La société de Berlin de 1789 à 1869/03

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La société de Berlin de 1789 à 1869
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LA
SOCIETE DE BERLIN
DE 1789 A 1815
D’APRES DES CORRESPONDANCES ET DES MEMOIRES DU TEMPS PUBLIES DE 1859 A 1869.

III.
LE REVEIL D'UNE NATION[1].


I

« Oui, » écrivait de Rome Guillaume de Humboldt à Henriette Herz en 1807, pendant qu’on se battait encore à Eylau et à Friedland, « oui, nous sommes malheureux, et tous ceux qu’unissait autrefois un cercle gai et inoffensif le sont avec nous ; mais le germe de notre malheur était dans notre insouciance d’alors. » Ce sentiment fut général après Iéna. Tout d’abord c’avait été comme un étourdissement ; on avait regardé autour de soi stupéfait, on eût dit une ville endormie se réveillant au bruit d’un tremblement de terre ou d’une éruption volcanique. « Tout calcul de ce qui peut s’ensuivre, » disait Hélène Jacobi à son frère le philosophe, « est impossible même au plus habile des politiques et des tacticiens… Nous ne voyons que la dernière main sous laquelle la machine vermoulue achève de s’écrouler ; nous sommes témoins du fracas, écrasés ou simplement meurtris selon que les débris nous atteignent, ou, en se superposant au gré du hasard, nous protègent… Il ne nous reste qu’une silencieuse résignation. »

Tout le monde ne fut pas aussi résigné qu’Hélène Jacobi et le cénacle qui se réunissait autour d’elle et de son frère à Pempelfort ou à Munich. Berlin en particulier, après s’être livré à une morne tristesse, secoua sa torpeur pour songer à l’avenir. On y comprit à la fin qu’il y avait quelque chose de plus nécessaire que « le développement des belles individualités[2], » et que ce quelque chose était l’indépendance nationale ; qu’il y avait une idée plus vraie que l’idée de l’humanité, et que cette idée était celle de la patrie. Dans les petits pays, on pensait encore pouvoir continuer à rêver et à méditer aussi bien à l’ombre des baïonnettes étrangères que sous la protection des gouvernemens nationaux. En Prusse, il devait en être autrement. L’état y avait été malade, bien malade ; mais la notion même de l’état n’avait pu s’y perdre totalement, comme sous les petits gouvernemens ecclésiastiques ou laïques de l’ouest, du centre et du midi de l’Allemagne. On y était d’ailleurs profondément attaché à la personne du roi, à une dynastie qui s’était identifiée avec le pays, et qui l’avait pour ainsi dire créé. Aussi la colère du peuple se tourna-t-elle contre les conseillers seuls de la couronne : celle-ci était pour tout le monde au-dessus de la discussion, comme s’il se fût agi d’un souverain constitutionnel et de ministres responsables. Les vertus privées du roi fugitif, ses malheurs, sa simplicité, augmentaient encore l’affection qu’on avait pour sa personne ; la reine, si digne dans l’infortune et si courageuse, continuait d’être l’idole populaire.

Cependant le souverain, dont la faiblesse et l’obstination avaient été pour beaucoup dans les causes du désastre, s’aperçut enfin, qu’il avait fait fausse route. « Tout est perdu, s’écria-t-il, de qui viendra le salut ? Désabusé, je n’attends plus rien de ceux qu’on appelait les appuis du trône : ce n’est que par l’honnête peuple, le brave bourgeois, le simple paysan, que la situation pourra s’améliorer un jour. » La reine voyait mieux encore et les vraies causes et les vrais remèdes du mal. « Nous nous sommes endormis, disait-elle, sur les lauriers de Frédéric le Grand, qui, maître de son siècle, créa un temps nouveau ; nous n’avons pas continué de marcher, et le temps nous a dépassés. » Chacun dès lors sembla le comprendre. « Il n’y a rien à faire qu’à souffrir ce que l’on ne peut changer, et à sauver ce que l’on peut sauver encore, » disait Guillaume de Humboldt, et il s’y employa noblement lui-même. On sentait qu’il fallait reconstruire le navire qui venait de naufrager si pitoyablement, et tandis que Stein régénérait l’état, pendant que Scharnhorst créait la nouvelle armée, Humboldt organisa le haut enseignement. Ce sera l’éternel honneur des hommes d’état prussiens de 1808 d’avoir compris, sans sacrifier à l’utopie, la valeur des forces morales, et d’avoir dans la crise suprême fait appel à l’esprit plus encore qu’au bras de la nation. Il s’agissait de mettre fin à la domination étrangère : l’autonomie des villes et des provinces, l’obligation égale de tous les citoyens au service militaire, la création d’un puissant foyer intellectuel, furent les trois moyens par lesquels on comptait opérer la délivrance.

L’état organisé par Frédéric II et par son père s’était survécu à lui-même parce qu’il était resté stationnaire. Stein, en le rajeunissant, en abolissant certains privilèges, en assurant la propriété, en déblayant les voies encombrées, en intéressant les citoyens à la chose publique, ranima l’amour de cette chose publique, amour affaibli, sinon éteint sous une longue tutelle. Il ne fallut que peu de temps pour produire ce résultat, parce que des traditions communes, la conscience d’appartenir à un état important, le sentiment de solidarité surtout, s’étaient conservés jusque dans la décomposition morale et politique qui avait précédé l’effondrement de la monarchie. — Scharnhorst fit mieux encore en créant une armée démocratique et nationale destinée à devenir une véritable école de patriotisme, et qui le devînt. Ce n’est pas ici le lieu, quand même on aurait la compétence nécessaire pour le faire, de montrer les avantages qu’offrait le nouveau système au point de vue militaire, et pour la prompte augmentation de l’effectif sans surcharge pour l’état. Ce qui frappe, c’est l’effet moral de ces mesures, qui transformèrent la vieille armée prussienne et « d’une galère firent une école, » pour me servir de l’expression d’un contemporain. En imposant aux individus, trop enclins à ne songer qu’à eux-mêmes, Ce sacrifice pour la cause générale, on mit un frein à l’égoïsme de plus en plus envahissant qui s’était glissé dans les âmes, et avait conduit les uns à un matérialisme grossier, les autres à un épicurisme raffiné, tous à l’indifférence. Il fallait leur rappeler d’une façon palpable qu’il y a des intérêts généraux à côté des intérêts personnels, et qu’il convient de sacrifier à ceux-là une partie de ceux-ci. Il importe que l’homme apprenne à respecter une chose impersonnelle et supérieure, et il est nécessaire que la présence de cette chose se fasse sentir sous une forme tangible, par une privation imposée à l’individu en vue de l’intérêt commun. Il n’y a que les aristocraties intellectuelles qui puissent vivre d’un idéal non incarné : aux masses, il faut des autels visibles, un chef et un drapeau. — Toute l’Allemagne, même celle du midi, était remplie d’élémens de résistance ; mais ils étaient épars, c’est-à-dire impuissans. Il sembla nécessaire de les grouper, de les concentrer. L’état, épuisé par la guerre et les contributions, trouva moyen de fonder et de doter richement l’université de Berlin, où les savans de toutes les contrées de l’Allemagne furent appelés. Bientôt la jeunesse y affluait, impatiente d’écouter les voix hardies qui osèrent prêcher le patriotisme au milieu des ennemis campés dans la capitale. « La lutte des armes est terminée, s’était écrié Fichte ; nous allons commencer la lutte des principes, des mœurs, du caractère. » Pour y arriver, il fallait réveiller l’idée du devoir, combattre l’égoïsme qui se cachait sous une esthétique idéaliste, prêcher à une génération habituée à écouter et à scruter chacun de ses mouvemens l’oubli de soi-même et le dévouaient à une cause qui semblait à jamais perdue. La fondation d’un enseignement plus grave devint une affaire nationale, comme la réorganisation militaire. « La nouvelle université, écrit Rahel en 1809, a été conçue, projetée, commencée au milieu de la défaite, de la misère, de la terreur ; c’est la terre qui reverdit par sa propre chaleur. Puisse Phœbus lui être propice et ne pas envoyer ses flèches aux audacieux ! » Napoléon était aveugle quand il s’agissait de choses impalpables. Il surveillait avec jalousie les levées de troupes et les exercices militaires ; il ne se préoccupait point de cette terrible machine de guerre que Humboldt et ses amis, « espérant contre tout espoir, » élevèrent au centre même du royaume vaincu. Le pays soumis fut plus clairvoyant : l’Allemagne considère avec raison l’université de Berlin comme la cause la plus puissante de la délivrance et comme le plus beau monument qu’aient laissé les hommes d’état prussiens de 1808.

