La statistique des écoles de France en 1875-76

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LA STATISTIQUE DES ÉCOLES DE FRANCE
En 1875-76.


Le Journal officiel publiait le 13 juillet dernier, à la suite d’un rapport et d’un projet de loi de M. Paul Bert, une série curieuse de Pièces annexes qui n’étaient rien moins qu’une statistique de l’enseignement primaire en France pour l’année 1875-76.

Ce remarquable document, présenté à la Chambre le 18 mai, passa sinon inaperçu, du moins sans attirer l’attention qu’à tout autre moment il n’eût pas manqué de provoquer. Aujourd’hui que les préoccupations politiques, momentanément apaisées, permettent de reprendre l’étude des questions scolaires, il est du plus haut intérêt d’examiner ce travail émanant d’un député qui est en même temps un de nos savants les plus distingués.

On sait que le Ministère de l’instruction publique prépare, en vue de l’Exposition prochaine, une statistique générale de l’instruction primaire. C’est à l’aide des documents non publiés mais réunis par le Ministère, à titre d’essai, pour l’année scolaire 1875-76, que M. Bert a pu, nous dit-il lui-même, établir les tableaux qu’il a livrés à la publicité. Il y a donc dans ce document, outre l’intérêt qu’il présente en soi, une sorte d’avant-goût de la statistique définitive et officielle que nous ne connaîtrons que dans quelques mois. Double motif d’étudier ces premières données qui nous prépareront peut-être à mieux saisir le sens général des publications qui doivent suivre.

Les recherches de M. Bert ont porté sur deux points principaux : l’état des établissements scolaires et l’état du personnel enseignant. Une troisième question reste à étudier : c’est celle qui a trait au nombre et à la répartition des élèves. Il serait prématuré de l’aborder aujourd’hui avec les documents, déjà vieillis, dont nous disposons. Il convient d’attendre ceux que vont bientôt fournir d’une part le recensement de 1876, et l’autre la statistique en cours d’exécution au Ministère de l’instruction publique.

1. Nombre et nature des établissements scolaires. — Plusieurs questions, aussi intéressantes que délicates, se posent d’elles-mêmes. La plus générale de toutes, celle qu’aucun bon citoyen n’envisagera avec indifférence, porte sur l’appréciation de nos progrès vus en quelque sorte d’un seul coup d’œil et dans leur ensemble historique.

D’après les chiffres communiqué, à M. Bert, la France en 1876 comptait 71,289 écoles, soit pour une population de 36,905,788 habitants une école par 517 habitants.

Pour apprécier l’état actuel que représente ce chiffre, il faut le comparer avec les chiffres correspondants des précédents statistiques. La plus ancienne publication officielle à cet égard est celle de M. de Montalivet parue en 1831 et portant sur l’année 1829. Puis viennent les Rapports au roi de Guizot (1832, avril 1834, 1837), de M. Villemain (1841)et de M. Salvandy (1843 et 1 janvier 1848). On peut ensuite consulter les statistiques ébauchées en 1850 et 1861 par le Ministère de l’instruction publique, et enfin les deux grandes publications de M. Duruy, relatives aux années 1863 et 1866. Voici les chiffres afférents à ces diverses dates :

1829 28,379 (chiffre probablement exagéré).
1831 27,365 écoles, ou 1 école par 1189 hab.
1833 33,095
1837 52,719 écoles, ou 1 école par 0635 hab.
1841 55,342 écoles
1848 (1er janv.) 63,098 écoles, ou 1 école par 0561 hab.
1861 68,018 écoles, ou 1 école par 0550 hab.
1863 68,161 écoles
1866 70,671 écoles, ou 1 école par 0538 hab.
1876 71,289 écoles, ou 1 école par 0517 hab.

Aïnsi le progrès est sensible, et les grandes étapes en sont bien marquées : d’abord la loi de 1833 dont les bienfaits s’étendent jusqu’en 1848 ; puis, après la périodede réaction qui suit la loi de 4850, l’administration de M. Duruy.

