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La revanche d’une race/11

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L’Étoile du nord (p. 75-84).

XI

OÙ LE DOCTEUR RANDALL TROUVE À QUI PARLER.


Depuis quelques jours Violette se remettait de la terrible secousse qui avait ébranlé sa faible constitution. Seule sa physionomie gardait le cachet d’une grande souffrance morale.

Quant à Harold, il demeurait sombre et taciturne.

Deux fois Violette avait voulu avoir un entretien avec lui ; chaque fois il avait carrément refusé de voir sa fille.

D’ailleurs on ne le voyait plus chez lui : tous ses repas il les prenait en ville. On eût juré qu’il redoutait de se retrouver en présence de sa fille.

Était-ce honte ou rancune ? On ne saurait le dire.

Il est évident, connaissant son caractère, qu’il devait en vouloir très fort à Violette pour s’être mise entre lui et Jules Marion.

Et il est fort possible aussi qu’il eut rougi devant sa fille de l’acte précipité auquel il s’était livré contre la personne de Jules Marion, en braquant sous les yeux du jeune homme le canon d’un revolver.

Quoi qu’il en soit, Harold avait reçu ce jour-là la visite du docteur Randall. Et durant trois heures les deux hommes demeurèrent enfermés dans le cabinet-bibliothèque.

Que se passa-t-il entre eux ? C’est ce que nous apprendra la suite des événements.

Et Randall, quand il quitta la résidence du millionnaire après cette longue et mystérieuse conférence, avait aux lèvres un sourire énigmatique.

Or Violette avait vu arriver le docteur et de sa fenêtre guetté son départ. Le sourire qu’elle vit sur les lèvres de cet homme lui causa une frayeur inexplicable.

Oh ! c’est qu’elle se rappelait toujours la terrible conversation qu’elle avait surprise un jour entre le docteur et son père. Elle savait que les deux hommes avaient résolu la mort de Marion, et tous deux par haine et vengeance. La vengeance ? oui : l’un ne songeait plus, jour et nuit, qu’à se venger d’un soufflet reçu ; l’autre, des dédains de Violette.

Mais la jeune fille s’était bien jurée de veiller sur Jules et de le défendre au besoin.

En dépit de la conduite étrange et cruelle de Jules à son égard, elle aimait encore le jeune homme ; par instant, il lui semblait qu’elle l’aimait davantage, et surtout depuis ce soir terrible où Jules avait voulu briser leurs amours. Mais si, de fait, elle aimait davantage, c’est parce qu’elle se sentait aimée encore ; et pour se défendre de tout doute elle ne cessait de se dire que la conduite de Jules, ce soir-là, avait été dictée par les obligations d’un devoir qui s’impose. Non ! des amours comme les leurs ne peuvent périr ! Ces amours vivent dans les obstacles, au sein des luttes les plus âpres !

Non, Violette ne pouvait blâmer la conduite de Jules ; elle ne pouvait s’en prendre qu’à un concours de circonstances imprévues qui étaient venues effacer des rêves prodigieux ! Mais ces rêves effacés ne l’empêcheraient pas, elle Violette, de déjouer, si cela était possible, les machinations du docteur Randall.

Et voyant le docteur s’éloigner avec son sourire de mauvais augure, la jeune fille se disait avec une détermination presque farouche :

— J’aurai l’œil sur cet homme ! Il compte, par la disparition de Jules, arriver jusqu’à moi, jusqu’à la fortune de mon père. Ah ! comme il se trompe ! Comme il renoncerait vite à ses projets et à ses rêves, s’il pouvait fouiller ma pensée.