Dès avant l’ouverture officielle de la nouvelle école, Fichte avait commencé de sa propre initiative un vrai cours de patriotisme. En 1806, il avait déjà voulu suivre l’armée prussienne comme une sorte de Tyrtée oratoire. Il avait fui de Berlin après l’entrée des Français, et revenait de Copenhague en 1807. Il retrouve un autre patriote, Jean de Müller, sur le point de quitter Berlin, et les amis renouvellent le serment « de vivre et de mourir pour la patrie. » Quand deux mois plus tard le philosophe apprend la défection de l’historien, gagné par l’éloquence et le charme personnel du vainqueur, « je n’envie point son sort, écrit-il à sa femme, la nièce de Klopstock, je me réjouis que cet honneur infâme ne me soit pas échu ; je me félicite de n’avoir pas cessé de respirer librement, de penser, de parler librement, et de n’avoir jamais courbé la tête sous le joug du despote. » A peine de retour à Berlin, le philosophe-tribun y tient ses célèbres Discours à la nation allemande dans une salle où plus d’une fois « sa voix était étouffée par les tambours français passant dans la rue, » et où d’indignes espions, — des compatriotes, — surveillaient chacune de ses paroles. Tout Berlin assistait à ces exhortations passionnées. Rahel, peu portée aux exagérations patriotiques, et qui n’aimait pas qu’on touchât à « ses chers petits Français, » était une auditrice assidue, bien qu’il fût difficile de réveiller l’amour du pays sans en frapper parfois les ennemis. « Honorez, honorez Fichte, notre maître vénéré, le plus noble homme de la terre, écrivait-elle à son frère ; il a retourné le meilleur de mon cœur, il l’a fécondé, l’a pris en mariage, il m’a crié : Tu n’es pas seule ! »


L’audacieux langage du philosophe, si soudainement converti du cosmopolitisme le plus large au patriotisme le plus exclusif sous la pression des événemens terribles qui venaient de marquer l’année 1807, ce langage électrisa la jeunesse. Arndt nous a peint à sa façon rude et prétentieuse à la fois le puissant orateur, « sa taille presque trapue, le large front d’âne recourbé qui brillait de sérénité et de bonté, le puissant nez aquilin (il rostro), le profond sérieux et la puissance terrifiante de son regard. » Étranger lui-même à la Prusse, Fichte, comme tous les créateurs du patriotisme allemand, ne voyait que dans la Prusse le salut de l’Allemagne, et il voulut, comme Niebuhr le Holsteinois, comme Scharnhorst le Hanovrien, comme Savigny le Hessois, comme Stein le Nassovien, que tout véritable Allemand vînt se ranger sous le drapeau noir et blanc. A lire aujourd’hui ces célèbres harangues, il semble qu’on assiste à la naissance même de l’idée allemande, si inconnue la veille encore, si puissante le lendemain.

« Je m’adresse aux Allemands simplement, s’écriait-il, et je ne tiens aucun compte des distinctions qui peuvent nous séparer les uns des autres, que les siècles peuvent avoir produites dans cette nation une. Ce n’est absolument et uniquement qu’en nous souvenant de notre qualité d’Allemands que nous pouvons prévenir la ruine totale de notre nationalité, que nous pouvons reconquérir une individualité nationale indépendante. Je suppose des auditeurs capables de s’élever au-dessus de leur juste douleur jusqu’à comprendre nettement et clairement que, si nous voulons être sauvés, il n’y a que nous-mêmes qui puissions le faire… Je connais cette douleur, je l’ai ressentie plus que personne, je l’estime… Pourtant elle n’a de raison d’être que si elle nous pousse à nous recueillir, à prendre une résolution), à agir. Soyons sur nos gardes, ne nous accoutumons pas à l’ordre de choses étranger par une inattention, une distraction, et une insouciance pareilles à celles qui nous y ont conduits… Ce n’est pas la force des bras ni la valeur des armes qui remportent les victoires, c’est la vigueur de l’âme… Si vous continuez à marcher dans votre étourderie, dans votre mollesse, tous les maux de la servitude vous attendent, vous finirez par laisser éteindre votre nationalité ; mais, si vous voulez être des hommes, vous verrez encore fleurir une génération qui rétablira notre peuple, et ce rétablissement sera la renaissance du monde ! »


Que nous voilà loin de Herder flétrissant la veille encore le patriotisme, « indigne de citoyens du monde ! » de Leasing disant qu’il et n’a aucune idée de l’amour de la patrie, » sentiment qui lui paraît « tout au plus une faiblesse héroïque, et dont il se passe volontiers ! » Que nous voilà loin de Schiller s’écriant dans un célèbre distique ! « Vous espérez en vain, Allemands former une nation ; contentez-vous d’être humains, » de Fichte lui-même, réclamant, il y a trois ans à peine, dans ses Traits du temps, les droits du cosmopolitisme contre les prétentions du sentiment national ! C’est que l’histoire est une rude maîtresse d’école, c’est qu’il suffit qu’on nous ravisse un bien pour que nous apprenions à en estimer la valeur, Rahel elle-même, si antipathique aux opinions exclusives, si élevée au-dessus des passions locales, Rahel ne pouvait s’empêcher de s’attendrir sur le sortc de son pays. « J’ai pleuré toute la journée, écrit-elle dans ces années de tristesse, j’ai pleuré des larmes abondantes, des larmes amères d’attendrissement et de dépit. Oh ! je n’ai jamais su que j’aimais autant mon pays. »

Si les âmes imbues de l’idéalisme esthétique de la fin du siècle éprouvaient ce sentiment, que ne pouvait-on attendre d’une jeunesse inflammable ! que ne devait-on supposer chez les hommes, tout nourris de la sévérité kantienne, qui s’étaient tenus à l’écart du tourbillon général, parce que depuis longtemps ils avaient pressenti les désastres de la patrie, et qu’ils ne tétaient jamais fait illusion sur les causes de ces désastres ! Stein ne cessait de le déclarer jusque dans ses rapports officiels, « il fallait régénérer la nation en lui inculquant les convictions morales, religieuses et patriotiques qu’elle avait perdues, en propageant l’esprit de sacrifice en vue de l’indépendance et de l’honneur national, afin qu’on pût risquer un jour, avec la nation ainsi renouvelée, la lutte pour les biens les plus élevés. » Arndt, le rude fils de paysan poméranien, ne voyait pas autrement les choses que le fougueux baron. Sous une forme parfois lourde et grossière, c’est le sens moral qui se réveille dans le singulier pamphlet où Arndt revêt sa vague indignation d’une rhétorique exagérée. Dans cet Esprit du temps, il appelle les choses par leur nom. L’Allemagne à ses yeux est « un chaos de mollesse, de raffinement intellectuel et de despotisme ; » la génération « ressemblait à un vieillard tombé en enfance… Elle était en adoration d’elle-même. La voilà réveillée de sa longue illusion… Quel sentiment poignant que celui de n’être plus rien, de ne rien pouvoir ! Et c’est le sentiment des meilleurs qui vivent maintenant, c’est le mien. » Le patriotisme d’Arndt, l’inventeur pour ainsi dire et l’apôtre du patriotisme allemand, ne date que de 1808, ou du moins il n’en eut conscience qu’alors. « Quand l’Autriche et la Prusse eurent succombé après des luttes infructueuses, alors seulement mon cœur commença d’aimer l’Allemagne d’un véritable amour et de haïr les Français d’une vraie et bonne colère… C’est dans la colère que je reconnus ma patrie et appris à l’aimer… Quand, par suite de ses discordes, l’Allemagne ne fut plus rien, mon cœur en conçut et embrassa l’unité et l’union. »

