La nouvelle Littérature française - M. Octave Feuillet

La bibliothèque libre.
LA
NOUVELLE LITTÉRATURE
FRANÇAISE

M. OCTAVE FEUILLET.

I. Scènes et Proverbes, 1 vol. — II. Scènes et Comédies, 1 vol. — III. Bellah, 1 vol. IV. La Petite Comtesse, 1 vol. — V. Le Roman d’un Jeune Homme pauvre, 1 vol.



On a souvent soutenu cette théorie matérialiste, que le génie était le fruit des circonstances, qu’il était un produit de l’atmosphère sociale, comme l’homme moral était un produit de l’éducation. Il y aurait beaucoup à dire sur cette théorie, qui, comme toutes les théories, renferme cependant une part de vérité. Ainsi, s’il m’est impossible d’admettre que le génie, ou même le simple talent, soit autre chose qu’un don du ciel, j’accorderai bien volontiers que les circonstances ont la puissance de déterminer les formes sous lesquelles il se manifestera, les allures qui le rendront reconnaissable. Or, de toutes ces circonstances, il n’en est pas de plus puissante que le spectacle du monde social au moment où la jeunesse éclate, où la vie arrive à son épanouissement. Le premier regard jeté sur la société est toujours vif et profond, et nous gardons toute la vie le souvenir de l’impression charmante ou douloureuse que nous avons ressentie alors. L’imagination docilement ardente, passivement curieuse du jeune homme se laisse pénétrer sans résistance par toutes les influences qui l’entourent; la mémoire facile et molle, doucement échauffée par le feu brillant de passions qui s’allument à peine, reçoit les empreintes de toutes les formes. Les yeux s’habituent à contempler certaines images, l’oreille saisit sans effort le ton régnant de la conversation. Si ce jeune homme a en lui un talent quelconque, et qu’il s’efforce de le manifester, ces premières impressions acquerront une influence extrême. Je crois qu’on peut dire sans trop d’exagération que la première entrée dans la vie, l’heure du début, ont une importance décisive. Ces circonstances ne donnent pas naissance au talent, mais elles lui impriment sa tournure, son cachet, son signe particulier. Tout écrit signé d’un homme de talent pourrait servir jusqu’à un certain point d’extrait de naissance. Un lecteur subtil pourrait deviner presque à coup sûr l’âge de l’auteur, et nommer la période de l’histoire contemporaine dont il a subi l’influence à son entrée dans la vie.

J’appliquerai ces réflexions au talent ingénieux et charmant de M. Octave Feuillet, car de tous les nouveaux écrivains de notre époque, il est celui peut-être dont les œuvres expriment le mieux l’âge intellectuel de leur auteur. Pour qui sait bien lire, elles reportent invinciblement l’esprit vers les dernières années de la monarchie de juillet. Imaginons pour un instant un historien littéraire essayant d’expliquer à ses contemporains, dans quelque soixante ans d’ici, la nature du talent de M. Feuillet, voici, je suppose, en quels termes il s’exprimerait : « A l’époque où l’auteur de Dalila entra dans la vie, la société française n’était plus ce qu’on l’avait vue dans les années qui suivirent la révolution de 1830. Les tempêtes s’étaient calmées, et la société s’abandonnait avec une indolence pleine de sécurité aux douceurs du repos. De tant de fiévreuses agitations il ne restait plus qu’un peu de langueur, une légère migraine et une disposition assez explicable à l’assoupissement. La littérature romantique, frappée dans la vigueur de l’âge d’une attaque d’apoplexie foudroyante, était morte de mort subite sans avoir écrit son testament et désigné ses héritiers. Elle n’était plus qu’une ombre et un souvenir, mais on s’entretenait encore d’elle, et les jeunes gens, en entrant dans la vie, entendaient parler de ses exploits, de ses heureuses audaces, de ses poétiques témérités. On eût dit qu’elle vivait encore, tant sa mémoire était vive et récente, et les vieux croyans ne manquaient pas qui allaient disant que cette mort n’était qu’apparente, et que le romantisme ressusciterait le troisième jour. Beaucoup se laissaient prendre à ces paroles, surtout parmi les plus jeunes, toujours avides de miracles, et attendaient avec une coniiance trop crédule la résurrection annoncée. On se montrait encore dans les théâtres, sur les places publiques, les débris de la grande armée romantique, de tout âge et de tout grade, leudes fidèles aux grands cheveux ou simples invalides écloppés depuis les barricades de Henri III et la grande bataille d’Hernani. L’écho des passions fiévreuses qui s’étaient exprimées dans les romans de George Sand et dans les poésies d’Alfred de Musset vibrait encore dans l’air si orageux naguère, alors tant apaisé. Tout dans la disposition morale des esprits donnait l’idée d’un aimable crépuscule, au moment où la lumière lutte avant de s’éteindre dans la nuit. Les contemporains qui avaient pris part aux grandes luttes intellectuelles des vingt dernières années étaient arrivés à cet âge où les passions ne sont plus qu’un souvenir,-mais un souvenir si récent qu’elles semblent encore une réalité. Les jeunes générations, en débutant dans la vie, se trouvaient donc comme enveloppées des souvenirs vivans de fêtes à peine terminées; en entrant dans la société, elles éprouvaient l’impression qu’un fidèle attardé éprouve en entrant dans un temple lorsque l’office divin est achevé : la foule s’est dispersée, les prêtres ont déposé leurs vêtemens, et les dalles du temple sont redevenues sonores; mais l’odeur des cierges et le parfum de l’encens remplissent l’enceinte sacrée, et l’émotion religieuse, pareille à une émanation vivante du divin sacrifice, gagne encore l’âme du fidèle. C’est dans cette disposition morale des esprits qu’il faut chercher l’origine du talent d’Octave Feuillet. Toutes ces impressions, il les a ressenties, et ses écrits en portent la marque indélébile. Il arriva au moment où la grande fête littéraire du XIXe siècle se terminait: en route, il put entendre les sons des derniers concerts, surprendre les conversations des convives qui revenaient fatigués et joyeux ; mais lorsqu’il posa le pied sur le seuil de la salle brillante, on éteignait les dernières lampes et on enlevait les dernières guirlandes. Spectacle attristant et cependant poétique, bien fait pour laisser une impression de tristesse attendrie dans une âme fine et délicate! Tout à l’heure ce lieu était rempli de bruit, de lumières, et maintenant tout est sombre et désert. On dirait un songe, et pourtant on ne peut douter que ce fût une réalité. Tous ces débris élégans qui jonchent le sol nous l’attestent. La place où se tenaient les musiciens se laisse facilement distinguer, et voici épars les sièges sur lesquels se sont assis les jeunes dames et les cavaliers. Oh! pourquoi donc suis-je arrivé si tard? Que s’est-il dit, que s’est-il chuchoté durant cette fête si longue et si courte? Et à cette impression rêveuse il s’en joint une autre plus grave, plus morale, d’une mélancolie réfléchie. Où sont cependant tous ces concerts, et à quoi ont servi tant de chansons? Pourquoi dépenser en une nuit les ressources de longues années, et épuiser pour une fête de plaisir effréné les trésors qui auraient pu suffire, sagement administrés, à enchanter toute une vie heureuse? Aimons les fous qui viennent de disparaître, mais que leur exemple nous instruise! Soyons plus économes qu’eux de nous-mêmes. Admirons-les sans les envier ni les imiter, et retournons comme Candide cultiver notre jardin, que nous nous efforcerons de rendre aussi élégant et aussi paré que nous le permettront des soins assidus et une vigilance ingénieuse, attentive, studieuse. »

