La nouvelle couvée (Lettres à Françoise)/02

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La nouvelle couvée (Lettres à Françoise)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 802-826).
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LA NOUVELLE COUVÉE[1]
(LETTRES À FRANÇOISE)


LETTRE III[2]


Ambleuse, 5 septembre.

J’assiste en ce moment, ma chère nièce (et ce n’est pas le moindre attrait de mon séjour), à la péripétie du petit roman sentimental dont nous avions, — vous et moi, — feuilleté l’un passé les premiers chapitres.

L’an passé comme cette année, Sylvie Bertrand-Tasqué habita Rein-du-Bois durant le mois de septembre, Rein-du-Bois séparé d’Ambleuse par quelques arpens de charmilles. Sylvie avait quinze ans à peine : elle en paraissait au moins seize. Georges de Lespinat avait accompli depuis quelques semaines sa dix-septième année.

Si Georges avait été un de nos rhétoriciens de Paris, un Noël Laterrade plus mûr, et Sylvie une gentille caillette moderne, genre Blanche ou Madeleine Demonville, le voisinage aurait provoqué un estival et simple « flirt » comme la nouvelle couvée m’en offre, en ce moment, plusieurs exemples.

Mais la jeunesse de Georges fut solitaire, dans un vieux logis de famille, en tête à tête avec un père qu’il aime tendrement, sans avoir avec lui le moindre goût commun. Sylvie, fille d’un premier mariage du docteur Bertrand-Tasqué, et certes point malheureuse avec sa belle-mère, n’en a pas moins senti peser sur elle la confuse mélancolie des enfances orphelines. Ainsi les circonstances avaient reployé prématurément ces deux êtres sur eux-mêmes ; ils devaient s’affranchir de la mode sentimentale ambiante et vivre une vie intérieure plus intense. La mode sentimentale ambiante chuchote « flirt » à l’oreille des jeunes gens modernes, garçons et filles. L’écho plus grave d’une vie intérieure a murmuré « amour » à l’oreille de Georges et de Sylvie… Ils ne s’en dirent rien l’un à l’autre, l’an dernier ; chacun n’en dit peut-être rien à soi-même. Mais l’impérieuse force les rapprocha, les enchaîna subtilement : un an d’absence, sans même s’écrire, avec trois entrevues rapides à Paris, où ils n’eurent pas un moment de libre causerie, loin de relâcher la chaîne, la consolida… Georges, très maître de lui, ne laisse rien paraître ; mais il m’a confié les épreuves de son premier livre de vers : j’y ai vu, à toutes les pages, sourire les lèvres de Sylvie. Elle, au contraire, son émoi est touchant ; son cœur déborde ; et je n’aurais guère besoin de l’aider pour qu’elle versât dans mon oreille ses innocentes confidences.


Educateur, qui que tu sois, quels que soient ton tempérament et ta doctrine, voici ton maître : il surgit sur la route de l’éducation plus tôt ou plus tard, suivant les sujets, mais on ne l’évite pas, et ce serait bien vainement t’efforcer que de former le corps, l’esprit, la sensibilité de tes élèves sans tenir compte de cet impérieux compagnon qui les attend à un coude du chemin et qui te disputera leur gouverne : l’amour… Les modes galantes ont beau changer ; le roman et le théâtre, au XXe siècle, ont beau nous présenter des Lovelace cinquantenaires et des amoureux à cheveux gris, alors qu’un siècle plus tôt Faublas jouait à seize ans son rôle de grand séducteur, — la nature ne change pas selon le caprice des modes, et c’est un grand aveuglement que de ne tenir aucun compte, entre « l’âge ingrat » et la fin de l’éducation, de ce survenant formidable : l’amour. Sa moins dangereuse intervention est sans doute qu’il apparaisse sous la forme d’un sentiment robuste et profond, comme entre Sylvie et Georges. Chargé d’âmes puériles, je redoute bien davantage la curiosité des sens et de l’esprit, où le cœur n’a point de part ; je redoute la singerie des grandes personnes, le romanesque en l’air ; je redoute bien d’autres choses. Mais ce dont je suis certain, c’est que l’éducateur d’enfans de douze à seize ans, s’il bouche résolument ses yeux pour ne rien voir, s’il laisse les choses courir au petit bonheur, s’il pense : « Ce n’est pas mon affaire…, » cet éducateur là est un méchant ou un sot.


Revenons à Georges et à Sylvie… M’amusant à les observer, favorisé de leur double amitié, — encore que Georges soit, plus que la jeune fille, constamment sous mes yeux, — je suis aisément la progression du roman ; je le vois qui s’approche de la péripétie. Autour deux, on ne s’inquiète de rien. Sylvie n’a même pas sa belle-mère avec elle, à Rein-du-Bois. Georges, justement réputé sérieux, n’est pas surveillé par son père. Dût-on remarquer qu’ils se plaisent ensemble, on prononcera une fois de plus, avec le même sourire complaisant, l’éternel petit mot « flirt… » Un flirt de plus dans la nouvelle couvée, qu’importe ?

Vous et moi, ma chère nièce, sommes seuls à nous douter qu’il s’agit d’autre chose que d’un flirt, et qu’il faut prendre garde. Georges n’a d’ailleurs rien déclaré à Sylvie, j’en suis sûr, et Sylvie n’attend de Georges aucune déclaration. Tous deux se contentent de l’extrême bonheur que leur vaut ce voisinage d’été : après-midi passées ensemble en excursions, en chasse, au tennis ; soirées où, presque quotidiennement, tout le monde se réunit autour de la même table, dans l’un des trois logis.


Aujourd’hui, le rendez-vous de la nouvelle couvée, dans l’après-midi, était fixé au tennis de Chambon. C’est un tennis somptueux, comme tout ce qui relève du financier Demonville. À Ambleuse, voire à Rein-du-Bois, nos jeunes gens tennissent sur de la terre battue : le tennis de Chambon est asphalté, entouré de grillages peints, et doté, comme dans les villes d’eaux élégantes, d’une tribune pour l’arbitre des parties, de fauteuils anglais pour les assistans, de tables anglaises pour le thé. Au lieu de Clément Martin ficelé à la diable (comme à Ambleuse et à Rein-du-Bois), deux grooms en livrée ramassent les balles.

Devant une visite à Mme Demonville, et ayant expérimenté déjà que le tennis est (en France) un des lieux où le moraliste peut le mieux observer la jeunesse en action, j’arrivai vers quatre heures et demie chez notre pimpante voisine. Elle recevait, précisément, parmi les tables et les fauteuils anglais. Quelques visiteurs m’avaient devancé ; M. de Lespinat, votre belle-sœur Lucie et le célèbre pianiste parisien. Tout en rendant mes devoirs à Mme Demonville, je ne me fis pas faute de suivre attentivement trois parties successives, et de prendre quelques notes mentales sur les joueurs, pour enrichir mes fiches.