Qui ne voit ici que c’est l’invasion française, ou, pour parler plus exactement, que c’est Napoléon qui a fait l’Allemagne ? L’idée nationale, si inconnue au XVIIIe siècle, y est née de la réaction contre la domination étrangère ; elle est née de la haine, non de l’amour. Sans l’invasion napoléonienne, cette idée ne se fût peut-être pas plus éveillée au-delà du Rhin qu’au-delà des Pyrénées. Le patriotisme allemand a toujours conservé de cette origine je ne sais quoi de voulu et d’un peu tendu. Qu’on ne se méprenne pas sur le sens de ces paroles, qui n’impliquent aucune arrière-pensée de critique ; les sentimens les plus nobles du cœur humain sont souvent des sentimens artificiels. La civilisation, en nous éloignant de la nature, étouffe beaucoup de bons instincts sans doute, mais elle en relève aussi de vulgaires. Que serait l’humanité, si elle n’avait spiritualisé l’amour, et si elle ne l’eût rendu exclusif en dépit de la loi de nature ? Tout patriotisme dans un grand pays a quelque chose de factice, comparé au patriotisme local ; la patrie de l’Athénien ou du Florentin était une chose vivante que le citoyen embrassait du regard. La patrie allemande, comme la patrie grecque ou italienne, ayant toujours manqué d’un corps, n’a guère eu d’existence que pour ceux qui en étaient éloignés. La guerre intestine n’y fut jamais considérée comme guerre civile, l’étranger y fut toujours appelé sans le moindre sentiment de honte. Quelques esprits isolés croyaient seuls à l’existence d’une patrie parce que tous les élémens étaient là pour la former. Ils oubliaient que pour la former il eût fallu que ces élémens fussent unis dans un ensemble, que ces matériaux fussent ordonnés en une construction ; ils oubliaient en un mot qu’il’ n’y a qu’une seule chose qui constitue ta patrie, et que cette chose est non pas la langue, ni la littérature, ni la religion, ni la race, mais l’état, l’état seul. Cette conviction s’imposa si bien aux esprits d’élite qu’ils voulurent la faire partager au pays ; mais les intérêts et les instincts y furent d’abord rebelles. Les rois, la noblesse, les peuples de la confédération du Rhin ne songeaient point en 1808 qu’ils servaient l’étranger ; c’est la propagande des penseurs et des historiens qui a enseigné à quelques-uns à rougir de la honte de leurs pères. Encore ce sentiment n’est-il spontané et vraiment vivace que dans les contrées telles que la Prusse rhénane et la Westphalie, qui ont été réunies depuis cinquante ans à un grand état. En 1808, le patriotisme allemand était une généreuse invention, tandis que dès lors le patriotisme prussien, le patriotisme autrichien même, vivaient d’une vie intense et émue. Rahel, toujours vraie, toujours naturelle, ne cache point son sentiment à cet égard, et si l’on n’avait eu la tête pleine d’une noble chimère qu’il fallait encore un siècle pour réaliser, les Stein, les Fichte, les Arndt, auraient parlé comme elle. Le patriotisme de Rahel était celui des masses, des simples, des femmes, le patriotisme instinctif, inspiré non par cette abstraction qu’on appelait l’Allemagne, mais par cet organisme gangrené sans nul doute, bien que vivant encore, dont elle se sentait un membre, par la Prusse, et comme chez les hommes du peuple son patriotisme s’incarne dans une personne, dans une famille. Ce que saint Louis, Henri IV, ont été pour le peuple français, Frédéric II et les Hohenzollern l’étaient pour cette âme si élevée, si dégagée de préjugés et pourtant si éloignée de dissimuler ces sortes de faiblesses, si toutefois ce sont des faiblesses. Elle ne rougit point de « baiser le bord du manteau de Frédéric et du grand-électeur, » elle avoue qu’elle a vécu sous les auspices, sous l’aile de Frédéric II, « qu’elle peut faire remonter à son influence tout bien, tout avantage, toute jouissance, toute connaissance qu’elle a eus. » Aussi sent-elle « plus durement que d’autres que cette influence est brisée… Autrefois la Prusse pouvait être fière, Frédéric II nous faisait valoir en Europe : tous, nous avions une part dans ses victoires et son intelligence, moi, je ne serais rien sans lui, étant donné ma naissance ; mais il faisait place à chaque plante dans son pays de soleil. C’était un honneur que de dire qu’on en était, vrai avantage pour l’âme et le corps !… »

Ce qui distingue néanmoins le patriotisme de Rahel de celui des chefs du mouvement national allemand n’est pas seulement son caractère exclusivement prussien, c’est encore la forme que ce sentiment affectait chez elle, celle de la douleur, non de la haine. Elle ne pensait pas que pour être patriote il fallût être injuste et dur pour les ennemis. Aussi, malgré sa douleur, se sentit-elle parfois isolée, dépaysée au milieu dès lutteurs. Elle n’avait pas une organisation assez robuste, elle était trop imbue de l’esprit de tolérance et d’équité pour goûter beaucoup les hommes de passion qui alors régénéraient l’Allemagne, et dont les angles ne cessaient de la blesser. L’âpreté de Stein, la rudesse d’Arndt, l’exaltation de Fichte, les mauvaises façons de Jahn, la haine de Blücher, le rigorisme moral aussi de tous ces hommes, la heurtaient. « Qu’il est dur, aveugle, agaçant ! disait-elle de Niebuhr. Toujours Saragosse et Moscou, rien que Saragosse et Moscou !… » La passion et l’énergie au service d’une cause commune excluent malheureusement les égards et les compromis, et l’équité, la tolérance, étaient les élémens vitaux de Rahel ; les concessions réciproques, l’aménité des rapports, lui étaient des besoins de première nécessité. C’était là ce qu’elle prisait et aimait tant chez les jeunes Français, tels que Bujac et Campan, qu’elle ne cessait de protéger ; c’était là ce qu’elle prêchait sans cesse et au groupe d’hommes que le malheur public avait si soudainement élevés au premier rang et à la génération des jeunes patriotes de vingt ans qui commençaient à s’agiter.

En lisant les correspondances du temps, on est frappé non-seulement des préoccupations nouvelles de tous les esprits, mais encore des noms, à peine prononcés la veille, qui désormais reviennent sans cesse : toutefois ce ne sont pas des jeunes gens qui se révèlent, ce sont des hommes de quarante ans pour la plupart qui composent cette phalange tout à l’heure encore dans l’ombre, et qui aujourd’hui occupe le premier plan. Tous les yeux furent tournés, à cette heure d’ardeur et de foi qui avait succédé à la défaite et à la stupeur, vers les noms de Gneisenau, de Niebuhr, de Hardenberg, d’autres encore. Arndt nous a laissé des portraits, tracés sans beaucoup d’art, mais très vivans, de quelques-uns de ces patriotes qui alors faisaient le seul espoir de la nation : de Scharnhorst à la démarche pensive, aux allures bourgeoises et négligées, au grand œil bleu, ouvert, intelligent, aux traits nobles et calmes, — de Blücher, dont la figure réunissait deux mondes, « la grandeur, la beauté et même la mélancolie sur le front et dans les yeux, la gaîté soldatesque, la ruse du hussard autour de la bouche et du menton, » — de Stein surtout, qui rappelle Fichte par ses regards pénétrans, son vaste front, sa taille vigoureuse, sa parole saccadée et véhémente. « En honnêteté, vérité, franchise, personne ne l’a dépassé ;… violent avec tout cela, souvent même dur, inexorable pour les fourbes et les hypocrites, blessant parfois pour les faibles et les timides, mais un noble cœur qui ne connut jamais ni la rancune ni la vengeance. »

Avec l’apparition de ces hommes, ce n’est pas l’état seulement qui se transforme, c’est aussi la société. Dans les fonctions publiques, les viveurs et les sceptiques de la nature de Gentz, de Wiesel, de Gualtieri, sont remplacés par des patriotes austères, par des travailleurs consciencieux ; dans la société, l’intérêt public prend la première place. Aux Aspasies et aux Musarions succèdent les Thusneldes et les Velledas. Schleiermacher lui-même, dont la sœur avait épousé Arndt le tribun, ne parlait plus que de « la régénération intellectuelle et morale, » et son mot devint le mot d’ordre. On eut la conviction que la guerre était le meilleur moyen de renouvellement, et on la désirait. Dans les salons, toutes les conversations prenaient un ton patriotique et belliqueux. La littérature, elle aussi, se ressentit du changement de temps ; le romantisme, naguère encore sensualiste et cosmopolite, prit une allure religieuse et nationale, la poésie elle-même se mit à conspirer.

