La taverne du diable/Un drame imprévu

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Éditions Édouard Garand (22 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 46-49).

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UN DRAME IMPRÉVU


À neuf heures le major Rowley pénétrait chez Carleton, qui le reçut avec la plus grande cordialité.

— Mon cher major, avez-vous appris quelque chose de nouveau au sujet de cette vilaine alerte qui nous a tant surpris la nuit dernière ?

— Bah ! fit avec une moue dédaigneuse le major, cette alerte est une berlue des sentinelles : elles auront pris pour un espion ce qui n’était qu’un pauvre diable de noctambule qui se sera trompé de chemin.

— Avouez, reprit Carleton en souriant narquoisement, que ce pauvre noctambule n’était pas bien bien inoffensif, s’il a jugé nécessaire de poignarder une de ces sentinelles. Celle-là n’a certainement pas eu la berlue… elle a eu mieux !

— Oh ! il est bien possible, répliqua négligemment le major, qu’un espion soit pénétré dans nos murs. S’il y est encore, il faut qu’il ait le don de se rendre invisible, à moins qu’il soit reparti sans qu’on sache comment.

— Il avait peut-être des ailes ! se mit à rire Carleton.

— By Heavens ! s’il avait des ailes, que ne s’en est-il pas servi pour entrer, et éviter le charivari qu’il a fait ?

— Certes, certes… sourit Carleton qui, à la dérobée, lorgnait la physionomie de Rowley. À présent, major, admettons que l’espion soit encore dans notre ville.

— Eh bien ! après ?

— Je veux vous confier la mission de le découvrir et de me l’amener ici mort ou vivant !

— Je veux bien essayer, répondit Rowley qui se troubla légèrement.

— Essayez, c’est tout ce que je demande. Et puis, je vous donne toute latitude.

— C’est bien, je vais me mettre à l’œuvre sur le champ. Et le major, croyant que Carleton l’avait fait mander expressément pour lui confier cette mission importante, se leva pour se retirer.

— Attendez, major, j’ai encore quelque chose à vous confier ou plutôt…

Il fut interrompu par un valet qui vint annoncer Lambert.

— Le lieutenant Lambert ? fit Carleton. Faites entrer. Et il ajouta : — Bon, major, voici justement l’homme qu’il vous faut pour accomplir votre tâche avec succès.

Au nom de Lambert Rowley avait violemment tressailli et s’était visiblement troublé. Carleton surprit ce trouble et il pensa :

— Cécile avait raison : voici le traître ! Mais il ne m’échappera pas…

Lambert parut.

Rowley le salua froidement.

Lambert ne salua que le général.

— Approchez, lieutenant, commanda Carleton en indiquant à sa gauche un siège. Le major était assis à droite, c’est-à-dire sur le siège que Cécile avait occupé avant lui.

Après un moment de silence Carleton se tourna vers Lambert et dit, sévère et grave :

— Lieutenant, il paraît qu’un certain plan militaire de la ville a été soustrait de nos archives et vendu aux Américains, en savez-vous quelque chose ?

— Oui, monsieur, répondit fermement Lambert.

— Bien. Maintenant écoutez ce que dit cette lettre.

Il lut lentement la lettre dénonciatrice. Puis il reprit, plus grave encore :

— Comme vous le comprenez, monsieur, cette lettre est très grave, et elle place mademoiselle Cécile dans une terrible position ; aussi est-elle sous arrêts à l’heure qu’il est.

Lambert ne broncha pas.

Carleton poursuivit :

— J’ai fait faire une perquisition chez Cécile pour retrouver le plan ; mais ce plan avait déjà disparu.

— Je sais cela, répliqua Lambert froidement.

— Comment ! s’écria Carleton avec surprise, vous saviez cela ?

— C’est moi qui ai fait disparaître ce plan, parce que j’ai compris qu’il avait été mis là exprès pour perdre Cécile.

Carleton ne pouvait revenir de sa surprise. D’un autre côté, il se réjouissait de voir ceux qu’il estimait se disculper de si belle façon. Mais il n’en était pas de même de Rowley : non seulement ce dernier demeurait surpris, mais il était épouvanté.

