La palingénésie philosophique/PARTIE VI. Idées sur l’état passé des animaux : et a cette occasion sur la création, et sur l’harmonie de l’univers

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La palingénésie philosophique : ou Idées sur l'état passé et sur l'état futur des êtres vivans : ouvrage destiné à servir de supplément aux derniers écrits de l'auteur et qui contient principalement le précis de ses recherches sur le christianisme
Geneve : C. Philibert (1p. 236-264).

SIXIEME PARTIE

Idées

sur

l’état passé

des

animaux :

et à cette occasion

sur la création

et sur

l’harmonie de l’univers


J’ai touché au commencement de cet écrit, à une grande révolution de notre globe, qui pourroit avoir précédé celle que l’auteur sacré de la genèse a si noblement décrite. Je n’ai pas indiqué les raisons qui rendent cette révolution probable, & qui doivent nous porter à reculer beaucoup la naîssance de notre monde. Ce détail intéressant m’auroit mené trop loin, & m’auroit trop détourné de mon objet principal.

Ceux qui se sont un peu occupés de la théorie de la terre, sçavent qu’on trouve par tout sur sa surface & dans ses entrailles des amas immenses de ruines, qui paroîssent être celles d’un ancien monde, dont l’état différoit, sans doute, par bien des caractères de celui du monde que nous habitons.

Mais ; il n’est pas nécessaire d’avoir beaucoup médité sur la théorie de la terre, pour se persuader que Moyse ne nous a point décrit la première création de notre globe, & que son histoire n’est que celle d’une nouvelle révolution que la planète avoit subi, & dont ce grand homme exposoit très en raccourci les traits les plus frappans ou les principales apparences.

Graces aux belles découvertes de l’astronomie moderne, on sçait qu’il est des planètes, dont la grandeur surpasse plusieurs centaines de fois celle de notre terre. On sçait encore que cette petite planète que nous habitons & qui nous paroît si grande, est un million de fois plus petite que le soleil autour duquel elle circule. On sçait enfin, que les étoiles, qui ne nous paroîssent que des points lumineux, sont autant de soleils, semblables au nôtre, & qui éclairent d’autres mondes, que leur prodigieux éloignement dérobe à notre vuë.

Qu’on réfléchisse un peu maintenant sur l’immensité de l’univers ; sur l’étonnante grandeur de ces corps qui roulent si majestueusement dans l’espace ; sur leur nombre presqu’infini ; sur les distances énormes de ces soleils, qui ne nous les laissent appercevoir que comme des points étincellans dont la voûte azurée est parsemée, & qu’on se demande ensuite à soi-même ce qu’est la terre au milieu de cette graine de soleils & de mondes ? Ce qu’est un grain de mil dans un vaste grenier & moins encore.

Si après s’être fortement pénétré de la grandeur de l’univers & de la magnificence de la création, l’on vient à lire avec réfléxion le premier chapitre de la genèse, on se convaincra de plus en plus de la vérité de cette opinion philosophique, que je soumets ici au jugement du lecteur éclairé.

Dieu dit[1] qu’il y ait des luminaires dans l’étenduë, afin d’éclairer la terre ; & il fut ainsi. Dieu donc fit deux grands luminaires, le plus grand pour dominer sur le jour ; le moindre pour dominer sur la nuit. Ce fut le quatriéme jour.

Quand on a quelques notions du systême des cieux, on sent assés, combien il est peu probable que la terre ait été créée avant le soleil, auquel elle est si manifestement subordonnée. Il seroit superflu de s’étendre sur ceci. Ce n’est donc probablement ici qu’une simple apparence. Dans ce renouvellement de notre globe, le soleil n’apparut que le quatrième jour.

Dieu[2] fit aussi les étoiles. Il les mit dans l’étendue pour éclairer la terre. Il est bien évident, que Moyse comprend ici sous la dénomination générale d’étoiles, les étoiles errantes ou les planètes.

Dieu fit donc le quatrième jour les étoiles & les planètes, & il les fit pour éclairer la terre. Quoi ! La sagesse suprême auroit fait des milliards de globes immenses de feu, des milliards de soleils pour éclairer… que dirai-je ? Un grain de poussière, un atome.