Le brusque changement de ton qui dès lors se manifesta dans la société et la littérature allemandes ne fut pas du goût de tout le monde ; mais personne ne put se mettre complètement à l’abri des atteintes de la passion générale. Beaucoup d’hommes essayaient de se détourner de ces agitations qui troublaient leur quiétude. Goethe, pareil à son Orfèvre d’Ephèse, continuait « à ciseler la ceinture de sa divinité, » pendant que le tumulte remplissait la rue et les âmes, pendant qu’à Weimar même et sous ses yeux son ami Charles-Auguste et la duchesse Louise « encourageaient les faibles, entretenaient la haine du conquérant, préparaient à petit bruit le terrain pour 1813. » Quant à Rahel, sans répudier les aspirations nouvelles, elle s’éloigna un peu, froissée par ce qu’il y avait d’excessif et de violent dans les passions du jour. Son cercle avait été décimé par la mort ou l’absence ; pas un de ses amis d’autrefois n’était resté près d’elle, ils s’étaient dispersés pour ne plus se retrouver, et elle se sentait comme « Iphigénie parmi les barbares de la Tauride. » C’est alors qu’elle se créa un nouveau cercle dans lequel l’élément jeune dominait. On n’était pas moins patriote dans ce cénacle de jeunes gens, j’allais dire d’adolescens, que dans la région des politiques, mais le patriotisme y était moins âpre, il avait plus de poésie. Varnhagen nous a peint avec de vives couleurs la façon dont les préoccupations du jour pénétraient parmi ses camarades ; il se rappelle surtout l’effet produit par la fameuse ode que Stægemann, haut fonctionnaire qui jusque-là n’avait guère cultivé que la muse anacréontique, lança contre le tyran. Cela tomba comme une étincelle ; sur la matière inflammable de cette verte jeunesse, qui dès avant Iéna s’était réunie à Berlin pour y fonder l’Almanach des muses et dont aucun n’avait encore atteint la trentaine. Les membres de ce cercle portaient presque tous des noms aujourd’hui très populaires en Allemagne. C’étaient Neumann, Varnhagen, H. de Kleist, d’Uthmann, Koreff, le comte de Lippe, Louis-Robert, frère de Rahel, Hitzig, Thérémin et de Lamotte-Fouqué. Personne ne fut plus enflammé de patriotisme allemand que ces deux derniers, descendans tous les deux de familles françaises émigrées lors de la révocation de l’édit de Nantes. Ce phénomène n’est pas isolé : en France aussi et en Angleterre, on a souvent pu observer que les petits-fils d’étrangers se montrent volontiers les défenseurs les plus ardens d’une nationalité a laquelle ils se rattachent par le sol plus que par le sang.


II

On a vu que le pays était resté fort indifférent à la guerre de 1792 à 1795. C’était une entreprise purement politique, — il faudrait dire impolitique. Un caprice du maître y avait engagé la Prusse officielle ; l’âme du peuple ne s’y était point intéressée, Pendant les onze ans qui séparèrent la paix de Bâle de la bataille d’Iéna, l’entente entre la France et la Prusse n’avait point été sérieusement troublée. La guerre de 1806 elle-même fut encore aux yeux de la majorité des Allemands une guerre politique ; ils ne datent les guerres de délivrance que de janvier 1813, A voir l’esprit des choses plus que les faits matériels, il semble qu’il faille en placer le commencement en 1809. La guerre d’Autriche, qui se termina par Wagram, a un caractère bien différent de toutes celles qui l’avaient précédée. Ce fut la première lutte populaire. Qu’on lise les proclamations de Gentz et de Frédéric Schlegel, alors secrétaire de la cour impériale ; elles annoncent déjà le manifeste de Kalisch, et le ton en diffère singulièrement de celui des déclarations de 1792 et de 1806. L’archiduc Charles, dans son ordre du jour du 6 avril, rappelait aux soldats que « la liberté de l’Europe s’était réfugiée sous leurs drapeaux. Vos victoires feront tomber ses chaînes, et vos frères allemands qui servent encore dans les rangs ennemis attendent leur délivrance. » En s’adressait « à la nation allemande, » le général autrichien s’écriait : « Nous combattons pour rendre à l’Allemagne l’indépendance et l’honneur national, » Bans l’empire des Ferdinand et des François, on appelait même le peuple aux armes. « Le moment présent ne reviendra pas en des siècles d’ici. Saisissez-le, afin qu’il ne vous échappe ; imitez le grand exemple de l’Espagne ! »

C’étaient là des accens inconnus ; la nation cependant les entendit, et le peuple se souleva. On sait la lutte tragique du Tyrol, les folles, mais héroïques équipées de Schill et de Dœrnberg, de Katt et de Brunswick, « Le grand exemple de l’Espagne » avait été étrangement contagieux ; il faut lire les mémoires, les journaux, les lettres du temps, pour se faire une idée de l’universalité et de la profondeur des sympathies qu’inspirait la lutte à outrance de la péninsule. L’humiliation infligée aux dynasties nationales à Erfurt et le décret de Madrid (16 décembre 1808), qui bannissait le Cavour de l’Allemagne d’alors, « le nommé Stein, » avaient vivement frappé les imaginations. « Napoléon n’eût rien pu faire de meilleur pour augmenter votre célébrité, écrivit Gneisenau au ministre fugitif. Vous apparteniez jusqu’à présent à l’état prussien ; désormais vous appartenez au monde civilisé, vous appartenez à l’histoire. » Les exécutions de Palm, le pauvre libraire qui avait recelé quelques exemplaires d’un pamphlet dirigé contre Napoléon, — de Staps, l’enfant exalté qui avait attenté aux jours du conquérant au milieu même de ses fidèles, — de Sternberg, qui avait quitté la chaire de professeur pour le mousquet du volontaire, — d’Andréas Hofer, le chef des paysans du Tyrol, fusillé dans les fossés de Mantoue, — les glorieux corps francs de Schill traités de « bandes de brigands » et condamnés comme des malfaiteurs, — la noire légion de la vengeance et sa marche aventureuse à travers l’Allemagne entière, — tout cela entretint l’esprit de révolte, même après la défaite, et, loin d’effrayer, répandit la colère et l’envenima. « Sortons de cette guerre, s’était écrié Napoléon, autrement nous serons entourés de mille Vendées. » Il ne se trompait pas : en dehors des corps irréguliers, des milliers de volontaires appartenant aux plus hautes classes de la société ou à la partie la plus éclairée du pays s’étaient enrôlés dans l’armée autrichienne. Wagram eut un retentissement d’autant plus douloureux que la bataille d’Aspern avait rallumé plus d’espoir ; toutes les correspondances, tous les mémoires de l’époque, sont unanimes à cet égard, et témoignent de l’exaltation des âmes pendant ces jours de malheur. L’historien Luden, dans son Retour sur ma vie, a vivement peint l’état singulier du pays en ce moment :