Fervent adepte de l’exercice physique et redevable envers lui, je crois, d’une santé qui a du moins persisté jusqu’à ce jour, le tennis me paraît comme sport d’un ordre quelque peu inférieur, et sans traiter (à la façon de Kipling) les joueurs de tennis de « nigauds en flanelle, » je reproche au tennis d’être un sport pratiquement inutile, une gymnastique n’ayant d’autre objet qu’elle-même. Dans la vie réelle, c’est chose fort rare qu’on ait à renvoyer utilement une balle avec une raquette : tandis qu’on a parfois un intérêt capital à atteindre un but avec un objet lancé à la main. Le discobole fait un exercice pratique, le tennisseur point. L’escrime, l’équitation, la natation, la course, le saut, la lutte, le patinage, la gymnastique dans les agrès sont des sports éminemment utiles au cours de la vie, outre qu’ils font jouer les muscles et les poumons. L’utilité du tennis est limitée à ce jeu des poumons et des muscles : le geste qu’on y exerce n’a pas d’usage hors le champ de tennis ; c’est un geste superflu… Petit-Pierre et Simone ne furent donc pas spécialement dressés au tennis ; mais, comme ils sont entraînés à fond à la course et au jet de la balle, comme, d’autre part, le tennis les amuse, ils y font figure honorable, surtout Petit-Pierre. On daigne les admettre pour compléter un quadrille, au besoin. Je vous assure qu’alors ils s’y adonnent de toute leur âme, et ne pensent point à autre chose qu’à « servir » difficilement les balles ou à leur imposer les trajectoires les plus tendues.

Je n’en dirais point autant, Françoise, de toutes ces adolescences que je vis, le même jour, évoluer des deux côtés du filet… Une fois de plus, je constatai que le tennis a été un des moyens les plus efficaces, pour la jeunesse française moderne, de relâcher l’antique discipline qui, naguère, séparait les deux sexes. Vous, Françoise, jeune fille de la période de transition, vous vous rappelez les hésitations, les terreurs de votre mère, l’excellente Mme Le Quellien, lorsqu’il fallait vous mêler à des jeux de garçons, ce qui, dans sa propre jeunesse, eût semblé monstrueux. Des raquettes en nerf de bœuf, tels furent quelques-uns des outils les plus énergiques pour briser la cloison étanche. Grâce, en partie, au tennis, le système absurde qui isolait les garçons des filles jusqu’au moment précis où la rencontre pouvait offrir le plus de dangers, ce système a péri. Les sports en commun habituent filles et garçons à se connaître dès l’enfance, alors que les filles ne rêvassent pas encore, que les garçons ne pensent pas encore à mal. L’adolescence venue, ce n’est plus la brusque mise en présence, en contact, de deux curiosités passionnées, de deux timidités ardentes, comme il arrivait naguère, le jour où l’oie blanche ouvrait ses ailes pour le premier bal… C’est révolution naturelle, prévue, des habitudes acquises durant l’enfance. Pour avoir contribué à cette révolution, honorons le tennis.

Toutefois, nulle révolution ne s’accomplit sans dommage. Les esclaves de la Louisiane ne passèrent pas indemnes à la liberté, ni les moujicks à l’affranchissement. L’apprentissage d’être libre exige plus d’une génération. Plusieurs de vos contemporaines, ma chère nièce, pâtirent de la réforme et se dévoyèrent. Les nouvelles couvées, nées dans des mœurs moins rigoureuses, risquent moins de souffrir par leur liberté même. Mais l’accoutumance n’est pas encore complète : les jeunes Français, les jeunes Françaises ne pratiquent pas encore, en 1912, la vie en commun avec cette parfaite aisance, cette absence d’arrière-pensée qu’y portent, par exemple, de jeunes Anglais comme Sam Footner et sa sœur May… J’eus la preuve et le spectacle de cette différence au tennis de Mme Demonville.

Sam Footner, partenaire de Blanche Demonville, luttait contre sa sœur May, partenaire de Guy Demonville. May et Sam avaient de commodes tenues de tennis, amples, simples, nettes ; le tailleur qui les avait conçues, et eux-mêmes qui les avaient acquises n’avaient eu d’autres pensées que d’en adapter la forme à leur objet sportif. Guy Demonville « lançait » un pantalon de flanelle légère et soyeuse, vaguement rosée, une chemise assortie, d’un ton à peine plus clair, une cravate lever d’aurore, bref, une vêture de tennisseur pour Gymnase ou Comédie-Française. Quant à Blanche, qui s’attife avec non moins de recherche, comme elle n’avait pas voulu renoncer, même pour le sport, à l’effet esthétique de « l’entravement, » elle s’était combiné certain costume irrésistible, mais dont la jupe trop serrée gênait les mouvemens de ses jambes et lui faisait manquer ses balles. À chaque balle manquée, elle envoyait à Georges de Lespinat un sourire nonchalant qui semblait dire : « Cela m’est bien égal, si vous me trouvez à votre goût. » Car Blanche Demonville marque de la sympathie pour Georges de Lespinat, si manifestement que Sylvie s’en alarme. Guy Demonville, lui, jouait à merveille, maniait la raquette comme un jeune seigneur français devait jadis manier la lance du tournoi, sous le regard des belles : lui aussi jouait pour autre chose que le jeu, pour Sylvie qui n’y prenait point garde, pour Cécile Bernier, la jolie intellectuelle qui ne dédaigne pas les divertissemens sentimentaux, pour May Footner, qui veut bien flirter après la partie, mais qui mène sa partie en bonne petite Anglaise, sans penser à rien qu’à la gagner.

Bref, je confirmai là une observation déjà notée : que les sports où les deux sexes sont réunis, et généralement la vie commune des jeunes gens et des jeunes filles, vie conforme aux lois naturelles, vie dont les avantages sont indéniables, date encore chez nous de trop peu d’années pour être sans péril ; qu’une longue hérédité de galanterie fausse encore, en France, les rapports des garçons et des filles ; qu’enfin, jusqu’au jour où les jeunes Français et les jeunes Françaises aimeront les sports d’un amour désintéressé (comme leurs voisins et voisines d’outre-Manche) le devoir des parens sera d’exercer sur les sports en commun une surveillance discrète, mais active.

Quelle était, durant cette partie de tennis, l’attitude des parens ?

Les parens de Sylvie, des jeunes Footner, de Cécile Bernier étaient absens, ayant tacitement délégué leurs pouvoirs et leurs devoirs de surveillance à Mme Demonville et à votre belle-sœur. Or, Mme Demonville se souciait, sans plus, de caqueter avec votre belle-sœur Lucie. Ayant épuisé le chapitre des toilettes de rentrée, ces deux dames s’accordaient sur la rareté d’un bon mécanicien d’automobile. Elles se racontaient les méfaits de leurs propres mécaniciens et, selon l’habitude féminine, elles parlaient toutes les deux exactement en même temps, ne prenant que le loisir de souffler… M. de Lespinat, seul père présent, questionnait, sur le problème des pare-grêle, le vicomte de Lasmolles qui venait d’arriver… Ainsi, la nouvelle couvée voletait sans guides, comme une compagnie de perdreaux que les premières battues ont faits orphelins.