Mais avec ces pensées l’épouvante naissait chez la jeune fille, et cette épouvante était la conséquence de ces paroles tout bas murmurées :

— Oh ! mais, si Randall connaissait toute ma pensée par rapport à lui, quels nouveaux projets de vengeances alors ne méditerait-il pas contre moi et Jules ? Oh ! cet homme… cet homme… comme je finis par en avoir peur ! Car je le devine un coquin dangereux capable d’aller à toutes les extrémités ! Je le pense capable, cet homme cupide, de toutes les audaces et de toutes les haines ! N’a-t-il pas déjà proposé à mon père la mort de Jules ? N’est-ce pas là une audace et une astuce qui feraient frémir les plus forts ? Et mon père… oui, mon père qui a écouté la voix funèbre de cet homme ! Je sais bien que ce pauvre père est un peu vif et rancunier, et je sais que dans un moment d’exaspération il pourra prononcer des paroles qu’il regrettera bientôt ! Mais de là à porter une main criminelle sur autrui ?… Non, non, cela ne se peut pas ! Et j’ai peur quand même, oui, j’ai peur, parce que j’entrevois l’ombre néfaste de l’homme au cerveau machiavélique, le docteur Randall qui souffle au cœur de mon père tout le fiel dont il a l’âme pétrie ! Oh ! je veillerai… oui, je veillerai !

Pauvre fille ! bien qu’elle n’eût pas voulu associer son père — son père qu’il ne lui appartenait pas de juger — aux projets homicides élaborés par Randall, un doute l’inquiétait. Sans ce Randall elle eut été rassurée. Mais cet homme-là était un danger, et c’est à ce danger qu’elle devait faire face de suite. Mais que faire ?

Et elle se prit à réfléchir profondément. Penchée à la fenêtre de sa chambre Violette laissait errer ses regards soucieux sur les arbres du parc qui s’étendait derrière la demeure de son père.

Longtemps elle demeura ainsi absorbée par la solution d’un problème quelconque. À la fin elle fit un mouvement et secouant la tête avec un air déterminé, elle murmura :

— Oui, j’irai voir Randall ce soir, et je tenterai de lui faire abandonner ses infâmes projets médités contre Jules !


Le docteur Randall habitait, rue Murray, un petit appartement de trois pièces : une salle servant d’antichambre, un cabinet de consultations, une chambre à coucher.

Il n’était pas riche, nous l’avons dit ; et la clientèle était petite. Par économie, il prenait ses repas dans les restaurants à bon marché, et, peut-être, pour obéir à cette économie le docteur se voyait-il contraint de sauter un repas par-ci par-là…

C’est donc devant cette maison de la rue Murray que Violette, ce même soir, vint s’arrêter.

Il passait sept heures. D’un ciel chargé de nuages opaques la nuit tombait plus tôt. La température, pleine d’orage, demeurait morne et lourde. Sur la rue, les citadins paraissaient chercher l’air qui manquait sous les toits brûlants de la Capitale.

Là où les maisons possédaient une pièce de parterre, souvent pas plus grande que la main on trouvait les habitants réunis humant à l’envie les premières ondes de fraîcheur apportées par la nuit.

Or, cette habitation de la rue Murray possédait une petite cour qui l’écartait de la rue, et la cour était entourée d’une clôture de palissade.

Violette s’arrêta devant la grille de la palissade. Ses regards se posèrent sur un écriteau apposé à l’un des piliers de la véranda qui décorait la façade de la maison. Elle lut le nom suivant :

« Docteur Randall »

En même temps elle perçut des visages étrangers, des yeux curieux se poser sur elle. Sous les premières ombres crépusculaires Violette distingua des silhouettes humaines groupées sous le jeune feuillage de la cour.

À la vue de cette jeune personne s’arrêtant comme gênée devant la grille, une grosse femme — la maîtresse de maison — s’approcha avec un sourire mielleux.

— Est-ce le docteur que vous désirez voir mad… mademoiselle ? Et les regards sournois de la femme détaillaient à la hâte la physionomie de Violette.

Elle fit cette question :

— Alors c’est bien ici que demeure le docteur Randall ?

— Oui mademoiselle… Si vous voulez vous donner la peine d’entrer ?…

— Auparavant, voulez-vous me dire si le docteur est chez lui ?

— Il est sorti ; mais il ne peut tarder à rentrer. Ses heures de consultations sont de huit à dix tous les soirs, il n’y manque jamais. Si donc, vous voulez attendre un petit quart d’heure…

— Merci, madame. Je reviendrai un peu plus tard. Précisément j’ai à faire dans le voisinage quelques courses qui me prendront bien un quart d’heure.

La grosse femme hocha la tête comme pour exprimer : « Enfin, c’est votre affaire ! »… et Violette s’éloigna un peu contrariée.

