La prise de Montréal/08

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Éditions Édouard Garand (p. 34-38).

VIII

LE PRISONNIER


Maurice D’Aubières n’avait pas été surpris outre mesure en tombant aux mains des gens de Lady Sylvia et Cardel. On se souvient qu’il avait eu le pressentiment qu’un piège venait de lui être tendu, lorsqu’il était entré dans la serre de la jeune et jolie veuve. Le danger d’un piège ne l’effrayait pas. Hardi et téméraire, Maurice aimait à tenter tous les hasards, et nul danger ne l’eût fait reculer pour atteindre un but proposé. Il se serait penché sur un abîme pour en sonder la profondeur. Les obstacles ne le rebutaient pas, car il pensait que devant l’homme de volonté et de courage toutes les barrières peuvent tomber comme d’elles-mêmes. Avec sa hardiesse et la confiance de lui-même, Maurice ne pouvait redouter les embûches d’une femme, cette femme fût-elle la plus astucieuse et la plus perfide. Il se croyait capable d’éviter les pièges tendus en les flairant, ou d’en sortir à son avantage s’il avait la malchance de s’y prendre.

Mais lorsqu’il se vit emmuré et réduit à une impuissance totale, lorsqu’il se rappela que l’unique dessein de ses adversaires était de l’empêcher de s’opposer à l’entrée de Montgomery dans la ville, alors Maurice se sentit plus mal à l’aise que s’il eût vu son existence réellement menacée. De ce moment, il comprit que les partisans des Américains ne reculeraient devant aucun moyen, aucune infamie, même pour gagner la partie engagée. Il fut piqué par un soupçon affreux, il eut comme une vision des perfides projets de ses ennemis : il devina que, pour démoraliser les partisans royalistes, on allait répandre le bruit de sa désertion. Et il savait que cette calomnie suffirait à soulever la colère du peuple et à le détacher de la cause sacrée. Il savait que le découragement abattrait toutes les volontés et les cœurs les plus fermes. Et Mirabelle… Mirabelle qui avait mis en lui toute sa confiance comme tout son amour ? Que dirait Mirabelle ? Que deviendrait Mirabelle ? Cette pensée le supplicia. Mirabelle le renierait ! Mirabelle le maudirait ! Mirabelle le mépriserait à tout jamais ! Ah ! finis tous ces rêves si délicieux d’amour ! Ah ! tombée toute cette popularité qu’il avait désirée par amour pour sa Mirabelle ! Demain quand on ferait tomber ses fers, demain, lorsqu’on le remettrait en liberté, après que les Américains auraient pris la ville sans coup férir, oui, demain, le peuple, pour se venger, se jetterait sur lui, le huerait pour l’égorger ensuite comme un monstre pervers ! Il entendrait de tous côtés ce trait qu’on lui lancerait à la face : « Lâche ». Par toute la cité, il verrait affichée cette inscription affreuse : « Maurice D’Aubières est un traître ! » Certes, il se défendrait, il protesterait ; mais qui le croirait ? Il affirmerait son innocence, jurerait sur sa loyauté ; mais quelle preuve en pourrait-il offrir ?

Le jeune homme marchait de long en large d’un pas inégal et chancelant, dans sa prison en proie à toutes les tortures morales possibles. Pour la première fois en sa vie, il sentait son courage s’affaisser. Les voix de son âme héroïque et de sa conscience intacte ne suffisaient pas pour le retenir sur la pente du désespoir qui peu à peu maîtrisait toutes ses forces. Par le mensonge de ses ennemis, il se voyait devenir un paria. Et à force d’écouter les suggestions mauvaises que lui soufflait le découragement, Maurice en arrivait à croire qu’il était un véritable monstre d’infamie. Et il voyait Mirabelle se dresser devant lui, le souffleter et lui cracher son mépris ! Il entendait le peuple l’appeler « Imposteur ! Traître ! Lâche !… »

Or, ces épithètes qu’il croyait réellement entendre frappèrent à la fin si durement son esprit qu’il revint au sentiment de la réalité. Un rugissement de bête se fit jour dans sa gorge serrée. Il redressa la tête dans un élan farouche.