— Qu’avez-vous fait de ce plan ? interrogea Carleton au bout d’un moment de silence.

— Le voici ! dit Lambert en tirant de son uniforme un parchemin qu’il déposa devant le général.

Carleton examina longuement le parchemin et demanda :

— Reconnaissez-vous ce plan ? major.

— Oui, répondit Rowley qui essayait de reprendre son calme, mais sans bien y parvenir ; c’est un plan que j’ai moi-même préparé.

Carleton glissa le plan dans un tiroir de la table, médita quelques minutes, se leva et dit à Rowley :

— Veuillez me suivre, major. Je désire entretenir le lieutenant. Vous attendrez dans cette antichambre que je vous appelle.

Et Carleton conduisit Rowley à cette porte que masquait dans l’antichambre une lourde tenture.

Rowley demeura seul dans l’antichambre déserte.

Sombre, inquiet, il s’approcha du feu en murmurant :

— Good God ! je suis perdu si je reste ici une demi-heure de plus. Il faut que je fuie… quand je devrais passer sur le corps de dix gardes !

Il fit jouer son épée dans le fourreau, examina un pistolet et un poignard cachés sous son manteau, et se dirigea vers la porte qui ouvrait sur le vestibule.

Mais cette porte s’ouvrit tout à coup, et le major eut peine à étouffer un cri de surprise en voyant entrer Cécile qui revenait du réfectoire.

Et elle, Cécile, à la vue de Rowley, demeura muette et glacée.

Le major se remit aussitôt de sa surprise, il sourit et dit :

— Quel heureux hasard, mademoiselle. Vingt fois déjà depuis mon retour de Montréal j’ai désiré ardemment vous voir, chaque fois il s’est trouvé un événement pour m’empêcher d’aller vous rendre visite.

— Monsieur, répondit Cécile, hautaine et froide maintenant, vous savez bien que votre visite m’est très indifférente !

— Oui, vous m’avez laissé voir votre indifférence une fois ou deux, mais c’est la première fois que vous me l’avouez aussi franchement.

— Et c’est la dernière fois, j’espère bien.

— Qui sait ? fit Rowley en ricanant.

— Monsieur, dit sévèrement Cécile, ne riez pas, vous m’outragez !

— Cécile Daurac, gronda sourdement Rowley en s’approchant de la jeune fille jusqu’à la toucher, je ne veux pas vous outrager, mais j’aurais bien le droit de le faire.

— Vraiment ? De quel droit ?

— Parce que je devine que vous êtes ici pour m’accuser auprès du gouverneur d’une trahison dont je ne suis pas l’auteur.

— Vous vous trompez, monsieur. Je ne suis pas ici pour accuser, mais pour me défendre de la même accusation.

— Mais en accusant d’autres personnes ? ricana encore le major.

— Cela ne vous regarde pas, je dois me défendre !

— Soit, je ne peux vous dénier ce droit.

— C’est, un devoir, monsieur !

— C’est entendu. Et vous vous disculperez, pensez-vous ?

— J’en suis sûre, répondit froidement Cécile.

— Prenez garde !… Je n’ignore pas que vous savez beaucoup de choses… et même des choses dangereuses qu’il vous importerait de ne pas savoir. Mais je sais également des choses, également dangereuses, que je pourrais confier à Carleton, et des choses qui vous concernent… vous et Jean Lambert !

— Pouvez-vous me dire ces choses ? demanda Cécile avec un sourire de défi.

— Je ne le veux pas à présent… ces choses sont trop terribles. Si je le voulais, demain, aujourd’hui peut-être, vous seriez attachée au poteau d’exécution !

— Monsieur, répliqua Cécile plus hautaine et plus défiante, puisque vous êtes si certain de votre affaire, je vous demande d’aller à Carleton et de lui avouer ces choses qui me condamneront !

— Malheureuse ! gronda Rowley comme avec désespoir, pourquoi me défiez-vous ainsi ? Ne savez-vous pas tous les tourments que me causerait votre mort ? Vous ne me comprenez donc pas, Cécile Daurac ? Ne vous ai-je pas assez fait entendre comme je vous aime… à la folie… oui, puisque je commettrais toutes les folies pour me faire aimer de vous !

