La politesse - Henri Bergson

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La politesse
Discours prononcé à la distribution des prix du lycée Henri IV.
Revue pédagogique, second semestre 1892, vol.21 (p. 200-207).

LA POLITESSE

Discours prononcé à la distribution des prix du lycée Henri IV.



Jeunes élèves,

Je manquerais à une tradition consacrée en ne m’excusant pas d’empiéter sur des vacances que vous avez si bien gagnées ; je manquerais surtout à la Politesse, qui est précisément le sujet dont je veux vous entretenir. J’ai quelque scrupule, je l’avoue, à vous poursuivre d’une leçon de morale jusqu’en ce jour de fête ; mais, tout bien considéré, je crois que vous me pardonnerez, d’abord parce que la leçon sera courte, ensuite parce que c’est la dernière, et enfin peut-être aussi parce que vous n’aurez pas à l’apprendre.

Je voudrais donc chercher avec vous en quoi consiste la politesse vraie ; est-ce une science, un art, ou une vertu ? Quelques uns s’imaginent que la politesse consiste à savoir saluer, entrer, sortir, s’asseoir, et à pratiquer, en toute circonstance, les pré ceptes si complaisamment énumérés dans les codes de la civilité puérile et honnête. Si c’était là toute la politesse, beaucoup de sauvages pourraient se croire plus polis que nous, car la complication de leur cérémonial fait l’étonnement des voyageurs. Nous nous bornons à soulever notre chapeau ; eux se dépouillent de leurs sandales, et même d’une partie de leurs vêtements, pour mieux marquer leur considération. Le ton sur lequel nous disons au premier venu « Comment vous portez-vous ? » lui fait suffisamment comprendre que sa santé est le moindre de nos soucis. Ne croyez pas que de pareils procédés seraient tolérés chez les Indiens d’Araucanie. Là, un homme n’en aborde pas un autre sans échanger avec lui, pendant un quart d’heure environ, des formules conventionnelles de politesse, dont l’omission serait considérée comme une mortelle offense. Les gens les plus civils ne sont donc pas toujours les plus civilisés. Reste à savoir, il est vrai, si la civilité doit se confondre avec la politesse, et si la véritable politesse est cérémonieuse. Les précautions infinies dont certains personnages s’entourent pour vous parler semblent calculées pour vous tenir à distance ; leur politesse est bien un vernis, mais un de ces vernis trop frais dont on a peur d’approcher. Vous ne vous sentez pas à votre aise quand le hasard vous amène auprès d’eux ; vous les devinez égoïstes, orgueilleux, ou indifférents ; bientôt, injuste vous-même, vous interprétez en mal tout ce qu’ils disent et tout ce qu’ils font : s’ils sourient, vous croyez que c’est par pitié ; s’ils abondent dans votre sens, c’est pour être plus vite débarrassés de vous ; s’ils vous reconduisent jusqu’à la porte, c’est pour bien s’assurer que vous êtes parti. Je ne veux pas dire qu’il faille rompre avec les formes et formules de la civilité ; n’en pas tenir compte est signe d’une mauvaise éducation. Mais je ne puis croire que des formules toutes faites, qui s’apprennent sans la moindre peine, qui conviennent également au plus sot et au plus sage, que les sauvages respectent autant et plus que nous, soient le dernier mot de la politesse. Qu’est-elle donc, et comment la définirons-nous ?

Au fond de la vraie politesse vous trouverez toujours un sentiment, qui est l’amour de l’égalité. Mais il y a bien des manières d’aimer l’égalité, et de la comprendre. La pire de toutes consiste à ne tenir aucun compte de la supériorité de talent ou de valeur morale ; c’est une forme de l’injustice, issue de la jalousie, de l’envie, ou d’un inconscient désir de domination. L’égalité que la justice réclame est une égalité de rapport, et par conséquent une proportion, entre le mérite et la récompense. Appelons politesse des manières, si vous voulez, un certain art de témoigner à chacun, par son attitude et par ses paroles, l’estime et la considération auxquelles il a droit. Ne dirons-nous pas que cette politesse exprime à sa manière l’amour de l’égalité ?

