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La vierge d’ivoire/01

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 1-5).




CHAPITRE PREMIER

LA TROUVAILLE DE PHILIPPE DANJOU.


Parmi les nombreux piétons qui, vers les quatre heures, se croisaient en cet après-midi d’octobre sur la rue Notre-Dame, entre la Place Jacques-Cartier et la Place d’Armes, on aurait pu remarquer un jeune homme par son air sombre, désespéré, et par sa mise misérable. Il marchait lentement, tête basse, les deux mains dans les poches de son pantalon, ne regardant personne, les yeux fixés sur le trottoir, ayant l’aspect de ces gueux des grandes villes qui vont par les rues cherchant de l’œil un portefeuille perdu, ou quelque objet de valeur qu’ils pourront vendre chez quelque regrattier juif.

Ce jeune homme, auquel les passants jetaient un regard de défiance ou de pitié, et dont l’âge ne devait pas dépasser vingt-cinq ou vingt-six ans, était excessivement maigre. La petite moustache noire qui naissait sur sa lèvre supérieure faisait cruellement ressortir la lividité de son visage. Sans le vêtement usé qui l’habillait, un pantalon effrangé, des bottines crevées et le chapeau melon très roussi qui s’enfonçait jusqu’à ses sourcils, ce garçon eût eu assez bon air. En l’observant avec attention on pouvait découvrir une certaine distinction qui perçait sous l’accoutrement misérable. Ses traits étaient réguliers, et ses yeux bruns, quand il osait les lever, étaient beaux ; ces yeux exprimaient des sentiments de loyauté et de douceur.

Mais ployant sous quelque terrible fardeau de misère, ce jeune homme présentait à ce moment une physionomie bien lamentable.

Il marchait du côté de la Place d’Armes.

Quand il fut arrivé devant l’église Notre-Dame, il s’arrêta et parut très indécis sur la direction à prendre. Il promena autour de lui un regard timide, puis, pour obéir à une idée nouvelle peut-être, il traversa la chaussée et s’engagea dans une allée de la Place d’Armes en allant vers la rue Saint-Jacques. Lorsqu’il eut dépassé de quelques pas le monument de Maisonneuve qui se dresse au centre de la Place, le jeune homme s’arrêta tout à coup, et ses yeux fixèrent curieusement un petit objet blanc qui gisait au bord de l’allée dans l’herbe roussie par les gelées d’automne.

Il se baissa, ramassa l’objet et jeta autour de lui un regard scrutateur, comme pour s’assurer que personne n’avait remarqué son action. Non, personne n’était là ; et les piétons qui allaient en tous sens sur la rue Notre-Dame ou sur la rue Saint-Jacques, avaient bien d’autres choses à faire ou à penser que de s’intéresser à cet inconnu ou à ce gueux.

Le jeune homme poursuivit son chemin, lentement toujours, tout en examinant avec curiosité l’objet qu’il venait de trouver et qu’il conservait dans le creux de sa main.

C’était un petit bout d’ivoire long de trois pouces environ et ayant à peu près un quart de pouce de diamètre. Ce petit bout d’ivoire était finement ciselé, et la ciselure représentait la Vierge Marie debout sur un globe, ses pieds écrasant un serpent, ses mains croisées sur sa poitrine, les yeux levés au ciel et un sourire d’extase sur ses lèvres. C’était une statuette d’ivoire.

À l’instant où le jeune homme mettait les pieds sur la rue Saint-Jacques, il glissa la statuette dans l’une de ses poches. Puis il traversa la chaussée vis-à-vis de la Banque de Montréal et prit la direction de l’Ouest.

Comme il passait devant l’Hôtel des Postes, il entendit une voix l’interpeller.

— Hé ! Philippe, où vas-tu ainsi ?

Le jeune homme s’arrêta brusquement, tourna la tête et vit à trois pas un garçon bien mis qui lui souriait.

— Ah ! Fernand… Comment vas-tu ?

— Bien, merci. Mais toi-même ?… Tu ne m’as pas l’air tout à fait heureux ! N’as-tu pas trouvé un emploi ?

— Rien, mon cher ami. C’est désespérant !

Et Philippe Danjou soupira atrocement.

L’autre exprima des paroles de compassion.

— Mon pauvre Philippe, j’ai tout essayé pour te trouver quelque chose ; mais les personnels sont au complet partout.

— C’est ce qu’on me dit là où je me présente, Fernand. Merci tout de même pour la bonne sympathie que tu as pour moi, je n’oublierai pas cela.

— Écoute, Philippe, si tu n’es pas difficile, tu pourrais toujours trouver une place chez un gros négociant de la rue Saint-Paul qui, hier, demandait un employé pour la livraison.

Philippe Danjou rougit violemment et s’écria avec un air de reproche :

— Comment ! tu sais qu’on a besoin d’un employé chez un négociant, et tu ne me le dis pas !