Conçoit-on que si Moyse eût connu ce qu’étoient les étoiles & les planètes, il eut dit ; Dieu fit aussi les étoiles, & qu’il eût ajoûté simplement, pour éclairer la terre ? Ce n’est donc encore ici qu’une pure apparence. L’historien sacré ne décrivoit point la création des cieux ; mais, il traçoit les diverses périodes d’une révolution renfermée dans les bornes étroites de notre petite planète.

Ce seroit choquer autant le sens commun, que le respect dû à l’écriture, que de prétendre infirmer l’authorité de Moyse, précisément parce qu’il n’a pas parlé la langue de Copernic. Il parloit une plus belle langue encore : il annonçoit le premier au genre humain l’unité & l’éternité du grand être. Il peignoit sa puissance avec le pinceau du chérubin : Dieu dit ;[3] que la lumière soit ; & la lumière fut . Il s’élançoit d’un vol rapide vers la cause premiére & enseignoit aux hommes le dogme si important & si philosophique, de la création de l’univers. Le plus ancien & le plus respectable de tous les livres, est aussi le seul qui commence par ces expressions dont la simplicité répond si bien à la simplicité de cet acte unique, qui a produit l’universalité des êtres : au[4] commencement Dieu créa les cieux & la terre.

Une seule chose étoit essentielle au plan de l’historien de la création ; c’étoit de rappeller l’univers à son auteur, l’effet, à sa cause. Cet historien l’a fait ; & l’athée l’admireroit, si l’athée étoit philosophe. Cet historien n’étoit pas appellé à dicter au genre humain des cahiers d’astronomie ; mais, il étoit appellé à lui tracer en grand les premiers principes de cette théologie sublime, que l’astronomie devoit enrichir un jour, & dont il étoit reservé à la métaphysique de démontrer les grandes vérités. Tout ce qu’il y a de beauté & d’élévation dans la métaphysique moderne est concentré dans cette pensée étonnante, je suis celui qui est.[5]

Je puis donc sans manquer au respect qui est dû à tant de titres au premier des auteurs sacrés, supposer que la création de notre globe a précédé d’un tems indéfini, ce renouvellement dont la genèse nous présente les divers aspects. La sagesse qui a présidé à la formation de l’univers, n’a révèlé aux hommes que ce que leur raison n’auroit pu découvrir par elle-même, ou qu’elle auroit découvert trop tard pour leur bonheur, & elle a abandonné aux progrès de l’intelligence humaine tout ce qui étoit enveloppé dans la sphère de son activité.

La philosophie nous donne les plus hautes idées de l’univers. Elle nous le représente comme la collection systêmatique ou harmonique de tous les êtres créés. Elle nous apprend qu’il n’est un systême, que parce que toutes ses piéces s’engraînant, pour ainsi dire, les unes dans les autres, concourrent à produire ce tout unique, qui dépose si fortement en faveur de l’unité & de l’intelligence de la cause premiére.

Comme rien ne sçauroit éxister sans une raison suffisante ; c’est une conséquence nécessaire de ce grand principe, que tout soit lié ou harmonique dans l’univers. Ainsi, rien n’y est solitaire ou séparé ; car s’il éxistoit un être absolument isolé, il seroit impossible d’assigner la raison suffisante de l’éxistence d’un tel être. Et il ne faudroit pas dire, que Dieu a voulu le créer isolé ; parce que la volonté divine ne peut elle-même se déterminer sans raison suffisante, & qu’il n’y en auroit point pour créer un être, qui ne tiendroit absolument à rien, & pour le créer avec telles ou telles déterminations particulières.

L’éxistence & les déterminations particulières de chaque être, sont toujours en rapport à l’éxistence & aux déterminations des êtres correspondans ou voisins. Le présent a été déterminé par le passé ; le subséquent, par l’antécédent. Le présent détermine l’avenir. L’harmonie universelle est ainsi le résultat de toutes les harmonies particulières des êtres coéxistans & des êtres successifs.

Une force répanduë dans toutes les parties de la création, anime ces grandes masses sphériques, dont l’assemblage compose ces divers systêmes solaires, que nous ne parvenons point à dénombrer, & dont nous ne découvrons que les foyers ou les soleils.