Elle partit à l’aventure, car elle n’avait pas de courses à faire. Elle avait trouvé ce prétexte pour ne pas rester mêlée à ces gens dont les regards curieux et les demi-sourires lui disaient peu de chose. Et elle ne pouvait s’empêcher de penser que le docteur Randall, avec ces gens-là, se trouvait tout à fait dans son cadre.

Violette s’en allait, très absorbée dans ses pensées, sans tenir compte de la marche du temps.

Elle avait tourné sur une avenue, dont elle n’eût pu dire le nom, et marchait d’un pas hâtif. Elle ne remarquait pas que les maisons devenaient plus éparses et les passants plus rares. Elle ne semblait pas s’apercevoir non plus que la nuit était venue, une nuit de grande ville qu’illumine çà et là une lampe électrique. Oui, Violette marchait en songe. Et Dieu sait où elle serait allée, si, tout à coup, une voix dont le son la fit tressaillir violemment.

— Ah ! mademoiselle Violette… je vous rejoins enfin !

Devant la jeune fille toute saisie le docteur Randall se découvrait respectueusement.

Et il ajoutait aussitôt pour expliquer ses premières paroles :

— Tout à l’heure, en rentrant chez moi, on m’a appris qu’une jeune femme… une demoiselle peut-être… m’avait demandé. Par la description qu’on me fit de la jeune dame je crus vous reconnaître… Alors, impatient de savoir le motif d’une visite si inattendue, je partis de suite après vous dans la direction qu’on vous vit prendre. Ah ! mademoiselle Violette, s’écria le docteur avec un accent qu’on pouvait penser sincère, vous ne pourrez jamais vous imaginer tout le plaisir que cette visite m’a causé. Vraiment — dois-je vous le dire ? — après votre conduite inexplicable à mon égard, je me demande encore si je ne fais pas un rêve prodigieux que les premières clartés du jour prochain dissiperont à tout jamais !

Revenue de sa surprise et ne pouvant se défendre, malgré ses efforts, de son antipathie pour cet homme, Violette répondit :

— Non, vous ne rêvez pas monsieur, j’ai désiré vous voir à tout prix. Ma visite, tout étrange qu’elle peut vous paraître, n’indique rien qui doive vous faire penser que j’ai modifié ma conduite envers votre personne.

Prononcées lentement et froidement, ces paroles lancèrent une douche glacée sur l’ardeur joyeuse de Randall. Et cette fois encore, les rêves qu’il avait faits pour la conquête de cette fille à millions… oui, ces rêves-là s’éclipsèrent de nouveau devant la hautaine froideur de Violette.

Les traits du docteur se contractèrent aussitôt, ses yeux s’emplirent de fauves éclair que Violette crut voir scintiller férocement dans les ombres du soir. Et sa voix se fit brève et sèche, quand il dit :

— Veuillez donc m’expliquer le but de votre visite.

Violette, avant de répondre, jeta autour d’elle un regard perçant et scrutateur pour s’assurer que personne autre que Randall n’était aux écoutes.

À cet endroit, nos deux personnages se trouvaient arrêtés près de terrain vacants où croissaient des bouquets d’arbres, dont les feuilles bruissaient légèrement sous les timides souffles d’une brise nouvelle.

Plus loin, à travers une éclaircie, on voyait s’agiter des lumières comme s’agitent des feux-follets dans un champ. Et de ce point surgissaient de vagues murmures de voix humaines, de confus appels mêlés de rires étouffés par la distance : tout cela semblait venir de très loin comme apporté par des échos endormis.

Là, c’était le campement temporaire d’un bataillon nouveau. C’était là, sous les blanches tentes que réchauffaient depuis quelques jours les rayons tièdes d’un soleil de juin, que naissait le bataillon Saint-Louis.

Mais Violette ne le savait pas ; et, quant à Randall, il l’ignorait peut-être.

Certes, les journaux avaient bien un peu parlé de la création d’un nouveau bataillon canadien-français, mais c’était tout.

Or, Violette avait remarqué ces lointaines lueurs, elle entendait les bruits qui venaient du camp militaire, mais ne parut pas s’en préoccuper.