Soyons sincères : la nouvelle couvée ne semblait pas souffrir de cet abandon. Cécile Bernier s’était rapprochée du célèbre pianiste, de qui la gloire hypnotisait son snobisme intellectuel… Le célèbre pianiste interprète Chopin presque à l’égal de Paderewsky : mais sa réputation d’homme à bonnes fortunes est bien établie, et il ne cherche pas à s’en affranchir. Plus à l’écart, Madeleine Demonville et Noël s’isolaient : ce sont deux enfans, d’accord ! mais tous deux ont la toquade de jouer « aux jeunes gens, » et Madeleine déclare sans ambages qu’elle flirte avec Noël, ce qui fait rire indulgemment et votre belle-sœur et Mme Demonville… Quant à Sylvie, elle était quelque temps demeurée silencieuse et heureuse auprès de Georges ; mais les provocations de regard que lançait à celui-ci Blanche Demonville finirent par l’énerver, et, la partie terminée, comme Blanche s’avançait vers Georges, Sylvie quitta la place, rejoignit le jeune Anglais et sa sœur. Sylvie plaît beaucoup à Sam Footner, c’est visible : mais le flirt de Sam Footner (peut-être ai-je tort) ne m’inspire aucune inquiétude. D’abord, parce que le cœur de Sylvie est pris, sérieusement pris ; et puis parce que j’ai confiance en Sam Footner, jeune Anglais équilibré, sans curiosité, sans malice, calme par tempérament, respectueux de la femme par hérédité et par éducation. De même, flirtant avec Guy Demonville, la sœur de Sam porte en ce divertissement certains usages nationaux de prudence et de défense féminines dont le jeune Latin étourdi aurait difficilement raison… Résumons : tout cela est fort innocent, fort gentil, et je ne vais pas me donner le ridicule de troubler la fête en criant casse-cou aux parens. J’estime pourtant que cette fermentation juvénile, sans danger quand les parens la suivent de l’œil, la gouvernent, la limitent, n’est pas inoffensive si elle agite au hasard, et librement, de jeunes cœurs et de jeunes tempéramens.

L’admirable, c’est que les parens n’en marquent point le moindre souci. On dirait que la petite révolution moderne qui a affranchi leurs filles, qui a mêlé la vie de leurs filles à celle des jeunes gens, les a surtout libérés eux-mêmes, eux, les parens, et qu’ils poussent un « ouf ! » de soulagement en se disant : « Grâce au ciel, nous ne sommes plus tenus de surveiller ces gamines ni ces drôles !… » Allons plus avant encore dans la vérité des faits : constatons que bien des parens d’au- jourd’hui, loin de défendre leurs enfans contre la fermentation prématurée, contribuent à la hâter, à l’activer ! J’en fis la remarque chez Mme Demonville. Les parties étaient finies ; tout le monde s’assemblait autour des tables à thé, nouvelle couvée et couvées du temps passé. La conversation des grandes personnes se poursuivit sans tenir compte de la présence de toute cette jeunesse. Le célèbre pianiste, causeur goûté quoique précieux, distilla un scandale parisien qui fit pâmer de gaîté votre belle-sœur et Mme Demonville : les petites Demonville et Mlle Bernier ne manquèrent pas d’en rire aussi. Comprenaient-elles ? Je n’en suis pas sûr. Guy plaisanta sa sœur Blanche sur la forme de sa jupe avec la liberté de paroles d’un collégien qui parle à un camarade ; elle ne s’en offusqua point et lui répliqua à peu près du même ton.

Noël (treize ans à peine !…) fredonna un refrain de café-concert qui fait en ce moment fureur à Paris, grâce à des sous-entendus d’un goût discutable. Sa mère lui dit paisiblement : « Eh bien ! on t’apprend de jolies choses à Condorcet… » Il avait fait rire l’assemblée, sa mère était un peu fière de lui. Même Georges, même Sylvie, dont les manières sont parfaitement décentes et qui jamais ne prononcent une parole risquée, ne parurent pas offensés. Que voulez-vous ? ils sont de leur temps ! Et de même que, déférens eux-mêmes, ils ne critiquent pas la faillite du respect chez leurs contemporains, — de même, sans être aucunement « dépudorés » eux-mêmes, l’absence de vergogne, chez la nouvelle couvée, ne les offusque point.


Par cette mi-septembre, ma chère nièce, il est une heure que j’aime entre toutes : celle où, le crépuscule nous ramenant au logis, on s’assoit jusqu’au diner devant sa table de travail ou simplement à côté d’elle, un livre en main… Recueillies au cours de la journée, les images d’un été déjà moins tyrannique offrent à l’imagination, à la méditation, un fonds de beauté, de sérénité, de joie. Au dehors, ce n’est pas encore la lourde léthargie des soirs d’automne ; on sent que toute la nature continue de palpiter sous l’ombre amoureuse ; mais pourtant ; l’ombre est descendue, qui calme l’inquiétude de nos nerfs, qui nous invite à rentrer sous un toit, à renouer le fil de la vie intérieure, — tandis qu’en la saison des crépuscules tardifs et prolongés, en juin, en juillet, en août, on ne pouvait se résoudre à quitter le plein air tant qu’une pâleur de jour argentait ou rosissait encore la coupole du ciel… Heures apaisées qui finissez les après-midi de septembre, quand le rideau, tiré devant la fenêtre ouverte, palpite faiblement ; quand les bruits toujours harmonieux de la campagne s’espacent et s’éteignent ; quand on regarde le rond lumineux de l’abat-jour dessiné sur la feuille blanche ; quand on ne se décide pas tout de suite à écrire, parce que les pensées sont à la fois abondantes et diffuses, et qu’on sent le besoin de les laisser se clarifier, déposer leur limon avant de les verser sur la page ; heures rares et précieuses que le Sagittaire nous dispense en petit nombre, je vais à vous, chaque été, comme à une sorte de retraite annuelle, propice à l’inventaire du passé, à la préparation de l’avenir. Vous êtes la halte réparatrice avant le grand labeur de l’hiver.


Le soir de ma visite au tennis Demonville, je laissai intacte la page où s’irradiait le reflet circulaire de ma lampe. Je ne quittai pas mon fauteuil. Je n’écrivis pas une ligne. Ce redoutable problème, l’éducation du cœur chez la jeunesse, m’obsédait. Que faire pour le cœur de tous ces jeunes êtres, afin qu’ils gardent intacte leur sensibilité, qu’ils ne la gâchent pas comme des enfans déchirent, en s’amusant, une gravure de prix, et qu’en même temps cette sensibilité ne soit pas entravée, opprimée, étouffée par un régime absolu d’ignorance, d’obscurantisme, de froideur ? Le système de séparer les sexes jusqu’au mariage par une cloison inflexible, d’élever d’un côté de la cloison de petits moines, de l’autre côté de petites nonnes, puis de jeter tout d’un coup la cloison à bas et de faire communiquer monastère et béguinage, non, ce système-là est par trop dément, je n’en veux pas, je le repousse !… Mais mélanger garçons et filles en s’en remettant à la nature, en comptant que tout se passera comme s’il y avait une cloison, ce système-ci est plus imbécile encore. Autant que la tyrannie de naguère, le laisser aller du temps présent signifie qu’on se dérobe à un grand devoir. Paresse éducatrice qui mérite ici un autre nom : celui de lâcheté.