En vertu de cette force, notre soleil agit sur les planètes & sur les comètes du systême auquel il préside. Les planètes & les comètes agissent en même tems sur le soleil & les unes sur les autres. Notre systême solaire agit sur les systêmes voisins : ceux-ci font sentir leur action à des systêmes plus éloignés ; & cette force, qui les anime tous, pénétre ainsi de systême en systême, de masse en masse, jusqu’aux extrêmités les plus reculées de la création.

Non seulement tous les systêmes & tous les grands corps d’un même systême, sont harmoniques entr’eux ; ils le sont encore dans le rapport à la coordination & aux déterminations des divers êtres qui peuplent chaque monde planétaire.

Tous ces êtres, gradués ou nuancés à l’infini, ne composent qu’une même échelle, dont les degrés expriment ceux de la perfection corporelle & de la perfection intellectuelle, que renferme l’univers.

L’univers est donc la somme de toutes les perfections réünies & combinées, & le signe représentatif de la perfection souveraine.

Un philosophe qui aura médité profondément sur ces objets sublimes, pourra-t-il jamais admettre, que Dieu a créé l’univers pièce après pièce ? Qu’il a créé la terre dans un tems ; le soleil dans un autre ? Qu’il a fait un jour une étoile ; puis un autre ? Etc. L’intelligence suprême qui embrasse d’une seule vuë l’universalité des choses opéreroit-elle successivement comme les natures finies ? Cette volonté adorable, qui appelle les choses qui ne sont point, comme si elles étoient, pouvoit-elle ne pas réaliser tout par un acte unique ? Elle a dit ; & l’univers a été.

Comme il seroit de la plus grande absurdité de supposer, que dans la première formation des animaux, Dieu a commencé par créer le cœur, puis les poûmons, ensuite le cerveau ; etc. Je ne pense pas, qu’il fut moins absurde de supposer, que dans la formation de l’univers, Dieu a commencé par créer une planète, puis un soleil ; ensuite une autre planète ; etc. Seroit-ce donc qu’on imagineroit que l’univers seroit moins harmonique, j’ai presque dit, moins organique qu’un animal ?

Je n’affirmerai pas, qu’au premier instant de la création, tous les corps célestes étoient précisément disposés les uns à l’égard des autres, comme ils le sont aujourd’hui. Cette disposition primitive a pu souffrir bien des changemens par une suite naturelle des mouvemens de ces corps & de la combinaison de leurs forces. Mais ; la sagesse divine a prévu & approuvé ces changemens ; comme elle a prévu & approuvé ce nombre presqu’infini de modifications diverses, qui naîssent de la structure ou de l’organisation primitives des êtres propres à chaque monde.

Toutes les pièces de l’univers sont donc contemporaines. La volonté efficace a réalisé par un seul acte, tout ce qui pouvoit l’être. Elle ne crée plus ; mais, elle conserve, & cette conservation sera, si l’on veut, une création continuée.

Comme les corps organisés ont leurs phases ou leurs révolutions particulières ; les mondes ont aussi les leurs. Nos lunettes paroîssent nous en avoir découvert dans quelques-uns de ces grands corps qui pendent au firmament. Notre terre a donc eu aussi ses révolutions. Je ne parle pas de ces révolutions plus ou moins graduelles qui s’opèrent de siècles en siècles, par le concours de différentes causes : ces sortes de révolutions ne sont jamais que partieles ou locales. De ce nombre sont les divers changemens qui peuvent survenir & qui surviennent à notre globe par l’intervention de la mer, des volcans, des tremblemens de terre, etc. Je parle de ces révolutions générales d’un monde, qui en changent entièrement la face, & qui lui donnent un nouvel être. Telle a été cette révolution de notre planète que Moyse a consacré dans ses annales.

Je prens ici la terre au tems du cahos, à ce tems où, selon le texte sacré, elle étoit sans forme & vuide.[6] Je suppose toujours que Moyse ne nous a pas décrit la première création de l’univers, & j’ai indiqué les fondemens de cette supposition. Je puis donc admettre sans absurdité, que la terre avoit éxisté sous une autre forme, avant ce tems où l’historien sacré la représente comme vuide ; c’est-à-dire, comme dépourvue, au moins en apparence, de toute production.