— Et toutes les lâchetés ! fit Cécile avec une mordante raillerie.

— Ah ! taisez-vous !… râla Rowley avec colère.

— Et vous, qui êtes intelligent, vous pensez qu’une femme serait assez stupide pour lier son sort à un homme qui aurait commis pour elle toutes les folies ?

— Eh !… si cet homme voulait prouver son amour à cette femme !

— Mais vous ne parlez plus d’amour, monsieur, riposta Cécile, mais de passions dangereuses. Avec un tel homme l’existence d’une femme ne serait jamais assurée. Cet homme aujourd’hui, selon son humeur, embrasserait sa femme avec une tendresse démesurée ; demain, il la mordrait pour la tuer ! C’est assez, monsieur, je ne veux pas d’un tel homme. Et puis, vous le savez, j’aime et je suis aimée, que cela suffise !

— Vous êtes aimée ! ricana Rowley, je le sais que trop ! Vous aimez ?… ah ! oui, ce Lambert ! Mais il n’est pas à vous encore !

— Non ?… fit Cécile gouailleuse.

Le major frissonna longuement au souffle d’une passion véhémente qui tourbillonnait en son cœur et en son esprit. Une rage folle le chavirait. Il s’élança sur Cécile comme un dogue qui va mordre. La jeune fille tendit les mains pour le repousser. Rowley saisit ses deux mains qu’il serra avec force.

— Écoute-moi, hoqueta-t-il… écoute-moi, Cécile Daurac, car je te supplie pour la dernière fois : veux-tu être ma femme ! Dis !… Je t’aime… tu le sais… je t’aime… et je suis en mesure de te promettre tout le bonheur qu’il soit possible à une femme de désirer. Je suis riche… mon père est riche… Nous quitterons cette ville, nous irons nous établir dans les États américains… nous irons en Angleterre, nous irons en France, si tu aimes mieux, nous irons où tu voudras ! Que m’importe ! pourvu que je sois heureux avec toi… pourvu que tu sois heureuse ! Il n’est qu’une patrie pour l’amour : le cœur qui le contient ! Veux-tu, Cécile ? dis, veux-tu ?…

— Non ! répondit froidement, Cécile. Vous ne m’aimez pas, et moi je ne vous aime pas. D’ailleurs vains discours, je me suis promise, je suis fiancée, j’ai donné ma parole de française et de catholique, et une telle parole ne se reprend jamais ! Maintenant, monsieur, laissez-moi !

— C’est irrévocable ?…

— Oui. Laissez-moi, répéta la jeune fille sur un ton plus péremptoire. Et elle essaya de repousser le major.

Celui-ci fit entendre un grondement de rage insensée.

— Cécile, reprit-il, les dents serrées et en dardant ses yeux enflammés sur les yeux résolus de la jeune fille, je t’ai déclaré que tu ne seras jamais à l’autre !

— Laissez-moi, monsieur, répéta plus résolument Cécile, ou j’appelle à mon aide le général Carleton !

Rowley jeta une imprécation.

— Ah !… sotte fille !

Alors il serra plus fortement les mains de Cécile, les éleva en l’air, puis repoussa violemment la pauvre fille qui recula, perdit l’équilibre et roula sur le parquet.

Sans une plainte, sans un mot, elle se releva vivement et courut à la porte qui donnait sur la salle où était Carleton avec Lambert.

— Arrête ! rugit sourdement Rowley.

D’une main frémissante Cécile écarta rudement la lourde tenture et de l’autre elle s’apprêta à frapper dans la porte…

Le major venait de bondir sur elle à la même seconde, et avec la rapidité de l’éclair il lui enfonça dans l’épaule gauche la lame de son poignard.

Cécile ne fit entendre qu’un faible gémissement. Un moment, elle demeura les deux mains crispées à la tenture tout en regardant, comme avec douleur ou épouvante, Rowley qui, à deux pas, tremblait, épouvanté lui aussi de son acte. Puis elle ferma les yeux, ses doigts se détendirent lentement, elle s’écrasa contre la porte.

