La taverne du diable/Qui fait suite au chapitre précédent

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Éditions Édouard Garand (22 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 72-74).

XVII

QUI FAIT SUITE AU CHAPITRE PRÉCÉDENT


Tandis que Miss Tracey suivait le matelot qui emportait Cécile dans ses bras, le canon s’était tu, la fusillade avait cessé, et les cloches de la haute-ville s’étaient mises à carillonner.

— Tiens ! dit le matelot, je gage que les Américains sont victorieux !

— Non, répliqua sourdement Miss Tracey, ce sont les Anglais qui ont la victoire ! Crois-tu qu’on sonnerait les cloches pour saluer la victoire des Américains ? Mais n’importe ! si là tout est fini, il nous reste à nous une besogne à terminer !

Et ils continuèrent de marcher par ce passage difficile, désert, dans une couche de neige qui allait à mi-jambe et sous celle qui tombait encore à plein ciel. Puis, se glissant entre deux baraques, ils tombèrent sur la Ruelle-aux-Rats. Les deux barrières qui avaient été élevées plus loin étaient maintenant renversées. Miss Tracey et le matelot se rendirent jusqu’à la barricade qui fermait la Ruelle-aux-Rats, barricade qui avait été prise par les soldats de Montgomery conduits par le major Campbell, mais qui n’avait pas été détruite.

Miss Tracey, qui avait pris les devants, s’engagea dans le passage allant à la rue Champlain, mais avant d’arriver à cette rue, elle bifurqua à gauche et entra dans une impasse au fond de laquelle se trouvait une baraque qui servait de refuge aux sentinelles de la barricade. À ce moment toute cette partie de la basse-ville était solitaire : miliciens, matelots, citadins, tous s’étaient portés vers le lieu du combat.

La jeune fille entra dans la baraque dont le toit avait été défoncé par des boulets de canon. L’intérieur était garni de lits de camp. Miss Tracey ordonna au matelot de déposer Cécile sur l’un des lits de camp. Puis elle alla à un placard qui renfermait toutes espèces d’objets. Elle choisit d’abord une lanterne qu’elle fit allumer par le matelot. Puis elle prit une longue mèche soufrée enroulée autour d’une bobine. Elle referma le placard et tendit la bobine au matelot en disant :

— Tiens la bobine, pendant que je descendrai à la cave.

Miss Tracey ouvrit le panneau d’une trappe, prit la lanterne d’une main, de l’autre, le bout de la mèche, et descendit dans la cave.

Non loin de l’escalier elle avisa trois barils de poudre. De l’un d’eux elle arracha le bouchon et enfonça à l’intérieur le bout de la mèche. Puis elle remonta en haut, et referma la trappe. Seulement elle eut soin de glisser entre le cadre de la trappe et le panneau un bois pour empêcher la pesanteur du panneau de serrer la mèche contre le cadre.

Le matelot, qui avait observé avec un grand étonnement le travail de la jeune fille et qui cherchait à deviner à quoi elle voulait en venir, comprit tout à coup et il se mit à ricaner.

— C’est une idée que vous avez eue là, Miss Tracey !

La jeune fille se contenta de sourire.

Puis elle alluma l’autre extrémité de la mèche à la flamme de la lanterne, et dit au matelot :

— Maintenant, il n’est pas bon pour nous de rester ici trop longtemps ! Filons !

Mais avant de partir, Miss Tracey alla à Cécile et dit dans un ricanement haineux :

— Je veux que tu voies l’intérieur de ton dernier logis en ce monde. Elle enleva le capuchon qui embarrassait la tête de Cécile.

— Maintenant, regarde, ajouta-t-elle. Elle indiquait la mèche qui brûlait lentement.

Cécile comprit et frémit.

Miss Tracey se mit à rire.

— Tu m’as échappé tout à l’heure, reprit-elle, mais cette fois je t’en défie bien !

Cécile lui jeta un regard méprisant.

Miss Tracey jeta un rapide coup d’œil vers la mèche, et vit qu’elle brûlait très rapidement.

— Bonne chance, Cécile Daurac ! dit-elle encore avec un sourire narquois.

Et elle s’élança dehors où déjà le matelot l’avait précédée.

— Allons nous mettre à l’abri quelque part sur la Ruelle-aux-Rats, dit-elle.

Tous deux se mirent à courir. Ils ne remarquèrent pas un homme qui se glissait rapidement le long des baraques et des masures du passage allant à la rue Champlain, et qui peu après pénétra dans l’impasse. C’était Lambert…

Miss Tracey et le matelot allèrent se coller dans le cadre d’une porte sur la Ruelle-aux-Rats et tous deux attendirent l’explosion, immobiles et silencieux.

Miss Tracey avait calculé qu’il faudrait environ six à huit minutes de combustion avant que la mèche fut entièrement consumée, c’est-à-dire avant que le feu eût atteint le baril de poudre.