Ce discours que je me plais à imaginer me semble résumer assez fidèlement les impressions, les sentimens, les rêveries qui ont dû assister à l’éveil du talent de M. Feuillet, qui l’ont bercé, enchanté et instruit. Ce sont ces premières impressions qui ont donné à son talent sa forme et la direction dans laquelle il marche encore aujourd’hui. Lentement, laborieusement, il s’est efforcé et s’efforce d’échapper à ce que leur influence pourrait avoir de tyrannique, sans effacer en lui ce qu’elles pouvaient avoir de bienfaisant; il a voulu que son imagination fût soumise sans être esclave, et libre sans être irrespectueuse. Il est venu trop tard pour être engagé dans les rangs du romantisme; mais l’écho de cette littérature a retenti à ses oreilles, et il en a gardé, il en gardera toujours le souvenir. Jeune, la musique de cet écho l’enivrait; je n’en veux pour preuve qu’un certain conte vénitien à la manière de George Sand, qu’il a eu le tort, selon moi, de laisser reproduire dans un de ses récens volumes, et ses premières fantaisies dramatiques, le Fruit défendu, par exemple, Alix, aimables et heureux pastiches d’Alfred de Musset, qui étant exécutés par une main habile et un esprit original, se laissent lire avec plaisir. Cette influence qui lui dictait ses premiers écrits est toujours vivante en lui; mais il s’est dégagé finement, et en a fait une amie et non plus une maîtresse tyrannique. On sent bien encore dans les peintures de la passion que l’auteur est contemporain de Mme Sand et d’Alfred de Musset; mais quelles distances l’auteur a parcourues entre Onesta et la Petite Comtesse, entre Alix et Dalila! De ces anciennes lectures qui l’enchantaient, il n’a plus retenu qu’une leçon, l’art d’exprimer la passion et de lui faire parler un langage digne d’elle.

La littérature romantique cependant lui a enseigné encore d’autres secrets, qui font à la fois la force et la faiblesse de son talent, mais que selon toute apparence il n’oubliera jamais. Le romantisme lui a enseigné l’élégance, le respect des choses de l’art, l’amour des formes curieuses, originales, agréables à l’œil du dilettante et du connaisseur en littérature, le dédain des formes vulgaires et communes. Il a retenu admirablement cette leçon, — un peu trop peut-être, disent quelques-unes des personnes qui goûtent le plus son talent. Parfois cette recherche des formes littéraires le pousse involontairement à l’oubli de la simplicité, de la nature et des conditions de l’art sévère. L’horreur du commun le pousse dans l’artificiel, et le respect de l’élégance le jette dans les mignardises manières. De cette préoccupation, très importante sans doute, mais après tout secondaire, résulte encore, surtout dans ses premiers écrits, une monotonie particulière; tous les objets sont décrits avec le même soin, et tous les personnages parlent un langage également soigné et recherché, si bien qu’on pourrait lui appliquer ces paroles d’un de ses héros : « Je me suis jeté, madame, dans cet extrême pour éviter le naturel d’aujourd’hui, qui me paraît trivial à l’excès. L’horreur du mauvais goût me pousse peut-être dans l’afféterie. » La seconde leçon que lui a donnée la littérature romantique nous a valu des choses charmantes et empreintes d’un défaut tout à fait aimable, mais plus difficile encore à corriger que celui dont nous venons de parler : l’amour exagéré du romanesque. La littérature romantique a été (c’est sa gloire et son malheur) essentiellement une littérature d’imagination et désireuse avant tout de parler à l’imagination: elle n’appelait la collaboration et les sympathies d’aucune autre faculté. Le dédain de la vérité et le dégoût de la réalité sont une des conditions inévitables d’une telle littérature. Si l’on est désireux de parler avant tout à l’imagination, il faut se placer en dehors du possible et accepter l’existence d’un monde chimérique où toutes les rêveries puissent se réaliser. Il ne faut point hésiter ni reculer par crainte de l’absurde : si vous dédaignez la réalité, répudiez-la hardiment, et vous pourrez être poétique; mais évitez à tout prix de vouloir borner l’horizon de vos rêveries, car alors vous couriez risque d’être non plus poétique, mais romanesque. Le romanesque est le péché mignon de M. Octave Feuillet, et c’est grâce à ce péché qu’il existe une contradiction assez marquée entre le choix de ses sujets et la manière dont il les traite. Ses sujets sont généralement pris dans la réalité, et cependant la principale préoccupation de l’auteur est toujours de parler à l’imagination du lecteur. Il essaie d’introduire l’imprévu dans cette réalité connue, au risque d’y introduire l’improbable; il élargit les conditions du possible jusqu’aux limites du chimérique, car il est préoccupé tout autant de présenter un spectacle séduisant qu’un spectacle vrai.

Défauts et qualités, M. Feuillet doit donc beaucoup au romantisme, quoiqu’il soit venu au monde à l’époque où le romantisme avait déjà rendu le dernier souffle. Amour de l’élégance, respect de l’art, penchant au caprice et à la fantaisie, gazouillemens lyriques, recherches de langage, force passionnée, désir de parler à l’imagination, emploi et abus du romanesque, voilà ce que le romantisme expirant lui a enseigné. Toutes ces qualités, il se les est assimilées, il les a faites siennes, il les a fondues avec sa nature délicate, soigneuse, judicieuse, finement morale et spirituellement honnête. Ce mélange un peu singulier au commencement, mais aujourd’hui bien fondu, constitue l’originalité incontestable de M. Feuillet. Il a absorbé de la littérature romantique tout ce que son goût naturellement sobre pouvait en absorber. Il en a rejeté et comme vomi tout ce que sa nature saine et morale n’a pu supporter, et cependant il a gardé beaucoup de l’aimable poison. Il est l’auteur d’une des tentatives les plus extraordinaires que l’on puisse citer, c’est d’avoir essayé de transporter toute la poésie d’une littérature d’imagination dans la vie calme et morale, d’avoir voulu faire bénéficier la vie honnête de tous les enivremens dangereux de la passion la plus hasardée. Regardez bien au fond des écrits de M. Feuillet; vous trouverez, acceptées, purifiées ou maudites, toutes les excentricités paradoxales de la littérature romantique. Ces excentricités le préoccupent singulièrement, et on distingue à son langage qu’il a naguère éprouvé des éblouissemens en face de ces dangereux météores. Son esprit judicieux et moral s’est défendu sans grand combat, je crois, contre ces séductions, mais non cependant sans quelques protestations. En même temps que son bon sens lui disait que ce n’étaient là que des folies, son imagination délicate, accessible aux impressions poétiques, avait peut-être bonne envie de leur donner l’absolution. Elle semblait envier aux passions coupables et au vice élégant ce qu’ils pouvaient avoir de charme et d’attrait, et elle aurait voulu les en dépouiller pour en orner la vertu et l’honnêteté. De là un effort ingénieux, et dont M. Feuillet ne s’est pas toujours peut-être rendu compte-lui-même, pour faire profiter l’honnêteté des avantages et des séductions de la corruption poétique. Si le gouffre a des attraits, ne pourrait-on se procurer le plaisir d’en éprouver les vertiges sans pour cela tomber au fond? Si le fruit défendu a des charmes, ne pourrait-on le détacher de l’arbre sans y porter la dent? Difficiles problèmes que M. Feuillet a si souvent ingénieusement résolus! Il ne hait pas les situations scabreuses, les désirs dangereux, les velléités de révolte, les chatouillemens de la curiosité. Rappelez-vous la Crise, le Pour et le Contre, la Clé d’or, le Cheveu blanc. M. Feuillet décrit poétiquement toutes ces petites tentations, il les excuse, et les fait expier par un repentir aussi gracieux que la faute. Pour nous résumer d’un mot, M. Feuillet a transporté le romantisme dans la vie de famille; il a inventé ce que j’appellerai le romantisme conjugal. Avais-je tort de vous dire que les écrits de M. Feuillet marquent une heure et une date, l’heure où l’esprit de nos contemporains était déjà guéri des folies romantiques, et où leur imagination les regrettait encore? Cette contradiction subtile et un peu bizarre a trouvé son expression délicate dans les proverbes et les comédies de M. Feuillet.