Mais ; si la terre éxistoit avant cette époque, on m’accordera facilement, qu’il n’est pas probable, qu’elle fût alors absolument nuë, absolument destituée de productions ; en un mot, un vaste & aride désert : seroit-elle sortie ainsi des mains du créateur ? La sagesse auroit-elle fait une boule toute nuë, uniquement pour la faire rouler autour du soleil, & réfléchir un peu de lumière à d’autres planètes ? Je m’assure, qu’on préférera de supposer avec moi, que la terre étoit alors, comme aujourd’hui, enrichie d’une infinité de productions diverses, assorties à cet état primitif qu’elle tenoit immédiatement de la création.

Nous ignorons profondément les causes soit intérieures, soit extérieures qui ont pu changer la face de ce premier monde, le faire passer par l’état de cahos, pour le restituer ensuite sous une face toute nouvelle. En qualité de planète, la terre fait partie d’un grand systême planetaire ; la place qu’elle y occupe a pu l’exposer à des rencontres qui ont influé plus ou moins sur son oeconomie originelle. Elle pouvoit renfermer dans son sein, dès le commencement, des causes propres à modifier ou à changer plus ou moins cette oeconomie.

Ce changement entroit dans le plan de cette sagesse adorable qui a préformé les mondes dès le commencement, comme elle a préformé les plantes & les animaux.

Mais ; si la volonté divine a créé par un seul acte l’universalité des êtres, d’où venoient ces plantes & ces animaux, dont Moyse nous décrit la production au troisiéme & au cinquiéme jour du renouvellement de notre monde ?

Abuserois-je de la liberté de conjecturer, si je disois, que les plantes & les animaux qui éxistent aujourd’hui, sont provenus par une sorte d’évolution naturelle des êtres organisés, qui peuploient ce premier monde sorti immédiatement des mains du créateur ?

Je vais développer ma pensée. Le lecteur éclairé voudra bien ne me juger que sur la chaîne entière des idées que lui présente cet écrit.

Dans ce principe si philosophique, que la création de l’univers est l’effet immédiat d’un acte unique de la volonté efficace ; il faut nécessairement que cette volonté ait placé dès le commencement dans chaque monde, les sources des réparations de tout genre, qu’éxigeoient les révolutions que chaque monde étoit appellé à subir.

Ainsi, je conçois que Dieu a préformé originairement les plantes & les animaux dans un rapport déterminé aux diverses révolutions qui devoient survenir à notre monde en conformité du plan général que sa sagesse avoit conçu de toute éternité.

L’intelligence pour qui il n’y a ni passé ni avenir, parce que tous les siécles sont présens à la fois devant elle ; l’intelligence pour qui la totalité des choses coéxistantes & des choses successives n’est qu’une simple unité ; cette intelligence, dis-je, auroit-elle attendu que les événemens l’instruisissent de ce qu’éxigeoient la conservation & la perfection de son ouvrage ?

Le propre de l’intelligence est d’établir des rapports entre toutes les choses. Plus ces rapports sont nombreux, variés, conspirans ; plus la fin est noble, grande, élevée, & plus il y a d’intelligence dans l’auteur de ces choses.

La raison éternelle est essentiellement tout harmonie. Elle a imprimé cet auguste caractère à toutes ses œuvres. Toutes sont harmoniques entr’elles ; toutes le sont à l’univers entier ; toutes conspirent, convergent à la grande, à la sublime fin, le bonheur général, le plus grand bonheur possible de tous les êtres sentans, & de tous les êtres intelligens.

Ces vastes corps qui composent les systêmes solaires n’ont pas été créés pour eux-mêmes ; ils n’étoient que des amas immenses de matières brutes, incapables de sentir le bienfait de la création. Ils ont été créés pour les êtres sentans & pour les êtres intelligens qui devoient les habiter, & y goûter chacun à sa manière les douceurs de l’éxistence.

Il falloit donc que les mondes fussent en rapport les uns avec les autres ; que chaque monde fut en rapport avec les êtres qui devoient le peupler, & que ces êtres eux-mêmes fussent en rapport avec le monde qu’ils devoient peupler.

