La taverne du diable/L’échec de Miss Tracey

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Éditions Édouard Garand (22 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 25-30).

VI

L’ÉCHEC DE MISS TRACEY


Pour expliquer cette rencontre inattendue de Lambert et de Miss Tracey Aikins, il faut revenir de quelques heures en arrière et se porter rue Saint-Pierre, chez Cécile Daurac.

Il était sept heure, quand, ce soir-là, avant d’aller reprendre son service, Jean Lambert s’arrêta rue Saint-Pierre rendre visite à sa fiancée.

Après la fermeture de la boutique, Cécile et sa mère se retiraient dans une petite pièce à l’arrière de la maison, pièce qui servait de salle pour recevoir les visiteurs.

La mère de Cécile, depuis que les Américains étaient campés prés des murs de la cité, vivait, dans des transes continuelles. Au moindre bruit insolite elle sursautait, croyant toujours entendre le grondement d’un canon, ou le sifflement d’un boulet.

Cécile, chaque fois, ne pouvait réprimer un éclat de rire, ce qui courrouçait fort la vieille femme.

— Ne ris pas, décile ! Je souhaite que tu ne voies pas ce que mes yeux ont vu ! Prends garde !…

— Ah ça, pauvre mère chérie, répliquait Cécile, à quoi bon d’avoir peur avant d’avoir le mal ! Et puis ici, il n’y a pas de danger pour nous. Les Américains n’occupent que la campagne, et ils ne pourront jamais que bombarder la haute-ville.

— Ne t’en fais pas, Cécile ! J’ai vu bombarder la haute-ville en 1759, et n’empêche que les boulets pleuvaient ici quand même.

— Oui, mais dans ce temps-là, c’étaient les Anglais, ils possédaient de l’artillerie en plein. Tandis que les Américains n’ont avec eux que quelques petits canons qui ne défonceraient pas une porte ordinaire.

— Pauvre enfant, comme on t’en fait acroire ! Penses-tu, en bonne vérité, que les Américains sont venus ici rien que pour parader ?

Cécile riait… et elle riait encore ce soir-là lorsque, en entendant frapper rudement à la porte, Mme Daurac sursauta dans sa bergère et se mit à trembler.

Mais la minute d’après elle se tranquillisait en voyant paraître Jean Lambert. D’ailleurs elle se sentait toujours plus en sûreté, quand un homme, et mieux un militaire, était présent dans la maison. Il lui semblait qu’un soldat sous son toit était un talisman capable de la préserver de tout danger.

Elle reçut le jeune homme avec le sourire d’une mère.

Lambert, s’enquit de sa santé, dit quelques mots aimables, puis s’adressa à Cécile.

— Ma chère amie, je ne pourrai demeurer longtemps ce soir, car je suis pressé. As-tu du nouveau à me confier ?

— Parfaitement, mon Jean, et du propre, comme tu verras. Assieds-toi un peu !

Elle fit asseoir le lieutenant près d’elle et commença ainsi :

— De cinq à six heures je n’ai pas quitté la Ruelle-aux-Rats et je n’ai pas détaché mes yeux de la taverne de John Aikins. Aussi, ai-je pu y voir entrer un personnage… mais un personnage qui est supposé à trois lieues de la ville…

— Lymburner ? demanda Lambert.

— Justement. Mais ne va pas penser qu’il est entré par la porte…

— Non ?…

— Par la cave, mon cher… par un soupirail sur le côté gauche de la maison.

— Oh ! oh ! fit Lambert avec intérêt.

— C’est simple comme tout. Il y a là un tonneau, qui m’a paru vide. Il est placé devant le soupirail qu’il se trouve à masquer tout à fait. L’homme arrive, scrute l’obscurité autour de lui, enfile le passage à gauche, arrive au tonneau, le déplace légèrement, se penche, pousse le soupirail, se glisse dans la cave les pieds devant, de la main replace le tonneau et l’homme est dans la cabane.

Et Cécile se mit à rire aux éclats.

— C’est, tout ? interrogea Lambert qui ne riait pas.

— C’est tout, oui… mais voilà une entrée, mon Jean, qui prouve clair comme le jour que l’on conspire chez Miss Tracey ou, si tu préfères, chez Sir John.

— Je m’en doute depuis longtemps.

— Eh bien ! mon Jean, ce n’est pas tout… j’allais oublier quelque chose.

— Quoi donc ?

— En quittant la taverne pour m’en revenir, j’ai pris par la rue Champlain, et sais-tu qui j’ai rencontré ?

— Rowley, je gage ?

— Mais tu es donc un devin ? se mit à rire encore la jeune fille.

