La préparation à la Guerre sans la résistance du peuple — Pourquoi ?

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La préparation à la Guerre sans la résistance du peuple Pourquoi


I. — En présence de la Guerre

La gigantesque préparation de tous les gouvernements à une nouvelle guerre mondiale est évidente. Déjà avant le rétablissement du service militaire obligatoire par la dictature en Allemagne, cette préparation était en pleine marche, mais depuis l’annonce faite par Hitler d’organiser une armée aérienne et de rétablir la conscription, depuis cette récente étape vers « la prochaine dernière guerre » la préparation a été intensifiée et accélérée partout.

On ne peut pas dire que les hommes d’État et les politiciens fassent secret de leurs intentions. Loin de là, ils affirment le danger de guerre et préparent l’opinion des peuples à en accepter l’idée.

Winston Churchill, l’homme d’État anglais, dit en parlant du déchirement du traité de Versailles par l’Allemagne hitlérienne et de son industrie d’armements :

« Nous sommes entrés dans un temps de danger sérieux, Nous ne sommes pas avant une guerre nouvelle, mais nous sommes devant une possibilité qui ressemble beaucoup à la guerre qui finissait en 1918… La situation est pire qu’elle n’était en 1914, et il se pourrait bien que nous ne puissions plus la contrôler. »

Ces lignes accusent l’intention d’exercer contre l’Allemagne militarisée une pression économique prévue du reste par le traité de Versailles qui envisage des mesures sociales, économiques précédant des actes militaires.

Ces mesures économiques préventives seraient sans doute préférables à tous moyens de guerre terrestre, maritime ou aérienne, technique, chimique ou bactériologique. Malheureusement la guerre sera rendue inévitable si l’Allemagne ne se rend pas. La forme économique de la guerre d’un État contre un autre risque d’amener la guerre par les armes plutôt que de la conjurer. Si elle suffisait au maintien de la Paix les gouvernements pourraient liquider l’industrie des armements, mais il est suffisamment démontré que les méthodes de lutte économique ne suffisent pas à garantir les peuples contre la guerre.

Une lutte économique se traduisant par un blocus total met les populations du pays visé en présence de cette alternative : ou mourir de famine en masse, ou se révolter contre leur propre gouvernement si celui-ci ne veut pas se rendre à temps. C’est pourquoi aucun gouvernement ne subirait un blocus ou un encerclement sans se déclarer « attaqué » et alors commencerait la guerre armée par laquelle le peuple est si bien décimé qu’il n’a plus possibilité de se révolter, surtout dans notre temps d’attaques brusquées et d’engins de mort perfectionnés.

Toutes les préparations de « défense passive » n’y changeront rien. Toutes ces « masquerades » ne serviront qu’à démontrer, après coup, leur grande tromperie[1].

D’ailleurs un gouvernement encerclé économiquement fera d’autant plus vite la guerre armée que la technique moderne de la guerre permet aux éléments directeurs de diriger sans être moindrement dans la zone du danger ; cette technique a seulement besoin de petits groupes bien armés entrant en campagne ; tous les dirigeants seront hors de danger tandis que de larges masses du peuple seront massacrées.

Le fait que Hitler a rétabli le service militaire obligatoire ne signifie pas qu’il faille une grande armée en cas de guerre, mais plutôt qu’il est nécessaire d’avoir des masses militarisées, entraînées et disciplinées. La science militaire d’aujourd’hui affirme que le temps des grandes armées pour la guerre est dépassé. Le général von Seeckt, le vrai réorganisateur de l’armée allemande d’après-guerre déclare, dans plusieurs de ses œuvres de technique militaire, qu’une grande armée est sans efficacité. Il a eu raison de changer les termes « chair à canons » en « chair à bombes »[2].

En résumé on peut dire que l’emploi de sanctions économiques de deux côtés ne sera que la première phase de la guerre ; ce sera la première et la seule déclaration de guerre. La guerre en armes se déclenchera par une agression imprévue ; car, et la littérature militaire est unanime à le dire, dans la guerre aérienne, c’est l’agresseur qui a les plus grandes chances pour lui.