— Il faut que je sorte d’ici !… gronda-t-il.

Il venait de s’arrêter, et déjà il avait repris son calme et son sang-froid. Il regarda autour de lui. La chambre était petite et sans fenêtre. Elle était nue, sauf une petite table et un escabeau. Un bougeoir éclairait la pièce froide et silencieuse. La porte de chêne était d’un aspect si solide que c’était folie de songer à s’y attaquer… s’y attaquer sans rien, sans un outil. Et la porte eût-elle été facile à briser, où aurait-il abouti ? Là, de l’autre côté deux sentinelles étaient postées, armées de pied en cap, et Maurice n’aurait pas fait un pas vers la liberté qu’une lame de poignard ou qu’une balle de pistolet l’aurait abattu sur le carreau.

Non, il n’était pas de sortie possible de cette prison. Il était pris et bien pris. Seuls, peut-être, des amis du dehors, de ses partisans pouvaient le délivrer. À cette pensée, il eut un faible espoir. Si vraiment ses ennemis allaient annoncer à la ville entière sa défection, il essayait de croire que ses amis, avant de se laisser persuader, tenteraient de savoir ce qu’il était devenu. Il s’affirma que Mirabelle ne le renierait pas avant d’avoir la certitude absolue qu’il était réellement un déserteur et un traître. Et Lambruche dont il connaissait le dévouement sans bornes ? Ah ! en voilà un sur qui il pouvait compter. Lambruche lui resterait fidèle, quoi qu’il arrivât ! Et Lambruche fouillerait la ville de fond en comble pour le retrouver, traître ou non fût-il devenu lui, Maurice D’Aubières !

Et Maurice, à ces pensées nouvelles, sentit l’espoir remonter.

Tout à coup une clef grinça dans la porte et celle-ci s’ouvrit pour livrer passage à Lady Sylvia, toute vêtue de velours noir. Ce noir faisait ressortir avec un éclat merveilleux toute la blondeur suave de son visage et de ses cheveux. Maurice fut ébloui malgré lui, et il lui sembla que nulle beauté humaine ou divine ne pouvait surpasser ni même égaler la beauté de cette femme. Cette fois l’image de Mirabelle pâlit affreusement. Et le sourire séducteur de cette femme, la naïve simplicité de sa physionomie, la pudique expression de ses regards, la douceur de sa voix, tout, bien que factice et trompeur, comme Maurice s’en doutait, était d’une telle sincérité apparente que le jeune homme faillit en être dupe.

Sa première parole en entrant avait été celle-ci :

— Je m’imagine que vous devez vous ennuyer beaucoup, monsieur D’Aubières…

Lui ne sut que répondre. Il demeura comme en extase, debout au centre de la chambre, droit, ses deux mains toujours liées derrière son dos.

La jeune femme souriait gracieusement. Maurice s’intrigua de ne pas la voir refermer la porte, et hors de cette porte il ne vit pas les deux factionnaires. Que venait faire la jeune femme ? Tout à coup il avisa dans la main droite de Lady Sylvia une courte dague dont la lame étincelait. Et la jeune femme s’avançait vers lui, avec ce sourire qui le fascinait, avec ces yeux pleins de caresses qui l’enivraient malgré lui. Un frisson passa sur son épiderme, un frisson dont il n’aurait pu expliquer la cause. Était-ce le charme irrésistible de cette créature ou la vue de ce stylet qui le faisait ainsi frissonner ? Était-ce ivresse ou peur ?

Lady Sylvia s’arrêta tout près du jeune homme, et sans mot dire, elle se pencha et coupa du stylet les liens qui enserraient les deux poignets de Maurice.

— Ah ! ça, madame, fit-il avec surprise, vous me rendez donc ma liberté ?

— Peut-être, monsieur, répondit-elle en glissant le stylet dans son corsage. Pour le moment, vous le voyez, je rends la liberté à vos deux mains.

— Merci, Madame !

— Je viens vous inviter à descendre à mon salon.