En comparant 1866 à 1876, il faut tenir compte de la perte de trois de nos départements qui étaient précisément les plus riches en écoles.

Si maintenant nous recherchons quelle est aujourd’hui et quelle a été aux diverses époques prises pour point de comparaison, la part proportionnelle des écoles communales et des écoles libres, il est impossible de ne pas être frappé des progrès de l’enseignement public et du déclin de l’enseignement privé. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les deux listes parallèles que voici :

En 1834, 22,641 écoles publiques 11,054 écoles libres.
En 1843, 49,720 écoles publiques 17,118 écoles libres.
En 1863, 59,445 écoles publiques 16,316 écoles libres.
En 1866, 53,957 écoles publiques 16,714 écoles libres.
En 1876, 59,976 écoles publiques 11,313 écoles libres.

Ces chiffres se passent de commentaires ; mais ils prennent encore une signification plus précise si l’on s’attache à distinguer comme l’a fait avec un soin particulier M. Paul Bert, les établissements laïques et les établissements congréganistes dans les deux catégories d’écoles.

Aujourd’hui sur 59, 976 écoles publiques des deux sexes, les laïques en dirigent 45, 198 et les congréganistes 14, 778. Mais sur 11, 313 écoles libres, le nombre des laïques est de 5, 994, celui des congréganistes de 5, 319. Ainsi, ce qui est réellement en voie de disparition c’est l’enseignement libre laïque : les établissements qui lui appartiennent ont diminué de plus de moitié depuis quarante ans, tandis que l’enseignement public a plus que doublé et que l’enseignement libre congréganiste, quoique moins prospère aujourd’hui qu’il y a dix ans (5, 919 écoles au lieu de 6, 691 en 1866) est cependant relativement florissant.

Reprenant d’une façon plus générale la comparaison de la part faite dans les deux enseignements à l’élément laïque et à l’élément congréganiste, M. Bert trouve des résultats curieux que nous essayons de grouper dans le tableau ci-dessous[1] :

ENSEIGNEMENT DES GARÇONS.
Écoles publiques
ou tenant lieu
d’écoles publiques
Écoles libres Total
Laïques
20.629 1.431 22.060
Congréganistes
2.126 612 2.738



Totaux 2.755 2.043 24.798
ENSEIGNEMENT MIXTE.
(Écoles mixtes et Écoles de hameau.)
Laïques
15,577 327 15.904
Congréganistes
1.275 231 1.506



Totaux 16.852 558 17.410
ENSEIGNEMENT DES FILLES.
Laïques
9.024 4.236 13.260
Congréganistes
9.667 4.476 14.143



Totaux 18.691 8.712 27.403
ENSEMBLE.
Laïques
45,230 5.994 51.224
Congréganistes
13.068 5.319 18.387



Totaux 58.298 11.313 69.611

Il résulte de ces chiffres : que, si nous prenons en nombres ronds la proportion des laïques aux congréganistes, nous trouvons dans l’enseignement public :

1 école de garçons congréganiste pour 9 laïques,

1 école mixte congréganiste pour 12 laïques.

Mais pour l’enseignement des filles la majorité appartient aux congréganistes ; leurs écoles sont à celles des laïques dans le rapport de 1 à 0.82 pour l’enseignement public, de 1 à 0.94 pour l’enseignement libre.