II. — Où est la guerre contre la préparation à la guerre ?

Le danger de guerre devient de plus en plus menaçant. Ce fait pose la question : Quelles sont les mesures qui pourraient éviter que la guerre éclate en empêchant la préparation à la guerre ? Où sont les grandes organisations qui s’opposent à la course aux armements de tous côtés ? Où est ce grand mouvement de la paix qui s’oppose à la guerre et à sa préparation (sans laquelle toute guerre est impossible) ?

Le mouvement pacifiste de notre temps se compose des tendances suivantes :

1o Les pacifistes de gouvernements, les hommes d’État et politiciens qui prétendent travailler pour la paix ;

2o Les pacifistes bourgeois de la démocratie et du libéralisme ;

3o Les partis politiques dits ouvriers, socialiste, bolchéviste, etc. ;

4o Les mouvements syndicaux qui suivent les précédents ;

5o « La ligue mondiale pour la suppression de la guerre », fondée par Henri Delmont :

6o La Ligue Internationale des Femmes pour la Paix et la Liberté ;

7o La Ligue Internationale pour le Rapprochement des Peuples ;

8o L’Association Internationale Antimilitariste ;

9o L’Internationale des Réfractaires à la Guerre. ;

Cette liste ne prétend pas être toute complète, mais elle est assez large et il convient d’examiner l’activité actuelle de toutes ces organisations.

Ceux nommés sous les paragraphes 1 et 2, ils s’appuient surtout sur la « Société des Nations » et le « Pacte Kellogg ». Leur œuvre pour la paix est identique à l’action pacifiste de l’Église ; ils travaillent et sont adhérents de la paix aussi longtemps que la guerre n’a pas éclaté. Le cas échéant ils s’associent au parti guerrier sous prétexte d’une « nécessité insurmontable ». D’ailleurs ces gens sont en grande partie eux-même intéressés à la victoire de leur gouvernement, ayant des positions au gouvernement, et, secrètement, la plupart sont actionnaires de l’industrie internationale d’armements.

Pour démontrer l’imposture de ces pacifistes hypocrites comme les Macdonald, Henderson en Angleterre et les Roosevelt, etc., en Amérique, il suffit de l’exemple suivant :

Après les révélations sensationnelles de l’écrivain américain Quince Howe, concernant les profits immenses de l’industrie guerrière et après les constatations sensationnelles de la « commission d’étude » qui examinait ces révélations, le sénateur républicain Evé proposait contre cette « corruption du nationalisme » que l’État confisque tous les profits supérieurs à 10.000 dollars. Le sénateur savait que le gouvernement n’accepterait jamais sa proposition mais pour en rendre la prise en considération tout à fait impossible, le président Roosevelt émit une autre proposition ; celle-ci : qu’on forme un comité chargé d’élaborer une loi rendant pour l’avenir tous les profits de guerre impossibles. Il constitua lui-même rapidement ce comité et le composa de militaires, de banquiers, de directeurs de Trusts et d’autres monopolistes, c’est-à-dire de gens tous intéressés, à l’industrie des armements…

Ce comité a déjà déposé son rapport ; il propose comme limite pour les profits normaux de l’industrie de guerre 10.000 dollars ; tout ce qui sera en surplus aura à payer des impôts : les premiers 6 % auront à payer la moitié, ainsi qu’il ne reste que 3 % ; tout ce qui surmonte encore même ces 6 % sera confisqué ; en cas de guerre tous les profits doivent être publiés… Alors on verra encore l’industrie d’armements travailler en perte… Inutile de dire qu’en temps de guerre il est extrêmement facile de suspendre une loi qui pourrait se révéler incommode… C’est là le pacifisme des hommes d’État pacifistes…

Voyons maintenant les partis politiques dits ouvriers. Leurs chefs sont dans les parlements divers. Dans cette qualité de parlementaires ils ont juré à l’État de le secourir dans tout danger, c’est dire qu’ils sont obligés, en cas de guerre, de prendre parti pour l’État, de faire comprendre au peuple par des phrases nationales et patriotiques la nécessité de la défense du pays.