« Tout d’abord on avait été confus, éperdu ; on s’était vu sans appui, sans issue… Peu à peu les plaintes devinrent plus rares ; les pensées d’avenir se ravivèrent… Les sentimens les plus profonds, les passions les plus nobles finirent par se réveiller dans tous les cœurs. Une belle épuration morale en sortit ; on conçut de grandes résolutions, on supportait légèrement toute privation, aucune résignation ne semblait trop difficile, aucun sacrifice ne parut redoutable La vie que nous menions tous avait pris un singulier caractère, un charme qui me remplit encore de regret et de mélancolie… Plus les jouissances matérielles étaient mesquines et pauvres, plus les joies morales et intellectuelles qui s’offraient de toutes parts étaient riches et intenses. Tous les hommes furent plus intelligens et meilleurs qu’ils n’avaient été autrefois, qu’ils ne se montrèrent plus tard. Une seule pensée avait envahi toutes les âmes : la patrie ! mais cette pensée réveillait les plus nobles sentimens ; elle engendrait les plus sublimes vertus en tous, suivant l’esprit, la culture, la position de chacun… Tout orgueil, toute outrecuidance, toute morgue, toute vanité, toute arrogance, avaient disparu… Jamais l’égalité n’a été plus grande parmi les hommes. »


On trouve presque les mêmes paroles dans les Réminiscences d’Arndt, et un historien moins grave, mais plus populaire que Luden, le brave Kohlrausch, mort à plus de quatre-vingts ans, ne parle pas autrement dans ses Souvenirs. « Les différences de rang et d’âge s’effaçaient presque complètement, et il s’établit je ne sais quelle joyeuse solidarité qui élevait la vie et doublait les forces. » La France en 1792 et en 1815 dut ressentir quelque chose d’analogue à ces sévères et enthousiastes émotions[3]. Jamais aussi les princes allemands n’avaient été plus aimés de leurs peuples qu’en ce temps même où, pour la plupart, ils faiblissaient devant le vainqueur : n’étaient-ils pas du même sang, ne parlaient-ils pas la même langue, ne souffraient-ils pas des mêmes maux ? Arndt nous donne comme un écho des sentimens d’alors quand il raconte la rentrée du couple royal dans sa bonne ville de Berlin à la veille de la Noël de 1809, et qu’il nous montre la capitale « jadis si fière et si glorieuse, gisant dans la poussière et les cendres, » les sujets pleurant de douleur et de joie, la belle reine, les yeux rouges de larmes, se montrant au peuple du haut de son balcon.

Peu de jours après ce triste retour, la reine Louise allait expirer dans tout l’éclat de sa jeunesse, de sa beauté et de sa popularité. « Ceci est le coup le plus rude qui nous ait frappés, » s’écria Frédéric-Guillaume, et la nation répétait ce mot en songeant que seule elle avait pu agir sur ce monarque pusillanime et timoré, que seule elle eût pu lui inspirer des résolutions héroïques. La domination étrangère ne cessait d’ailleurs de peser sur le pays. « Tous les jours, l’état de Berlin, dit Varnhagen, devenait plus triste. De plus en plus des personnes virent leurs sources de revenus se tarir, leur vie s’appauvrir. Les caisses ne payaient plus, les capitaux placés ne portaient pas d’intérêts ; partout on voyait la gêne, les angoisses des besoins pressans. » Ajoutez à ces maux inévitables les maux causés de propos délibéré par les lieutenans de Napoléon. Autant les employés civils d’un certain ordre avaient essayé de ménager les vaincus, autant les militaires, certains militaires du moins, se montraient impitoyables. Ney et Davoust surtout, « le méchant Davoust, » comme l’appelait Rahel, réussirent à s’attirer des haines. Il faut avoir entendu les vieillards de Hambourg et de Hanovre pour comprendre l’exécration qu’éveillait le seul nom du prince d’Eckmühl, pour comprendre pourquoi ce nom est resté pour les enfans de l’Allemagne du nord ce que les noms de Haynau et de Mouravief sont pour les enfans hongrois et polonais. Ainsi que cela arrive toujours, les sentimens d’amertume des populations soumises augmentaient encore, en les irritant, les mauvaises dispositions des soldats impatientés, et les satrapes de Napoléon semblaient prendre à tâche de faire de sentimens purement antinapoléoniens dans l’origine des sentimens antifrançais. La noblesse, la bourgeoisie, le « troupier » de France, avaient toujours su se faire aimer, même en pays ennemi ; le soldat de fortune devenu maréchal de l’empire et le conventionnel devenu préfet de l’empire se montrèrent durs, haineux, pleins de morgue et grossiers. Varnhagen, qui vit de près Napoléon en 1810, fut, comme Talleyrand, frappé surtout de la mauvaise éducation du grand homme ; on pense bien que les manières des parvenus de second ordre n’étaient guère meilleures que celles du parvenu suprême. Si la rigueur de Davoust exaspérait les masses, sa rudesse ne blessait pas moins les classes élevées. Quels ne durent pas être les froissemens d’un F.-A. Wolf, d’un Schleiermacher, d’un Fichte, réunis par le duc d’Auerstædt, peu avant l’évacuation de la capitale, pour entendre accabler d’insultes leur pays et leur roi ?

Les hommes d’énergie et d’action puisèrent de nouvelles forces de résistance dans toutes ces humiliations ; mais tandis que les idéalistes, comme Fichte, pouvaient croire à la transformation et au salut futur de leur pays « par l’éducation, » tandis que les hommes d’état, tels que Stein, attendaient tout désormais de la Russie et de l’Angleterre, tandis que les hommes pratiques et graves de la nature de Gneisenau, ennemis de la diplomatie comme des conspirations et des sociétés secrètes, si contraires au génie germanique, se contentaient « d’une alliance sans signes ni mystères et n’ayant d’autre mot d’ordre que la haine de l’étranger, » — la jeunesse, fougueuse et inexpérimentée, voulut s’organiser, forma un Tugendbund, médita des tentatives de régicide. Plus complexe et plus hésitante fut la disposition d’esprit de nombre d’hommes de trente à quarante ans, paralysés ou égarés par l’éducation des dernières années du siècle et jetés soudain de la contemplation esthétique au milieu de l’action pressante du jour. Plus d’un chercha un refuge dans la foi du moyen âge ; beaucoup aussi furent saisis d’un morne désespoir et succombèrent. Parmi eux, la victime la plus illustre fut encore un ami intime de Rahel, un des poètes les plus doués, un des hommes les plus malheureux de son temps, Henri de Kleist, dont la fin tragique jeta la consternation dans la société de Berlin.

Si Kleist avait eu le courage de vivre un an seulement pour la cause désespérée qui l’arma du fatal pistolet contre lui-même et contre son amie, il eût pu la servir noblement. On sait en quelles circonstances l’Allemagne se leva : la catastrophe de Moscou, la défection de York, avaient été suivies du soulèvement de la province orientale de Prusse et de l’appel royal du 3 février 1813. Dès le 5, la diète provinciale s’était réunie à Kœnigsberg et avait décrété la révolte sans attendre le consentement royal, qui tardait à venir. La vieille capitale devint le centre et le foyer de tout le mouvement, les exilés y affluèrent, tout Berlin y accourut. C’est là que vinrent Stein et Arndt, qui dès la campagne de Russie avaient organisé la légion allemande ; c’est là que vinrent l’ami de Rahel, Barnekow, le bel et terrible hussard qui avait tant de fois échappé aux balles ennemies, et que précédait la renommée de ses aventures, de sa témérité, de son dévoûment, — Schœn, « à la parole ferme et calme, à la mine claire et sereine, au sourire ironique dans le regard et sur les lèvres, » le principal collaborateur de Stein dans les réformes de 1808, — York enfin, qui venait de conclure la convention de Tauroggen, « figure ferme et résolue, large front bombé, plein de courage et d’intelligence, un sourire dur et sarcastique autour de la bouche… » C’est là qu’on organisa la landwehr sous Alexandre de Dohna, l’ami de Schleiermacher. « C’étaient des jours lumineux que ces jours pleins d’angoisse, raconte Arndt ; chacun était porté et soutenu par le sentiment général. Quel enthousiasme dans les villes et dans la campagne, sur les chaires et dans les écoles ! Les jeunes gens de seize à dix-sept ans, à peine capables de porter les lourdes armes, partirent en récitant des passages traduits de Tyrtée, des morceaux lyriques de Klopstock, et hommes et vieillards, pères et mères, assistaient les mains jointes et priaient en silence pour la victoire et la bénédiction. »