La politesse de l’esprit est autre chose. Chacun de nous a des dispositions qu’il tient de la nature, et des habitudes qu’il doit à l’éducation qu’il a reçue, à la profession qu’il exerce, à la situation qu’il occupe dans le monde. Ces habitudes et ces dispositions sont la plupart du temps appropriées aux circonstances qui les ont faites ; elles donnent à notre personnalité sa forme et sa couleur. Mais précisément parce qu’elles varient à l’infini d’un individu à l’autre, il n’y a pas deux hommes qui se ressemblent ; et la diversité des caractères, des tendances, des habitudes acquises s’accentue à mesure qu’un plus grand nombre de générations humaines se succèdent, à mesure aussi que la civilisation croissante divise davantage le travail social, et enferme chacun de nous dans les limites de plus en plus étroites de ce qu’on appelle un métier ou une profession. Cette diversité infinie des habitudes et des dispositions doit être considérée comme un bienfait, puisqu’elle représente un progrès accompli par la société ; mais elle n’est pas sans inconvénient. Elle fait que nous nous sentons dépaysés quand nous sortons de nos occupations habituelles, et que nous nous comprenons moins les uns les autres : en un mot, cette division du travail, qui resserre l’union des hommes sur tous les points importants en les rendant solidaires les uns des autres, risquerait de compromettre les relations purement intellectuelles, qui sont pourtant le luxe et l’agrément de la vie civilisée. Il semble donc que la puissance de contracter des habitudes durables, appropriées aux circonstances où l’on se trouve et à la place qu’on prétend occuper dans le monde, appelle à sa suite une autre faculté qui en corrige ou en atténue les effets, la faculté de renoncer pour un instant, quand le besoin s’en fait sentir, aux habitudes qu’on a contractées ou même aux dispositions naturelles qu’on a su développer en soi, la faculté de se mettre à la place des autres, de s’intéresser à leurs occupations, de penser de leur pensée, de revivre leur vie, en un mot, et de s’oublier soi même. En cela consiste la politesse de l’esprit, laquelle n’est guère autre chose, semble-t-il, qu’une espèce de souplesse intellectuelle. L’homme du monde accompli sait parler à chacun de ce qui l’intéresse ; il entre dans les vues d’autrui, sans les adopter toujours ; il comprend tout, sans pour cela tout excuser. Ce qui nous plaît en lui, c’est la facilité avec laquelle il circule parmi les sentiments et les idées ; c’est peut-être aussi l’art qu’il possède de nous laisser croire, quand il nous parle, qu’il ne serait pas le même pour tout le monde ; car le propre de cet homme très poli est de préférer chacun de ses amis aux autres, et de réussir ainsi à les aimer tous également. Aussi un juge trop sévère pourrait-il mettre en doute sa sincérité et sa franchise. Ne vous y trompez pas cependant : il y aura toujours entre cette politesse raffinée et l’hypocrisie obséquieuse la même distance qu’entre le désir de servir les gens et l’art de se servir d’eux. Elle est faite avant tout, je le veux bien, du désir de plaire ; mais le désir de plaire n’est-il pas aussi au fond de la grâce ? Je ne sais si vous avez jamais essayé d’analyser le sentiment que le spectacle d’une danse gracieuse, par exemple, fait naître dans l’âme. C’est d’abord de l’admiration pour ceux qui exécutent avec souplesse, et comme en se jouant, des mouvements variés et rapides, sans choc ni secousse, sans solution de continuité, chacune des attitudes étant indiquée dans celles qui la précèdent et annonçant celles qui vont la suivre. Mais il y a quelque chose de plus ; il entre dans notre sentiment de la grâce, en même temps qu’une sympathie pour la légèreté de l’artiste, l’idée que nous nous dépouillons nous mêmes de notre pesanteur et de notre matérialité. Enveloppés dans le rythme de sa danse, nous adoptons la subtilité de son mouvement sans prendre notre part de son effort, et nous retrouvons ainsi l’exquise sensation de ces rêves où notre corps nous semble avoir abandonné son poids, l’étendue sa résistance, et la forme sa matière. Eh bien, tous les éléments de la grâce physique, vous les retrouverez dans cette politesse qui est la grâce de l’esprit. Comme la grâce, elle éveille l’idée d’une souplesse sans bornes ; comme la grâce, elle fait courir entre les âmes une sympathie mobile et légère ; comme la grâce, enfin, elle nous transporte de ce monde réel, où la parole est liée à l’action, et l’action elle-même à l’intérêt, dans un autre, tout idéal, où paroles et mouvements s’affranchissent de leur utilité et n’ont plus d’autre objet que de plaire. Ne dirons-nous pas que cette politesse aux mille aspects divers, qui suppose certaines qualités du cœur et beaucoup de qualités de l’esprit, qui consiste, au fond, dans la complète liberté de l’intelligence, est la politesse parfaite, et que le moraliste le plus exigeant aurait mauvaise grâce à demander mieux ou davantage ?