— Bah ! fit négligemment Lambert, l’histoire est si vieille déjà, que je la connais pas cœur. As-tu suivi Rowley ?

— Non, à quoi bon ! Je savais où il allait.

— As-tu été reconnue ?

— Comment pouvait-il me reconnaître, accoutrée que j’étais dans un uniforme de milicien ? Et puis, j’ai passé à côté de lui comme un coup de vent.

— En sorte que tu n’as pu savoir si c’était pour ce soir ?

Par rapport au plan ?… Non, rien… Je me suis dit qu’il faudrait continuer de veiller.

— Tu as raison, il faut veiller plus que jamais. J’ai le pressentiment que l’aventure va se passer ce soir… cette nuit… que sais-je !

— Quoi ! fit la jeune fille, curieuse, en saurais-tu plus long que moi ?

— Une simple observation que j’ai faite cet après-midi : figures-toi que la barricade, qui ferme la Ruelle-aux-Rats et barre le passage conduisant vers Près-de-Ville, a été mise en charge du lieutenant Turner !

— Tiens ! fit Cécile en tressaillant, un ami de Lymburner et de Rowley !

— Justement. Seulement, nous ne comprenons pas, Dumas et moi, comment il se fait qu’il ait été placé là !

— Qui commandait la barricade avant Turner ?

— Peltier… un canadien.

— C’est vrai, je n’y pensais pas. Et vous ne savez pas comment ce changement s’est fait ? Tu n’as pas vu Peltier ?

— Non. Ce qui nous surprend c’est que ce changement n’était pas supposé s’accomplir sans que Dumas en eût été prévenu.

— Et il ne l’a pas été ?

— Pas le moins du monde. Mais il s’occupe de la chose qu’il veut tirer au clair.

— Ne penses-tu pas qu’il y ait du Rowley là-dedans ?

— Je le pense.

— Alors que vas-tu faire ?

— Je ne sais pas au juste. Tout à l’heure je verrai Dumas à la caserne et nous aviserons. Une chose certaine, j’ai décidé de garder, cette nuit, la barricade qu’on a confiée à Turner.

— Auras-tu besoin de moi ?

— Oui, je voulais te demander ton concours, mais je ne suis pas sûr d’en avoir besoin. Toutefois, par précaution, il serait opportun que tu viennes faire la garde entre les deux barrières.

— De la Ruelle-aux-Rats ?

— Oui.

— C’est bien, j’irai. À quelle heure ?

— Sois là à huit heures.

— C’est entendu.

Alors Mme Daurac intervint.

— Mes pauvres amis, dit-elle, prenez bien garde de vous jeter dans des aventures qui pourraient vous coûter cher !

— Ne vous inquiétez pas, madame Daurac, répondit Lambert. Et puis on est en guerre, et dans ce temps-là on ne choisit pas le moment de faire son devoir.

— Pour vous qui êtes un soldat, répliqua la vieille femme, c’est bien ; mais Cécile…

— Ah ! madame Daurac, s’écria Lambert en riant, n’allez pas m’accuser d’entraîner Cécile dans des aventures dangereuses ! Vous voyez bien qu’elle est décidé, malgré vous et malgré moi, de faire de l’intrigue !

— Et d’en défaire ! se mit à rire aux éclats Cécile.

— Bon, tu l’as dit, Cécile… défaire de l’intrigue. Et dame ! je dois bien l’avouer, tu y réussiras mieux qu’un homme, attendu qu’une femme est mêlée à cette intrigue.

— La fille de John Aikins ? demanda Mme Daurac.

— Oui, Miss Tracey. Eh bien ! je serais ravi de voir Cécile déjouer ce que complote Miss Tracey… si elle complote !

— Ah ! tu doutes toujours ? demanda Cécile sur un ton grave.

— Je doute et je ne doute pas… sourit Lambert. Seulement, je ne peux me prononcer sans une preuve manifeste. Observe encore, Cécile, que la conduite de Miss Tracey à mon égard est très étrange : ne m’a-t-elle pas sauvé la vie en prenant ma défense contre les matelots soudoyés par son père et Lymburner ? Il y a certainement là-dedans quelque chose de mystérieux…

— Il y a de l’amour pour sûr ! partit de rire Cécile, pas jalouse du tout.

— Admettons. Mais ce n’est pas « l’amour qu’elle peut avoir pour moi ou pour un autre » qui l’empêchera de livrer la ville aux Américains…

— Ça ne l’empêchera pas certainement, interrompit Cécile, car je suis convaincue qu’elle la livrera, ou tout au moins elle le tentera.