L’univers est donc, en quelque sorte, tout d’une piéce : il est un au sens le plus philosophique. Le grand ouvrier l’a donc formé d’un seul jet.

La terre, cette partie infinitésimale de l’univers, n’a donc pas reçu dans un tems, ce qu’elle ne possédoit pas dans un autre. Au même instant qu’elle fut appellée du néant à l’être, elle renfermoit dans son sein les principes de tous les êtres organisés & animés, qui devoient la peupler, l’embellir, & modifier plus ou moins sa surface.

J’entens ici par les principes des êtres organisés, les germes ou corpuscules primitifs & organiques, qui contiennent très en raccourci toutes les parties de la plante ou de l’animal futurs.

Je conçois donc que les germes de tous les êtres organisés, ont été originairement construits ou calculés sur des rapports déterminés aux diverses révolutions que notre planète devoit subir.

Ainsi, en supposant, qu’elle étoit appellée à subir trois grandes révolutions, j’admettrois que les germes des êtres organisés contenoient dès l’origine des choses, des principes de réparation, éxactement correspondans à ces trois révolutions.

Si l’on vouloit admettre un plus grand nombre de révolutions[7] antérieures à ce cahos dont parle le texte sacré ; j’admettrois aussi un nombre de principes de réparation éxactement proportionnel.

Ces principes seront donc toujours des germes, & ces germes auront été renfermés originairement les uns dans les autres.

Ne supposons que trois révolutions. La terre vient de sortir des mains du créateur. Des causes préparées par sa sagesse font développer de toutes parts les germes. Les êtres organisés commencent à jouir de l’éxistence. Ils étoient probablement alors bien différens de ce qu’ils sont aujourd’hui. Ils l’étoient autant que le premier monde différoit de celui que nous habitons. Nous manquons de moyens pour juger de ces dissemblances, & peut-être que le plus habile naturaliste qui auroit été placé dans ce premier monde, y auroit entiérement méconnu nos plantes & nos animaux.

Chaque individu soit végétal, soit animal, renfermoit donc un germe indestructible par les causes qui devoient détruire le corps grossier de l’individu, & encore par celles qui devoient détruire le premier monde & le convertir en cahos.

Nous ignorons profondément quelles ont été les causes naturelles qui ont détruit le premier monde ; comment & jusqu’à quel point elles ont agi sur le globe. Il ne nous reste aucun monument certain d’une si haute antiquité. Les divers faits que la géographie physique recueille sur ce sujet si ténébreux, loin de l’éclaircir un peu, n’offrent au physicien que des questions interminables. Tout ce que nous sçavons, & que nous apprenons de la genèse,[8] c’est qu’au tems du cahos, notre globe étoit entiérement couvert d’eau, & qu’au second jour, Dieu dit ; que les eaux qui sont au dessous des cieux soyent rassemblées en un lieu, & que le sec paroîsse, & il fut ainsi. L’historien du second monde ajoûte dans son style noble & concis : & Dieu nomma le sec, terre ; & l’amas des eaux, mer ; & Dieu vit que cela étoit bon.

Nous ne sçavons donc point, si le premier monde avoit été converti en cahos par un déluge ou si ce déluge n’étoit point plutôt l’effet de la cause ou des causes qui avoient opérées la révolution. Nous n’avons point d’historien de ce premier monde.

Quoi qu’il en soit ; tous les êtres organisés qui peuploient le premier monde furent détruits, au moins en apparence, & tout fut confondu dans cet abîme d’eau qui couvroit la terre.

On entrevoit assés pourquoi je dis que les êtres organisés du premier monde, ne furent détruits qu’en apparence : ils se conservérent dans ces germes impérissables, destinés dès l’origine des choses à peupler le second monde.

Le cahos se débrouille : les eaux se séparent des continens.[9] La terre pousse son jet : elle produit des herbes & des arbres portant leur semence en eux-mêmes. Les eaux produisent en abondance les poissons & les grandes baleines. Les oiseaux volent sur la terre vers l’étenduë des cieux. La terre produit des animaux selon leur espèce, le bétail, les reptiles.