Les départements où la proportion des laïques aux congréganistes pour les écoles publiques de garçons est de plus de 100 contre 1 sont les suivants :

Vosges..............314
Charente...........302
Côte-d’Or..........276
Yonne..................251

ensuite viennent :

Charente-Intérieure . . . . . . . 65
Haute-Saône..........63
Meurthe-et-Moselle . . . . . . . 62
Meuse.............62
Dordogne........... 58

Les départements où les écoles communales de filles donnent la majorité la plus considérable aux congréganistes sont les suivants :

Loire : 100 écoles congréganistes contre 10 laïques
Mayenne : 100 écoles congréganistes contre 13 laïques
Lot : 100 écoles congréganistes contre 16 laïques
Haut-Rhin : 100 écoles congréganistes contre 18 laïques
Meurthe-et-Moselle : 100 écoles congréganistes contre 19 laïques
Haute-Marne : 100 écoles congréganistes contre 19 laïques
Vaucluse 100 écoles congréganistes contre 20 laïques
Vosges : 100 écoles congréganistes contre 24 laïques
Maine-et-Loire : 100 écoles congréganistes contre 96 laïques
Ille-et-Vilaine : 100 écoles congréganistes contre 27 laïques

Voici ceux où, au contraire, les écoles laïques de filles ont une forte majorité :

Corse : 16 écoles laïques contre 1 congréganiste ;

Charente et Creuse : 7 idem ;

Pyrénées-Orientales : 5 idem ;

Hautes-Pyrénées, Charente-Inférieure et Lozère : 3 idem ;

Dordogne, Jura, Savoie : 2 idem.

II. Personnel enseignant. — La statistique du personnel enseignant est, croyons-nous, beaucoup plus propre à faire apprécier la situation réelle que celle dont nous venons de résumer les résultats. En effet, comparer entre elles les écoles, c’est comparer des unités dissemblables, c’est rapprocher des objets qui diffèrent autant par les quantités que par les qualités. Telle école a une classe, telle autre en a six ou huit ; telle école de hameau est une réunion de dix ou douze enfants confiés à un maître, à une maîtresse sans titre ; et dans la statistique cette humble classe comptera précisément autant qu’une école de cinq ou six cents élèves dirigée par un personnel d’élite.

C’est donc à bon droit que, pour se rapprocher de l exactitude absolue qu’on n’atteint jamais, les statisticiens s’efforcent aujourd’hui de prendre pour base de leurs évaluations non plus le nombre d’écoles mais le nombre de classes ou ce qui dans la pratique est presque synonyme, le nombre d’instituteurs et d’institutrices.

Relisons donc rapidement d’après ces nouvelles données les tableaux de M. Bert.

Nous avions

En 1840 40,743 instituteurs et institutrices publics.

En 1863 70,434 instituteurs» et institutrices» publics.

En 1876 79,371 instituteurs» et institutrices» publics.


soit, en arrondissant les nombres pour en avoir une idée plus nette, 80,000 maîtres et maîtresses pour 60,000 écoles publiques. En admettant, comme on l’a fait jusqu’ici, mais par des données purement approximatives, que la population en âge de fréquenter les écoles primaires soit égale à un peu moins de 15 pour cent de la population générale, les écoles publiques auraient en moyenne 1 maître pour 50 ou 55 enfants en âge scolaire.

Les renseignements relatifs au personnel de l’enseignement libre sont moins faciles à recueillir. M. Bert n’a pu faire porter ses observations que sur les documents réunis par le Ministère en 1872, documents qui n’ont pas vu le jour, précisément en raison des graves inexactitudes qui y avaient été reconnues. À cette époque l’enseignement libre employait environ 29,000 instituteurs et institutrices tant adjoints que titulaires.

Dans cette armée de l’instruction populaire de plus de cent mille maîtres, combien compte-t-on de laïques, combien appartiennent aux congrégations religieuses enseignantes ? Là, encore, nous ne possédons ni des renseignements définitifs ni des données complètes.

L’enseignement public en 1875-76, employait 51,291 laïques, 28,150 congréganistes. Sur ce nombre on comptait

Laïques Congréganistes.
Instituteurs titulaires 34.452 2.232
adjoints 6.430 4.713
Institutrices titulaires 10.925 10.749
adjoints 2.479 9.391

d’où il résulte manifestement, ainsi que le fait remarquer M. Bert, que chez les congréganistes il y a proportionnellement beaucoup plus d’adjoints qu’il n’y en a dans le personnel laïque. Les laïques comptent environ 9.000 adjoints pour 45,000 titulaires, et les congréganistes 14,000 adjoints pour moins de 12,000 titulaires.

