien ! dit le prélat en palpant la victime, en lui claquant les fesses à tour-de-bras, et lui comprimant fortement la gorge, il faut, en ce cas, faire disparaître la décoration centrale de cette chambre. Occupez-vous, l’abbé, à remettre à la place l’infernale machine qui brûle, coupe et brise les os tout à-la-fois ; celle dont nous nous servîmes il y a huit jours, avec cette jeune fille, si belle, si douce et si sage. Je sais ce que monseigneur veut dire, répondit l’aumônier ; mais ces préparatifs sont un peu longs. — Eh bien ! nous souperons pendant ce tems-là ; n’es-tu pas de cet avis, Dubois ? — À vos ordres sur tous les points, monseigneur ; vos intentions seront toujours les miennes : mais je connais Justine, et je crains les délais. — Je te réponds de tout ; cessera-t-elle, d’ailleurs, d’être sous nos yeux ? Et pendant que l’abbé prépare les nouveaux instrumens de supplices, on passe dans une salle à manger. Quelle débauche !… quelle intempérance ! mais Justine eut-elle à s’en plaindre, puisqu’elle lui sauva la vie ? Excédés de vin et de nourriture, l’évêque et Dubois tombent ivres-morts avec les débris de leur souper. À peine notre héroïne les voit-elle dans cet état y qu’elle saute sur le mantelet et sur le jupon que vient de quitter la Dubois, pour être plus immodeste aux yeux de son patron et saisissant une bougie, elle s’élance rapidement vers l’escalier. La maison, dégarnie de valets, n’offre rien qui s’oppose à son évasion… elle est libre. Le premier chemin qui se présente à elle est celui qu’elle choisit de préférence ; heureusement c’est celui de Grenoble. On était encore couché dans l’auberge : Justine pénètre secrètement, et s’introduit en hâte dans la chambre de Valbois ; il s’éveille, reconnaît à peine celle qui s’avance à lui… Que signifie ?… que desirez-vous ? — Hélas, monsieur ! Et la tremblante Justine raconte tout ce qui lui est arrivé. Vous pouvez faire arrêter la Dubois, poursuit-elle ; ce monstre n’est qu’a deux lieues d’ici ; j’indiquerai le chemin… la malheureuse ! indépendamment de tous ses crimes, elle m’a pris encore et mes hardes, et les cinq louis que vous m’aviez donné. — Oh, Justine ! vous êtes assurément la fille la plus infortunée qu’il y ait au monde ; mais, vous le voyez pourtant, honnête créature, au milieu des maux qui vous accablent, une main céleste vous conserve ; que ce soit toujours pour vous un motif d’être vertueuse ; jamais les bonnes actions ne sont sans récompense. Nous ne poursuivrons point la Dubois ; mes raisons de la laisser en paix sont les mêmes que celles que je vous exposais hier ; réparons seulement les torts qu’elle vous a fait. Voilà d’abord l’argent qu’elle vous a pris. Une heure après, une couturière vint essayer à Justine deux vêtemens complets ; une lingère lui apporta des chemises. Il faut partir, lui dit alors Valbois, partir dans la journée même ; la Bertrand y compte ; elle est prévenue ; rejoignez-la… O vertueux jeune homme ! s’écria Justine en tombant aux pieds de Valbois, puisse le ciel vous rendre un jour tous les biens que vous me faites ! je ne cesserai jamais de l’implorer pour vous. Allez, chère fille, répondit cet honnête mortel en embrassant notre infortunée, le bonheur que vous me souhaitez, j’en jouis déjà, puisque le vôtre est mon ouvrage. Adieu.

Voilà comme Justine quitta Grenoble ; et si elle n’y trouva pas tout le bonheur dont elle s’était flattée, au moins ne rencontra-t-elle dans aucune autre ville tant d’honnêtes gens réunis pour plaindre ou calmer ses maux.

surs: sûrs

  1. Il nous a paru que cet ouvrage, de la même main que celui-ci, devait à ce titre, et peut-être même à beaucoup d’autres, prétendre à l’estime des curieux. (Note de l’éditeur.)
  2. En voyant dans quelle bouche nous plaçons des projets de terreur et de despotisme, nos lecteurs ne nous accuseront pas de prétendre à les faire aimer.
  3. Voyez les Voyages de Cook.
  4. Ce qu’il y a de fort singulier, c’est qu’elles le sont presque toujours par des femmes ; elles ont donc plus de penchant que nous à la cruauté, et cela, parce qu’elles ont l’organisation plus sensible ; voilà ce que les sots n’entendent pas.