La taverne du diable/Le duel

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Éditions Édouard Garand (22 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 65-67).

XV

LE DUEL


Dans le corps à corps qui suivit la décharge des fusils dans la grande salle de la taverne, Lymburner, Rowley et Aikins, pour ne pas s’exposer à tomber dans les mains des Canadiens, rentrèrent précipitamment dans la cuisine, montèrent à l’étage supérieur et se barricadèrent dans une chambre.

Seul, peut-être, Lambert avait remarqué la retraite des trois traîtres, car Lambert avait un intérêt tout particulier à surveiller le major Rowley pour venger Cécile du coup de poignard qu’elle en avait reçu.

Mais pour atteindre Rowley il avait devant lui les officiers américains. Alors ceux-ci avaient bondi l’épée haute contre les soldats de Dumas. Lambert s’était jeté à leur rencontre en commandant à des miliciens autour de lui de le suivre. Dans le choc qui suivit Lambert buta contre un banc renversé et tomba. Un américain allait le percer de son épée, lorsque le major Lucanius lui cria :

— Laissez-moi cet homme !

Lucanius avait son épée à la main.

Lambert avait échappé la sienne.

N’importe ! à la vue de Lucanius à qui il croyait devoir reprocher son séjour dans la cave secrète d’Aikins, il se releva prestement et, sans se soucier de l’épée du major, il le saisit à la gorge et essaya de le renverser dans l’espoir de le faire prisonnier. Mais nous savons que Lucanius, en dépit de sa petite taille, avait des muscles et une agilité surprenante.

Lambert ne réussit pas à renverser le major, et dans la lutte vive qui suivit, les deux hommes se trouvèrent complètement séparés du reste des combattants. Lambert avait sa droite crispée à la gorge du major et sa main gauche à sa taille ; le major enserrait Lambert à la taille de ses deux bras. Tous deux cherchaient à s’enlever et à se jeter par terre. Ils tournoyaient, haletaient, rugissaient.

Lorsque parut le capitaine Laws avec ses soldats, il se produisit un remous puis une bousculade parmi les officiers américains et les miliciens, Lambert et Lucanius toujours aux prises furent poussés dans la cuisine qui était déserte. Dans cette poussée Lucanius, pour ne pas tomber, avait saisit la poignée de la porte, et dans l’élan qui suivit il attira la porte qui se ferma. Les deux adversaires se trouvèrent seuls dans la cuisine et, tenaces l’un et l’autre, continuèrent de lutter. Un escabeau qui se trouvait sur leur passage les fit tomber. Ils se relevèrent, sans toutefois lâcher leur étreinte, mais dans ce mouvement Lambert perdit l’équilibre et il tomba de nouveau contre une porte qui s’ouvrit au choc et il entraîna avec lui Lucanius. Celui-ci, alors, par un curieux mouvement des reins fit perdre à Lambert son étreinte, se dressa sur ses pieds, bondit jusqu’à la porte qu’il referma et verrouilla, puis revint sur Lambert en le tenant en joue avec un pistolet. Lambert venait de se relever.

Les deux adversaires se trouvaient dans une petite salle meublée d’une table et de quelques sièges, et cette salle, située à l’arrière de la maison, n’était éclairée que par une croisée dont les volets étaient fermés. De sorte que la salle demeurait plongée dans une demi-obscurité.

Lucanius et Lambert se trouvaient séparés tous deux par la table.

Lambert en se relevant voulut prendre ses pistolets passés à sa ceinture. Mais le major américain le prévint :

— Ne faites pas un geste sans ma permission, pas un mouvement, si vous tenez le moindrement à la vie !

Lambert frémit de rage impuissante et répliqua :

— Allez, monsieur, tirez… vous êtes le plus fort !

— Non, dit Lucanius en secouant la tête, je ne tue jamais un homme sans défense, et je m’en voudrais pour le reste de mes jours d’avoir assassiné un brave tel que vous. Mais, je suis brave aussi, comme vous avez pu le constater, et vu que nous sommes seuls ici, je veux vous proposer un loyal combat.

— Voyons, sourit Lambert.

Un roulement de clameurs lointaines mêlées de grondements de canon parvint à cette minute aux oreilles des deux hommes.

— Tenez ! fit Lucanius avec un sourire moqueur, les Américains ont la victoire finale !

— Non, répondit Lambert, ce sont nos soldats qui ont battu les vôtres !

— Peut-être, sourit Lucanius. En tout cas, nous avons une affaire à régler entre nous, et voici ma proposition. Vous prendrez un pistolet, j’ai le mien, et nous nous placerons à dix pas l’un de l’autre. Puis nous nous mettrons en joue, nous fermerons les yeux et nous compterons jusqu’à sept. Alors nous tirerons. Cette proposition vous agrée-t-elle ?

— Oui, répondit Lambert. Mais qui m’assure que vous fermerez les yeux ?

Lucanius serra les dents et riposta :

— Qui m’assure que vous fermerez les yeux vous-même ?… Allons ! est-ce dit ? Vous êtes un loyal soldat, vous fermerez les yeux ; je suis un soldat loyal, je fermerai les yeux !

— C’est bon, je fermerai les yeux, consentit Lambert.

— Bien. Donnez-moi un de vos pistolets, nous nous servirons de vos armes.