Ah ! j’en conviens, ce n’est guère agréable pour le père, ayant pris les mains de son fils, et le regardant bien dans les yeux, alors que justement ces yeux sont tout troubles d’un incendie intérieur, de lui dire : « — Voici la vie… je ne veux pas que tu l’apprennes d’un autre que de moi, et je veux que tu l’apprennes à temps. Toutes les raisons que j’aurais de m’abstenir seraient malséantes, puisque d’autres, qui ne veulent pas ton bien comme moi, ne s’abstiendront point… Ecoute ! » Et pour une mère, ce n’est pas non plus une partie de plaisir, attirant sa fille contre son sein, que de lui dire : « — Certaine d’avance que les choses que je vais Rapprendre pénétreront un jour prochain dans ton esprit, je veux qu’elles y pénètrent portées par mes paroles, et ton cœur sur mon cœur… » Minute difficile pour le père ou pour la mère, d’autant plus que, si la conversation veut être efficace, elle ne doit point tarder. Laisser passer l’âge ingrat sans avertir, c’est compromettre l’adolescence… Noël Laterrade a douze ans et demi ; cet avertissement que son père a négligé de lui donner, le collège le lui inflige, j’en suis sûr, et Dieu sait dans quelles conditions, avec quelle déformation caricaturale ! Madeleine Demonville a treize ans ; c’est une gamine innocente. « — Quoi ? me dirait sa mère, vous voulez que j’aille obscurcir ces prunelles limpides ?… » Madame, votre fille peut être mariée dans trois ans, dans quatre ans, elle peut être mère… D’ici là, soyez certaine que les yeux dont la limpidité vous ravit s’ouvriront aux réalités, par une curiosité périlleuse ou par la malice d’autrui… Hâtez-vous donc ! C’est le devoir !


Sur ma table, deux petits volumes sont déposés, que j’ai apportés dans mon bagage de vacances. L’un, en usage dans certaines maisons suisses d’éducation, est écrit en français et s’intitule : L’Ecole de la pureté. L’autre s’appelle : What young people should know. Ce que la jeunesse doit savoir). On me dit que dans plusieurs écoles d’Amérique les élèves de douze ans l’ont entre les mains. Votre belle-sœur, ma chère Françoise, ou Mme Demonville s’affoleraient à l’idée de laisser traîner l’un de ces deux livres sous le regard de leurs enfans… C’est pourtant les deux livres qui ont raison, parce qu’ils sont la ligne droite, la sincérité, le courage, tandis que le système de Mme Demonville et de votre belle-sœur, c’est vouloir et ne pas vouloir, c’est traiter hypocritement les enfans comme s’ils ne savaient pas ce qu’ils savent, tout en ne se gênant pas devant eux. C’est de la lâcheté double.


LETTRE IV


Ambleuse, 8 septembre.

Ce qui me plaît, dans ce joli d’Ambleuse, ma chère Françoise, outre le silence propice, c’est que les gens, et les choses même, y conspirent à défendre, à échauffer la vie intérieure. Georges de Lespinat, sans contredit, est le plus charmant échantillon de la « nouvelle couvée » que je connaisse : parfaites manières, élégance d’allures, l’intelligence cultivée comme l’ont seuls certains autodidactes de choix, l’âme ardente et le cœur fier ; je comprends le penchant simultané que lui marquent la coquette Blanche et la tendre Sylvie. Son père, au premier al)ord, semble un gentilhomme campagnard comme nos provinces en comptent par centaines : la chasse, les champs, une politique limitée aux intérêts de culte et de classe, une douzaine de livres lus par an, — voilà tout ce que révèle de pensée sa conversation affable et châtiée… Mais je sais maintenant, par les confidences de Georges, que ce fermier-chasseur vécut dans sa jeunesse, et continue de vivre un roman à la George Sand. Jadis, après une adolescence indomptée, la rencontre d’une jeune fille de son monde et de son voisinage l’assagit tout d’un coup ; il se rangea, se maria, vécut huit années de bonheur jalousement solitaire. La mort de sa femme, emportée par une crise d’appendicite aiguë, le laissa seul avec un enfant à peine sevré. Dès lors, il se consacra à l’éducation de son fils et au souvenir de la disparue. « — Papa aime toujours mieux maman que moi ! » me dit Georges non sans une pointe de tristesse, car il adore son père, et l’admire. Son père, me dit-il encore, passe de longues heures dans son appartement seul avec les images et les objets familiers de l’unique femme qu’il ait chérie. Ce que Georges ne me dit pas (mais je l’ai deviné dans ses réticences et aussi à travers certaines phrases de mon hôte), c’est que M. de Lespinat, à force de penser à l’épouse perdue, a glissé doucement à une sorte de spiritisme. Lorsqu’il a poussé le verrou de sa porte, durant les heures où chôment la chasse et les travaux champêtres,. il évoque l’absente, — j’en suis sûr, — il converse avec elle, il la voit… Qui oserait le railler ou le condamner ? De tels égaremens de la sensibilité sont plus excusables que l’oubli.

Ainsi couve, sous ce vieux toit, une discrète ferveur de passion. Mais combien le vieux toit, les vieux murs, les meubles inchangés depuis Brault de Lespinat (lequel, entre parenthèses, fut lui-même un terrible passionné, et enleva, tout fonctionnaire du roi qu’il était, sa fiancée dans un couvent), combien cet Ambleuse suranné favorise la fermentation sentimentale ! Entre nous qui l’habitons et l’époque de l’amoureux maître des eaux et forêts, il ne manque pour ainsi dire pas un anneau à la chaîne des souvenirs. On ne voit point ici l’assemblage laborieux de mobilier « authentique » ramassé chez les plus célèbres truqueurs parisiens, comme en tant de châteaux, comme à Chambon : c’est au contraire la stratification successive des époques, fin du XVIIIe siècle, premier Empire, Restauration, second Empire, fin du XIXe siècle. Il s’est trouvé que tous les Lespinat avaient l’âme conservatrice. Quand vint la mode des fauteuils capitonnés et de la soie plissée aux plafonds des boudoirs, — on ne se rebella point ; on relégua dans des chambres d’amis les délicieux canapés Louis XVI, les fauteuils à médaillon, les scènes champêtres des tapisseries ; mais on ne détruisit rien et l’on entretint tout, soigneusement ; en sorte que, le goût des belles choses revenu, le père de Georges n’eut qu’à remettre en place l’installation de son trisaïeul tandis que le style Louis-Philippe et le style Napoléon III garnissaient à leur tour les chambres lointaines.


La pièce la plus intacte de ce logis immobile, — celle aussi où peut-être je me plais le plus, c’est la bibliothèque… Là, nul autre changement, depuis l’origine, que l’accroissement progressif, à chaque génération, du modeste trésor : modeste, car il ne contient aucun livre de haut prix, et, les plus précieux, la fortune leur vint en dormant : par exemple à cette édition brochée de Stendhal, dont chaque volume, payé quelques francs quand il parut, vaut dix louis à présent… Mais comme la belle tradition de la lecture française, durant cent trente ans environ, s’inscrit sur les rayons blanc-gris, un peu fléchissans au milieu, le long des murs de la grande salle rectangulaire ! Peu d’ouvrages antérieurs au temps de Louis XVI : quelques in-folio grecs, latins, cependant : un beau Strabon, un Ausone. Un Montesquieu en trois tomes… Le Voltaire de Kehl ; le Rousseau avec la suite des gravures de Marillier… L’abbé Prévost en trente volumes… L’Histoire universelle en cent vingt-neuf, « traduite de l’anglais par une société de gens de lettres. » L’Histoire des voyages… Tom Jones… Laclos… Tous ces volumes portent une sorte d’uniforme : la reliure en veau fauve, très dorée sur le dos à nervures, les tranches rouges. Sur le panneau qu’ils couvrent, leur juxtaposition dessine une belle tenture cordouane… À côté, bien plus nombreux, voici les éditions d’une autre époque féconde, l’abondante récolte qui va de 1815 à 1830, les classiques de Didot et de Lefèvre, avec leur reliure à des plats, à pièces en forme de carré ou d’écu, — et aussi les reliures purement romantiques avec leurs amusantes arabesques dorées, le titre au milieu du dos entre deux grandes parenthèses horizontales. Temps béni pour les bibliothèques françaises, temps des éditions in-octavo à claire typographie, à marges généreuses, à gravures soignées ! Je salue au vol ces immuables élémens des collections de château : les histoires de Ségur et de Norvins, l’Histoire de Paris, de Dulaure, le Lycée de la Harpe… Voici Tristan le Voyageur ; voici le Jeune Anacharsis, avec son atlas ; voici les œuvres de Mme Riccoboni ; voici le Répertoire du théâtre français ; voici le Théâtre des Grecs, de Brumoy ; voici le Shakspeare de Letourneur et le Byron de Pichot. Et vous ne manquez pas au rendez-vous, vénérables collections de Walter Scott et de Cooper, traduits par Defauconpret ; ni Chateaubriand, ni Béranger, ni le Balzac de Houssiaux !