J’abandonne, pour n’y plus revenir, cette influence du romantisme agonisant sur le talent de M. Feuillet, et je cherche si quelque autre influence a eu action sur lui. Généralement, après l’impression passive et fatale que laisse en nous le spectacle du monde à notre entrée dans la vie, l’influence dont l’action est la plus forte, c’est l’opinion que nous nous sommes formée de la nature humaine, notre manière de penser sur les hommes et les choses. Bien des élémens divers contribuent à former cette opinion, notre tempérament d’abord, les passions de notre chair et de notre sang, et surtout les accidens de la vie, les épreuves ou les triomphes prématurés. L’influence qui modifie le plus profondément notre intelligence, c’est donc notre propre biographie, notre propre histoire. J’ignore, à l’exception de quelques détails, la biographie de M. Feuillet, mais je suis porté à croire qu’elle ressemble à l’histoire des peuples heureux. Il n’a pas connu les sentiers escarpés de la vie, il n’en a connu que la grande route. Des succès mérités ont marqué jusqu’à présent, comme des bornes milliaires, les étapes de son voyage. Il a entouré son existence de tranquillité et de sécurité. Il n’a pas eu de fiévreuses impatiences, car on peut dire qu’il n’a pas eu besoin d’attendre. D’autres, pour être remarqués, ont besoin d’arriver; mais lui a été remarqué dès le jour du départ. De là un des caractères les plus curieux du talent de M. Feuillet : l’optimisme. L’optimisme est essentiellement l’opinion de M. Feuillet sur la nature humaine; il aime à la juger avec bienveillance, il ne voudrait pas croire au mal, et lorsqu’il le rencontre par hasard, il s’applique à l’atténuer le plus possible. Le mal n’a aucune puissance dans ses romans et ses comédies, les mauvaises actions y ressemblent à des espiègleries, et les méchans caractères à des personnages un peu malades. Méchans caractères est d’ailleurs un mot bien fort, car le mal chez lui prend plutôt la forme de la médiocrité, de l’étourderie, de la vulgarité. M. Feuillet semble penser que, lorsque les hommes sont méchans, c’est qu’ils n’ont pas assez d’esprit. Je crois qu’il se trompe. Je ne reprocherai pas à M. Feuillet son optimisme, car dans ma pensée l’optimisme est une bonne manière, et très acceptable, de juger la nature humaine; seulement son optimisme me semble trop timide, pas assez radical. On ne se trompe pas plus en déclarant l’impuissance du mal qu’on ne se trompe en déclarant le pervertissement absolu de l’âme, et certainement les anges et les démons sont les seuls êtres qui aient une opinion vraie et profonde sur la nature humaine. Mais l’optimisme de M. Feuillet n’est pas celui des anges, il semble admettre le combat des deux élémens, et cependant il lui répugne de croire à leur lutte prolongée, et il couvre de son indulgence des choses qui eussent ravi d’aise le diable lui-même. Chez lui, les ardeurs sensuelles du tigre humain deviennent jeux de jeune chat. Ses héros osent tout tenter, quitte à s’arrêter en chemin; ses héroïnes osent tout penser, quitte souvent à ne rien exécuter.

Là où cet optimisme bienveillant règne surtout en maître débonnaire, c’est, comme on peut le penser, dans les œuvres de sa première jeunesse qui ont été recueillies sous le titre de Scènes et Proverbes. Je ne crois pas qu’il soit possible de pousser plus loin la casuistique indulgente. Ce sont de véritables confessions du cœur révélées par un jeune confesseur au cœur tendre, tout ému des aimables péchés qu’il a reçus en confidence, et indulgent en proportion des douces émotions qu’il a éprouvées. Ces Scènes et Proverbes sont comme les différens chapitres d’un poétique de Matrimonio écrit par un poétique Sanchez. Toutes les occasions de faute, de chute, de tentations, sont énumérées et indiquées avec une subtilité pénétrante et charmante. L’auteur vous apprend à quelle heure du soir le cœur devient le plus tendre, à quelle époque de sa vie une honnête femme ressent les atteintes du mal qu’il n’est pas besoin de nommer, comment les curiosités de l’imagination se guérissent sans avoir besoin d’être satisfaites, comment les tentations sont satisfaites par le seul secours de l’imagination. Les héros et les héroïnes de M. Feuillet pèchent en pensée et non en acte; ils s’arrêtent dès qu’ils voient l’abîme et reculent, mais non sans un secret plaisir de s’être avancés jusqu’au bord. Ici c’est une femme arrivée à l’époque de la crise, qui s’engage dans une passion fatale et s’arrête au moment précis où les désirs d’imagination, ne pouvant aller plus loin, doivent être suivis d’un acte irréparable. Là c’est une jeune femme qui prévient les infidélités de son mari en exprimant une certaine menace sur laquelle sa pensée s’arrête sérieusement une minute; ce n’a été qu’un éclair dans un ciel pur, mais un éclair précurseur d’un futur orage. Ailleurs une jeune mariée, froissée dans son orgueil et dans son amour, sépare son cœur de celui de son mari dès le jour même de ses noces, et lui déclare qu’elle ne le lui rendra que lorsque ce cœur aura eu le roman qui lui est refusé. Le roman arrive, innocent et sans catastrophes; cependant des larmes ont été versées, et il n’a tenu peut-être qu’à un incident infime qu’il eût un autre dénoûment. On dirait que tous ces personnages ont subi une inoculation morale particulière, et que, de même que la vaccine préserve de la petite vérole, on peut se préserver de toutes les pestes du cœur par une légère vaccine de désirs et de tentations.

Ces Scènes et Proverbes sont moins des comédies que des thèses morales. Les personnages manquent souvent de caractère marqué et dramatique, et en effet ce ne sont pas des personnages, mais de poétiques allégories, d’aimables incarnations de fines sensualités. de caprices de l’esprit, de rêves du cœur. Tous plus ou moins me rappellent la belle Portia de Shakspeare disputant avec des docteurs in utroque jure. Cette scolastique mondaine est loin de nous déplaire, car c’est par elle que dès le début M. Feuillet a marqué son originalité, et s’est affranchi de l’influence d’Alfred de Musset. Nous préférons très franchement ceux de ces proverbes qui ne sont qu’une longue et subtile conversation à ceux qui ont des prétentions dramatiques. Le Pour et le Contre et la Partie de Dames, par exemple, nous paraissent supérieurs à Rédemption, qui cependant a obtenu un succès plus populaire. Dans tous les proverbes dramatiques ou de pure fantaisie, Alix, Rédemption, le Fruit défendu, je trouve des traces d’Alfred de Musset, et je pense invinciblement à Lorenzaccio ou aux Caprices de Marianne. Cette influence est visible, non-seulement dans la composition générale, dans la tournure des personnages, dans l’allure des passions, mais jusque dans les détails. La plaisanterie par exemple, la plaisanterie de M. Octave Feuillet dans ces proverbes est celle d’Alfred de Musset, une plaisanterie poétique, fantasque, et surtout toujours hyperbolique. Au contraire, dans les proverbes que j’appellerai de scolastique amoureuse et matrimoniale, Octave Feuillet est bien lui-même : imagination plus distinguée qu’hyperbolique, esprit plus subtil que fantasque. Il n’est plus excessif, comme Alfred de Musset; il est réservé et plein de tact, comme la nature l’a créé. La conversation, abondante en nuances habilement fondues, se soutient sans effort; l’idée, généralement très fine et quelquefois ténue, apparaît précise, claire et vive, comme une flamme qu’un enchanteur aurait enfermée dans une prison de cristal. Un des grands mérites du talent de M. Feuillet, c’est que son analyse des sentimens, qui est généralement délicate, n’est jamais obscure, et que sa jurisprudence morale rend toujours ses arrêts, quelles que soient les difficultés de l’interprétation, avec une précision de termes qu’on ne saurait trop louer.