D’ailleurs socialistes et bolchévistes savent très bien qu’eux aussi ont besoin d’un militarisme au moment où ils auront pris le pouvoir, surtout pour abattre le peuple mécontent. Le bolchévisme russe en donne un exemple frappant et classique. Son militarisme gigantesque a été organisé d’abord pour asservir le peuple russe, pour l’exploiter et le tenir dans l’oppression. Il en résulte une organisation armée prête à la guerre, quoique les dictateurs bolchévistes connaissent fort bien les moyens de l’antimilitarisme pour désarmer tous les gouvernements bourgeois et ainsi rendre impossible toute guerre. Mais le marxisme aussi veut être un État avec grand pouvoir ; c’est pourquoi son action n’a pas un caractère anarchiste actif-destructif ; il ne sait qu’imiter le militarisme bourgeois en menant le malheureux peuple russe à la ruine par la guerre, de la même façon que Hitler le fait avec le peuple allemand.

Il appartient à la tragi-comédie de notre temps de voir que deux États qui se disent « socialistes » forment actuellement le front de guerre le plus acharné. Entre le national-socialisme et le bolchévisme il n’y a qu’une différence dans les mots ; en vérité ce sont deux rivales qui luttent pour la suprématie nationale. Le tragique est que les peuples des deux côtés croient combattre pour leurs propres intérêts. Dans les coulisses les deux groupes dirigeants appartiennent au même Trust international des armements…

En ce qui concerne le mouvement syndical dans le combat pour la paix, il n’a pas de valeur, car ce mouvement se contente des combats journaliers pour les salaires (si encore il le fait…) et pour une amélioration minime dans le système capitaliste et monopoliste. Le combat contre la guerre il le laisse aux partis politiques, comme actuellement en Angleterre, ou comme il a été autrefois en Italie, en Allemagne et en Autriche.

La Ligue Internationale Syndicale (Amsterdam) a bien pris en 1922 de très bonnes résolutions pour une action directe et la grève générale contre la guerre, mais elles sont restées platoniques. Pour avoir une valeur pratique on aurait dû se tourner contre l’industrie des armements afin de rendre impossible la préparation à la guerre. On ne tarda pas à oublier les anciennes résolutions antimilitaristes car ce qu’on n’exerce pas, on ne le retient pas…

Le mouvement syndical a un combat économique si difficile pour pouvoir garder au moins un niveau de salaires moyen, que son action sociale a été refoulée par les difficultés de l’existence économique.

Sous les mêmes influences se trouve le mouvement syndicaliste. Étant encore peu nombreux, ce mouvement ne peut pas être efficace dans un combat contre le capitalisme et l’État ; ce mouvement étant devenu grand, le combat pour l’augmentation des salaires et l’existence journalière lui rend impossible un but d’ensemble et le renversement de ce système ; nous avons pu en juger en France et même en Espagne.

Le 15 octobre 1922, Henri Delmont, avocat français et ancien combattant, fonda la Ligue pour la suppression du crime de la guerre. Cette ligue compte actuellement 470 organisations. Son but principal est de former une police mondiale qui serait raccordée à la cour de justice internationale à La Haye et qui pourrait aider à sanctionner les jugements de ce tribunal des nations. La sanction principale serait encore de couper toutes relations entre le gouvernement agresseur et les autres nations.

La conséquence serait que chaque gouvernement devrait reconnaitre comme autorité supérieure la cour de justice de La Haye. C’est justement cela que nul État n’admettrait dans des questions décisives. S’il voulait faire cela, il pourrait aussi bien faire le désarmement.

Mais les États ne veulent pas du désarmement, car ils savent bien que, outre leur intérêt dans l’industrie des armements, renoncer à leur souveraineté veut dire la mort des États faibles en faveur du ou des plus puissants, qui entre eux n’ont pas de confiance non plus.

D’ailleurs le projet de M. Delmont est en principe réalisé ; la France a mis la question de litige avec l’Allemagne concernant le paragraphe V du traité de Versailles, devant la S.D.N. ; une sentence a été rendue qui, si elle n’était pas platonique, conduirait au blocus de l’Allemagne. Mais c’est justement cela qui amènerait la guerre. Une sanction économique contre une nation, si le militarisme et l’industrie des armements ne sont pas abolis, n’est qu’une introduction à la guerre.