Trop souvent, dans les bibliothèques de château, ce Balzac de 1855 est l’acquisition la plus récente. La curiosité littéraire des châtelains semble s’être soudain endormie vers cette date. Quelques Sand, quelques Labiche dépareillés, de vagues brochures… on atteint notre époque en quelques enjambées. Telle n’est pas la bibliothèque d’Ambleuse, qui, grâce à la culture intellectuelle des propriétaires successifs, n’a négligé d’acquérir ni les grands romanciers de la fin du XIXe siècle, ni les beaux livres de la critique moderne, ni les philosophes contemporains. Et, en passant par Taine et Brunetière, on arrive ainsi jusqu’à Pierre Louys, la comtesse de Noailles et Abel Bonnard, achetés par Georges de Lespinat.


Ce palais des livres, où règne ordinairement un silence recueilli, a résonné, hier après-midi, des éclats de rire, des protestations, des querelles de la nouvelle couvée. Voici comment. À la suite d’une conversation avec Mlle Cécile Bernier, l’amie « intellectuelle » des petites Demonville, au cours de laquelle cette brune enfant m’énervait par son outrecuidance, je lui avais déclaré qu’à mon sens, ses contemporains ou contemporaines présens, et elle-même, ne savaient à peu près rien, dans le sens profond et vrai du mot, sauf le tennis, le patinage, et quelques termes, peu nombreux et à demi compris, de langues étrangères. J’exceptais de ce jugement (Georges de Lespinat, parmi les « grands. » et Pierre et Simone, parmi les « petits… » Vous imaginez l’indignation de notre intellectuelle en jupe courte… Peu s’en fallut qu’elle ne m’injuriât. Comme je tenais bon, elle appela en témoignage, et à la rescousse, tout le reste de la bande ; bientôt, il me fallut tenir tête aux trois Demonville, à Noël, aux deux Footner : ces deux derniers protestaient d’ailleurs sans violence, et seulement, je le compris, pour l’honneur de la vieille Angleterre. Sylvie, seule, se taisait, contente que j’eusse excepté Georges de mes sévérités… On me défia de prouver ce que j’avançais : l’ignorance foncière, l’absence de culture profonde de la nouvelle couvée. Je relevai le défi. Il fut convenu qu’au premier jour de pluie empêchant les excursions et les jeux de plein air, la jeunesse des trois châteaux voisins se réunirait dans la Bibliothèque d’Ambleuse, qui nous parut à tous un champ des plus convenables pour ce tournoi d’esprit. Je poserais à chacun des jeunes seigneurs réunis une question « raisonnable, » sur les matières que normalement des gens de leur âge et de leur milieu peuvent et doivent connaître. Si l’unanimité des concurrens proclamait que la question était « hors du cadre, » je cédais, j’en posais une autre.

(Je vous entends, Françoise, vous écrier : « Dieu, que vous êtes pion, mon cher oncle ! » — Soit ! ma nièce. Je suis pion, je » conviens. Mais par ce temps où si peu de gens ont le goût de étude, faut-il railler ceux qui gardent le goût d’enseigner ?)

… J’eus vite fait de composer dans ma tête le menu de ces agapes instructives. Et. sur de ma victoire, j’attendis la première pluie d’après-dînée. Avant-hier soir, après une journée trop radieuse, le ciel s’ennuagea, vers le couchant. Un fin brouillard mouilla les premiers voiles de la nuit ; hier matin, au réveil, il pleuvait bel et bien… À deux heures, toute la nouvelle couvée (sauf Pierre et Simone) pépiait dans la Bibliothèque d’Ambleuse.

Vous n’attendez pas de moi, chère nièce, que je vous conte par le détail cette joute mémorable. Vous imaginez aisément qu’elle fut disputée parmi la gaîté la plus remuante, mais non sans âpreté ; que les jeunes filles ne surent pas toujours maîtriser leurs nerfs ; que votre oncle s’attira plusieurs répliques acides, notamment de la part de Mlle Cécile Bernier, laquelle eut, un instant, des larmes de dépit au bord de ses vifs yeux d’ambre ; mais qu’au demeurant, une franche cordialité régna et qu’on se sépara bons amis. Jeune mère, soucieuse de bien élever vos enfans, ce qui vous intéresse, c’est les questions posées.


Je m’attaquai d’abord à la culture ancienne, grecque et latine. Sam Footner, Guy Demonville et Noël Laterrade, mis au pied du mur, auraient volontiers renoncé à la lutte, sans la présence des jeunes filles, qui ranimait leur émulation. Hélas ! cette partie de l’examen fut lamentable. Aucun des concurrens ne sut correctement traduire en grec la phrase suivante, pourtant innocente : « Si j’étais libre, j’irais à Athènes. »

Seul, Noël Laterrade (grâce à l’entraînement que je lui fais subir depuis quelque temps) se rappelait l’adjectif éleuthéros. Mais, à construire la phrase, nul ne parvint.

L’examen de latinité proposa comme traduction à livre ouvert la onzième ode d’Horace (Livre premier), l’une des plus faciles :

Tu ne quæsieris, scire nefas, quem mihi, quem tibi
Finem Di dederint, Leuconoe ; nec Babylonios
Tentaris numeros

Protestations des concurrens. Ils réclament le droit d’user d’un gros dictionnaire. Je leur réponds que savoir une langue, c’est, avant tout, en connaître le vocabulaire : l’inconvénient de donner des dictionnaires aux élèves, durant une composition, c’est que justement le maître ne saura jamais quel élève a cherché dix mots, quel n’en a cherché que deux, quel a déniché dans son lexique une phrase toute traduite. Que d’ailleurs, c’est un procédé barbare et néfaste de faire chercher trois cents fois dans le dictionnaire, pendant dix ans, le mot numerus au même élève, au lieu d’employer une demi-heure, s’il le faut, à introduire ce mot, avec ses divers sens bien compris, dans la mémoire dudit élève, et de veiller ensuite à ce qu’il ne l’oublie point. J’exigeai donc que chacun des concurrens traduisît en un quart d’heure, avec l’unique secours de ses connaissances acquises, les huit vers qui composent la pièce. Les versions furent lues à haute voix : ce ne fut pas un des momens les moins joyeux de l’épreuve. Ce qui me contrista pourtant, ce fut que nul des trois concurrens ne parut avoir jamais entendu parler, avant ce jour, du célèbre : carpe diem, qui commence le dernier vers de l’ode. Me croirez-vous si je vous dis que Noël traduisit hardiment carpe par « carpe ? »

Les jeunes filles s’étaient, durant cette première partie de l’examen, copieusement moquées des garçons. Les garçons prirent leur revanche quand le même système de version rapide, sans lexique, fut proposé aux demoiselles pour l’anglais et l’allemand. J’avais choisi un sonnet de Shakspeare, nullement inextricable, et un morceau d’article extrait du Berliner Tageblatt. Le résultat fut moins désastreux que pour le latin et le grec : néanmoins, les versions abondèrent en contresens ; nombre de mots furent constatés inconnus ; May Footner elle-même se blousa dans un tercet de son poète national. Bref, confusion des filles, revanche bruyante des garçons, qui renièrent, du coup, toute galanterie et tout esprit de flirt.