Seulement, elle vit qu’elle était seule avec le docteur et qu’elle pouvait parler sans crainte d’être entendue par des oreilles indiscrètes et malveillantes. Pas un passant pour gêner…

Et alors d’une voix ferme elle dit à Randall, qui la couvrait audacieusement de ses regards de lynx :

— Docteur, vous savez très bien que j’ai surpris entre mon père et vous certaine conversation dont je ne veux pas rappeler les détails. Or, c’est cette conversation qui m’a décidée à entreprendre la démarche qui semble vous étonner.

Le Docteur fit entendre un léger ricanement.

— Mademoiselle Violette, dit-il sur un ton qui parut sarcastique à l’oreille de la jeune fille, je ne comprends pas très bien ce que vous voulez dire par cette conversation surprise, dites-vous, entre votre père et moi.

Violette frémit et l’indignation fit trembler sa voix :

— Si vous désirez explication et détails je suis prête à les donner.

— Non… je n’oserais, mademoiselle, vous demander ce trouble.

— Cependant…

— Pardon, mademoiselle Violette ; mais je vous rappelle que vous avez été très… très malade, et que…

— Allez-vous tenter de me faire croire, interrompit rudement Violette que la colère saisissait, qu’une malheureuse défaillance, une faiblesse passagère a pu être la cause d’un rêve ?

— Parfaitement, mademoiselle, c’est ce que j’allais expliquer, affirma tranquillement Randall.

— Monsieur, s’écria Violette avec impatience, ne cherchez pas à m’abuser. Je n’ai pas rêvé, non, non ! Je sais que vous avez bâti de sinistres projets contre la vie d’une personne qui m’est chère. Je sais que vous voulez entraîner mon père dans l’exécution de vos desseins pervers. Et je suis venue vous dire que votre œuvre est dangereuse. Docteur, vous vous attaquez à une personne qui ne vous connait pas. J’ai envers cette personne des obligations morales, et je pense qu’il est de mon premier devoir de protéger sa vie. Et cette vie, je vous le déclare en toute franchise, je suis prête à tout risque pour la protéger, dussé-je me brouiller avec mon père pour toujours. Vous voyez que je n’y vais pas par les chemins détournés. Aussi, vais-je me permettre de vous donner un conseil : si vous poursuivez le cours des projets que vous méditez, regardez plus loin et voyez où vos dessins perfides peuvent sous conduire ! Est-ce clair ?

— C’est trop clair ! ricana le docteur.

Violette bondit… mais elle se calma aussitôt. Son indignation faisait place à la stupeur devant la pose sardonique de Randall. Elle songea de suite qu’elle venait de se créer un ennemi implacable en attisant sa jalousie. Elle regretta presque ses paroles trop vives. Mais, hélas ! pouvait-elle sans humiliation se rétracter ! Avant de se rendre chez le docteur elle s’était bien promis pourtant de demeurer calme et de plaider sa cause, ou mieux celle de Jules, avec tact et persuasion. Mais l’attitude ironique de Randall, ses paroles mensongères avaient de suite soulever sa colère : car, disons-le, cette Violette avait aux veines de ce sang paternel bouillant et difficile à contenir.

Donc, en face de cet homme à mauvais instincts, devant ce perfide criminel par la pensée, s’il ne l’était déjà par l’action, devant cet éhonté et astucieux personnage dont elle pouvait apercevoir le sourire diabolique, ses nobles sentiments s’étaient révoltés, de son âme avait jailli un cri d’indignation, et elle avait jeté violentent ses premières pensées à la face du monstre.

Et comme le docteur gardait à ses lèvres ce sourire muet et railleur, et que ses yeux brillants se fixaient étrangement sur les regards purs de la jeune fille, celle-ci crut deviner des pensées sinistres dans l’esprit de l’homme et elle fut secouée soudain d’une peur instinctive.

Seule dans la nuit et en un lieu désert avec cet être aux passions violentes, elle crut se voir à la merci de cet homme qu’elle savait sans conscience, sans foi ni loi, de ce bandit de la civilisation, bandit cent fois plus redoutable que les Africains ou les brigands des déserts mexicains. Oui tout à coup, Violette eut peur… elle sentit une sueur glacée mouiller la racine de ses cheveux et lentement couler jusqu’à sa nuque.