Eh bien non, mes amis. Au-dessus de cette politesse, qui n’est qu’un talent, j’en conçois une autre, qui serait presque une vertu. Il y a des âmes timides, avides d’approbation parce qu’elles se méfient d’elles-mêmes, et qui joignent, à la vague conscience qu’elles ont de leur mérite, le désir et le besoin de l’entendre louer par d’autres. Est-ce vanité, est-ce modestie ? je ne sais ; mais tandis que le fat nous répugne avec sa prétention d’imposer aux autres la bonne opinion qu’il a de lui, nous nous sentons plutôt attirés vers ceux qui attendent anxieusement, pour avoir de leur propre mérite cette même opinion avantageuse, que nous voulions bien la leur donner. Une louange méritée, une parole aimable pourra produire sur ces âmes l’effet d’un rayon de soleil tombant tout à coup sur une campagne désolée ; comme lui, elle les fera reprendre à la vie, et même, plus efficace, elle transformera parfois en fruits des fleurs qui se seraient sans cela séchées. Au contraire, une allusion involontaire, un mot de blâme sorti d’une bouche autorisée, peuvent nous jeter dans ce découragement où, mécontents de nous, désespérant de l’avenir, nous croyons voir se fermer devant nous toutes les avenues de la vie. Et de même que le cristal infiniment petit, tombant dans une solution sursaturée, appelle à lui l’immense multitude des molécules éparses et fait que le liquide transparent se transforme tout d’un coup en une masse opaque et solide, ainsi, au léger bruit de ce reproche à peine tombé au milieu d’elles, accourent, de ci de là, de mille points divers et par tous les chemins qui vont au fond du cœur, les timidités en apparence vaincues, les désillusions un instant consolées, toutes ces tristesses flottantes qui n’attendaient qu’une occasion pour cristalliser en masse compacte et peser de tout leur poids sur une âme désormais inerte et découragée. Cette sensibilité un peu maladive est chose rare, heureusement ; mais quel est celui qui ne s’est pas senti, à certains moments, douloureusement atteint dans son amour propre et arrêté tout aussitôt dans l’essor qu’il aurait pu prendre ; tandis qu’à d’autres moments une harmonie délicieuse le pénètre, parce qu’un mot glissé à son oreille, s’insinuant dans l’âme et la fouillant dans ses plus secrets replis, est venu toucher cette fibre cachée qui ne peut résonner sans que toutes les puissances de l’être s’ébranlent avec elle et vibrent à l’unisson ? Ne serait-ce pas là, jeunes élèves, la politesse la plus haute, la politesse du cœur, celle que nous appelions une vertu ? C’est la charité s’exerçant dans la région des amours-propres, là où il est plus difficile parfois de connaître le mal que de le vouloir guérir. Une grande bonté naturelle en est le fond, mais cette bonté resterait peut-être inefficace si la pénétration de l’esprit ne s’y joignait, la finesse, et une connaissance approfondie du cœur humain.

Il semble donc que la politesse sous toutes ses formes, politesse de l’esprit, politesse des manières et politesse du cœur, nous introduise dans une république idéale, véritable cité des esprits, où la liberté serait l’affranchissement des intelligences, l’égalité un partage équitable de la considération, et la fraternité une sympathie délicate pour les souffrances de la sensibilité. Elle prolongerait la justice et la charité au delà du monde tangible ; elle ajouterait à la vie de tous les jours, où des relations utiles s’établissent entre les hommes, l’attrait subtil d’une œuvre d’art. La politesse ainsi entendue exige le concours de l’esprit et du cœur ; c’est dire qu’elle ne s’enseigne guère ; mais si quelque chose y pouvait prédisposer, ce seraient les études désintéressées, et en particulier celles que vous faites ici, jeunes élèves, les études classiques.