En ce qui concerne le combat contre la guerre par les Organisations de la Paix, on ne peut pas dire que leur orientation intellectuelle aurait fait des progrès depuis 1914. À ce moment, ils mettaient leur espoir dans le tsar et son manifeste de la paix ; elles louaient une union de gouvernement contre la guerre — tout cela nous l’avons aujourd’hui dans la S.D.N. et dans le pacte Kellogg. Il est devenu depuis longtemps évident qu’ils ne constituent aucune garantie contre la guerre. Ces « pacifistes » sont incorrigibles ; ils attendent encore leur salut de la bonne volonté et de la bonne foi des gouvernements.

Nous pouvons trouver un progrès intellectuel dans la Ligue Internationale des Femmes pour la Paix et la Liberté. C’est la seule grande organisation de la paix qui mène une lutte ouverte contre l’industrie des armements et y découvre le point névralgique. Malheureusement elle ne reconnaît pas que ce sont les gouvernements qui établissent partout cette industrie. Le combat de cette ligue qui base son travail sur un fond éthique-chrétien, n’ose et ne le combat point, ne peut pas être efficace.

En regardant la Ligue Internationale pour la Réconciliation, nous regrettons que cette organisation de paix qui base son travail sur un fond éthique-chrétien, n’ose pas suivre l’effet jusqu’à la cause et s’attaquer à l’État.

C’est pourquoi la propagande de cette organisation ne peut être efficace poux la paix. Elle ressemble à toutes les Églises, qui toutes « veulent la paix » et s’affichent contre toute guerre, mais qui ne disent jamais aux croyants de refuser le service militaire, ni de faire objection, au nom de la parole du Christ, aux obligations meurtrières que ce service admet.

Il n’y a que l’Association Internationale Antimilitariste et l’Internationale des Réfractaires à la Guerre qui fassent la propagande de l’action directe contre les gouvernements, l’industrie des armements et le militarisme en tout — ces trois maux sont combattus encore efficacement par l’Internationale de l’Anarchisme. Les principes propagés par ces organisations pourraient empêcher toute guerre.

Malheureusement ce sont justement ces organisations pour le combat pour la paix qui sont faibles puisqu’elles m’ont jamais eu l’aide des autres mouvements « pacifistes ». Les idées de l’action directe et du sabotage de la préparation à la guerre, à la production des armements, m’ont pas encore pu atteindre les masses.

C’est surtout l’empêchement de la guerre qui est de l’importance principale. Une action après l’éclatement de la guerre est trop tard. Ce qu’on n’a pas fait contre la préparation de la guerre, on ne pourra pas le rattraper après.

Si l’État a pu déclencher une guerre, la résistance arriverait trop tard ; non qu’il ne s’agirait plus dans ce moment de faire des actions antimilitaristes, bien au contraire, mais c’est l’action antimilitariste sous les moindres chances de réussite.


III. — L’Autorité, l’État et le Combat contre la Guerre.

Comment se fait-il que, actuellement, toutes les organisations de la paix soient sans aucune influence sur le peuple, au moment où leur activité serait de la plus haute importance ?

La réponse à cette question peut faire voir les fautes commises dans le passé pour les éviter à présent et pour sauver pour l’avenir ce qui est encore à sauver.

De cette question s’occupe Runham Brown, le secrétaire de l’Internationale des Réfractaires à la Guerre dans un article intitulé « Comment faut-il résister à la guerre ? » publié dans l’hebdomadaire belge Le Rouge et le Noir (6 mars 1935). Il y expose les considérations éminentes suivantes :

« La puissance de résistance contre la guerre se trouve dans l’idée. Le danger de la guerre est dans la croyance en des idées fausses. La puissance de pouvoir empêcher la guerre est dans la croyance d’une idée juste. Cette idée ne doit pas être seulement prêchée par des mots ; elle doit être exercée dans la vie, dans la pratique… Cinquante pour cent de tous les soldats du monde préféreraient refuser le service militaire s’ils osaient…