À présent que je suis seule, que Monsieur Cardel n’est pas là… Ah ! j’oublie de vous dire que je ne suis pas tout à fait responsable de ce qui vous arrive… J’ai été impuissante… Monsieur Cardel a voulu simplement prendre des précautions…

— Des précautions que vous avez approuvées… dit Maurice dans un sourire moqueur.

— Vous me jugez mal, Monsieur.

— Ne l’avez-vous pas aidé en m’enlevant mon épée ?

— Vous interprétez mal mon action : si je vous avais laissé votre épée, vous seriez mort à cette heure ce que je ne voulais pas qui arrive.

— Mort ? Pourquoi ?

— Parce que si vos ennemis vous avaient trouvé avec une arme en vos mains pour vous défendre, ils vous auraient foudroyé des balles de leurs pistolets. J’ai prévenu ce meurtre.

— S’il en est ainsi, Madame, je dois reconnaître que je vous dois ma vie, et je vous remercie en vous assurant de toute ma gratitude. Mais voulez-vous me dire l’intérêt qui vous pousse à prendre ainsi ma défense ? Deux fois déjà cette nuit vous m’avez préservé de la mort…

Lady Sylvia sourit plus doucement, plus énigmatiquement. Lentement elle approcha ses lèvres de l’oreille du jeune homme et dans un murmure qui ressembla à une caresse :

— C’est parce que je vous aime… souffla-t-elle.

Et Maurice n’était pas revenu de sa stupeur que la jeune femme saisissait une de ses mains et l’entraînait hors de la chambre, disant :

— Venez en mon salon… Nous y serons mieux pour nous entretenir. Votre captivité, si elle doit durer plus longtemps, vous paraîtra moins longue.

Hébété, sentant la folie d’un rêve extravagant l’envahir, Maurice suivait la jeune femme.

C’était un petit salon tendu de rose, placé entre la serre et la rotonde, et l’unique croisée qui l’éclairait, le jour, ouvrait sur le jardin. Tout l’arrangement de la pièce était d’un goût parfait. Au centre, sous un beau lustre en argent, se trouvait un divan, sur lequel Lady Sylvia venait de faire asseoir Maurice. Elle-même s’était assise à côté, tout près de lui, si près qu’il sentait la chaleur de son corps de nymphe, qu’il s’enivrait des parfums de sa personne. Et devant eux se trouvait la croisée, haute et large, dont les rideaux avaient été écartés. Mais ce détail avait passé inaperçu aux yeux de Maurice. Car Maurice ne voyait plus que la déesse qui l’enveloppait de ses charmes, il ne regardait qu’elle…

Elle lui disait en pressant une de ses mains entre les siennes :

— Vous n’aviez donc pas deviné que je vous aime depuis longtemps ?

Et Maurice, grisé à la fin, n’entendait rien que cette voix qui lui semblait celle d’un ange. Une pendule avait sonné onze heures, et il ne l’avait pas entendue. Son esprit était captivé, il ne s’appartenait plus, et à moins d’un effort surhumain, à moins de percevoir tout à coup le danger qui s’ouvrait sous ses pas, il serait tout à fait perdu…

— Maurice, disait la sirène en penchant sa tête admirable contre celle du jeune homme, je n’ai jamais aimé dans ma vie… vous avez été mon premier amour, vous serez mon dernier amour !…

Lui ne bougeait pas… il souriait… la dévorait du regard… il semblait attendre ou que les lèvres de Lady Sylvia vinssent se coller contre ses lèvres, ou que, soudain, elle lui plongeât dans le cœur la lame de son stylet…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au moment où onze heures sonnaient, une jeune fille enveloppée dans un ample manteau de couleur sombre pénétrait à pas feutrés dans le jardin de Lady Sylvia et venait s’arrêter sous la fenêtre du salon. C’était Mirabelle. Contre le mur se trouvait une pierre. La jeune fille monta sur la pierre et ses yeux purent voir nettement Maurice, ivre et souriant, avec Lady Sylvia dont le visage touchait presque celui du jeune homme.

Mirabelle chancela et sauta en bas de la pierre. Un gémissement étouffé avait légèrement troublé le silence du jardin. Pourtant, elle n’avait jeté qu’un rapide coup d’œil… Mais elle ne voulut pas en voir davantage. C’était assez… c’était trop !