Et cette pensée terrible augmenta son alarme :

— Si cet homme allait, pour se venger de mes dédains ou pour obéir aux passions brutales qui le brûlent oui, si ce bandit allait profiter de notre isolement pour essayer de me violenter !…

Oui, Violette eut vraiment peur et elle commença de regretter sa démarche. Elle regretta tout au moins de n’avoir pas attendu le docteur chez lui, de n’avoir pas, pour un instant, bravé les regards douteux et louches de ces gens qu’elle avait remarqués chez le docteur Randall : là, au moins, elle eût été en sûreté.

Mais il était tard. Maintenant devant ce danger nouveau qu’elle entrevoyait Violette n’avait plus qu’à reculer en usant de savante tactique ou de ruse.

L’audace aussi pouvait la sauver, songea-t-elle. Elle savait que laisser voir sa peur s’était s’avouer vaincue et perdue, et elle se domina.

Elle se fit forte aussitôt, au moins d’apparence, elle redressa la tête et regarda le docteur. Si lui voulait défier, elle était prête à défier. Elle dit d’une voix sévère :

— Monsieur le docteur, il faut à tout prix en venir à une entente entre nous. Laissez-moi vivre avec la bonne opinion que j’ai eue auparavant de vous. Si un moment cette opinion s’est modifiée, si elle n’est pas tout aussi pure, c’est à vous de faire en sorte qu’elle se purifie. Je voudrais donc compter sur votre intelligence, votre esprit de justice, votre galanterie même pour abandonner, pour oublier vos projets condamnables contre la personne dont j’ai la cause en mains.

— Vous voulez parler de Jules Marion ? fit enfin le docteur de sa voix sardonique.

À cette minute même une silhouette humaine s’arrêta à deux pas de nos personnages.

Et la voix sonore de Jules Marion retentit… Jules Marion survenant comme dans un rêve :

— Qui donc parle de moi ici ?

Violette pâlit et chancela.

Jules Marion !…

Mais une joie soudaine la fit tressaillir : Jules était là… il pourrait prévenir les violences du docteur !

Mais cette joie ne dura pas ; la pensée suivante brûla son esprit :

Qu’allait dire ou penser le jeune homme en la trouvant, elle, Violette, après huit heures du soir, dans un quartier perdu de la ville ; seule en compagnie d’un homme inconnu ; et cet homme, autant que Jules pourrait le remarquer, était jeune et de bonne tournure ?… Oui, qu’allait-il penser d’elle ?… Cette idée l’épouvanta. Déjà elle regretta l’apparition de Jules ; déjà, tout au tréfonds d’elle-même elle eut choisi les violences du docteur plutôt que de subir le mépris de celui qu’elle aimait !

Quant au docteur, par un mouvement de surprise il s’était reculé de quelques pas, et alors les rayons d’une lampe électrique avait mis assez de lumière sur sa face blême pour qu’il fût possible à Jules d’en graver l’image dans son souvenir.

À l’homme qu’il ne connaissait pas Jules Marion ne jeta qu’un coup d’œil indifférent ; mais devant la silhouette d’une femme qu’il ne pouvait encore reconnaître il s’inclina respectueusement et dit :

— Pardonnez-moi, madame, de m’introduire en intrus dans votre conversation. Mais du moment que mon nom est prononcé, il m’est permis, il me semble, de m’informer des gens qui le prononcent.

Dans la crainte d’être reconnue, Violette s’était reculée dans l’ombre du docteur. Mais lui, voulant mettre fin à une scène qui le mettait mal à l’aise, s’avança tout à coup vers Jules, disant :

— Monsieur, c’est peut-être une ressemblance de nom… nous ne parlions pas de vous, puisque nous ne vous connaissons pas.

Or, par ce mouvement d’avant du docteur, le rayon de lumière qui l’avait un instant éclairé frappa tout à coup le visage livide et décomposé de Violette.

En reconnaissant la jeune fille Jules échappa un geste de stupeur.

— Violette !… murmura-t-il tout étourdi par cette apparition inattendue.

Alors un flot de larmes entrecoupé de hoquets jaillit des yeux de la jeune fille.