« Le mot de « révolution » fait peur à la plupart des gens. Ils voient en pensant à ce mot des barricades dans les rues, des ouvriers armés de cannes, de pierres et d’armes essayant de tenir contre des mitrailleuses et tombant à la fin — c’est-à-dire une inutilité sanglante qui n’aboutit à rien… Mais la révolution pour laquelle le réfractaire à la guerre combat, ne se fait pas d’une telle manière. Quand même elle ne sera faite que par la rébellion, c’est-à-dire par le refus personnel et par la résistance passive contre l’autorité. »

Dans ces mots se trouve le point essentiel du problème entier, dont la solution va nous montrer comment il se fait que nous voyons une préparation gigantesque à la guerre sans la résistance des peuples. Pour la première fois un pacifiste en soi reconnaît que le refus à la discipline et la résistance passive contre l’autorité de l’État sont la question essentielle pour le combat contre la guerre. C’est un fait nouveau dans le mouvement du pacifisme ; jusqu’à maintenant ce n’était que l’anarchisme qui avait constaté et prouvé cela. Jamais avant le pacifisme n’a voulu reconnaitre que la lutte contre la guerre ne reste qu’une grimace sans la lutte contre le principe de l’autorité.

Presque tous les pacifistes ont la fausse opinion qu’on pourrait combattre la guerre sans attaquer l’État et ils s’adressent aux gouvernements pour qu’ils abolissent le militarisme en méconnaissant le fait que l’État représente l’autorité et le militarisme, la guerre n’est qu’une question de conservation de soi-même.

Il faut dès maintenant bien comprendre : C’est cette erreur des pacifistes envers le principe de l’État qui est la cause déplorable que les gouvernements divers peuvent préparer la guerre sans se heurter à la résistance du peuple.

Les pacifistes ont méconnu l’État et le principe d’autorité. Ils n’ont pas compris que la guerre n’est pas une chose isolée de l’État mais le moyen dont dispose l’État pour garder sa souveraineté dans tous les autres domaines de la vie.

Runham Brown a bien raison en disant que 50 % de tous les soldats n’osent pas refuser le service ; moi je peux dire à juste titre aussi que 90 % de tous les pacifistes n’osent pas s’opposer à l’autorité de l’État. Comment le demander aux masses du peuple ? Les pacifistes n’ont rien fait pour libérer l’esprit du peuple de sa foi en l’État. On ne peut pas combattre une chose qu’on considère de l’autre côté comme une déesse supérieure qui doit apporter le salut…

La plupart des pacifistes reconnaissent l’État comme une sainte nécessité pour la sauvegarde individuelle dans la vie, tandis que l’État n’est pas du tout une nécessité pour le maintien de l’ordre dans la société ; l’État n’est pas du tout une sauvegarde de la vie et du bien de l’individu, bien au contraire. Mais on ne peut pas reconnaître la nécessité de l’État au temps de la « paix » et vouloir refuser à ce même principe qu’on croit bon le secours au temps où ce principe est attaqué et en danger… Ce n’est pas logique et cela ne peut pas être compris par les masses. Ces pacifistes eux-mêmes renoncent souvent à leur pacifisme en reconnaissant les raisons de l’État et en reconnaissant la nécessité d’une « défense du pays ». C’est logique car on ne peut pas nier que celui qui reconnaît la nécessité de l’État pour la société, doit reconnaître aussi que l’État est la sauvegarde de la défense de la nation, de la patrie dans le sens des gouvernants. C’est pourquoi par cette erreur fondamentale le navire de l’idée de la paix s’écroule.

Il n’y a que l’anarchisme qui peut nier avec logique tout nationalisme et la défense de la nation en niant l’autorité et l’État en soi. Les décisions dans les conflits des gouvernements ne l’intéressent qu’indirectement et les anarchistes réservent leur force pour combattre les causes de la guerre, sans gaspiller leur force au service de l’un ou de l’autre gouvernement.

Les pacifistes qui ne nient pas et ne combattent pas le principe de l’autorité en soi comme l’auteur de tous les maux, se tuent eux-mêmes. Ils n’apprennent pas aux masses à voir le mal dans l’autorité. Comment alors ces masses peuvent-elles en cas de guerre refuser la discipline et faire une résistance passive ?