À cet instant la porte du vestibule s’ouvrait, et un garde, qui avait probablement entendu quelque chose d’insolite, jeta dans l’antichambre un coup d’œil curieux. Il aperçut de suite Cécile, le visage livide, qui venait de tomber. Alors le garde dans la seconde même comprit : il se rua contre Rowley. Mais celui-ci, ivre de sang, fou de rage et d’épouvante, bondit, et du poignard rouge encore du sang de Cécile, il troua la gorge du garde, qui tomba à la renverse.

De ce moment le major n’était plus qu’une bête fauve. Il s’élança dans le vestibule pour fuir hors du Château, le poignard toujours serré dans sa main droite, un pistolet dans sa main gauche. Deux gardes étaient postés devant la grande porte. Sur l’un Rowley déchargea son pistolet, sur l’autre il brandit son poignard, mais ce dernier esquiva le coup en prenant la fuite pour aller chercher d’autres gardes. Mais quand gardes et soldats, attirés par le coup de pistolet arrivèrent, Rowley avait disparu.

Mais le coup de pistolet, avait été entendu également de Carleton et de Lambert qui était en train de faire le récit de l’aventure qu’il avait eue la nuit précédente. Tous deux se précipitèrent vers l’antichambre. Carleton arriva le premier, il ouvrit la porte et s’arrêta net, frappé de surprise, en découvrant à ses pieds le corps inanimé de Cécile Daurac.

Lambert venait de pousser un cri terrible. Il enleva Carleton, le repoussa loin de lui, et se jeta à genoux près de Cécile ensanglantée et évanouie.

— Cécile ! Cécile ! gémit Lambert, qui t’a frappée que je te venge !

Gardes et soldats accouraient.

— Où est l’assassin ? rugit Lambert en bondissant l’épée à la main.

Le garde, qui avait échappé au poignard de Rowley, expliqua la scène du vestibule et la fuite du major.

Tout le Château retentissait de rumeurs confuses : le coup de pistolet, les cris des gardes avaient été entendus de toutes parts.

— Des femmes ! commanda Carleton… qu’on aille chercher des femmes pour prendre soin de mademoiselle !

Un valet s’élança hors de l’antichambre.

Lambert se pencha sur Cécile qui reprenait ses sens. Elle lui sourit.

— Cécile, êtes-vous gravement blessée ? demanda le jeune homme avec angoisse ?

— Non, mon Jean… je ne pense pas. Mais ce poignard m’a fait bien mal ! Aide-moi à me relever, Jean !

De son épaule gauche du sang coulait en abondance.

Le général appela un domestique et lui dit :

— Allez prévenir le major Hawkes qu’il est mandé à l’instant !

Le domestique obéit.

Des caméristes arrivaient à ce moment tout effarées.

Cécile s’était remise debout et Lambert la soutenait.

— Coufiez mademoiselle à ces femmes, dit Carleton, elle en recevra tous les soins en attendant que le chirurgien de service s’occupe de sa blessure !

La jeune fille fut emmenée par les caméristes.

Les gardes et soldats, durant ce temps, relevaient les deux gardes tués par Rowley, l’un par un coup de poignard, l’autre par une balle de pistolet.

Lambert s’approcha de Carleton et dit :

— Général, voici le dénouement d’un drame qui prouve assez clairement l’innocence de Cécile et la mienne au sujet du complot de la nuit dernière, et qui prouve en même temps la culpabilité du major Rowley.

— Je n’ai jamais douté de votre innocence pas plus que de l’innocence de mademoiselle Cécile, répondit Carleton ; seulement je voulais arriver à la vérité.

— Vous venez d’acquérir cette vérité, répliqua Lambert. Le malheur, c’est que le traître et l’assassin échappe.

— Oui, mais si je vous demandais de le rattraper lieutenant ? demanda Carleton.

— Me donnez-vous carte blanche ?

— Certainement. Ramenez-moi cet homme enchaîné, ou simplement son cadavre… mais ramenez-moi le traître !

— Général, répondit Lambert avec un regard terrible, je vous ramènerai… les traîtres !

Il fit le salut militaire, pivota et, sortit du Château.

— Et maintenant, murmura Lambert en descendant vers la ville basse, Lymburner, Rowley et compagnie, gare à vous !…