Rapidement elle ramassa son jupon et les pans de son manteau et prit sa course hors du jardin, gémissant :

— Le lâche !… Le traître !…

Et elle courait vers sa demeure, le cœur agonisant… Elle courait en zigzaguant, en titubant… tantôt elle butait… tantôt elle paraissait s’abattre soudain sur la rue… Mais elle retrouvait l’équilibre.

Tout à coup un homme se trouva sur son chemin… c’était Cardel.

— Ah ! vous devant moi ! s’écria-t-elle avec furie. Ôtez-vous, misérable ! Ne m’avez-vous pas fait assez de mal !

Et soudain, faisant volte-face, elle reprit sa course vers la cité sans que Cardel songeât à la poursuivre.

Elle courait plus fort, plus sûrement, et l’on eût dit qu’elle avait retrouvé des forces nouvelles. Après l’accalmie, de nouveau le vent s’élevait avec violence. Vers dix heures, il était tombé une mince couche de neige, et le vent maintenant balayait cette neige et l’emportait en tourbillons. De nouveau aussi le tumulte reprenait par la cité. D’immenses clameurs montaient de tous les points. Au loin les Américains avaient rallumé leurs feux de bivouac, et la nuit en était faiblement éclairée. Mirabelle croisait du peuple qui criait, gesticulait. Elle croyait entendre des accents de colère, des imprécations, des rugissements. Des cavaliers passaient en tous sens et à toute allure. Clameurs, claquements des sabots des chevaux, rugissements de la bourrasque, tout s’entremêlait étrangement. La flamme des réverbères vacillait sous les coups de vent, puis elle s’éteignit. Les rues devenaient si noires qu’on n’y avançait qu’à tâtons presque. Et dans cette noirceur, Mirabelle se heurtait à des silhouettes humaines qu’elle ne pouvait reconnaître. Elle était repoussée, rudoyée… Mais elle n’avait pas conscience de ce qui se passait. Elle se remettait à courir à l’aventure. Pourtant elle pouvait saisir des pleurs de femmes, des lamentations, des appels d’enfants apeurés, des cris de désespoir… Et c’étaient des portes qui s’ouvraient brusquement pour être aussitôt refermées avec fracas, des portes d’où s’élançaient des êtres humains qui, eux aussi, se mettaient à courir sans savoir où.

Soudain, Mirabelle vit une immense lueur devant elle déchirer l’obscurité de la nuit, et si grande apparaissait cette clarté subite qu’on l’eut mise sur le compte d’un incendie. Mais la jeune fille comprit de suite que le peuple venait de rallumer le grand feu sur le marché. En effet, elle n’était pas loin du marché, car dans la clarté rougeâtre elle apercevait des toits pointus, des tourelles, des cheminées, des clochers… Elle accéléra sa course. D’autres gens, hommes, femmes, enfants, comme elle couraient vers la Place du Marché. Elle vit le clocher de l’église paroissiale se dresser hautement sous ses yeux. Elle allait peut-être, avec la populace, gagner le marché. Mais elle se ravisa, et comme si elle eût voulu y chercher un lieu de refuge, elle se précipita vers le temps saint et s’y engouffra.

Peu après, à demi écrasée dans l’ombre silencieuse du lieu saint, elle pleurait et demandait à Dieu de venir la secourir dans sa détresse.

Une foule pieuse se pressait dans l’église où venaient mourir les bruits de la cité. Dans les confessionnaux des prêtres absolvaient les pénitents. Parmi ceux-ci nombre de miliciens se trouvaient, qui étaient venus mettre leur conscience en paix avant d’aller le lendemain, au combat d’où peut-être ils ne reviendraient point.

Mirabelle, dans le recueillement qui l’entourait, en ce lieu sacré où si souvent elle était venue puiser la force morale et le courage, se sentit peu à peu soulagée. Séchant ses larmes, elle finit par élever toute son âme vers Dieu et elle oublia en partie les nombreux malheurs qui fondaient sur elle…