Dans ce fait repose aussi le secret de la victoire du fascisme partout. Pendant des dizaines d’années le marxisme a inculqué aux ouvriers la nécessité de l’État, la nécessité de prendre le pouvoir et même de la dictature et de la supériorité de la centralisation, politiquement, économiquement et spirituellement. Le fascisme en a pris la conséquence pour lui. Les peuples se plient devant la violence des dictateurs fascistes, parce qu’ils n’ont rien appris d’autre par leurs chefs de partis.

Et pour cette même raison, il n’y a pas cette grande et forte organisation des masses qui combattrait la préparation à la guerre des gouvernements divers, qui s’élèverait activement contre leur autorité. Le manque d’un grand mouvement de l’anarchisme, soutenu par le pacifisme, prend sa terrible revanche.

IV. — Le professeur Einstein et l’État pacifique.


Il est regrettable de voir à quelles erreurs la méconnaissance du principe de l’État mène ; c’est bien démontré par le savant Albert Einstein qui a quitté son point de vue de réfractaire à la guerre. En 1931 encore il a fait beaucoup de bien pour la cause de l’humanité par sa lettre ouverte en faveur de la résistance à la guerre. Malheureusement l’infâmie du régime hitlérien qui s’est tournée contre lui a rempli le savant émigré de tant de ressentiment et d’amertume qu’il a changé son attitude envers le principe de la résistance à la guerre. C’est bien compréhensible mais pas excusable.

Il serait quand même faux de vouloir trouver son argumentation basée uniquement sur ces expériences personnelles, mais, au contraire, on y peut bien reconnaître encore cet illogisme du pacifisme duquel je vous ai parlé plus haut. La position envers l’État n’est pas claire : un gouvernement est considéré comme le « plus petit mal » en comparaison avec l’autre et par ce raisonnement aussi on se laisse entrainer à la guerre pour conserver le « moindre mal » au lieu du « plus gros mal ».

On ne peut pas contester qu’il y ait des différences entre les différents gouvernements et on peut aussi relativement donner sa référence à l’un en comparaison avec l’autre. Mais ce jugement peut seulement valoir au temps de la paix, où au moins la vie de l’homme n’est pas attaquée. D’ailleurs c’est une conception tout à fait personnelle de trouver un joug plus supportable que l’autre, le préférer à un autre. Mais cette conception ne peut plus valoir quand il s’agit de la question de la guerre.

La guerre prive l’homme de la liberté, de la santé et de la vie et envers la guerre tous les compromis théoriques et pratiques doivent cesser ! Si le gouvernement — et même le « meilleur » — contraint l’homme à faire la guerre, alors l’illusion du « moindre mal » s’est évanouie, alors partout c’est « le même mal », car pour l’homme il n’y a pas de différence s’il donne sa vie pour l’un ou pour l’autre, il peut lui être égal qu’on lui demande sa liberté, sa vie ou sa santé. Il peut lui être égal que n’importe lequel, le « bon » ou le « mauvais » État, le contraigne à devenir meurtrier contre des hommes qui tout comme lui-même ne sont pas responsables de la politique de leurs dirigeants par lesquels ils sont asservis et abusés.

La désertion du principe de la résistance à la guerre est influencée par son manque de clarté envers le principe de l’État, ce qui se voit dans un article de Policy (Chicago, February 1935).

Il y est dit que ces opinions antimilitaristes auraient été justifiées dans le moment où la plupart des États étaient organisés démocratiquement et paisiblement. En ce moment, la résistance à la guerre, le refus du service militaire auraient obligé l’État à se souvenir de son devoir envers la paix. Aujourd’hui ce sont les gouvernements qui préparent leurs sujets à la guerre en les trompant.

« Dans ces pays le refus au service militaire est un sacrifice de ceux qui sont assez courageux et entraîne la mort pour ces héros ; mais dans les autres pays, un refus au service militaire veut dire l’affaiblissement de la force de résistance de cette partie du monde qui n’est pas encore folle. C’est pourquoi je ne crois plus que dans ces circonstances la résistance passive, même la plus héroïque, soit un moyen efficace. Autres temps, autres moyens, quoique le but reste le même. Le pacifiste convaincu doit chercher pour la situation actuelle un plan d’action qui sera différent de celui d’avant. Son but doit être : ces gouvernements qui veulent le progrès pacifique doivent se rapprocher le plus possible pour empêcher que les intentions guerrières de quelques aventuriers politiques, dont les gouvernements sont basés sur la violence et la vengeance, puissent se réaliser. »

Je ne pourrais pas trouver une confirmation plus exacte de ce que j’ai dit sur le manque de clarté sur la fonction de l’État dans la société chez les pacifistes, il s’ensuit que leur pacifisme n’est pas une chose sur laquelle on peut compter toujours.