Ainsi, par une suite des loix de la sagesse éternelle, tout reprend un nouvel être. Un autre ordre de choses succède au premier : le monde est repeuplé, & prend une nouvelle face : les germes se développent : les êtres organisés retournent à la vie : le règne organique commence une seconde période, & la fin de cette période sera celle du second monde, de ce monde dont l’apôtre a dit ;[10] qu’il est réservé pour le feu, & auquel succéderont de nouveaux cieux & une nouvelle terre.

Je le répète ; notre monde peut avoir subi bien d’autres révolutions avant celle à laquelle il doit son état actuel. Le règne organique pourroit donc avoir subi une suite de révolutions paralléles, & avoir conservé constamment cette sorte d’unité, qui fait de chaqu’espèce un tout unique, & toujours subsistant ; mais, appellé à revêtir de périodes en périodes de nouvelles formes ou de nouvelles modalités.

Ces révolutions multipliées auront modifié de plus en plus la forme & la structure primitives des êtres organisés, comme elles auront changé de plus en plus la structure extérieure & intérieure du globe. Je l’ai dit ; je me persuade facilement, que si nous pouvions voir un cheval, une poule, un serpent sous leur première forme, sous la forme qu’ils avoient au tems de la création, il nous seroit impossible de les reconnoître. La dernière révolution apportera, sans doute, de bien plus grands changemens & au globe lui-même & aux divers êtres qui l’habitent.

L’antiquité du monde pourroit être beaucoup plus grande que nous ne sçaurions l’imaginer. Il n’est pas bien décidé encore, si l’écliptique ne tend pas continuellement à s’approcher de l’équateur. Des observations délicates ont paru prouver à un grand astronome, que l’obliquité de l’écliptique diminue d’une minute dans un siècle : ensorte, que pour arriver de l’obliquité actuelle à sa confusion avec l’équateur, il lui faudroit plus de cent quarante mille ans. En suivant toujours la même proportion, & en supposant 60 minutes ou un degré pour six mille ans, ce cercle auroit employé deux millions cent soixante mille ans à faire le tour entier en passant par les poles.[11] Et qui pourroit prouver qu’il n’a pas fait déjà plusieurs révolutions entières ?

Je supprime ici certains faits d’histoire naturelle, qui semblent concourir avec ces présomptions astronomiques à donner au monde une prodigieuse antiquité ; je voulois dire une effroyable antiquité.

Il seroit peu raisonnable, d’alléguer contre cette antiquité du monde, la nouveauté des peuples, celle des sciences & des arts, & tout l’appareil de la chronologie sacrée. Je suis infiniment éloigné de vouloir infirmer le moins du monde cette chronologie : je sçais qu’elle est la baze la plus solide de l’histoire ancienne : mais, l’infirmerois-je, en avançant qu’elle n’est que celle d’une révolution particulière de notre monde, & qu’elle ne pouvoit s’étendre au delà. S’il y avoit des astronomes dans la planète de Vénus ou dans celle de Mars avant la révolution dont il s’agit, ils ont pu sçavoir quelque chose des révolutions antérieures. Nous-mêmes nous en serons probablement instruits, quand nous serons introduits dans cet heureux séjour pour lequel nous sommes faits, & vers lequel doivent tendre nos désirs les plus vifs. C’est-là, que nous lirons dans l’histoire des mondes, celle de la providence ; que nous contemplerons sans nuages les merveilles de ses œuvres, & que nous admirerons cette suite étonnante de révolutions ou de métamorphoses, qui changent graduellement l’aspect de chaque monde & diversifie sans cesse les décorations de l’univers.

Si Dieu est immuable ; si ce qu’il a voulu, il le veut encore & le voudra toujours ; s’il a créé l’univers par un seul acte de sa volonté ; s’il n’y a point de nouvelle création ; si tout est révolution, développement, changement de formes ; si Dieu a voulu de toute éternité créer l’univers ; … je suis éffrayé… mes sens se glacent… je m’arrête… Je recule d’effroi… je suis sur le bord du plus épouvantable abîme. … ô éternité ! Éternité ! Qui as précédé le tems, qui l’engloutiras comme un gouffre ; qui absorbes les conceptions de toutes les intelligences finies… éternité ! Un foible mortel, un atome pensant ose te nommer, & ton nom est tout ce qu’il connoît de toi.[12]