Cette finesse n’exclut pas une certaine profondeur. Je ne sais si M. Feuillet serait un grand philosophe de l’amour, et s’il pourrait nous donner une métaphysique médicale, de cette importante maladie morale; ce qui est certain, c’est qu’il est un praticien très habile, et qu’il s’entend à merveille à diagnostiquer quelques-unes des affections du cœur. Il y a dans ses proverbes quantité de traits pénétrans et de descriptions de symptômes que Marivaux, — un grand connaisseur du cœur humain, quoi qu’on puisse dire, — n’eût certainement pas désavoués. Cependant, pour être aussi précis que possible, je dirai que M. Feuillet excelle plus dans la description que dans le trait; il a plutôt l’art d’analyser et d’observer que celui de formuler en axiomes ses observations. Ne le consultez pas comme un maître ès-sciences si vous voulez connaître d’une manière scientifique les grandes lois du cœur, mais consultez-le en toute assurance si vous voulez connaître quelle variété de maladie amoureuse vous avez ressentie, et à quelle affection se rapportent certains symptômes que vous éprouvez. Que dites-vous par exemple de cette description des symptômes auxquels on reconnaît la crise au moment de la seconde jeunesse chez les femmes? « J’ai vu avec étonnement le front poli de cette duchesse s’essayer aux rides roturières, aux pâleurs populacières de la mélancolie; j’ai respiré avec terreur dans cette élocution, jadis si sobre, je ne sais quel fade parfum poétique. D’autres fois on dirait que nous retombons en enfance, tant la tournure de notre discours se fait mignarde et précieuse; nous y joignons des gestes de petite fille, ou bien brusquement notre phrase, tout à l’heure pudique jusqu’à la puérilité, se décoche en un trait presque grivois, en une question d’une curiosité inqualifiable.... Elle ne se rend compte ni de l’objet de son trouble ni du but de son anxiété; mais son humeur, son langage s’altèrent, ses préoccupations confuses se trahissent malgré elle; tantôt elle se fait petite fille, comme pour supplier qu’on veuille bien tout lui dire, tantôt elle se vieillit et voudrait paraître corrompue, afin qu’on n’eût plus de raisons de lui rien cacher. » Il est impossible de mieux dire, et on n’est pas meilleur médecin. Et cette description des demoiselles : « Jamais visage de femme ne m’a troublé; mais jamais dans un salon je n’ai pu contempler sans une sorte de vertige cet abîme couvert de fleurs qu’on appelle une demoiselle. Une demoiselle! L’as-tu remarqué, et n’en as-tu pas frémi?... Elles se ressemblent toutes, celles qui ont de l’esprit et celles qui n’en ont pas, celles qui pensent et celles qui végètent, celles qui ont du cœur et celles qui ne valent rien... Elles se ressemblent toutes ! Ces diversités infinies d’humeur, d’intelligence, de sentimens, que la nature a répandues entre elles, se fondent et disparaissent dans une teinte uniforme de béate innocence et de pudeur officielle. Si un instinct fatal ne nous poussait, qui de nous oserait jamais sonder ce mystère formidable et livrer aussi aveuglément sa vie à l’inconnu? Songe donc! Cette effigie monotone, à peine installée sous ton toit, la voilà qui prend soudain à tes yeux effarés une existence individuelle, un caractère, une volonté : cette plante si longtemps comprimée se déploie tout à coup avec une effrayante énergie dans mille directions imprévues. » Les traits charmans, hardis, pénétrans, ne manquent pas à côté de ces descriptions minutieuses et savantes; nous en prendrons un ou deux au hasard. En voici un qui n’est que trop lamentablement vrai : « Il en est du chemin de la vie comme des routes de ce pays à certains jours de fêtes patronales qu’on nomme des assemblées : — les premières gens qu’on y rencontre, alignés au bord des fossés, sont des aveugles, des bandits et des bohèmes de toute robe et de tout pelage... Que d’impatiens s’en tiennent à cette compagnie, et jugent bravement la fête sur les ignobles dehors, — le logis sur l’antichambre! Que de prétendues études de mœurs n’ont décrit que celles des laquais! » Et cet autre trait si gaiement exprimé sur l’inquiétude moderne : « C’est un âge singulier que celui où nous vivons. Nous sommes tons agités et paresseux comme des gens qui vont se mettre en voyage. Le monde va-t-il finir? »

J’ai moins à dire sur les Scènes et Comédies que sur les Scènes et Proverbes. Cela ne signifie point que cette seconde série d’œuvres vaille moins que la première; au contraire, elle est supérieure, et c’est précisément pour cette raison que je puis en parler plus brièvement. Les petites pièces qui dans ce volume entourent l’œuvre capitale de l’auteur, Dalila, comme de brillans satellites escortent une planète, ne sont pas supérieures comme finesse d’analyse et délicatesse de pensée aux premiers proverbes, mais elles sont supérieures, à mon avis, comme art et habileté. Il n’y a plus trace de souvenirs ni d’hésitation : la main est plus sûre d’elle-même. Sur les cinq petites pièces qui font cortège à Dalila, il y en a deux où l’auteur me semble inférieur à lui-même, l’Ermitage et la Fée Quant aux trois autres, nous n’avons à leur donner que des éloges. Le Cheveu blanc ne vaut pas mieux comme analyse morale que le Pour et le Contre; mais il est très supérieur comme art, comme exécution et même comme intérêt dramatique, si tant est qu’on puisse chercher un intérêt dramatique dans des œuvres aussi délicates. J’ai beaucoup entendu blâmer la petite pièce de l’Urne, que l’auteur a justement appelée pastel; je ne saurais me ranger à l’avis de ces sévères critiques. Il y a trop de marivaudage sans doute, trop d’affectation alambiquée, et c’est un malheur; mais ce marivaudage recouvre un sentiment très vrai, et que l’auteur a saisi et développé avec un rare bonheur. Ce sentiment, c’est la défiance de l’amour à sa seconde épreuve, la défiance d’un cœur sincèrement épris qui se resserre pour ne pas être dupe, et qui, s’il n’y prend garde, va commettre par prudence autant de fautes qu’il en a commis naguère par naïveté. Dussé-je passer pour un homme de mauvais goût, j’oserai dire d’ailleurs que le marivaudage des personnages ne me déplaît pas, car je trouve ce langage en parfait accord avec le sentiment qu’il veut exprimer. Ce qui distingue précisément le sentiment de défiance dont nous avons parlé, c’est une coquetterie affectée, une petite guerre de ruses et de manœuvres taquines, une recherche obstinée et patiente du point faible par où l’on pourra faire brèche et entrer en conquérant dans la citadelle du cœur. Le marivaudage est le seul langage qui puisse convenablement exprimer cette situation un peu bizarre, et M. Feuillet, en l’employant, me semble avoir donné une preuve d’un talent qui le distingue très particulièrement : à savoir l’appropriation exacte du cadre au sujet qu’il veut traiter. L’Urne est donc une très jolie chose et qui est tout à fait d’un connaisseur du cœur humain. Le Village, beaucoup plus accessible au grand nombre, a mieux réussi, et depuis longtemps il est accepté comme une des œuvres les plus aimables de M. Feuillet. Nous n’avons pas à le venger par conséquent d’un dédain immérité comme la petite pièce précédente; nous nous bornerons à dire qu’il serait difficile de faire une plus ingénieuse apologie des douceurs de la monotonie et du bonheur de l’habitude. Un sentiment de calme pareil à celui qui nous saisit dans une petite ville de province enveloppe de son silence cette charmante idylle bourgeoise éclairée d’un doux rayon d’automne.

