La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/08

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La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 47-53).

Nommé gardien de la rivière Godbout



VERS le 10 juillet 1860, un messager extraordinaire arrive à la Baie de la Trinité. Il était porteur d’un message pour mon père de la part du Rév. Dr W. Agar Adamson qui était alors avec quelques amis à faire la pêche au saumon à la rivière Godbout.

Il racontait dans ce message que des difficultés étaient survenues entre ses gens et quelques sauvages, qui persistaient à harponner le saumon dans la rivière, et que sa présence était d’urgence requise. Mon père était juge de paix, et, avec son titre d’ancien officier de la Compagnie de la Baie d’Hudson, jouissait d’une influence considérable parmi les naturels. Il était aussi un ami personnel du Docteur, qu’il avait très souvent rencontré dans ses excursions de pêche.

Je reçus l’ordre de préparer le canot avec quelques provisions, une marmite, une hache, et de me tenir prêt à l’accompagner, vu que notre pêche au filet était terminée. Nous avions quinze milles à pagayer, le long d’une côte accore et rocheuse, où, même un vent modéré pouvait nous mettre en panne. La chance nous favorisa ce jour-là, et nous mîmes cinq heures à nous rendre à Godbout. Quelques sauvages vinrent à notre rencontre à notre arrivée, et il fut décider de tenir un pow-wa au camp des pêcheurs, à un mille et demi en haut de la rivière, dans l’après-midi du même jour.

Nous nous rendîmes donc au camp où le Dr et ses amis avaient leurs tentes au-dessus desquelles flottait un petit pavillon anglais. Le groupe se composait de quatre personnes : le Dr et trois officiers anglais, le capitaine Holyoake, le colonel Charteris et le major Howard. Ils se plaignirent d’avoir fait pauvre pêche, parce que les Sauvages avaient barré au filet la meilleure pêche au saumon, et la nuit venue, employaient le harpon dans d’autres endroits pour prendre le saumon. Mon père leur dit qu’il avait vu les délinquants et que ceux-ci arriveraient sous peu. Ils firent, en effet, leur apparition à l’heure convenue et expliquèrent qu’ils étaient à court de vivres, et que la Compagnie de La Baie d’Hudson, qui venait de fermer son poste dans l’endroit, leur avait permis de faire la pêche, etc. Ils promirent de mieux se comporter, si on leur donnait des vivres, et si on leur promettait de ne pas intenter de poursuites contre eux. Ce à quoi le Dr consentit. On leur remit un baril de lard et quelques autres effets. Ce fut une ronde de poignées de main, et l’affaire se trouva si bien réglée que, à une seule exception près, aucune autre difficulté n’a encore surgi jusqu’à aujourd’hui.

— « Bon ! s’écria le Dr en s’adressant à mon père, il y a une autre chose que je désire vous demander, c’est d’essayer de nous trouver un gardien pour cette rivière ».

Il expliqua que ce serait pour peu de temps chaque saison, depuis le 15 juillet jusqu’à la fin d’août, ce qui comprenait toute la période durant laquelle les Sauvages étaient sur le littoral ; après cela, ils gagnaient l’intérieur du pays pour faire la chasse. Pour ces six semaines de garde, il était prêt à payer quarante piastres, avec en plus l’usage, comme résidence, de la maison abandonnée de la Compagnie de la Baie d’Hudson.

Quarante dollars, pensai-je, ça m’aiderait à acheter un fusil à capsule, des pièges en acier et des munitions.

— Papa, dis-je, veux-tu me permettre de rester ici ?

Le brave docteur me regarda tout étonné.

— Comment ! dit-il, un petit garçon comme toi, rester ici tout seul ? Tu n’as pas peur que les Sauvages viennent te scalper ?

Je lui répondis que je n’avais pas peur, que je connaissais les Sauvages, que j’avais passé toute ma vie avec eux, et que je ne pensais pas qu’il y aurait de troubles.