Bientôt Berlin fut saisi de cette fièvre, qui de la Prusse avait gagné la Silésie, puis la Marche et la Poméranie : c’étaient des jours de foi et d’espérance. La capitale ne se ressemblait plus : l’oppression et le silence qui avaient pesé sur tous les esprits disparurent comme par enchantement. La frivolité d’autrefois, le goût de la spéculation oisive, la poussière de l’érudition, le tintement des cloches néo-catholiques, la philosophie des grâces, semblaient emportés pour toujours, et la grave réalité, illuminée par un idéalisme tout nouveau et bien différent de l’ancien, préoccupait toutes les âmes. On ne savourait plus à longs traits Wilhelm Meister ou Woldemar ; on n’écoutait que les poètes, souvent médiocres, qui embouchaient la trompette guerrière. Ce fut le moment où à Berlin même, en ces jours de printemps, Arndt composa cet hymne patriotique si étrange que l’Allemagne a répété en cent mélodies diverses pendant cinquante ans, et dont la moindre curiosité n’est pas l’embarras du poète lui-même se demandant sans cesse ce que c’est que cette patrie qu’il entend chanter, Was ist des Deutschen Vaterland ? Ce fut le moment où Max de Schenkendorf fit entendre sa Marseillaise sentimentale, « Liberté, douce image d’anges qui demeure parmi les étoiles célestes, » — que le jeune Rückert lança ses Sonnets cuirassés, — que Théodor Kœrner fit résonner Lyre et Épée. Lui aussi avait abandonné une fiancée, et s’était engagé comme volontaire dans la troupe noire de Lutzow, qu’il a si bien chantée ; lui aussi devait trouver sur le champ de bataille cette mort qu’il avait célébrée comme la plus belle des morts. Il n’avait pas vingt-deux ans, et déjà son nom était aimé et populaire dans toute l’Allemagne. Nul doute que ce talent si précoce, si étonnamment fécond et facile, n’eût légitimé toutes les espérances du pays, s’il lui avait été permis de vivre et de mûrir. Ce fut son propre père, l’ami le plus intime, le correspondant journalier de Schiller, qui arma son fils pour le combat et répondit par la confiance aux doutes de Goethe. « Secouez toujours vos chaînes, lui avait dit le poète vieillissant ; l’homme est trop grand ! Vous ne les briserez pas ! »

Stein et ses amis avaient meilleur espoir. Le terrible ministre avait été mis à la tête du gouvernement provisoire qui, sous le titre d’administration centrale, dirigeait les pays allemands que le soulèvement délivrait. Stein, plus clairvoyant que les pessimistes, ne se méfiait que des princes ; l’expérience lui avait enseigné qu’il n’y avait de salut qu’en un mouvement populaire, et il ne ménageait pas, dans ses violentes sorties, les souverains oublieux de leur devoir. Plût à Dieu que tous les princes allemands eussent pu écouter ses leçons et en faire leur profit ! Les tristes jours de la restauration ne seraient point venus éteindre l’enthousiasme de 1813 ; mais ce n’est point l’histoire politique de l’Allemagne que je me suis proposé d’écrire, — il est temps de m’en souvenir, — c’est l’histoire de la société allemande d’alors. Il est vrai qu’il y a des jours où l’histoire nationale et politique absorbe tout, où société, enseignement, littérature, arts, philosophie, semblent ne plus exister ou servir exclusivement la passion universelle du moment : 1813 fut un de ces momens pour l’Allemagne du nord. Les universités et les collèges suspendirent leurs, cours, les tribunaux et les bureaux d’administration se vidèrent, comme les comptoirs et les ateliers. Beaucoup de Bradamantes patriotiques, parmi lesquelles il faut citer Prochaska et de Krüger, sont restées célèbres ; on se rappelle aussi l’activité déployée par Mme de Lützow-Ahlefeldt dans l’organisation du corps franc de son mari[4]. De tous côtés, les volontaires, affluaient ; le corps des chasseurs seul en comptait 13,000. Bientôt Berlin n’allait plus être dans Berlin : tout le monde courait sur les lieux où se décidait le sort de la patrie, les hommes dans les rangs de l’armée, les femmes dans les lazarets. On peut imaginer les souffrances qu’une guerre aussi terrible devait entraîner et la nécessité d’y porter remède au secours. Il faut le dire, l’humanité et la charité des femmes furent à la hauteur de la tâche. On sait la part que les femmes allemandes eurent dans le mouvement de 1813. Cela rappelle les plus beaux exemples donnés par les nobles Italiennes qui de nos jours se sont dévouées à la cause nationale. A Kœnigsberg aussi, une femme animait et encourageait le cercle des patriotes : c’était la fille de l’illustre Scharnhorst, la comtesse Frédéric de Dohna, « la plus belle héritière de l’esprit paternel, vraie souveraine de l’enthousiasme, rayonnante de jeunesse, de beauté et de grandeur d’âme. » Arndt a peint cette maison de Kœnigsberg où pendant un moment toute la Prusse semblait s’être concentrée. « Tous les Dohna étaient à la hauteur du temps. Leur maison, leurs amis et compagnons formaient comme la couronne de fleurs de la société de Kœnigsberg ; mais la véritable reine… était la superbe Julie, tout imprégnée de l’esprit de son père. En sa figure, en ses sentimens, en ses manières même, elle était la vivante image du noble Scharnhorst : svelte, blonde, belle, avec de vrais yeux de Thusnelda, bleus comme l’azur du ciel, tels qu’on aime à les prêter aux filles du Hartz et du Weser, de ce pays des Cherusques où s’élevait la maison rustique des pauvres parens de Scharnhorst. » On forma un comité de trente femmes appartenant à toutes les classes de la société et à toutes les confessions religieuses. Sept princesses du sang en faisaient partie au même titre que des boutiquières : Henriette Herz, Rahel, Mme Fichte, se distinguèrent par leur zèle au milieu du zèle général. Fichte lui-même avait voulu partir comme simple soldat. Les trois neveux d’Henriette étaient sur les champs de bataille, où l’un d’eux fut grièvement blessé. Ceux qui ne pouvaient servir la cause nationale ni par le bras, ni par les soins donnés aux blessés, la servirent de leur bourse. Les caisses de l’état étaient vides, celles des particuliers n’avaient guère pu se remplir dans la stagnation de toutes les affaires qui avait précédé le soulèvement, et il fallait à tout prix de l’argent pour équiper les volontaires. Malgré l’épuisement général du pays, on trouva des ressources inattendues : les Juifs de Berlin donnèrent des sommes considérables. Les fonctionnaires renoncèrent, qui à un tiers, qui à la moitié de son traitement. Les offrandes en nature ne cessèrent d’arriver aux comités ; les femmes apportaient leurs bijoux, jusqu’à leurs alliances, et recevaient en échange des anneaux de fer, conservés depuis comme des reliques dans les familles, tandis que le roi envoyait sa vaisselle plate à la monnaie.