Mais, quel que fût le mérite de ces productions, elles étaient de celles qui indiquent plutôt un observateur dilettante qu’un peintre de la nature humaine. M. Feuillet était un poète sans doute, mais il l’était surtout dans les arts délicats que préfèrent les femmes et les hommes du monde très distingués. Maître reconnu dans les arts du pastel et de l’aquarelle, on ne savait s’il pourrait jamais réussir dans la grande peinture. Ses esquisses étaient charmantes; mais qu’arriverait-il le jour où il ne se contenterait plus d’esquisser, où il voudrait dessiner et peindre? Il manquait à M. Feuillet l’œuvre importante, capitale, qui classe définitivement un auteur, et ne permet plus à la critique de le contester désormais. M. Feuillet sentit vivement cette lacune, je le crois, et se mit en devoir de la combler. Sa première tentative ne fut pas précisément heureuse. Que M. Feuillet me pardonne cette sévérité qui lui paraîtra peut-être exagérée, en songeant que je lui parle comme à un artiste, et non comme à un homme d’esprit qui cherche avant tout à amuser. Si je rencontrais dans le bagage de quelqu’un de ces conteurs d’histoires amusantes un roman comme Bellah, je le louerais probablement sans réserve, car Bellah est une charmante histoire, racontée avec une grâce et un bon goût parfaits, pleine de beaux détails; mais la longueur du récit, le plus étendu que M. Feuillet ait composé; accuse l’importance qu’il attachait à cette tentative; il avait voulu faire une œuvre de longue haleine. Faire une œuvre de longue haleine est en effet la première pensée qui se présente à l’esprit d’un auteur lorsqu’il songe à tenter cette œuvre capitale qui doit le classer définitivement. Peut-être, lorsqu’il écrivait Bellah, eùt-on beaucoup étonné M. Feuillet en lui révélant que cette œuvre décisive serait, non pas un long roman, mais un petit drame, s’appellerait Dalila et non Bellah. La préoccupation de frapper un grand coup me semble se trahir dans ce roman; mais le succès se rit un peu de nos efforts, et on peut dire de lui ce que le calife Omar disait de la destinée : « Le succès cherche après toi, c’est pourquoi ne le cherche pas. » Notre volonté n’est pas toujours heureuse dans ses tentatives, et nous ne sommes jamais aussi près de réussir que lorsque nous ne faisons aucun effort pour appeler la fortune. L’exemple de M. Feuillet prouve une fois de plus que l’œuvre décisive d’un auteur n’est pas celle à laquelle il a mis le plus de sa volonté, mais celle qu’il doit à quelque fortuite inspiration de son génie. Quelque aimable que soit le roman de Bellah, c’est une œuvre qui n’a pas de signification marquée. J’entends par œuvre qui n’a pas de signification marquée — une œuvre dont on ne voit pas la raison d’être, la nécessité ou l’utilité, une œuvre écrite non parce que l’auteur a fait une découverte morale, particulière, ou a été favorisé d’une inspiration originale, mais parce que la fantaisie errante de son esprit lui a présenté un sujet que son imagination peut exploiter. Ce défaut capital de Bellah est d’autant plus frappant que M. Feuillet l’évite d’ordinaire, et qu’il ne prend la plume que lorsqu’il lui arrive d’avoir à dire quelque chose de nouveau. On peut critiquer plus ou moins la manière dont il exécute ses pensées; mais toutes ses œuvres sont le fruit d’une conception. Je comprends très bien la raison d’être, la signification de Dalila, de la Petite Comtesse, du Roman d’un jeune homme pauvre, de la plupart des petits proverbes; mais quelle est la signification de Bellah? Il m’est difficile d’y voir autre chose qu’un gracieux et amusant récit. Évitons autant que possible les récits qui ne sont qu’amusans, les comédies qui ne sont que gaies, les drames qui n’offrent qu’une succession de péripéties émouvantes; ce sont clés œuvres qui ne classent pas un nom, et qui n’auront jamais une grande influence dans le domaine de l’art.

Dalila fut l’œuvre décisive qui manquait à M. Feuillet. Avec Dalila, M. Feuillet a obtenu deux résultats importans. D’abord il a obtenu ce qu’il cherchait depuis longtemps, un succès populaire. Après Dalila, le nom de M. Feuillet, prononcé seulement dans les salons, dans les réunions d’artistes, parmi les dilettanti, a été répété par le vaste public des lecteurs, et enfin acclamé par la grande voix de la foule. Ensuite il a prouvé, ce dont quelques-uns de ses amis doutaient eux-mêmes, qu’il avait en lui la puissance que doit avoir tout vrai poète, celle de se renouveler et de se métamorphoser. Il fit retentir une corde qu’on ne soupçonnait pas à son talent. Dans Dalila, il montra qu’il était désormais capable d’émouvoir autant que de charmer. Jusqu’alors il s’était montré subtil et gracieux, et voilà que, sans rien perdre de sa mesure ordinaire, il se montrait énergique et passionné. Il aimait à jouer sur les cordes les plus fines et les plus sympathiques du cœur, et voilà qu’il jouait sur les cordes les plus cruelles et les plus dures. Il était insinuant, le voilà éloquent; il aimait à être bienveillant, le voilà impitoyable comme le pessimiste le plus déterminé. A partir de Dalila, les lecteurs de M. Feuillet surent donc qu’il avait l’esprit aussi ferme que gracieux, aussi décidé que subtil. Ce drame en effet ne porte aucune trace d’effort, et cependant, si l’on se reporte aux œuvres précédentes de l’auteur, il semblerait que pour l’exécuter il ait dû faire violence à sa nature. Si ce combat a eu lieu, le lecteur n’en voit rien. Le poète a oublié un instant son optimisme habituel; il contemple d’un œil assuré le jeu impitoyable des passions qu’il a voulu peindre, il lit sans se troubler dans les replis de l’âme noire de Léonora; il assiste sans pitié puérile et sans vaine compassion à l’inévitable martyre de Roswein. Tout le drame est exécuté d’une main ferme, virilement, sans que le cœur ait tremblé. Sauf quelques tirades un peu trop sentimentales, pareilles à ces instrumens qui accompagnent dans les mélodrames les situations pathétiques, l’auteur reste impartial entre ses personnages et laisse les passions et la fatalité faire leur œuvre. M. Feuillet a évité très heureusement d’intervenir dans son drame et d’y venir jouer indirectement le rôle du chœur antique : l’émotion et la pitié s’échappent directement des situations, la leçon morale sort directement du drame lui-même. M. Feuillet a une certaine tendance à prendre parti pour ses personnages, à intervenir pour louer ceux qu’il aime ou pour médire de ceux qu’il méprise; dans Dalila, il a échappé à ce penchant dangereux. Il est bien vrai cependant qu’on pourrait découvrir sans trop de peine dans les rôles de Marthe et de Sertorius quelques vertus artificielles et quelque morale de convention; mais je n’oublie pas que ces personnages ont été créés pour servir d’antithèses aux rôles de Léonora et de Roswein, que la loi des contrastes est une des lois nécessaires de l’art, et que le respect obligé de cette loi entraîne fatalement à faire à la convention une part petite ou grande. De plus illustres que M. Feuillet n’ont pas cherché à éviter les inconvéniens de cette fatalité.