Avec Tolstoï et d’autres je nie « la collaboration pacifique de plusieurs gouvernements démocratiques » ; Tolstoï aussi nous a montré du point de vue chrétien que la base de tout État est la violence. Même la sociologie des universités a dû le reconnaître. (Gumplowocz, Rutzenhofer, Oppenheimer et d’autres). Nous voyons ainsi que tous les gouvernements préparent leurs sujets à la guerre ; seulement, les uns le font pour la guerre, les autres le font pour la paix… Tous les gouvernements trompent leurs sujets de la même façon en disant que la guerre est menée pour la défense du pays, de la vie de son peuple, etc.

Il est vrai que l’objection de conscience du service militaire veut dire un sacrifice, même souvent la mort. Mais marcher à la guerre, qu’est-ce que cela veut dire ? C’est aussi la mutilation, la mort… Pourquoi plutôt ne pas se sacrifier pour l’idée de la Paix ?

Je ne veux induire personne à faire une action à laquelle il n’est pas poussé lui-même par sa conscience, mais on ne peut pas nier que quelques milliers d’objecteurs seulement ne peuvent être exécutés sans que le peuple se révolte. Et même la mort, n’est-elle pas meilleure et plus honorable pour la paix que pour le principe néfaste et affreux de la guerre ?

Et puis, l’objection peut se manifester non seulement par le refus direct, mais aussi dans l’armée même, aussi longtemps qu’elle poursuit son principe antimilitariste et antiguerrier. Les Grecs étaient le plus à craindre lorsqu’ils se trouvaient dans le cheval de Troie…

Mais la seule action conséquente du pacifiste est le refus individuel soit-il ouvert ou caché. C’est aussi le seul qui puisse se manifester sans la grande masse ; il n’y a pas d’importance si nous ne pouvons empêcher la guerre — il suffit pour les pacifistes de n’avoir rien à se reprocher d’avoir fait pour eux tout ce qu’ils pouvaient pour ne pas faire partie eux-mêmes de la guerre. En ce qui concerne ceux qui sont enthousiasmés et qui se plient, il pourrait être discuté s’ils ne tombent pas par la loi de sélection en faisant chemin libre pour un développement plus pacifique.

Est-ce que l’objection est vraiment un affaiblissement de la force de résistance parmi les peuples démocratiques et plus « libertaires » « dans cette partie du monde qui n’est pas encore folle » ? Le professeur Einstein devrait nous prouver que la guerre qui éclatera sera des deux côtés autre chose que la démence et la folie. Nous croyons qu’il vaut mieux continuer à dire avec Bertrand Russel : « Aucun des maux qu’on veut éviter par la guerre n’est pire que la guerre elle-même. »

En ce qui concerne la proposition du professeur Einstein de mettre à la place de l’objection à la guerre, le rapprochement de ces gouvernements et pays qui veulent un progrès pacifique contre un État ou plusieurs qui veulent la guerre et vont à l’attaque, c’est notamment le point de vue des gouvernements réunis dans la S.D.N. Mais ce point de vue est faux, car la guerre est une loi de vie pour l’État dans des intervalles réguliers, ce qui est prouvé depuis longtemps par la sociologie. Dans toute l’histoire nous ne trouvons pas un seul État qui aurait pu tenir sans guerres. Chaque gouvernement veut le « progrès pacifique » aussi longtemps qu’il est avantageux ; une guerre lui promettant plus, c’est l’État qui la fait.

Cette opinion naïve du « progrès pacifique » parmi les gouvernements est réfutée aussi par le fait qu’il n’y ait pas un seul gouvernement qui désarmerait volontairement.