Mais dix minutes s’écoulèrent et l’explosion ne se produisit pas.

Cinq minutes s’écoulèrent encore.

Miss Tracey regarda alors le matelot avec stupeur.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? murmura-t-elle.

— La mèche s’est éteinte ! émit le matelot.

— Attendons encore cinq minutes ! dit la jeune fille.

Cinq autres minutes se passèrent, sans qu’aucune explosion ne vînt ébranler le sol et les constructions voisines.

La fille du tavernier jeta une imprécation de rage.

Va-t-il falloir recommencer ?… Viens, Jack, il faut absolument que cette fille meure !

— Mes services sont-ils absolument nécessaires ? demanda le matelot pris de peur.

— Je ne sais pas, mais je paierai ce qu’il faut, viens ! As-tu peur ?

— Oh ! ce n’est pas la peur… mais il serait peut-être plus prudent d’attendre encore un peu avant de retourner.

— Attendre… fit Miss Traeey avec un rugissement… attendre que cette canadienne maudite m’échappe encore ? Non ! Reste, si as peur !

Et la fille du tavernier reprit le chemin de la baraque où elle avait laissé Cécile.

Le matelot, à contre-cœur, la suivit.

En arrivant dans l’impasse Miss Tracey vit des traces de pas qu’elle n’avait pas remarquées auparavant. Elle examina l’empreinte des pas qui lui parurent ceux d’un homme… Elle eut un terrible pressentiment. Rapidement elle marcha vers la baraque, poussa la porte, jeta un coup d’œil rapide vers le lit de camp où elle avait vu Cécile pour la dernière fois, et elle fit entendre un cri rauque.

Cécile était partie.

Sur le plancher gisaient les cordelettes qui avaient servi à la ligoter.

Puis son regard interrogea la trappe, elle ne vit pas la mèche.

Elle se retourna vers le matelot qui demeurait sur le seuil de la porte et dit :

— Tu dois comprendre maintenant pourquoi l’explosion n’a pas eu lieu ?

Elle ricana avec fureur.

— Vois ! ajouta-t-elle, il est venu ici un homme qui a délivré Cécile !

— Mais la mèche ? dit le matelot toujours craintif.

— Ne comprends-tu pas qu’il l’aura retirée du baril de poudre ?

— C’est juste ! admit le matelot rassuré cette fois.

— Allons, dit Miss Tracey, voir si nous avons raison.

Elle reprit la lanterne qu’elle avait déposée sur un lit de camp, la fit allumer encore une fois par le matelot, ouvrit la trappe et descendit dans la cave.

— Suis-moi ! dit-elle au matelot.

Ce fut encore à contre-cœur que le pauvre diable obéit à la jeune fille.

Lorsque Miss Tracey fut arrivée au baril, elle éleva sa lanterne et constata en effet que la mèche avait été retirée, à moins qu’elle n’eût été brûlée entièrement et que, par un prodige inexplicable, l’explosion ne se fût pas produite. Soudain le matelot poussa une exclamation de surprise.

— Qu’est-ce cela ? dit-il.

— Quoi donc ? demanda Miss Tracey.

— Voyez…

Derrière les trois barils une fugitive lueur brillait, pétillait, s’éteignait, puis reparaissait.

Très émue et intriguée à la fois la jeune fille avança la lanterne et jeta par-dessus les barils un regard perçant.

Elle poussa aussitôt un cri de surprise.

Quant au matelot, il recula avec un geste de terreur.

La lueur blafarde de la lanterne leur permettait de voir, assis sur le sol et le dos appuyé contre un baril, un soldat américain qui tenait dans ses mains la mèche soufrée qu’avait allumée Miss Tracey.

Le pauvre diable ayant eu les deux jambes brisées par la mitraille de la barricade de la rue Champlain, avait réussi à se glisser jusque-là dans l’espoir d’échapper aux Anglais ou aux Canadiens. Il semblait avoir un énorme plaisir à regarder brûler la mèche.

Mais au cri poussé par Miss Tracey, il tourna vivement la tête ; et si Miss Tracey eût été moins troublée, elle eût vu aux lèvres de l’américain un sourire narquois.

— Ah ! ah ! dit le soldat en ricanant, il m’en coûtait de mourir seul ici. Mais à présent que j’ai des compagnons de voyage, bonsoir !

D’un geste rapide il fourra la mèche dans le trou du baril et cria d’une voix de stentor :

— Mort aux Anglais !

Sa voix fut couverte par une terrible explosion… Miss Tracey et le matelot n’avaient pas même eu le temps de grimper les deux premières marches de l’escalier, que tout avait sauté dans les airs…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et la Légende ajoute qu’on ne retrouva jamais la moindre parcelle de Miss Tracey Aikins !