Pour épuiser la question langage, il me restait à prouver à mes jeunes Français qu’ils ignoraient leur propre langue. Je n’imitai pas ce pédant de Mérimée ; je ne dictai pas de problème d’orthographe ; il est trop facile de faire faire une faute par ligne, dans une dictée, à une personne même cultivée, et cela ne prouve à peu près rien contre sa culture. Autrement grave est d’ignorer le vrai sens des mots, et c’est le cas général. Ou en ignore un bon nombre, et on connaît le reste à peu près.

Je dictai cette réflexion de La Rochefoucauld :


Un habile homme doit savoir régler le rang de ses intérêts, et les conduire chacun dans son ordre ; notre avidité le trouble souvent, en nous faisant courir à tant de choses à la fois, que pour désirer trop les moins importantes, nous ne les faisons pas assez servir à obtenir les plus considérables.


Voilà, n’est-il pas vrai ? ma chère nièce, une admirable phrase française ; il est impossible d’enfermer plus exactement, en des termes parfaitement clairs, une plus forte substance d’idées.

L’ayant dictée à mes néophytes, je les priai de me la traduire par écrit, c’est-à-dire d’en redire le sens en d’autres mots,, comme s’ils voulaient eux-mêmes l’expliquer, — à un enfant, par exemple. Georges prit part au concours. Voici son commentaire :

« Un homme habile doit savoir ranger dans son esprit ses intérêts par ordre d’importance, afin de régler, d’après cet ordre, le moment où il s’occupe de chaque intérêt, et l’effort qu’il y consacre. Nous bouleversons souvent cette sage méthode, parce que nous sommes avides d’obtenir d’un seul coup, et sur-le-champ, les objets de tous nos désirs. Nous voudrions courir à la fois aux choses importantes et aux choses sans importance ; et parce que nous avons un désir immédiat et puéril de tels ou tels avantages médiocres, nous en négligeons de considérables. L’homme habile, sachant qu’on ne peut tout avoir, néglige les avantages médiocres, ou du moins ne les poursuit que s’ils peuvent servir à conquérir des avantages considérables. »

Je lus ce commentaire à haute voix, en le déclarant un peu prolixe, mais parfaitement intelligent. Tous les termes et le sens intégral avaient été compris et nettement exprimés. Ce fut pour mon ami Georges une minute de victoire, qu’il porta gaiment, sans triompher le moins du monde : en somme, un pareil travail est un jeu pour un adolescent de sa culture. La plus émue fut Sylvie, rougissante comme si elle eût été la victorieuse. Blanche Demonville profita de l’incident pour venir faire cent grâces à Georges, et se pencher sur son épaule au point de le frôler, sous prétexte d’examiner de près la copie. J’observai qu’alors toute la joie de Sylvie s’obscurcissait.

Vous ne serez pas étonnée, ma Françoise, que Georges ait été le seul à mériter des éloges. Aucun des autres concurrens, garçons ou filles, n’entendit les mots « régler le rang de ses intérêts et les conduire chacun dans son ordre ; » aucun ne traduisit sans faux-sens : « notre avidité le trouble souvent ; » un contresens général interpréta « pour désirer » comme « afin de désirer ; » enfin la phrase finale : « Nous ne les faisons pas servir à obtenir les plus considérables » fut expliquée si bizarrement qu’on eût cru lire la traduction, par des élèves négligens, d’un obscur texte étranger.

Assez honteux d’une impuissance qu’il leur fallait bien constater, et qui les surprenait eux-mêmes, mes « nouvelle-couvée » s’excusèrent en déclarant qu’on ne leur avait jamais demandé de « version française. » Je leur répliquai que je m’en doutais, mais qu’il était cependant plus nécessaire pour de jeunes Français de comprendre La Rochefoucauld que certains romans idiots de la bibliothèque Tauchnitz.

L’examen porta ensuite, ma chère nièce, sur l’histoire, la géographie, l’arithmétique. Vous n’êtes pas encore assez éloignée du temps où, gentille élève de l’Institut Berquin, je vous visitais fidèlement au parloir, — pour avoir oublié dans quels pièges je m’amusais à faire trébucher votre érudition toute fraîche. On vous enseignait chichement à Berquin ; votre programme d’alors semblerait étriqué, comparé aux somptueux programmes d’aujourd’hui. Mais vous étiez, — sans compliment, — une jolie intelligence, vive, lucide, curieuse, et cela supplée à tout. Et puis, qu’importent les somptuosités de programme ? La nouvelle couvée ne sait rien de plus en histoire, en géographie, en sciences exactes que ne savaient les « petites Berquin. » Ses livres de classe marquent une égale méconnaissance de l’esprit des élèves, un pareil dédain de la notion du temps, un mépris identique de ce qu’est « apprendre » et de ce qu’est « savoir. » J’ai feuilleté l’Atlas de Noël Laterrade : sous prétexte d’aider la mémoire, c’est une succession de petits cadres où l’on voit cent Frances bariolées de bleu, de rouge, de jaune, de vert ; il y a la carte des céréales, la carte des cotonnades et des lainages, la carte des betteraves et des carottes, la carte de l’industrie du papier, cent cartes, vous dis-je, dont l’enfant est censé fixer l’image en sa cervelle ! L’auteur se moque-t-il du monde ou n’est-il qu’un sot ?… Quant au cours d’histoire du même Noël, c’est un volume de sept cents pages in-12, d’un texte serré, qui expose les destinées de la France depuis les origines jusqu’en 1889. Si je tenais l’auteur, il me semble que j’essaierais de l’étrangler..

Résultat de ce mirifique enseignement : les mêmes « colles » où bronchait ma Françoise au temps de l’Institut Berquin, mais dont elle finissait par triompher grâce à la force de son clair génie, ont désarçonné mes néophytes modernes. Je vous en rappelle quelques-unes : vous les saluerez comme de vieilles ennemies.