Même les États « désarmés » comme l’Allemagne, la Hongrie, etc., ont toujours gardé un petit reste d’armements qui ont été accordés par les traités. Et au lieu de désarmer entièrement pour ôter tout prétexte aux autres gouvernements pour une nécessité d’armement, ils se sont efforcés d’obtenir « égalité des droits ». Ils rendent ainsi un double service : d’un côté à l’industrie des armements de leur propre pays, en même temps qu’à celle des autres pays — au fond c’est une haute trahison du peuple, du pays, de la paix…

Ainsi nous devons dire : l’objection et la résistance à la guerre forment un principe qui vaut envers tous les gouvernements.

La vie du peuple, le pays d’un peuple ne peuvent pas être sauvegardés par la guerre, et à l’État qui demande la vie du peuple il doit être répondu toujours par le refus et la résistance à la guerre !

Mais qui pourra rester fidèle à ce principe ?

Seul l’homme qui comprend qu’une institution — l’État — qui organise le crime le plus redoutable, la guerre, ne pourra jamais garantir une société pacifique, juste et digne.

Il n’y a donc que l’anarchiste qui soit le pacifiste conséquent.

Dans la politique et dans la société, c’est toujours l’État qui met la paix en danger, parce que les intérêts de l’État forment des prétextes de conflits si grands qu’ils mènent forcément à la guerre.

Toutes les guerres des temps modernes ont des causes communes : le désir de puissance de l’autorité et le désir des monopoles de l’exploitation. L’État ne peut que garantir jusqu’à un certain point limité la paix dans la vie sociale. Aussitôt que les profits et la puissance de l’État sont en jeu, il n’y a plus qu’un seul principe qui règne : la violence, la supériorité du plus fort.

Le maintien de cet état monopoliste capitaliste n’est possible que par la création d’institutions militaires. Le militarisme n’est pas seulement une force improductive, mais c’est aussi un facteur économique pour le capitalisme, car le militarisme a besoin de produits et pouvoir les fournir donne lieu à une participation importante dans le système monopoliste, dans ses possibilités d’enrichissement. Enlever au capitalisme ces débouchés équivaut à mettre en danger le système capitaliste, ce qu’il ne peut pas supporter à la longue.

L’autorité, le monopolisme, le militarisme, ce sont les bases de l’État. L’anarchiste reconnaît ces bases dans toute société basée sur la violence et c’est pourquoi son pacifisme ne peut jamais se décider pour une guerre qui serait en faveur de tel ou tel autre gouvernement. Pour un anarchiste l’occupation de son pays par une autre nation vaut mieux que la bestialité d’une guerre ; aucun gouvernement ennemi ne peut être aussi oppresseur, aussi meurtrier que le champ de bataille, la guerre…

C’est pourquoi seul l’anarchiste peut refuser la guerre en toutes circonstances ; celui qui reconnaît l’État comme base de la société doit reconnaître aussi la guerre qui n’est que la lutte d’un État pour se maintenir dans sa forme nationale et politique.

Aussi longtemps que le pacifisme ne voudra pas comprendre cette vérité, il restera vaincu. Seul le pacifisme qui comprend qu’une institution dont la vie historique comporte la guerre en soi et ne peut jamais sous aucune forme garantir la paix, seul ce pacifisme pourra enflammer les peuples pour qu’ils se refusent à toute « nécessité de guerre ».

Seul un peuple qui ne croit plus en l’État, qui ne lui obéit plus, pourra résister à la guerre en rendant impossible sa préparation.

(Fin).
Pierre Ramus.
  1. L’ex-ministre et sénateur français Henry Lemery dit (« La guerre aérienne de l’avenir ») : « L’avion militaire est une arme agressive, et surtout une arme agressive contre laquelle il n’y a pas de défense.
  2. Le livre de l’expert militaire Italien Rocco Moretta est très instructif sur ce point, Il s’intitule : « Comment sera la guerre de demain ? ». Il développe la querelle théorique dans la science militaire de notre temps. Les uns, les « révolutionnaires », croient à la suprématie absolue de la technique ; les autres, les « évolutionnistes », croient toujours à la supériorité numérique et à la stratégie, ce qui est bien dépassé comme du reste Moretta le prouve.