Le maître éminent qui nous fait l’honneur de présider cette fête[1] a parlé quelque part de la sympathie que le culte de l’antiquité classique maintenait jadis entre les lettres de tous pays. Il y avait alors des beautés incontestées, et l’on s’accordait à les admirer. On mettait quelque chose de soi dans ses auteurs de prédilection, on s’aimait en eux, et même on s’enorgueillissait un peu de leur gloire, comme lorsqu’on croit partager, en y pensant, la réputation d’un ancien camarade arrivé à la célébrité. N’est-il pas des études faites en commun, et le souvenir qu’on en garde, peuvent nouer entre les esprits une société du même genre ? À votre âge, jeunes élèves, les souvenirs s’impriment plus vite et plus profondément dans la mémoire, et si nos plus chers amis sont nos amis d’enfance, c’est peut-être parce que les souvenirs d’enfance sont les plus durables, que l’amitié vit de souvenirs, et que les joies mêmes de l’homme fait, quelles qu’elles soient, doivent la meilleure partie de leur charme à un passé lointain dont elles lui ramènent pour un instant la fraîcheur. Ces souvenirs d’enfance, qui fondent l’amitié et qui sont eux-mêmes des amis, ne deviendraient-ils pas les grands conciliateurs des esprits et des cours, le jour où une éducation véritablement nationale réunirait le plus grand nombre des citoyens dans des admirations communes ? Alors se répandrait, alors se généraliserait la politesse de l’esprit, non pas cette politesse artificielle qui s’acquiert par la fréquentation du monde, mais celle qui sort naturellement de l’accord et de la camaraderie des intelligences. Sans même aller aussi loin, ne pourrait-on pas dire que la meilleure préparation à cette politesse de l’esprit est la lecture des auteurs anciens ? Les anciens avaient voué aux idées un amour plus pur que le nôtre, car ils les aimaient pour elles, au lieu que nous les aimons pour ce qu’elles nous donnent. L’idée est pour nous un principe d’action surtout ; elle était objet de contemplation pour les anciens. Rappelez-vous certaines pages des dialogues de Platon, et la délicieuse inutilité de ces conversations où Socrate et ses disciples paraissent moins préoccupés d’affirmer leur pensée que de se la donner en spectacle, et même de jouer avec elle. Nous sommes pressés d’arriver au but, et notre poursuite des idées ressemble à une course ; celle des anciens était une promenade, et ils s’attardaient volontiers le long de la route parce qu’ils la trouvaient belle. Enfin, si notre morale est plus profonde que la morale antique, si notre justice est plus stricte et notre charité plus large, si nous comprenons mieux ce qui fait le sérieux, la gravité, et, pour tout dire, l’importance de la vie, les anciens en ont mieux senti le charme. C’est en aimant la vie qu’ils se sont rendus aimables, et ils l’aimaient parce qu’ils savaient y découvrir la beauté, et, comme disait Platon, résoudre les choses en idées. Suivons leur exemple, et si nous n’avons plus les mêmes loisirs pour nous livrer à la contemplation du beau, apprenons du moins, à leur école, la politesse de l’esprit et l’art de trouver la vie aimable.

Ajouterai-je que la philosophie complète heureusement sur ce point les études littéraires ? Un ancien a dit que, dans une république où tous les citoyens seraient amis de la science et de la spéculation philosophique, tous les citoyens seraient amis les uns des autres. Il n’entendait pas par là, sans doute, que la science met fin aux discussions et aux luttes, mais plutôt que la discussion perd de son aigreur et la lutte de sa violence quand elles se livrent entre idées pures. Car l’idée, au fond, est amie de l’idée, même de l’idée contraire, et les dissensions graves viennent toujours de ce que nous mêlons nos passions grossières et humaines aux idées, qui sont ce qu’il y a de divin en nous. L’intolérance n’est peut-être qu’une certaine inaptitude à isoler la pensée de l’action ; elle consiste à faire comparaître les idées d’autrui, non pas devant notre seule raison, mais devant les appétits et les désirs qui lui font bruyamment cortège. Or, pour soustraire notre intelligence aux passions et lui apprendre à se retrouver en autrui, il faut lui montrer que les doctrines les plus opposées en apparence ont un principe commun, qu’elles sortent les unes des autres par une évolution lente, que, le plus souvent, en s’emportant contre ce qu’on croit être l’opinion d’autrui, on condamne aussi la sienne, et que l’erreur même est source de vérité. C’est ce que l’enseignement de la philosophie met en pleine lumière. Oui, cette disposition d’esprit assez fréquente chez ceux qui ont approfondi la philosophie, et qu’on affecte parfois de confondre avec le scepticisme, il faudrait l’appeler tolérance, impartialité, courtoisie, politesse. La politesse est donc autre chose qu’un luxe ; ce n’est pas seulement une élégance de la vertu. À la grâce elle joindrait la force, le jour où, se communiquant de proche en proche, elle substituerait partout la discussion à la dispute, amortirait le choc des opinions contraires, et amènerait les citoyens à mieux se connaître et à mieux s’aimer les uns les autres. C’est sur ce conseil, jeunes élèves, que je termine. Dites-vous bien qu’en cultivant votre intelligence, en élargissant votre pensée, en vous exerçant, pour tout dire, à la politesse supérieure de l’esprit, vous travaillez à resserrer ces liens et à fortifier cette union d’où dépendent l’avenir et la grandeur de la Patrie.

H. Bergson,
Professeur de philosophie.



  1. M. Gaston Boissier