C’est ainsi que je fus nommé gardien, position que j’ai, sans interruption, remplie jusqu’à aujourd’hui. Mes obligations ne comportaient pas beaucoup de travail, rien que ce qui convenait à ma fantaisie ; courses dans les bois et canotage. J’avais un mille et demi de la rivière à naviguer à l’aviron ou à la perche, puis une marche de deux milles pour arriver à la fosse la plus éloignée. Le docteur m’avait donné des lignes et des mouches et la permission de pêcher autant que je le voudrais. Les oiseaux de mer, les pluviers et les ortolans y fourmillaient. C’étaient de bons coups de fusils à faire. Brillantes perspectives pour ma jeune imagination ; aussi m’en suis-je donné.

Je passais la plus grande partie de la journée sur la rivière à pêcher la truite qui abondait, ou bien à chasser sur la barre de sable. Seul que j’étais dans une très grande maison, j’avais à faire ma propre cuisine, à cuire mon pain, etc. Le soir ou les jours de mauvais temps, je me mettais à lire un des livres que M. Lawlor m’avait donnés, ou tout autre sur lequel je pouvais tomber. J’aimais beaucoup la lecture ; j’en ai conservé l’habitude jusque dans mes excursions de trappeur, alors que j’avais toujours un ou deux livres avec moi. Mon père avait une bonne collection de livres, et j’y choisissais ce qui me convenait ; il n’y fit jamais aucune objection. Récits de voyages, traités d’histoire naturelle, ouvrages de médecine, voilà quels étaient mes sujets favoris.

Ce fut durant ces mois de garde que j’appris à nager et à plonger. L’eau y était infiniment moins froide que dans tout autre endroit où j’avais jusque-là vécu, à l’exception de Trois-Rivières. En conséquence, j’en profitai au point que les naturels avaient fini par dire que j’étais à demi-loup-marin. On faisait circuler des histoires ridicules au sujet de mes exploits aquatiques ; on disait, par exemple, que je pouvais rester une demi-heure au fond de l’eau, sans respirer. Bien des pêcheurs croient encore à cette légende que, comme de raison, je n’ai jamais voulu contredire. Voici quelle en avait été l’origine.

La baie Godbout était alors un lieu de grand rendez-vous de pêche à la morue, particulièrement pour ce que l’on appelle la pêche de la morue d’automne. Cette saison commençait vers le 15 août et se continuait, en certaines années, jusqu’en octobre et novembre. Des bateaux de Matane et de l’Île Verte s’y rendaient et parfois, par hasard, quelque goélette de pêche des États-Unis. Un jour, un jeune garçon, en se lavant les mains par dessus le bord de son bateau laissa échapper ce qui était pour lui un objet de haute valeur, un jonc en or. C’était un de ces anciens joncs plats et gravés à l’extérieur, qu’il disait lui avoir coûté douze piastres. Cette perte lui causait beaucoup de chagrin et il se lamentait. Quelques résidents l’avisèrent de venir me trouver et me prier de plonger pour retrouver le jonc. Il m’arriva donc, et je me rendis avec lui à son bateau. Je pris des sondages avec une ligne à plomb et je trouvai vingt-et-un pieds d’eau. Convaincu que la chose était assez facile, je plongeai. Au neuvième plongeon je rapportais le jonc. Le lendemain, le bruit se répandit parmi les pêcheurs que j’avais retrouvé le jonc au fond de six brasses d’eau, et plus on répétait l’histoire, plus il y avait de brasses d’eau.

Un vieux pêcheur de Matane, du nom de Creuset, prenait grand plaisir à me regarder nager, plonger, exécuter des évolutions dans l’eau, comme aussi de mettre mon canot sens-dessous dessous, et d’y remonter après l’avoir remis d’aplomb, de me déchausser à l’eau. Et il allait raconter tout cela à ses amis.

Un dimanche après midi, peu après l’affaire du jonc, je descendis à la rivière pour prendre mon bain ordinaire. Creuset me voyant partir appela une foule d’autres pêcheurs à venir être témoin de toutes mes prouesses. Il y avait huit ou dix bateaux de pêche dans la rivière avec assez d’espace entre eux pour librement virer de bord. Je nageais tranquillement, lorsque quelqu’un me cria :

— Plongez donc, que nous vous voyions !

Il me vint de suite à l’idée de jouer un tour à ces gens-là :

— Parfait, répondis-je ! Allons-y !