Quant aux deux personnages principaux, nous en parlerons avec quelques détails, car Léonora est la création la plus forte et Carnioli une des créations les plus heureuses de M. Feuillet. Léonora est un type accompli de perfidie ferme et réfléchie. Elle est perfide et rien que perfide ; elle est cruelle sans lâcheté, elle est méchante sans bassesse. Elle est galante sans avoir rien d’une aventurière ou d’une courtisane. Quand elle commet quelque indignité, ne croyez pas que ce soit par instinct de dissimulation, par besoin de vengeance, par orgueil blessé. Si elle fait saigner le cœur de son amant, ce n’est pas pour se donner le plaisir de sentir souffrir celui qui l’aime. Non, chacune de ses infamies n’est qu’une des parties d’un plan prémédité qu’elle exécute avec une tactique machiavélique et un esprit de suite admirable. D’avance, elle savait que l’aventure dans laquelle elle s’engageait devait avoir une fin; elle a donc échelonné ses cruautés comme autant de bornes milliaires sur la route qu’elle suit avec son amant, de manière à pouvoir toujours se dire : « Il y a tant de distances parcourues, il en reste tant à parcourir, voilà tout. » Puisque Léonora n’est pas assez maîtresse d’elle-même pour triompher des caprices de ses sens, il faut au moins qu’elle soit plus forte que ses victimes, car, n’étant que l’esclave de ses sens, elle conserve encore son rang dans le monde, rang qu’elle perdrait inévitablement, si elle avait la faiblesse d’être l’esclave de son cœur. C’est par un dernier reste d’orgueil aristocratique qu’elle est cruelle et impitoyable; tant qu’elle n’est qu’hypocrite et sensuelle, elle n’est pas déchue : elle le serait le jour où elle deviendrait sincère et confiante. Elle doit être ce qu’elle est sous peine d’abdiquer. Carnioli n’est pas un personnage moins vrai que Léonora, quoiqu’il se présente avec des allures un peu trop excentriques. Il représente bien cette science pratique de l’homme du monde qui ne vient pas de la réflexion et de l’observation, mais de l’insouciance, d’une bonne santé et de l’indépendance matérielle que donne la fortune. C’est le type de ces gais et aimables compagnons, pleins d’une expérience qui n’a jamais pu profiter qu’à eux-mêmes, incapables de vous donner un bon conseil, amis plus dangereux que le pire ennemi. Ils vantent leur expérience, et ils ne savent rien de la vie, si ce n’est qu’ils se sont tirés des situations les plus périlleuses, grâce à la violence d’un bon tempérament. Immoral sans perversité, brutal sans grossièreté, roué sans finesse, ami dévoué sans discernement, Carnioli est une représentation très heureuse de cette classe d’hommes qui en vous n’aiment qu’eux-mêmes, vous veulent semblable à eux pour vous aimer, et supposent que leurs amis doivent être comme eux à l’abri des maux de nerfs et de la phthisie.

Dalila est accepté généralement comme le chef-d’œuvre de l’auteur, et je crois que ce jugement du public est juste sans être tout à fait équitable. Si M. Feuillet n’a jamais eu plus de fermeté et de précision que dans Dalila, en revanche il a mis dans une autre œuvre plus de passion et plus de flamme. Je confesse que j’ai pour le charmant récit intitulé la Petite Comtesse une prédilection toute particulière, une prédilection qui tient de la sympathie et de l’amitié. Cependant, comme le rôle d’un critique n’est pas d’avoir des sympathies irréfléchies, j’essaierai de donner les raisons qui me font préférer ce récit à toutes les autres œuvres de M. Feuillet. La Petite Comtesse a été jugée très sévèrement; on l’a, entre autres choses, accusée d’être une histoire improbable, impossible, que sais-je? Improbable nullement, rare certainement. L’histoire est celle de deux âmes qui se sentent attirées l’une vers l’autre par une attraction invincible, et qui tombent foudroyées presque au même instant, l’une par le coup de tonnerre de la passion, l’autre par le choc en retour. La rapidité avec laquelle la passion précipite le dénoûment a choqué beaucoup de lecteurs, même parmi les plus intelligens; on a trouvé que ce dénoûment était bien romanesque et peu motivé; en un mot, on n’a pas compris la nécessité du coup de foudre, qui me semble au contraire la preuve la plus vraie que l’auteur ait donnée de sa science du cœur humain. Je prierai de remarquer que la passion des deux amans est soudaine comme l’éclair, et par conséquent doit se terminer par un désastre. Où a-t-on vu que des passions soudaines eussent jamais une fin heureuse? Il n’y a de passions heureuses que celles qui se sont formées lentement, où toutes les causes de malentendus ont été écartées par une main prudente, discrète et aimante; mais la passion soudaine ressemble à la foi qui veut ravir le ciel par violence. Elle est grosse d’imprévu, d’un imprévu qui n’est pas à longue échéance, qui éclatera infailliblement dès la première heure. Les causes de malentendu abonderont, et le temps manquera toujours pour les dissiper. En outre, ces passions, irrésistibles en raison même de leur soudaineté, iront jusqu’au bout d’elles-mêmes. Tout est blessure grave, coup décisif, lésion mortelle dans une pareille passion, un mot ironique, une méprise de l’esprit, une honnête réserve. C’est l’histoire de l’héroïne de M. Feuillet : elle meurt victime d’une méprise d’esprit, d’une fausse observation que son amant n’a pu réparer; le temps lui a manqué, et la passion qu’il avait inspirée n’avait pas le temps d’attendre. « Eh bien! monsieur, Dieu n’a pas béni notre sagesse, » dit la vieille marquise, lorsque George s’éloigne en laissant Mme de Palme frappée à mort, et ce mot résume heureusement la moralité de l’histoire. Quant à la composition du livre, elle me semble presque admirable, La tranquillité des premières pages, la longue et lente description de la sécurité morale du héros qui vit insouciant et heureux dans sa retraite laborieuse, font un contraste frappant avec l’orage terrible qui termine l’histoire. Le ciel était pur et bleu, et tout à coup le simoun a soufflé, et deux créatures humaines ont été enlevées avant qu’on ait eu le temps de dire : « Voyez. » Le caractère de la petite comtesse, cette femme composée de saillies et de flammes, est d’une originalité saisissante, et n’avait pas été tenté dans la littérature depuis la fameuse Ondine de Lamotte-Fouqué, qu’elle m’a rappelée, et à laquelle elle ressemble autant qu’une mortelle terrestre peut ressembler à une fée des eaux. L’auteur lui fait commettre avant de mourir une assez vilaine action qui a été généralement regardée comme une tache inutile. Je ne suis pas de cet avis. Cette action, toute vilaine qu’elle soit, est en parfait accord avec le caractère spontané de l’héroïne; c’est une action désespérée, d’une logique très absurde, mais très féminine. « Eh bien! soit, puisque je ne puis être aimée et que je ne suis pas digne d’être aimée à ce qu’il paraît, » voilà tout le raisonnement de l’héroïne. Je recommande la Petite Comtesse à l’attention des admirateurs nombreux du Roman d’un jeune homme pauvre. Je leur conseille une seconde lecture de cette belle histoire, et je ne doute pas qu’ils ne conviennent ensuite avec moi que de toutes les œuvres de M. Feuillet, c’est la plus parfaite et la plus poétique.