— Voilà ce qu’il faut savoir avant de condamner Miss Tracey. Et maintenant, ma chère Cécile, ajouta Lambert, je dois te dire que si tu réussis à la prendre la main dans le sac, tu mériteras qu’on t’élève une statue !

On se mit à rire en chœur, et Lambert se leva pour se retirer.

— Alors, tu t’en vas à ton poste ? interrogea Cécile.

— C’est-à-dire que je vais essayer de remplacer Turner.

— C’est bon, va. Quant à moi, je serai à huit heures bien précises aux barrières.

Il était sept heures et demie.

À huit heures précises, comme elle l’avait dit, Cécile Daurac faisait le guet entre les deux barrières de la Ruelle-aux-Rats. Elle attendit longtemps, au point qu’elle commença de désespérer. Pour se préserver du froid vif qui la glaçait, elle se mit à marcher et à faire la navette entre les deux barrières. Puis neuf heures sonnèrent, et rien ne vint troubler le silence et la solitude de l’endroit.

— Décidément, pensa Cécile, ce n’est pas encore pour cette nuit !

Un quart d’heure encore s’écoula. Cécile perçut soudain un pas humain qui s’approchait de la première barrière. Vivement elle gagna une impasse pour s’y dissimuler. Mais à cette minute même, Miss Tracey, comme nous le savons, venait de distinguer la silhouette de Cécile.

Celle-ci, tout en retenant sa respiration et tout en laissant ses yeux attachés sur la barrière, pensait :

— Est-ce Miss Tracey ?… Je voudrais bien le savoir !…

Mais peu après elle perçut les pas s’éloigner.

Bientôt le même silence lourd s’était rétabli en entier sur les lieux.

— Il faut croire, se dit Cécile, que ma présence a été devinée.

Elle décida d’aller consulter Lambert.

Elle sortit de l’impasse, gagna la deuxième barrière, la franchit et se dirigea vers la barricade où Lambert était en faction.

À une certaine distance, la jeune fille s’arrêta et fit entendre une sorte de bruissement des lèvres. Peu après elle entrevit une ombre humaine s’approcher doucement.

C’était Lambert.

— Y a-t-il du nouveau ? demanda-t-il.

Cécile l’informa de ce qui venait de se passer aux barrières.

— Je gage, dit Lambert, que tu as donné l’éveil.

— Je le crains.

— N’importe ! il faut guetter encore. On ne sait jamais ce qui peut survenir.

— Et toi, Jean, comment t’es-tu arrangé avec Turner ?

Le jeune homme se mit à rire.

— Fort simplement, répondit le lieutenant. Dumas est allé trouver Turner et lui a dit qu’il était mandé aux quartiers généraux à la haute-ville.

— Et il a flanché ?

— Il a donné en plein. Naturellement Dumas va s’arranger de façon à ce que Turner ne revienne pas trop tôt.

— Ainsi donc, demanda Cécile, je vais aller reprendre ma faction ?

— Oui. Si j’ai quelque chose à te communiquer, j’enverrai un de mes hommes.

— C’est bon.

Cécile repartit prestement vers les barrières. Mais elle avait à peine repris son poste d’observation contre le mur d’une baraque, qu’elle vit ou plutôt elle devina un être humain qui franchissait la première barrière. Doucement la jeune fille s’enfonça dans le cadre d’une porte dans l’espoir de dissimuler tout à fait sa présence. Mais elle avait été vue. Elle feignit de dormir. Mais une terrible émotion l’assaillit lorsqu’elle reconnut, dans la personne qui s’approcha d’elle peu après, Miss Tracey.

Celle-ci, assurée qu’elle était que le milicien dormait, continua son chemin et franchit la seconde barrière.

Alors Cécile pensa avec un sourire de triomphe à ses lèvres :

— Enfin ! Jean va avoir, cette fois, la preuve qu’il demande, Miss Tracey s’en va se jeter dans ses bras !

Et, anxieuse, elle attendit que Lambert vînt la relever de sa faction.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En voyant Jean Lambert devant elle, Miss Tracey avait manqué de s’évanouir ! Elle trouvait là Lambert, lorsqu’elle s’attendait de trouver Turner ! Un terrible émoi lui serra le cœur. Mais c’était une fille forte et courageuse que Miss Tracey. Comprenant qu’elle était jouée, elle décida de donner le change à Jean Lambert. Car elle était certainement jouée, il n’y avait pas d’illusion à se faire ; autrement, comment Lambert aurait-il pu, tout à coup, la reconnaître dans cette nuit très noire et l’appeler de son nom ? Lambert savait donc que Miss Tracey viendrait à cette barricade ce soir-là… il connaissait peut-être la mission dont elle s’était chargée ! Mais comment ? Par quel hasard ?… Ceci, elle essayerait de le découvrir plus tard. Pour l’instant il fallait jouer serré… jouer de façon à tromper Lambert ou à le plonger dans un mystère si profond, qu’il n’en saurait plus démêler les fils. Et Miss Tracey, pour écarter le danger qui la menaçait, refoula toute émotion et tout trouble, commanda à ses lèvres le sourire le plus candide et le plus séduisant, et d’une voix tranquille, si tranquille qu’elle surprit Lambert qui maintenant était plein de défiance :