En plongeant, je piquai droit sur un des bateaux. Remontant de suite à la surface à tribord du bateau, je m’accrochai à l’un des chevillots. Après être demeuré là pendant deux ou trois minutes, je me dirigeai vers un autre bateau plus loin auquel je me tins accroché de même façon pendant quelque temps.

Pendant ce temps-là, l’inquiétude s’était emparé de bien des gens. J’entendais leurs exclamations. D’aucuns disaient : Il est noyé, bien sûr. D’autres pensaient que j’avais pu me jeter sur une ancre ou m’être entortillé dans les cordages. Creuset, cependant, soutenait, lui, que tout allait bien. À la fin, l’un d’entre eux, ne pouvant plus y tenir, malgré les assurances de Creuset, cria :

— Descendons vite et cherchons-le.

Aussitôt que je les entendis embarquer dans le canot, je lâchai prise et exécutai un maître-plongeon vers le côté ouest de la rivière. Eux étaient sur la rive est.

En remontant à la surface, je tournai sur le dos et me mis à chanter une chanson de canot : « C’est la belle Françoise Allons gai ! »

Je n’ai jamais vu gens plus stupéfaits. Ils restaient la bouche bée, et le vieux Creuset de s’écrier.

— Ben !… j’vous l’avais dit. C’est un vrai loup-marin.

Pendant que je suis sur ce sujet, je vais raconter une autre de mes expériences quelques années plus tard. M. Allan Gilmour, l’un des ci-devant propriétaires de la rivière Godbout, avait apporté avec lui, en descendant, un numéro du Field de Londres, dont j’ai oublié la date. Il contenait un article dans lequel on prétendait qu’un pêcheur avec une perche de ligne à saumon et son attirail, pouvait amener à terre le plus fort nageur, en jouant avec lui comme avec un poisson, et cela en quelques minutes ! Je crois que l’article disait vingt minutes.

Un soir, après dîner, nous étions, le Dr Campbell, M. Gilmour et moi, à discuter sur ce sujet-là, lorsque M. Gilmour me dit :

— Qu’en pensez-vous ?

Je lui répondis que je croyais la chose impossible.

— Très bien, fit-il, voulez-vous en faire l’essai ?

— Certainement, lui répliquai-je, pourvu qu’on me donne, au départ, huit ou dix verges de ligne.

On prit une écharpe de laine, on me la passa par dessus le cou, puis sous les bras et de nouveau par dessus les épaules où elle fut nouée. La manche fut fixée dans la partie de l’écharpe qui me recouvrait le cou. M. Gilmour avait une lourde perche de 18 pieds de ligne à saumon. Elle était munie d’une ligne de soie tressée à triple et à simple fil de boyau. Je n’étais pas rendu loin, lorsque le boyau simple se cassa. Je crois qu’il voulait manier trop rudement son poisson. Le boyau à triple fil fut alors fixé, mais n’eut pas meilleur sort. On tenta une troisième épreuve avec la ligne de soie. Elle résista un peu plus longtemps, mais lorsqu’on voulut me donner le grand coup, la ligne se brisa, sans produire le moindre effet sur moi. De sorte que je ne crois pas la chose possible, à moins que le nageur soit poursuivi par un bateau, ce qui, à la longue, l’épuiserait, sans même être accroché à aucune ligne.

J’eus un jour la fantaisie de prendre un saumon à la nage. Dans la fosse supérieure de la Godbout, grand nombre de saumons s’entassaient au pieds des cascades en attendant une quantité d’eau suffisante pour leur permettre de sauter. Dans ces circonstances ils paraissent agités, ne touchent pas à une seule mouche, vont de côté d’autre, parfois se montrent à la surface, parfois descendent au fond ou font soudain un saut.

Près de l’angle ouest des cascades, se dresse une falaise escarpée, émergeant d’une eau profonde, mais comparativement tranquille. De la crête de ce rocher je pouvais clairement distinguer leurs mouvements, et, en guettant le premier qui viendrait près de la surface, piquer une tête et l’empoigner. Pour commencer je n’eus pas grand succès, malgré que parfois j’en sentais un sous la main ; avec un peu d’exercice, je réussis à en saisir un de temps à autre par la queue, mais sans pouvoir le tenir plus d’une seconde ou deux. J’ai recommencé cet exploit une fois à la demande de M. Charles Hallock alors rédacteur du Forest and Stream.