Le Roman d’un jeune homme pauvre a obtenu un phis grand succès, mais n’a pas, à mon sens, la même valeur que la Petite Comtesse. Le grand reproche que nous avons à adresser à l’auteur, c’est d’avoir voulu effleurer son sujet, et d’avoir refusé de l’approfondir. M. Feuillet a eu peur du réalisme : c’est une crainte salutaire, mais qui lui a fait un peu trop dédaigner la réalité. Qu’il nous permette de lui dire que la situation qu’il a voulu peindre est beaucoup plus grave qu’il n’a l’air de le croire, et que les infortunes réelles d’un jeune homme pauvre sont beaucoup plus amères que celles de son héros. Un jeune homme pauvre n’est pas précisément un personnage romanesque, car il vit en familiarité avec les réalités les plus sévères et les plus sombres. Sa dignité elle-même n’est pas celle que lui prête M. Feuillet : il n’a pas cette dignité calme, maîtresse d’elle-même, toujours égale, qui est celle de Maxime, mais une dignité beaucoup plus violente et récalcitrante. Elle n’est pas passive et purement défensive, elle est volontiers belliqueuse et agressive. Un jeune homme pauvre n’a pas de roman, ou, s’il en a un, il est beaucoup plus difficile à construire que celui du héros de M. Feuillet. Mais quel roman pourrait en revanche égaler en intérêt la connaissance positive de la réalité, les épreuves morales, les terreurs de l’abandon, les longues rêveries de la solitude, la science impitoyable d’observation que la pauvreté engendre ou enseigne? Les expériences d’un homme pauvre dépassent en profondeur celles de tous les autres hommes, car il est directement en relation avec la nature, et il lui faut juger les hommes, non, comme les riches, d’après leur surface, mais d’après leur valeur morale intrinsèque. Les riches n’ont jamais l’occasion de voir les hommes tels qu’ils sont; les pauvres au contraire les voient tels qu’ils sont à toute heure du jour. M. Feuillet n’a peut-être pas tenu assez compte de ce mot profond de Goethe, dont il aurait dû se souvenir : « Celui qui à l’heure de minuit n’a jamais mouillé son lit de larmes, celui-là ne vous connaît pas, puissances célestes! » Le séjour de Maxime dans les régions de la pauvreté est beaucoup trop rapide pour qu’il ait eu le temps de se familiariser avec ces puissances redoutables. Il n’a fait qu’y passer, de manière à savourer les plaisirs de la pauvreté, car la pauvreté au début a ses plaisirs comme la fortune. Sa pauvreté est une agréable aventure qui a jeté dans sa vie le charme de l’imprévu, et qu’il se rappellera avec bonheur. Plus tard il pourra dire à ses enfans : Je fus pauvre un certain jour !

Le roman d’un jeune homme pauvre, ce ne sont pas absolument les aventures plus ou moins brillantes dans lesquelles M. Feuillet a jeté son héros; ce roman, c’est la pauvreté, et la preuve, c’est que les pages les plus charmantes, les plus ingénieuses et les plus profondes du livre sont les cinquante premières, où le journal de Maxime ne raconte rien qu’humiliation, détresse et abandon. Toute cette partie est irréprochable, et porte la marque d’une main sûre d’elle-même. Mme Laubépin s’adressant à Maxime avec la voix languissante qu’on prend au chevet des malades, les ruses sympathiques de la bonne Louison pour faire accepter son dîner au jeune homme dont elle devine les souffrances, la promenade aux Tuileries au milieu des vertiges de la faim, la rencontre de l’ami sur le boulevard, la scène du parloir et l’escroquerie du morceau de pain, autant de traits vifs, poignans, pris dans la réalité elle-même, qui touchent et troublent comme le spectacle de la vérité. L’intérêt du lecteur suit ardemment le héros dans son voyage à ce vieux château de Bretagne où l’attendent de nouvelles luttes. Ici je m’arrêterai un instant pour faire observer à M. Feuillet qu’il ne s’est peut-être pas suffisamment préoccupé des exigences légitimes de l’imagination. Il a cru que l’imagination du lecteur reculerait devant des émotions trop fortes, et qu’elle demandait à être laissée sous une impression de bonheur. Je crois qu’il s’est trompé; l’imagination est une faculté épicurienne, qui ne demande pas mieux que de tirer un plaisir — même de la terreur, même des larmes. Lorsqu’elle voit Maxime entrer au château, elle s’attend à des luttes inégales entre le bonheur et la pauvreté, où le triomphe restera au plus fort, c’est-à-dire à la pauvreté. Elle accepte d’avance les situations les plus douloureuses, les émotions les plus poignantes. M. Feuillet ne l’a pas voulu ; la lutte est terminée au moment où l’imagination du lecteur croit qu’elle va commencer sérieusement.

Acceptons cependant le roman tel que l’auteur l’a conçu. Nos réserves une fois faites, nous conviendrons que, si le romancier a voulu laisser l’imagination du lecteur sous une impression heureuse, il y a réussi. Chacune de ses pages est un sourire mouillé de larmes : l’arrivée de Maxime au château compose un tableau charmant; les portraits des habitans et des habitués du château forment une galerie intéressante et curieuse : la vieille Mme de Porhoët, la frileuse Mme Laroque, la fragile Mlle Hélouin, le volage M. de Bévallan, et ce couple de philistins femelles, Mme Aubiny et Mme de Saint-Gast, sont pour nos lecteurs de vieilles connaissances qu’il nous suffira de rappeler à leur souvenir. Ce ne sont là toutefois que des personnages plus ou moins épisodiques : à partir de l’arrivée de Maxime au château, tout l’intérêt se concentre sur Mme Marguerite Laroque, le caractère vraiment original du roman. Ce caractère est-il vrai? Grande question, très controversée, à l’heure où nous écrivons, par tous ceux qui ont vu la pièce du Vaudeville. A vrai dire, la question nous semble souvent assez mal posée entre les controversistes, qui cherchent généralement dans leur souvenir et leur expérience un moyen de la résoudre. Il importe assez peu qu’un tel caractère ait vécu ou n’ait pas vécu, ait été pris dans la vie réelle ou soit sorti de l’imagination de l’auteur. Pour savoir s’il est vrai, il suffit de se demander s’il est possible. Oui, il est possible, et par conséquent vrai. C’est une heureuse création que cette jeune fille devenue sèche et froide à force de sentiment vrai, méprisante à force d’amour, soupçonneuse à force d’aspirations vers la sincérité. Sa défiance est une déviation, une dépravation, si j’ose m’exprimer ainsi, de la dignité; mais elle est très explicable, quoique bizarre, et tous les cœurs un peu fiers ont certainement éprouvé quelques-uns des mouvemens ombrageux, un peu trop multipliés, il est vrai, que ressent le cœur de Mme Marguerite. Un trait chez elle nous a beaucoup touché : sa crainte d’être la dupe des sentimens affectés. Nous l’aimons pour son mépris de la fausse poésie, pour cette ironie cruelle avec laquelle elle persifle et calomnie les choses qu’elle aime le mieux plutôt que de les voir gauchement profanées à ses yeux par des mains hypocrites. Comme toutes les âmes qui ont des sentimens vrais et forts, elle se ferme et se protège par l’ironie contre la peste de l’égalité et les confidences saugrenues des âmes poétiques, mais vénales, qui pourraient l’approcher. C’est un des traits les plus marqués de la vraie fierté que cette sécheresse hautaine, et il a été fort bien saisi par M. Feuillet. Dès la première heure, Marguerite a fait sentir à Maxime que s’il avait par hasard une âme d’intendant, il pouvait exercer ses talens à flatter des sentimens d’institutrice. « Allons, je vois, monsieur, a-t-elle dit avec une singulière expression d’ironie, que vous aimez ce qui est beau, ce qui parle à l’imagination et à l’âme : la nature, la verdure, les bruyères, les pierres et les beaux arts. Vous vous entendrez à merveille avec Mlle Hélouin, qui adore également toutes ces choses, lesquelles pour mon compte je n’aime guère. — Mais au nom du ciel, qu’est-ce donc que vous aimez, mademoiselle? — À cette question, que je lui adressais sur le ton d’un aimable enjouement, Mlle Marguerite s’est brusquement tournée vers moi, m’a lancé un regard hautain et a répondu sèchement : — J’aime mon chien. Ici, Mervyn! » J’ai cité ces quelques lignes parce qu’elles donnent bien le ton habituel de cette âme bizarre, et expriment fidèlement la nuance d’ironie qui lui est propre. Le caractère de Marguerite n’a donc aucun trait qui ne soit et ne puisse être vrai; malheureusement M. Feuillet a poussé ce caractère à outrance, de manière à le rendre invraisemblable. Marguerite est tellement préoccupée de n’être pas aimée pour sa fortune, elle est tellement défiante, qu’elle tombe elle-même dans les défauts qu’elle redoute de rencontrer chez les autres. Ses exigences ressemblent parfois à des indignités. Il faut en vérité que l’amour de Maxime soit tenace pour résister à des épreuves aussi insultantes, à des mauvais traitemens aussi peu mérités, et ne pas se changer en indifférence ou en mépris. En outre, je ferai remarquer à M. Feuillet qu’il y a certaines preuves de passion qui ont pour effet naturel non d’augmenter, mais de refroidir l’amour. Je fais allusion ici au saut périlleux que Maxime exécute du haut de la tour. On comprend bien qu’il expose sa vie pour ne pas rester sous le coup des soupçons de Marguerite ; ce que l’on comprend moins, c’est que son amour ne soit pas atteint profondément après cette scène. Il est doux sans doute d’exposer sa vie pour ce qu’on aime, mais certes il est amer d’être envoyé à la mort par une ironie gratuite, un soupçon ombrageux ou un caprice cruel. Une ballade espagnole raconte qu’une dame laissa tomber par caprice son gant dans une arène où combattaient des lions, et demanda à son amant, assis auprès d’elle, d’aller le ramasser : le cavalier descendit sans répondre, ramassa le gant et le remit à sa maîtresse; mais il ne l’aimait plus, dit la ballade, qui, je crois, est d’accord ici avec le cœur humain.