— Ainsi, vous m’attendiez ?

— Comme vous voyez, Miss.

— Vous avez reçu ma petite note ?

— Oui… répondit Lambert après une seconde d’hésitation. Il venait de comprendre que la jeune fille préparait une comédie à ses dépens, et il résolut d’entrer hardiment dans la comédie.

Mais la courte hésitation de Lambert fut remarquée de Miss Tracey. Et comme elle n’avait envoyé aucune note au jeune homme, elle eu la preuve immédiate que le lieutenant mentait. Donc, Miss Tracey avait été épiée… Donc, Lambert savait qu’elle était chargée d’une mission auprès des Américains. Donc, il avait été arrangé un plan quelconque pour empêcher Miss Tracey d’accomplir sa mission… En face d’une telle évidence, que faire ? La première chose, et si telle chose était possible, c’était de faire tomber les soupçons qui, à cette minute, pesaient sur elle ! Il importait de faire croire à Lambert qu’elle n’était pas du complot dont il pouvait la penser ! Et Miss Tracey, pour atteindre ce but difficile, venait d’avoir une idée très géniale.

Elle reprit après un moment de silence :

— Je n’étais pas certaine de vous trouver ici, parce qu’on m’avait informée que vous n’étiez pas de service cette nuit.

— Mais vous saviez, sourit Lambert avec ironie, que je ne saurais manquer d’être au rendez-vous que vous m’avez assigné ?

— Je l’ai pensé ; mais il aurait pu arriver que vous n’eussiez pas eu ma note à temps.

Le truc de Miss Tracey allait-il réussir sitôt ?… Voilà que Lambert donnait dans le piège… voilà qu’il commençait de penser que la jeune fille était sincère et disait la plus belle vérité en assurant qu’elle avait donné un rendez-vous au lieutenant qui — il en était tout surpris — n’avait pas reçu la note en question. Et voilà, en se rappelant le guet-apens de la Ruelle-aux-Rats où il avait failli laisser ses os, qu’il commença de penser qu’un être mystérieux agissait dans l’ombre entre lui et Miss Tracey. Cet être mystérieux ou lui donnait un rendez-vous pour le faire assassiner, ou, pour on ne sait quel mobile, interceptait une missive de Miss Tracey à Jean Lambert. N’y avait-il pas du Rowley là-dedans ? pensa le lieutenant avec une vive émotion. Peut-être… et Lambert allait finir par le croire à mesure que Miss Tracey entrerait plus avant dans l’intrigue de sa comédie.

Elle demanda de sa voix si paisible, si sereine :

— Est-ce encore cette fillette de l’autre jour qui vous l’a remise ?

— Oui… répondit à tout hasard Lambert.

Mais si, à cette seconde même, Lambert eût surpris le sourire de la jeune fille, il se serait de suite douté de la mystification dont il pouvait être le jouet.

— Ainsi donc, reprit Miss Tracey, vous savez pour quel motif je vous ai demandé de venir m’attendre ici ?

— Oui, Miss Tracey, et je suis très curieux de connaître le fin mot de l’histoire.

— Je vous l’apporte.

— Vraiment ?

— Écoutez : depuis hier je suis dans la plus grande certitude que la ville renferme un traître, et que ce traître va, cette nuit, ou la nuit prochaine, livrer aux Américains un plan de nos armements et de nos défenses.

— Connaissez-vous la personne qui remettra ce plan aux Américains ?

— Je la connais.

— Ah ! fit Lambert, en tressaillant.

— C’est le major Rowley.

— Rowley !… fit Lambert dans un souffle.

Maintenant tous ses soupçons tombaient : Miss Tracey, en dénonçant le major, qui était son fiancé, prouvait qu’elle n’était d’aucun complot ! Elle prouvait qu’elle aimait Lambert, qu’elle aimait son pays et qu’elle lui était fidèle ! Donc, Cécile Daurac s’était trompée !