Qui pourroit nier, que la puissance absolue ait pu renfermer dans le premier germe de chaque être organisé la suite des germes correspondans aux diverses révolutions que notre planète étoit appellée à subir ? Le microscope & le scalpel ne nous montrent-ils pas les générations emboîtées les unes dans les autres ? Ne nous montrent-ils pas le bouton ménagé de loin sous l’écorce, le petit arbre futur renfermé dans ce bouton ; le papillon, dans la chenille ; le poulet, dans l’œuf ; celui-ci dans l’ovaire ? Nous connoissons des espèces qui subissent un assés bon nombre de métamorphoses, qui font revêtir à chaque individu des formes si variées, qu’elles paroîssent en faire autant d’espèces différentes. Notre monde a été apparemment sous la forme de ver ou de chenille : il est à présent sous celle de chrysalide : la dernière révolution lui fera revêtir celle de papillon.

J’admets donc, comme l’on voit, un parallélisme parfait entre le systême astronomique & le systême organique ; entre les divers états de la terre, considérée comme planète ou comme monde, & les divers états des êtres qui devoient peupler ce monde.

Ce parallélisme me paroît tout aussi naturel, que celui que nous observons entre le développement, & les divers degrés de température, qui l’accèlérent, le retardent ou le suspendent. Voyés comment l’évolution & la propagation des plantes & des animaux ont été enchaînées aux vicissitudes périodiques des saisons. Tout est gradation, rapport, calcul dans l’univers, & c’étoit très philosophiquement, que le Platon de la Germanie appelloit l’auteur de l’univers, l’éternel géomètre.

SEPTIEME PARTIE

Idées

sur

de leibnitz.

observations

sur ces idées.

jugement

sur ce philosophe.


Tel est en raccourci le point de vuë sous lequel je me plais à considérer l’univers : telle est la vaste & intéressante perspective que je viens d’ouvrir aux yeux du lecteur philosophe. Cet écrit, que je consacre à l’accroîssement des plaisirs les plus nobles de la raison humaine, sera, si l’on veut, une espèce de lunette à longue vuë, avec laquelle mon lecteur aimera, sans doute, à contempler l’immensité & la beauté des œuvres du tout-puissant. Combien désirerois-je, que les verres de cette lunette, eussent été travaillés par une meilleure main ! J’aurai au moins tracé la construction de l’instrument : des opticiens plus habiles le perfectionneront.

Plus je m’arrête à contempler cette ravissante perspective, & à parcourir ces trésors inépuisables d’intelligence & de bonté ; & plus je m’étonne que des philosophes, si capables de s’élever au dessus des opinions communes, ayent pu soutenir un instant l’anéantissement des animaux. Combien cette opinion est-elle peu fondée en bonne philosophie ! Combien est-elle mesquine ! Combien resserre-t-elle cette bonté adorable, qui comme un fleuve immense, tend à inonder de biens toutes les créatures vivantes !

Je ne ferai point à un auteur anonyme, le reproche que je viens de faire à quelques écrivains, peut-être moins philosophes que lui ; mais, moins hardis & plus circonspects. Je

  1. Gen. I. 14, 15, 16, 19.
  2. Ibid 16, 17.
  3. Gen. I. 3.
  4. Gen. I. 1.
  5. Exod. III, 14.
  6. Gen. I. 2.
  7. Quelque nombre de Révolutions qu’on veuille admettre, il est bien évident que ce nombre ne sçauroit être infini. Il n’est point de nombre infini ; il n'est point de Progressions à l’infini, & dans une suite quelconque, il y a nécessairement un premier terme. L’Opinion que j'expose ici ne favorise donc point celle de l’Eternité du Monde.
  8. I. 2, 9, 10.
  9. Gen. I. 6, 7, 11, 12, 20, 21, 24.
  10. Pier. II, C. III. 7, 13.
  11. Lettres de Mr. de Mairan au P. Parennin ; p. 112 & 113.
  12. On sent assés, que ce que je dis ici de l’Eternité, ne tend point à faire penser, que l’Univers soit une émanation éternele de la DIVINITÉ. Je prie qu’on relise la Note que j'ai mise au bas de la page 254, & la manière dont je me suis exprimé sur la Création page 174.