La raison en est simple : les congréganistes, en raison même de leur organisation en communautés religieuses, ne fondent pas d’école à une seule classe ; leurs établissements ont toujours deux ou trois maîtres au moins.

Enfin, et ce sera dans le vaste travail de M. Bert le dernier détail que nous relèverons, on s’est efforcé de comparer les titres du personnel enseignant laïque et congréganiste. En 1863, M. Duruy avait à cet égard prescrit pour le personnel des écoles publiques et gracieusement obtenu de la plupart des écoles libres un relevé intéressant du nombre d’instituteurs et d’institutrices exerçant avec ou sans brevet. C’est, en effet, un renseignement que nul n’a intérêt à refuser ; aujourd’hui surtout que la nation doit faire appel non aux passions d’aucun parti, mais à l’équité, à la droiture et à la modération de tous, il serait sage de la part des intéressés d’apporter de bonne grâce au tribunal de l’opinion publique tous les renseignements qui peuvent l’éclairer. Parmi ceux qui parlent avec le plus d’animation soit des privilèges du corps enseignant congréganiste, soit de sa prétendue infériorité de savoir par rapport aux laïques, parmi ceux qui d’autre part s’imaginent voir poindre une nouvelle ère de persécutions dans la plus simple mesure tendant à mettre sur le pied d’égalité tous les fonctionnaires du corps enseignant, beaucoup se feraient de la situation une idée plus juste s’ils avaient sous les veux l’ensemble des chiffres qui la représentent.

Ainsi M. Paul Bert, laissant de côté les instituteurs congréganistes titulaires d’écoles publiques, puisque leur condition est exactement la même que celle des laïques, s’est attaché au seul point où se manifeste encore une inégalité de situation légale à l’avantage des congréganistes : c’est la dispense de brevet accordée aux directrices d’écoles munies de la lettre d’obédience ; et voici le résultat de la comparaison qu’il établit entre 1863 et 1876 :

1863 1876 en plus, en moins
Titulaires brevetées 928 784 » 144
Titulaires non brevetées 8204 10113 1909 »
Adjointes brevetées 140 2123 1983 »
Adjointes non brevetées 9941 9363 » 578

Ainsi, sans contrainte légale, 2,097 religieuses vouées à l’enseignement public, c’est-à-dire 1,068 de plus qu’il y a 13 ans, se sont soumises aux examens du brevet de capacité et ont obtenu leur diplôme.

Dans l’enseignement libre, ce qui est encore plus spontané, et pour ainsi dire, plus méritoire, 3,217 directrices ou adjointes congréganistes, soit 2,216 de plus qu’en 1863, ont obtenu le brevet de capacité simple ou le brevet supérieur.

Encore faut-il ajouter que plusieurs congrégations, prenant ombrage de la question faite à ce sujet, n’y ont point répondu jusqu’ici, ce qui ne veut pas dire qu’aucune d’entre elles ne soit munie du diplôme.

Quoi qu’il en soit, ne faut-il pas voir un heureux symptôme et comme un acheminement à des mesures de sage conciliation, dans le simple fait de quelque six mille religieuses dispensées par la loi de l’obligation du brevet et qui, néanmoins, ont tenu à honneur de le conquérir ? La statistique n’aura point été inutile si elle contribue à nous faire trouver la voie du véritable progrès, c’est-à-dire du progrès sans secousse et des réformes sans bouleversement.


  1. Nous corrigeons ici plusieurs des totaux partiels donnés par le Journal officiel et qui contiennent des fautes d’impression assez nombreuses ; il en résulte que les chiffres ne s’accordent pas absolument avec le total général mentionné plus haut.