Lambert ressentit un grand soulagement, car il lui avait toujours répugné de penser que Miss Tracey, si douce, si bonne, si amoureuse, pouvait se mêler à des trames si terribles ! Et pourtant… Oui, pourtant, en dépit de lui-même, de toute sa volonté, en dépit de l’immense estime qu’il ressentait pour cette jeune anglaise, Lambert conservait un doute… une légère méfiance…

Il demanda :

— Savez-vous où se trouve Rowley en ce moment ?

— Je ne saurais vous le dire au juste. Je sais qu’à huit heures il était chez nous.

— Avec vous ?

— J’étais dans ma chambre.

— Vous l’avez donc surveillé ?

— De ma chambre, oui. J’ai pu épier ce qui se passait en bas.

— Qui étaient en bas avec Rowley ?

— Un personnage dont je suis forcée de taire le nom, et Lymburner.

— Lymburner !… Tiens ! je pensais qu’il était réfugié à l’Île d’Orléans.

— C’est vrai. Mais il vient de temps en temps à Québec. Rowley, je ne sais comment, lui facilite une entrée.

— Ah ! ah !…

Avec la légère méfiance qu’il gardait encore vis-à-vis de Miss Tracey, Lambert se demandait pour quel motif la jeune fille dénonçait ceux à qui elle était censée être affiliée. Décidément, Lambert s’égarait tout à fait.

À cet instant une fugitive lueur déchira l’obscurité non loin de là.

Miss Tracey trembla un peu.

— Tiens ! fit Lambert, voici le capitaine. Approche, Dumas ! dit le lieutenant à voix basse.

L’instant d’après Dumas se trouvait tout près de la jeune fille ; mais celle-ci le devinait seulement.

— Bonsoir, Miss Tracey ! salua galamment Dumas.

— Ah ! ah ! capitaine, dit Miss Tracey en riant, on croirait que vous conspirez aussi !

— C’est vrai, Miss Tracey, je conspire… ou mieux nous conspirons, vous, Jean Lambert, et moi !

La jeune fille, quoique très troublée au fond, continua de rire tranquillement.

Lambert, informa Dumas des choses que lui avait confiées Miss Tracey.

— En ce cas, dit Dumas après avoir réfléchi un moment, il est très important que nous prenions des précautions immédiates contre Rowley et Lymburner.

— Songez-vous à les faire arrêter ? interrogea avec inquiétude Miss Tracey.

— Certainement, Miss. L’ordre est déjà donné.

La jeune fille chancela, et dans son trouble elle ne put réprimer cette interrogation qui pouvait la compromettre :

— Et… mon père ? demanda-t-elle.

Dumas esquissa un sourire.

— Nous ne lui causerons aucun trouble, s’empressa-t-il de répondre. Car, voyez-vous, Miss Tracey, du moment que Rowley et Lymburner seront en notre pouvoir, votre père qui obéit malgré lui, je le pense bien, à ces deux traîtres, ne sera plus un danger.

— Puisque c’est ainsi, murmura la jeune fille, je vais retourner immédiatement chez nous afin de rassurer mon pauvre père.

Elle fit un mouvement pour se retirer… Car, disons-le, Miss Tracey Aikins vivait depuis dix minutes dans des transes terribles.

Dumas la retint.

— Pardon ! dit-il. Mais vous ne pouvez retourner chez vous cette nuit.

— Pourquoi ? demanda Miss Tracey en pâlissant encore.

— Parce que votre vie serait menacée. Qui sait si des émissaires de Rowley ne se vengeraient pas en s’attaquant à vous ?

— Vous croyez ?

— Je le crains.

— Mais où irai-je ?… Je ne peux pas passer la nuit dehors…

— Si vous le voulez, je vous conduirai chez des amis.

— Vraiment ?…

Cette fois, Miss Tracey se sentit prise au piège. Tenter de se déprendre, c’était accroître le danger. Mieux valait se soumettre naïvement, puis gagner du temps et aviser plus tard. Oh ! si elle avait pu, seulement, prévenir Rowley et Lymburner !…

Dumas murmura quelques mots à l’oreille de Lambert qui partit immédiatement du côté des barrières.

— Quant à nous, reprit Dumas en offrant son bras à la jeune fille, nous allons nous rendre à la caserne où je veux prendre certains papiers, puis de là je vous conduirai où je vous ai dit.

Mais quelle ne fut pas la stupeur de Miss Tracey, lorsque le capitaine, vingt minutes après, la fit entrer dans la maison de Mme Daurac, sur la rue Saint-Pierre, où Cécile la reçut avec le meilleur sourire.

Miss Tracey se crut la proie d’un rêve insensé !