Le mois de juin — au moment de l’armistice qui avait consterné les patriotes — vit accourir dans les camps de la Silésie et de la-Saxe, ou dans les hôpitaux de Bohême, tous ceux que nous avons connus dans les salons de Berlin, penseurs et grands seigneurs, savans et dames du monde, Sahel, comme toujours quand il s’agissait d’un mouvement spontané, fut à la tête. Elle rêvait de faire déclarer neutres toutes les femmes, qui pourraient alors plus aisément alléger les maux de la guerre. Elle donna ses joyaux les plus chers, les derniers 100 thalers de sa cassette, — les économies de sa médiocrité, — elle resta des journées entières au chevet des blessés, fit elle-même la cuisine pour les malheureux. A Prague, elle établit un bureau de renseignement et de secours, acheta des chemises, recueillit de l’argent, pansa les blessures des Français comme des Allemands. « Un ennemi blessé n’est plus un ennemi, » disait-elle. Comme toutes les âmes vraies que les théories sur le bonheur de la paix perpétuelle n’ont pas faussées, Rahel était enthousiaste des hautes vertus qu’engendre la guerre, de l’humanité des officiers, de l’esprit de discipline, de la modestie, de la résignation des soldats, du courage, de l’oubli de soi, de la disposition d’âme de tous. Elle-même se sentait, « une fois au moins en sa vie, princesse, » parce qu’elle pouvait être bonne à quelque chose ; elle se trouvait heureuse, parce qu’elle pouvait servir ; elle était profondément reconnaissante à Dieu de lui permettre enfin d’être quelque chose à autrui. « Comme Dieu me protège et me bénit, s’écrie-t-elle, puisqu’il me permet de faire du bien dans cette misère ! » On ne la reconnaît plus ; cette personne nerveuse, souffreteuse, étendue sur sa chaise longue, occupée à rêver, à méditer sur la nature humaine, sur l’énigme du monde, la voilà tout activité, tout enthousiasme, tout mouvement. Trahie par ses forces physiques et obligée de s’aliter à son tour, elle fait venir devant son lit les pauvres et les blessés. Le changement n’est pas très profond néanmoins ; c’est bien elle encore, les circonstances seules mettent au jour ce qu’il y avait en elle. Qu’on ajoute à la vue de ces indicibles souffrances les angoisses qu’elle éprouve pour Varnhagen, dont pendant des mois elle n’a point de nouvelles, ses craintes pour Marwitz, l’ami intime d’autrefois, celui de Varnhagen, qui lui était arrivé couvert de huit blessures, et lui avait échappé avant d’en être guéri. Et pourtant elle est sereine, presque gaie. Toutes les douleurs imaginaires, les douleurs trop réelles aussi que produit et que surexcite l’oisiveté chez les personnes nerveuses, avaient disparu. Elle comprenait mieux que jamais la valeur de l’activité en ce monde, et combien la spéculation la plus habite a peu de droits devant la réalité. Les hommes d’action lui apparaissaient soudain en toute leur grandeur. Outre Marwitz, qui lisait dans son lit les dialogues de Platon, elle avait retrouvé à Prague sa chère Joséphine de Pachta, et après onze ans de séparation, son enfant gâté, Frédéric de Gentz, alors au plus fort de son action diplomatique. Elle fut un peu froissée par sa conduite ; il lui sembla que, devant ses nobles amies, la duchesse de Sagan et la princesse de Carolath, îl eut l’air de ne pas assez reconnaître sa petite juive de la Jügerstrasse ; pourtant, avec sa grande et noble indulgence, elle lui pardonna, fidèle à son habitude invétérée « de ne pas juger les hommes d’après des fragmens de conduite ou de caractère, mais d’après l’ensemble. » Elle eut raison, car l’entente se rétablit bientôt, et elle devait jouir longtemps encore de l’intimité charmante de son vieil ami ; il est vrai que Mme la princesse de Carolath et la duchesse de Sagan devinrent en 1815 de grandes amies de Mme de Varnbagen. C’est encore à Prague que lui arriva la nouvelle de la bataille de Leipzig. Il faut lire sa lettre du 23 octobre pour se faire une idée du sentiment de délivrance que respira l’Allemagne. Rahel cependant, tout en partageant la joie générale, y mêle sa note de modération. « Dieu nous protège contre l’ivresse, l’arrogance et le péché ! » Elle ne cesse de recommander à ses amis, dont la victoire n’a point désarmé la haine, de se modérer, de se vaincre eux-mêmes. Elle ne comprend point que la guerre ne cesse pas, qu’on « tire encore avec des boulets sur de la chair capable de douleurs… Qu’on fasse la guerre à Napoléon seul, s’écrie-t-elle, à ce Macbeth, comme elle l’appelle, et qu’on ménage la nation. » Aussi est-elle ravie de la proclamation de Witgenstein, si noble, si mesurée ; mais elle en veut à Gentz de sa circulaire à la Démosthène. Rahel s’emporte contre « cette vantardise, ces paroles creuses, cette ironie amère ; » elle se persuade que là où l’on rencontre pareils vices, rien de bon ne peut venir, et elle voudrait « toute la journée arracher cette ivraie avec la faucille et le râteau. » Elle ne saurait pas admettre qu’on puisse revendiquer la vertu, la liberté, la franchise pour un seul peuple, comme le font les patriotes haineux, Stein et Arndt, les « hommes de bronze. »

Cependant les armées avançaient, le théâtre de la guerre s’éloignait des campagnes trempées de sang de la Saxe pour se transporter en France, et l’hécatombe des plus nobles victimes ne cessait point. Charles Friesen, le plus populaire et le plus audacieux des chasseurs volontaires, périt à Château-Thierry ; il fut chanté par Arndt, et le portrait qu’en a fait Jahn appartient à ce que le bizarre gymnaste a écrit de meilleur. La mort héroïque de trois jeunes amis, un Dohna, un fils de Léopold de Stolberg et un comte Gröben, inspira des vers enthousiastes à Schenkendorf ; enfin ce fut le tour de Scharnhorst lui-même, enlevé après d’indicibles souffrances par ses blessures de Lützen. Enfin en février 1814 Rahel apprend la mort de Fichte, succombant à cinquante ans à une fièvre pernicieuse que sa femme avait rapportée des hôpitaux et lui avait communiquée. Peu d’instans ayant sa mort, il avait appris le passage du Rhin par les armées allemandes, et quand on lui offrit un médicament : « Laissez, avait-il dit, je n’ai plus besoin de remède, je sens que je suis guéri. » Babel fut accablée de cette perte. « L’Allemagne a fermé un de ses yeux, écrit-elle à son frère ; maintenant je tremble comme un borgne pour celui qui reste. » Après Fichte, ce fut le médecin Reil, encore un des intimes de Rahel, qui succombait à son dévoûment ; en avril, on lui dit la mort de Veit, son plus ancien ami, le confident de ses jeunes années, qui mourait dans un hôpital de Hambourg victime de son zèle ; puis le 1er juin elle apprit la fin tragique de Marwitz, mort depuis le 11 février à Montmirail, où une balle mortelle l’avait atteint. « Dieu les a enlevés, Louis (le prince Ferdinand) et lui, un peu tôt de cette terre boueuse et incompréhensible. Le reste est silence ! »

La nouvelle de la conclusion définitive de la paix de Paris, mal accueillie par les farouches patriotes, rasséréna Rahel ; elle se réjouit de pouvoir « aimer de nouveau la charmante nation, » et quand elle voit revenir à Berlin les chevaux de bronze de la porte de Brandebourg, sa joie de Prussienne éclate bruyamment. Cette joie était troublée seulement par ses angoisses pour Varnhagen, qu’elle croyait blessé, dont elle n’avait pas de nouvelles depuis deux mois. C’est là qu’on voit combien elle l’aimait, et qu’elle n’avait point besoin de la « présence réelle » que Dante croit nécessaire à l’amour de la femme. Elle s’était calomniée elle-même en disant que « le dernier avait toujours raison chez elle. » Enfin elle le sait vivant, et bientôt, quelques mois encore, elle s’unit à lui pour toujours.