Pas un élève sur dix (et pas une grande personne dite cultivée sur cent) ne sait, même en gros, la superficie de la France, ou la distance de Cherbourg à New-York, ou n’est capable de ranger les États importans par ordre de dimensions. Même comique ignorance, si vous priez l’examiné de vous faire faire un petit voyage sur le Danube, en nommant seulement cinq villes traversées ! Bafouillage innommable si l’on aborde l’explication des degrés de longitude, et leurs rapports avec le mètre : la base même de la géographie est donc ignorée. Posez, pour voir, à n’importe qui (toujours prétendu cultivé) la question suivante : « Rappeler en vingt lignes ce qui s’est passé en Russie pendant le XVIe siècle, » vous recueillerez les plus divertissantes âneries… Enfin, pour bien constater que personne (sauf les spécialistes) ne possède les premiers élémens de l’arithmétique, offrez, — comme je l’offris à ma petite troupe déjà moins fringante, — le célèbre problème que nous appelons, vous et moi : « le problème des cheveux. »

Étant admis qu’une femme n’a pas plus de trois cent mille cheveux sur la tête, y a-t-il deux Parisiennes ayant exactement le même nombre de cheveux ? Justifier sa réponse par une démonstration


Un des grands plaisirs de la pédagogie pratique, c’est que la jeunesse se rallie volontiers et vite à ce qui lui paraît équitable et vrai. Elle n’a ni prévention, ni parti pris. Réunis autour de moi, dans la Bibliothèque d’Ambleuse, mes « nouvelle-couvée, » passablement honteux de leurs déconvenues, pépiaient : « On ne nous a pas appris !… »

Quand leur émoi s’apaisa, je leur dis :

— Mes chers enfans, vous avez raison ; on ne vous a pas appris… Votre ignorance accuse l’inertie des éducateurs, plus que la vôtre. Les gens qui font des livres classiques sont des paresseux ; car, au lieu de méditer sur l’esprit des enfans et d’adapter leur science à cet esprit, ils écrivassent tout ce qu’ils ont dans la tête, tout ce qu’ils pillent dans des bouquins, et envoient ce galimatias à l’imprimeur. Paresseux aussi sont les faiseurs de programmes ; car il est infiniment moins difficile de composer sur le papier un menu somptueux, que d’exécuter le plus modeste des bons repas, et qui soit, en outre, digérable. Enfin, vos parens eux-mêmes ne furent pas exempts de paresse, qui crurent avoir accompli tout leur devoir en vous mettant dans les mains ces livres bâclés et en vous imposant ces programmes indigestes.

« Je vous le dis non sans tristesse : il est déjà bien tard pour changer de méthode avec vous. Vous avez passé douze ans ; beaucoup de vos habitudes de compréhension et de travail sont fixées ; vous les traînerez toute votre vie, à moins d’une violente réaction d’énergie et d’un effort nouveau, très intense. Faute de cette réaction et de cet effort, vous serez, mon Dieu ! tout simplement des gens comme la plupart de nos contemporains, à culture tellement peu profonde qu’autant vaudrait la friche : la culture de ces laboureurs de l’agro romano qui grattaient la terre avec un soc de bois… Vous saurez d’allemand ou d’anglais autant qu’un portier de palace-hôtel ; ce n’est pas inutile, mais je vous ferai remarquer qu’une bonne ou un garçon de café apprennent cela en six mois de service, dans le pays. Vous saurez tenniser, golfer, patiner : mais il y a cent à parier contre un qu’on n’aura pas discipliné votre endurance à la marche, à la course, qu’on ne vous aura pas appris à vous défendre contre la force ou à vous sauver par les fenêtres et les toits, en cas d’incendie : ce qui serait tout de même plus utile que de lancer une balle de caoutchouc.

« Laissant de côté la culture physique, — heureusement restaurée dans votre génération, et seulement pas assez pratique, — je vais vous donner certains avis qui pourront vous être utiles, si vous souhaitez quand même devenir cultivés intellectuellement.

« La première connaissance qu’il importe de posséder, c’est celle de SA LANGUE. Par la langue maternelle afflue en nous tout ce que nos sens ne suffisent pas à nous apprendre. Notre enfance sera d’autant plus riche d’idées, d’autant plus compréhensive ; elle poussera d’autant plus vite et plus loin son enquête sur le monde extérieur que nous saurons plus tôt, et plus à fond, notre langue. Aussi fut-il criminel d’affaiblir votre âpre et utile apprentissage de la langue maternelle en vous embarrassant de mots, de tournures, d’accens étrangers. On est arrivé à ce mirifique résultat que vous savez un peu, — très peu d’allemand ou d’anglais, — mais que vous ne savez guère plus de français. Vous ne possédez donc, entre douze et seize ans, aucun outil parfait pour vous assimiler les idées des autres, ni pour exprimer les vôtres. N’eût-on pas mieux fait d’épargner tant d’institutrices étrangères, et de vous enseigner le français à fond, avec son vocabulaire, ses tournures, son histoire, sa prosodie, comme j’essaye de le faire pour nos petits amis Pierre et Simone ?

— Alors, s’écria Guy Demonville, il ne faut jamais étudier d’autre langue que la sienne ?

— Ne me faites pas dire cette sottise ! répliquai-je. Les langues autres que le français sont utiles pour la pratique de la vie et pour l’enrichissement de l’esprit : cela va de soi. En outre, leur apprentissage intelligent exerce ce qu’on appelle « l’esprit d’analyse. » Beaucoup de pédagogues modernes ont les joues toutes gonflées de ces mots : l’esprit d’analyse, — et, au nom de l’esprit d’analyse, ils condamnent la méthode directe, c’est-à-dire la méthode par laquelle vous avez appris votre langue maternelle, mots, tournures, phrases d’abord, — grammaire ensuite.

« Je leur répondrai qu’au début des études, l’esprit d’analyse des enfans français s’exerce beaucoup mieux sur une phrase française comme celle de La Rochefoucauld, dont tous les mots sont connus, — que sur un texte en langue étrangère où l’ignorance du vocabulaire déroute précisément l’analyse. Il ne s’agit pas de fabriquer de petits Sherlock-Holmes, ni des devineurs de rébus : il s’agit d’habituer les élèves à méditer sur un texte raisonnablement écrit, et à en extraire la pensée. C’est donc sur des textes français que votre esprit d’analyse doit d’abord s’exercer.

« Un peu plus tard, vers neuf ou dix ans, un utile développement de l’esprit d’analyse sera d’apprendre une langue étrangère. Et je pose ici deux axiomes.

« I. Rien n’est plus facile, ni plus amusant que d’apprendre une langue étrangère.

« II. Toutes les langues étrangères peuvent s’apprendre par la même méthode : et c’est cette méthode qu’il importe surtout de bien posséder. »

Jeunes gens et jeunes filles groupés autour de la table centrale s’écrièrent :

— La méthode ! vile ! donnez-nous la méthode !

— La méthode, poursuivis-je, s’apprend en même temps qu’on apprend sa première langue étrangère. Pour des Français et des Françaises, j’estime que ce doit être le latin. Vous trouverez partout les raisons de cette préférence ; contentez-vous de celle-ci qui est forte : savoir le latin est le moyen le plus court de savoir le français. C’est plus court que d’enseigner en détail pourquoi « immense » ne veut pas simplement dire « très grand ; » comment le verbe « douter » a donné l’adjectif « indubitable, » etc. En outre, le latin est un excellent type de langue étrangère, pour étudier la méthode générale d’apprentissage. Tout près du français par l’esprit et les mots, il en est très différent par les flexions, c’est-à-dire par les déclinaisons et les conjugaisons ; et il est la langue où la construction est la plus dissemblable du français : occasion d’exercer le fameux esprit d’analyse.

« Mais je lis sur le visage mobile de Mlle Cécile Bernier une certaine impatience de mes digressions. Ouvrez vos oreilles fines, mademoiselle, voici la méthode :

« Apprendre d’abord, par la mémoire et un usage intelligent, le vocabulaire et les flexions.

« Apprendre les élémens de la grammaire, par des remarques sur les conversations et sur les textes lus.