Et ce disant Lucanius jeta son pistolet dans un coin de la pièce. Il se trouva désarmé, tandis que son adversaire avait à sa main deux pistolets ; Lucanius se trouvait donc à la merci de Lambert.

Et pourtant le Canadien n’usa pas de cette chance, pour la première fois il admira ce major américain… oui, cet homme était un brave, et Lambert ne pouvait, pas plus que son ennemi désarmé, tuer un brave sans défense.

— Monsieur, dit-il, c’est un jeu stupide que nous allons faire là ; vos camarades sont nos prisonniers, rendez-vous à moi !

— Non, répliqua Lucanius avec un mouvement de tête énergique.

— En ce cas, monsieur, reprit Lambert, vous êtes libre, j’aurais trop de remords à vous tuer ! Allez-vous-en !

— Je ne m’en irai pas, répliqua Lucanius sur un ton obstiné. Nous sommes deux ennemis, ou plutôt deux adversaires qui n’ont pu se vaincre l’un l’autre. Vous êtes mon prisonnier autant que je pourrais être le vôtre ; je pourrais vous donner la même liberté que vous m’offrez, et cependant je dis non ! Nous allons décider par le sort des armes ! Allons, lieutenant, passez-moi un pistolet !

Lambert regarda profondément ce petit homme maigre, chétif, dont le regard brillait avec une énergie farouche, et ce petit homme semblait grandir… et dans l’imagination de Lambert il prenait des proportions de géant. Et cette fois encore le Canadien ressentit une si vive admiration pour cet Américain qu’il lui en coûtât de le tuer.

— Vous le voulez coûte que coûte ? demanda-t-il.

— Coûte que coûte ! répondit fermement le major.

— Choisissez donc ! reprit Lambert en tendant ses deux pistolets.

Lucanius prit un pistolet, sans choisir, l’arma méthodiquement, recula de trois pas et dit :

— Faites-en autant, lieutenant !

Lambert assujettit son pistolet dans sa main droite, et recula également de trois pas, de sorte que les deux adversaires, en tenant compte de l’espace que couvrait la table entre eux, se trouvaient à peu près à dix pas l’un de l’autre.

— À présent, reprit Lucanius froidement et comme s’il se fut agi d’une chose très simple, mettons-nous en joue mutuellement, fermons les yeux, comptons jusqu’à sept et tirons… Est-ce fait ?

— C’est fait ! répondit Lambert.

— Attendez, reprit aussitôt Lucanius en relevant ses paupières, je pense qu’il vaut mieux que vous comptiez vous-même à haute voix jusqu’à sept.

— Comme vous voudrez !

Les deux hommes fermèrent les yeux… Oh ! c’étaient vraiment deux braves, c’étaient les rejetons de deux grandes races, et tous deux étaient chevaleresques, et pour rien ils n’eussent consenti à commettre un acte de poltronnerie.

Lambert ferma les yeux le premier, Lucanius ferma les siens à son tour. Le spectacle était étrange et beau. Durant une longue minute, dans le silence que ne troublaient que les échos lointains de la bataille, ces deux hommes demeurèrent ainsi droits, immobiles, silencieux, fermes comme des rocs, à ce point qu’on aurait pu les prendre pour deux statues taillées dans deux blocs de granit.

Puis Lambert compta lentement, sans émotion, froidement.

— …cinq… six… sept…

Une détonation retentit, très assourdie entre les quatre murs de la pièce close.

À l’instant même une voix de femme, comme venant de l’étage supérieur, appela :

— Lambert ! Lambert !…

— Oh ! murmura Lambert en rouvrant les yeux et tout étonné de se voir debout et vivant encore… c’est Cécile qui m’appelle !…

Un moment il crut qu’il faisait un rêve inouï…

Mais tout à coup devant lui il aperçut le major américain qui, désarmé, livide, à demi écroulé contre le mur et essayant de se maintenir debout, souriait.,

Lambert courut à lui.

— Vous n’avez pas tiré ! fit-il avec reproche.

Alors seulement il remarqua un trou sanglant dans l’œil gauche du major, et il comprit avec une indicible émotion, ce qui venait de se passer.

— Non… répondit le major d’une voix éteinte. J’ai préféré être tué de votre main que d’être prisonnier des Anglais. Merci… Allez, mon ami… quelqu’un vous appelle là-haut, je pense…

Lambert venait également d’entendre la voix en détresse de Cécile clamer :

— Lambert !…

À cette seconde même Lucanius s’écroulait tout à fait sur le parquet où il demeura inanimé.

Lambert se pencha sur lui… il n’en put saisir aucun signe de vie.

Alors il se releva, et, son regard admiratif fixé sur le cadavre à ses pieds, il murmura :

— Cet homme n’était pas seulement un brave, mais c’était encore un gentilhomme !

Puis il pensa à Cécile… Lambert fit un bond jusqu’à la porte, l’ouvrit violemment et s’élança dans la cuisine… Mais il s’arrêta tout à coup et recula vers la salle d’où il venait. Il se voyait soudain enveloppé d’une épaisse fumée qui l’étouffait, et sous ses pas, dans la cave, et à droite et à gauche dans les pièces voisines il entendait un sourd crépitement de flammes… La taverne était en feu !…