C’est à Vienne, au moment du congrès, qu’ils allèrent passer leur lune de miel. Il est curieux d’assister en ses lettres à cette haute comédie diplomatique. « Maintenant je sais ce que c’est qu’un congrès, écrit-elle au bout d’un mois : une grande société qui s’amuse tant qu’elle ne peut pas se résoudre à se séparer. » Avec infiniment plus d’intelligence que les diplomates, elle prévoit le retour possible de Napoléon ; avec un rare bon sens et un rare bon goût, elle se moque du patriotisme oratoire de son ami Gentz, comme du patriotisme à gros clous de maître Jahn, le rustre qui apparaissait aux dîners diplomatiques en nouvel Antisthène, bottes, crottées, vieille redingote, sans cravate. Elle y manifeste à toute occasion son libéralisme, un libéralisme sincère, « de bas en haut, non de haut en bas, et qui vaut mieux que les phrases de ces vantards échauffés, » les néophytes Frédéric de Schlegel et Adam de Müller, auxquels le baptême avait valu la particule. A un grand dîner où l’on s’acharnait contre la France, elle eut le courage de prendre la parole, osa défendre chaleureusement les vaincus, et fut applaudie de tous, comme cela arrive d’ordinaire en ce monde, où les poltrons forment toujours le grand nombre. C’est là qu’elle apprit à connaître les hautes classes allemandes et leur peu de valeur. Originairement Rahel était attirée vers l’aristocratie, et cela était naturel chez une organisation comme la sienne. Les hautes classes sont capables de développer un certain idéal, parce qu’elles sont dégagées des soucis quotidiens et matériels ; aussi les esprits d’élite recherchent-ils volontiers ces régions où ne pénètrent pas les préoccupations mesquines de la vie journalière et des besoins vulgaires. Ils sont aussi d’autant plus choqués lorsque, au lieu de profiter de leur situation exceptionnelle, les personnes de ce rang ne font que couvrir sous de beaux dehors leurs mesquines pensées et leur brutalité de cœur. A Rahel ce monde-là devint odieux malgré ses belles manières, quand elle le vit de près. Elle ne s’en rattacha que davantage à ses anciens amis, à Mme de Sagan, à Henriette Mendelssohn, à Joséphine de Pachta, à Gentz lui-même malgré ses faiblesses, à Nostitz enfin, ce fidèle Eckardt de son regretté Louis-Ferdinand, et qui, malgré tout ce qu’il avait eu personnellement à souffrir de la domination française, ne se laissait point aller aux puérilités des Tudesques. Elle revit aussi Henriette Herz, Dorothée Veit et Frédéric de Schlegel, — toujours le même, grignotant des biscuits et exaltant la poésie et les principes du moyen âge, — les baronnes d’Arnstein et d’Eskelès, toutes nos anciennes connaissances de Berlin en un mot ; mais elle ne chercha point à s’en rapprocher. Elle y sentait je ne sais quoi de factice, un trait commun de comédie, et cela suffit pour la tenir éloignée. Avant la fin de l’année (1815), elle partit avec Varnhagen pour Carlsruhe, où il était nommé ministre résident de Prusse.

Une nouvelle époque commença dès lors pour elle et pour son pays. Politiquement le grand effort du peuple allemand fut mal récompensé ; ni la liberté, ni l’unité, pour lesquelles on avait combattu, ne vinrent couronner la victoire. Un long règne de méfiances injustes, de tyrannie pédantesque, d’humiliations incessantes, vint s’appesantir sur le pays, qui croyait avoir tout souffert. Au point de vue national et politique, les années de 1815 à 1848 furent les plus honteuses et les plus tristes que connaisse l’histoire de l’Allemagne. Déçu dans ses espérances et ses aspirations nationales, le peuple revint à ses préoccupations d’autrefois : le même esprit qui avait régné de 1750 à 1805 l’emporta, quoique moins puissant et moins original, après une courte éclipse, de 1815 jusque vers 1840 ; seulement il affecta une forme nouvelle, celle de la spéculation philosophique, du système scientifique, de la recherche érudite. Le travail de l’Allemagne n’était pas fini ; il lui fallait encore un quart de siècle pour le compléter, elle prit son temps. L’évolution de la civilisation allemande, qui avait commencé avec l’apparition du Messie en 1748, n’atteignit son terme qu’après 1840, et, comme dans la seconde moitié du. jmn0-siècle, ce furent.les idées françaises qui, par une sorte de réaction contre les exagérations des Tudesques, revinrent en honneur pendant la restauration et le gouvernement de juillet : Hegel, Heine, Börne, furent de chaleureux amis de la France et des défenseurs convaincus des principes de 1789.

Les choses ont bien changé depuis une trentaine d’années : c’est « la morale bourgeoise, la vie publique, la dignité nationale, » qui sont devenues les mots d’ordre des générations nouvelles. Les questions d’art, de métaphysique ou de science ne préoccupent plus les esprits qu’en seconde ligne, et la sourde crainte que la prophétesse, Rahel mêlait aux transports patriotiques de 1813, la crainte de « voir l’Allemagne devenir une nation, » est en train de se réaliser. Est-ce un bien, sera-ce un mal ? Les hommes en disputeront longtemps, selon qu’ils ont plus de sympathies pour les peuples honnêtes, laborieux et prosaïques qui font les « fortes nations, » comme on dit aujourd’hui, ou pour les aristocraties exquises qui élaborent des civilisations nouvelles, et lèguent à l’humanité ces trésors impérissables dont les meilleurs vivront encore dans les siècles à venir. Vaut-il mieux pour une nation jouir de la prépondérance politique ? est-il préférable de vivre dans un état modeste qui détourne les meilleures forces de la chose publique pour les diriger vers les choses de la pensée et de l’art ? vaut-il mieux qu’une société vive pour le plaisir, dans le plus noble sens du mot et sans jamais perdre l’idéal de vue ? vaut-il mieux que ses aspirations s’élèvent moins haut, et que sa conduite soit plus correcte ? Libre à chacun d’en penser ce qu’il veut et de préférer la prétendue décadence qui a produit Montesquieu et Voltaire, Rousseau et Diderot, à la grandeur de la puissante république transatlantique, qui n’a guère cessé d’engendrer de « braves gens et de mauvais musiciens, » pour parler comme Shakspeare. Ce qu’il n’est permis à personne, c’est de nier ou d’arrêter le courant d’un temps parce qu’il déplaît. L’Allemagne, après une halte de trente ans, a repris sa course à la recherche de son unité : aucune puissance humaine ne l’empêchera de l’acquérir. Il ne reste au spectateur qu’à s’en affliger ou à s’en réjouir, selon que son envie se porte sur la grandeur intellectuelle ou sur la puissance matérielle, à moins pourtant qu’il ne fasse taire ses passions personnelles pour étudier avec un égal amour et un même intérêt les manifestations les plus diverses du génie de l’histoire, dont l’action ne s’arrête jamais, quelles que soient les formes sous lesquelles il lui plaît de se révéler.


K. HILLEBRAND.

  1. La publication de cette série sur la Société de Berlin à une autre époque, à un moment où la Prusse avait aussi ses désastres, où elle ne songeait guère à ce langage hautain et cruel d’aujourd’hui, a été interrompue par la guerre, et on comprendra le sentiment qui a dicté cette résolution. Maintenant que notre malheureux pays a été si étourdiment lancé dans des désastres pareils par un autre Napoléon, il peut être utile de lui montrer comment une nation se réveille et renaît a la vie, et cela par l’exemple même de cette Prusse du premier empire. Que ce tableau, tracé avant cette terrible guerre, d’autant plus terrible qu’elle a été plus inopinée, par une plume d’origine germanique, par un professeur de faculté hospitalièrement admis au foyer de la France, apprenne à celle-ci ce qui lui reste à faire contre l’armée envahissante, au service d’hommes non moins infatués, non moins imprévoyans que celui qui écrasait alors leur pays sous son foi orgueil, s ! bien que les écrivains de la France libérale l’ont autant condamné que ceux de l’Allemagne même. Il faudra voir si les écrivains de l’Allemagne nouvelle condamneront le roi Guillaume pour ruiner la France, pour continuer sans motif depuis la triste journée de Sedan une guerre impie, d’autant plus impie que la Prusse a pris déjà une dure revanche en 1814 et 1815 des guerres du premier empire. (N. de la R.)
  2. Voyez la Revue du 15 mars et du 1er mai 1870.
  3. Certes il en est ainsi de la France de 1870, envahie et traitée aujourd’hui par le roi Guillaume comme le fut la Prusse de 1808 par Napoléon (N. de la R.),
  4. Voyez les articles de M. Saint-René Taillandier sur Mme d’Ahlefedt dans la Revue du 15 Avril 1858.