« Tenir sous clé le dictionnaire et la grammaire. Il sera temps de les sortir (ne criez pas au paradoxe !) quand vous saurez la langue.

« Voici ce que je veux dire en excluant le dictionnaire et la grammaire :

« Je vous ai déjà déclaré que je trouve barbare le procédé qui consiste à apprendre les divers sens du mot numerus en cherchant ce mot quelques centaines de fois dans le dictionnaire, pendant plusieurs années. Nous avons d’ailleurs constaté qu’après tant de feuilletages, personne ici ne savait traduire : numeros babylonios. Le vocabulaire doit s’apprendre directement, au moyen de conversations et de lectures méthodiques, conduites par un vrai maître et non par une fille de cuisine née à Stuttgart ou à Galway. Les mots une fois bien compris, il faut les fixer dans la mémoire par la récitation, et ne plus les laisser échapper… — Mais, objecte mon savant confrère Henri Poincaré, on n’apprend pas le latin pour demander son chemin à Cicéron dans un faubourg de Suburre ! — D’accord, cher confrère. Aussi, ne dirons-nous pas que l’élève sait le latin quand il demandera correctement à Cicéron les chemins de Suburre : nous dirons seulement qu’il a fait un pas décisif vers la connaissance du latin, et qu’il la fait bien plus vite que par le système ordinaire des écoles, lequel l’eût obligé à emporter en route son gros dictionnaire sous le bras.

« Une langue a beau n’être plus parlée depuis quinze siècles, ce n’est pas pour rien qu’elle s’appelle toujours « une langue ; » l’organe essentiel de sa transmission est la langue, la parole humaine : c’est déjà affaiblir cette force de transmission que de lire les mots avant de les entendre et de les écrire avant de les prononcer. À la seule époque où le latin ait été vraiment su par les gens cultivés de tous les pays, il servait de langue usuelle dans les écoles. Et les maîtres des rares écoles où la méthode directe est encore appliquée au Latin proclament qu’ils font des bacheliers en trois ans au lieu de dix.

« Mais voilà : la méthode directe est fortement discréditée par les filles de cuisine irlandaises ou wurtembergeoises, qui sont, à l’ordinaire, chargées de l’appliquer à nos enfans !… Posons cet axiome que :

« Pour être valablement appliquée, la méthode directe exige un professeur très instruit et une progression nullement arbitraire.

« En effet, ce n’est pas au hasard qu’il faut enseigner les mots à l’élève. En les enseignant dans un ordre logique, on gagne beaucoup de temps et on soulage la mémoire. La conversation ne doit pas être quelconque, ni quelconque le texte lu. Mais surtout, chaque phrase entendue, lue, prononcée doit être assez tôt l’objet de remarques grammaticales : ainsi se forme, dans l’esprit de l’élève, une grammaire apprise en même temps que le vocabulaire… Je me suis senti l’âme irritée, l’autre jour, en ouvrant au hasard la grammaire grecque de mon neveu Noël, grammaire signée pourtant par un excellent agrégé, par un jeune savant. J’avais ouvert le livre au titre : Conjugaisons. Et je trouvai là dix pages de règles et de remarques sur les augmens, sur les redoublemens, sur les aoristes, sur les verbes contractés, sur les verbes moyens, sur les verbes en mi, sur le diable et son train, avant qu’un seul exemple de verbe conjugué eût été proposé à l’élève !… Mais, agrégé de malheur ! (pensais-je), l’élève qui serait capable d’apprendre vos dix pages serait un monstre de mémoire, car je le défie de les comprendre ! Montrez-lui donc, et faites-lui apprendre des verbes, enchàssez-les dans des phrases, après quoi vos remarques sur les augmens, les redoublemens et les contractions reposeront sur quelque chose de concret, et signifieront quelque chose !

« Voilà, mes jeunes amis, le genre de grammaire qu’il faut tenir sous clé : hélas ! toutes les grammaires sont ainsi, sauf une (à ma connaissance) : la grammaire de Ahn. Celle-ci applique strictement le précepte d’enseigner par les exemples ; la partie purement grammaticale se réduit à deux lignes de remarques, de temps en temps, sur le texte qu’on vient d’étudier.

« Une fois que vous savez la langue étrangère à peu près comme, on sait sa langue maternelle à sept ans, — c’est-à-dire que vous possédez un ample vocabulaire, et que les flexions et les tournures vous sont familières, — alors, il sera temps (comme on le fait pour la langue maternelle) d’aborder l’étude analytique. Alors la grammaire de l’agrégé pourra vous être utile, malgré sa méchante méthode : car elle vous parlera des choses que vous savez, et vous trouverez en votre mémoire la corroboration pratique de son enseignement… Alors nous ferons des versions et thèmes sur des textes assez ardus pour exercer le fameux « esprit d’analyse, » et le problème sera double : d’abord bien pénétrer le sens, comme pour la phrase de La Rochefoucauld, — ensuite bien transporter ce sens d’une langue dans l’autre, résultat utile, mais en somme indépendant de la science même d’une des deux langues. On peut en effet comprendre parfaitement une satire de Juvénal et la rendre fort mal en français. Ce sont deux dons distincts ; deux apprentissages distincts, deux études distinctes ; j’appelle sur ce point l’attention de mon savant confrère. Il n’a certes pas manqué d’observer que beaucoup de traductions françaises d’auteurs anciens publiées par des latinistes ou des hellénistes excellens, sont des plus médiocres. C’est que ces doctes personnages étaient de pauvres écrivains français, et que pour rendre en français Virgile ou Théocrite, il ne suffit pas de les comprendre. »


Vous supposez sans doute, ma chère Françoise, que les piquantes tennisseuses et les fringans joueurs de foot-ball qui m’écoutaient commençaient à trouver l’homélie un peu longue ? Détrompez-vous. D’abord, ce ne fut pas une homélie, je ne vous donne ici qu’un sommaire glacé : imaginez les interruptions, les protestations, les approbations qui lui firent un vivant accompagnement… Et puis, cela les intéressait, malgré le sujet sérieux, — parce que ce n’était pas un enseignement en l’air, qu’ils étaient encore tout chauds de leur examen manqué, et que les paroles que je prononçais, au lieu de se présenter comme une dissertation académique, commentaient un fait récent, un fait qui les touchait. Le secret de l’enseignement pratique est là

Ils en voulurent davantage ; ils voulurent des idées sur l’enseignement de l’histoire, de la géographie, des sciences mathématiques et physiques. Je ne vous répéterai pas ce que je leur répondis : vous connaissez mes doctrines ; Françoise les a entendues, jeune fille, et je vous les redisais encore dans mon avant-dernière lettre à propos de Simone et de Pierre.


En même temps que ma petite conférence, la pluie eut l’ironique gentillesse de cesser. Un rayon de soleil un peu jaune, bien automnal, vint dorer les reliures fauves des vieux livres. Je donnai congé à toute ma volière, qui s’échappa vers les parcs pour y chercher des cèpes.

Seul, Georges resta auprès de moi :

— Monsieur, me dit-il, abuserais-je de votre complaisance en vous demandant quelques instans de conversation ?

Nous montâmes ensemble dans mon appartement. Je vous conterai la prochaine fois ce que Georges avait à me dire.


MARCEL PREVOST.

  1. Copyright by Marcel Prévost, 1912.
  2. Voyez la Revue du 1er avril.