Le Roman d’un jeune homme pauvre continue au Vaudeville, sous une forme dramatique, le cours de ses succès. Les observations précédentes nous dispensent d’insister sur le drame, qui n’est que la transformation habile et ingénieuse du roman. M. Feuillet n’a rien ajouté à sa conception première; en revanche, il a beaucoup retranché. Mlle de Porhoët, une des plus heureuses créations du récit, n’est mentionnée qu’en passant dans une phrase insignifiante; les promenades dans la campagne, les exploits de natation de Maxime, les mésaventures aquatiques de M. de Bévallan, ont dû disparaître également, le drame ne pouvant jouir des franchises du roman. M. Feuillet a dû comprendre plus d’une fois, à mesure qu’il découpait en scènes de comédie les pages de son récit, combien cette coutume, aujourd’hui universellement répandue, de présenter la même idée sous deux formes aussi différentes que celles du drame et du roman est peu légitime et peu conforme aux véritables lois du goût. Les conceptions de l’imagination ne se prêtent pas indifféremment à toutes les formes ; il est impossible qu’une idée qui s’est présentée à la pensée d’un auteur sous la forme d’un roman puisse se retrouver identiquement la même sous la forme d’un drame. Mille nuances, nécessaires à l’explication des caractères, devront être supprimées. Telle action qui, dans le roman se comprenait sans effort devient choquante à la scène, lorsqu’elle éclate brusquement, sans que l’imagination du spectateur ait été préparée à l’accepter par les minutieuses explications de l’auteur. Telle situation qui paraissait naturelle lorsqu’on lui accordait pour se développer un long espace de temps devient incompréhensible lorsqu’on la voit resserrée dans la courte durée d’un drame. Le duel de point d’honneur entre Marguerite, qui veut être sûre de ne pas être aimée pour sa fortune, et Maxime, qui veut mettre sa pauvreté à l’abri de tout soupçon, se comprend mieux dans le roman qu’à la scène. Dans le roman, nous accordons aux personnages le bénéfice des jours et des heures ; tel soupçon a mis une semaine à couver, chaque journée a amené son contingent de petites aventures : par conséquent, quelque surprenante qu’elle puisse être, la situation n’a rien de brusque et d’inexplicable ; mais dans le drame le duel s’engage sous nos yeux, se poursuit sans paix ni trêve, se prolonge sans merci. Chaque explication, au lieu de réconcilier les adversaire et de leur mettre la main dans la main, ne fait que les séparer plus profondément et les éloigner davantage l’un de l’autre. La dignité de Marguerite finit par paraître insolente, et l’amour de Maxime par paraître humble. Marguerite exige trop, et Maxime est disposé à trop accorder. Après le saut périlleux de la tour, que peuvent signifier pour une fille sensée les commérages de Mlle Hélouin ? Autre chicane : des deux tableaux qui composent le cinquième acte, le premier nous paraît de trop. Ce tableau est rempli par la mort du vieux corsaire Laroque, qui à l’heure de l’agonie reconnaît les traits héréditaires des Champcey. À quoi sert l’exhibition de ce vieux scélérat, puisque M. Feuillet n’a pas employé cet incident pour dénouer la situation, qui reste aussi embarrassée qu’auparavant ? Mais à quoi bon multiplier les critiques ? Ce drame sans doute n’est qu’une copie habile d’une œuvre originale, mais il compose un spectacle des plus agréables et des plus distingués. Malgré les coupures obligées et les transformations nécessaires, la charmante conception de M. Feuillet conserve encore son attrait et sa poésie. Ce drame émeut souvent, et plaît toujours. Il plaît toujours, et c’est la véritable raison du légitime succès qu’il a obtenu. On est ravi de trouver enfin sur la scène des sentimens élevés, qui peuvent être acceptés par tout le monde, exprimés dans un langage qui n’est pas celui de tout le monde, et de contempler des personnages qu’on pourrait saluer, si on les rencontrait.

Et maintenant nous prendrons congé de cet ingénieux et brillant écrivain. Si le ciel nous prête vie, nous espérons le retrouver dans quelques années aussi grand artiste que nous le quittons artiste délicat. Son passé nous donne une pleine confiance dans l’avenir de son talent, car il a surpris ceux mêmes qui l’aimaient, et il a découragé ceux qui s’obstinaient à le nier. Il n’a pas gaspillé son esprit en productions hâtives; il a toujours attendu l’heure de l’inspiration, qui l’en a récompensé par ses plus aimables sourires. Lentement, laborieusement, il a dégagé et formé son originalité et assoupli son talent. Nous l’avons toujours vu en progrès sur lui-même, en voie de perfectionnement. Enfin, qualité exquise autant que rare, il n’a jamais aimé que les succès de bon aloi. Les applaudissemens grossiers ne l’ont pas séduit, et les suffrages des hommes de goût lui ont paru préférables aux suffrages ignorans des premiers venus. Mais aujourd’hui qu’il est maître de lui-même et que son nom a conquis tant de sympathie, nous aimerions à le voir hardi autant que nous avons aimé à le voir prudent. Qu’il élargisse son horizon; que, sans quitter sa calme retraite et sa campagne aimée, il jette plus souvent un regard sur le vaste monde. Le vaste monde, la large humanité, les grandes croyances, voilà la carrière inépuisable d’où le véritable artiste doit désirer tirer la matière de ses œuvres. Que l’on sente vibrer un peu plus en lui la fibre de l’homme universel sympathique à toute grandeur, à toute cause noble, accessible à toutes les préoccupations légitimes de ses contemporains. Le vaste monde n’est pas l’étroite enceinte d’un salon choisi, c’est une large arène où les hommes combattent pour de grands et complexes intérêts, et la mission du poète par conséquent n’est pas seulement de plaire, mais d’encourager et de consoler les cœurs qui luttent. Quelles que soient cependant les métamorphoses que nous réserve ce talent dans l’avenir, saluons dès aujourd’hui M. Feuillet comme le premier des jeunes poètes et des jeunes romanciers dont le nom est répété par la foule.


EMILE MONTEGUT