— Je te pensais difficile.

— Difficile, moi… es-tu fou ? Dans la situation où je me trouve… Non, non !… Et c’est la Providence qui te met sur ma route. Dis-moi le nom du négociant !

— Monsieur Roussel.

— Monsieur Roussel ? J’y cours pour ne pas manquer cette bonne chance. Je te reverrai plus tard, merci !

Philippe Danjou, animé par l’espoir, se dirigea rapidement vers la rue Saint-Paul.

Un quart d’heure après, il était introduit dans le bureau du négociant.

Il dit son nom et s’excusa de sa mise négligée, expliquant qu’il était sans emploi depuis trois longs mois, et mit le commerçant au courant de sa situation présente et passée.

Le commerçant, qui était un très brave homme, lui dit :

— Mon pauvre garçon, vous arrivez une heure trop tard, nous avons l’employé qui nous manquait.

Le jeune homme chancela comme s’il eut été atteint par un choc terrible. Du coup il retombait dans l’abîme de son désespoir.

Le commerçant devina l’atroce désappointement du jeune homme, et aussitôt il esquissa un sourire de pitié.

Et comme Philippe, abattu et plus sombre que jamais, allait se retirer, il le retint :

— Attendez un moment, dit-il, je vais appeler mon secrétaire.

Il se leva, alla ouvrir une porte et commanda à une personne que Philippe ne put voir :

— Dites à Monsieur Aubert de passer à mon bureau.

Le négociant referma la porte et reprit sa place à son pupitre.

Asseyez-vous, mon ami, dit-il à Philippe en lui indiquant un fauteuil.

Philippe obéit.

L’instant d’après, un jeune homme entrait, disant :

— Vous m’avez appelé, Monsieur Roussel ?

Puis son regard curieux se posa sur Philippe qu’il venait d’apercevoir seulement.

— Monsieur Aubert, dit le négociant, ne m’avez-vous pas laissé entendre, il y a quelques jours, que vous alliez avoir besoin bientôt des services d’un employé surnuméraire dans les bureaux de l’administration ?

— Oui, monsieur. Je crois qu’à l’heure présente cet employé ne serait pas de trop, je vous l’assure.

— Ah ! bien. Voici monsieur Philippe Danjou qui cherche un emploi. Je vous prie de l’initier à la besogne qu’il aura à faire, et dès demain matin il pourra entrer en fonctions avec un salaire initial de quinze dollars par semaine.

Philippe se leva, et chancelant de joyeuse émotion, s’écria :

— Ah ! monsieur, je vous remercie de tout mon cœur ! vous pouvez être certain que je ferai tout ce qu’il me sera possible pour vous donner la plus grande satisfaction.

— C’est bien, mon ami, sourit le négociant. Veuillez suivre monsieur Aubert qui vous indiquera le travail que vous aurez à faire chaque jour.

Après avoir renouvelé l’expression de sa gratitude, Philippe sortit sur les pas du secrétaire de M. Roussel.

Il était six heures quand Philippe quitta les magasins de la rue Saint-Paul. Sa physionomie était toute transformée, et avec l’espoir d’un travail assez rémunérateur il envisageait l’avenir avec plus de confiance. Et puis, beaucoup de sympathies parmi le nombreux personnel. Vraiment, c’était un rêve qu’il vivait tout à coup ! Il ne pouvait croire à cette bonne chance qui lui arrivait aussi soudainement, alors qu’il était au bord, tout au bord de ces grands désespoirs qui détruisent les plus fermes courages ! Combien de forts sont tombés aux premiers coups d’un sort mauvais !

Mais Philippe Danjou avait résisté longtemps, parce qu’il avait été habitué à la misère dès le bas âge. La misère !… Mais il n’avait, pour ainsi dire, connu que cela ! Né de père et de mère inconnus, il n’avait jamais su ce que sont les joies de l’enfant aimé et gâté. Il avait été recueilli par des étrangers qui n’avaient eu pour lui qu’un peu de pitié, puis il avait été abandonné comme une chose de rien.

Un jour, un brave journalier avait découvert devant sa porte quelque chose qui ressemblait à un paquet de linge. Il avait soulevé ce paquet et avait entendu le vagissement d’un nouveau né. Un châle de couleur sombre enveloppait le paquet. Le journalier écarta le châle et aperçut un enfant qui venait de naitre. Comme il était pauvre et avait une grosse famille, il alla porter sa trouvaille au premier poste de police.

— Il fit sa déclaration et voulut se retirer.

— Quel est votre nom ? demanda l’officier en charge.

— Danjou… Philippe.

— C’est bon, vous pouvez vous retirer.

On fit des recherches pour retracer la mère sans cœur qui avait abandonné son enfant, mais inutilement. L’enfant fut confié aux Sœurs Grises de la rue Guy.

On le baptisa sous le nom de Philippe Danjou.

Cinq ans après il fut adopté par la femme d’un tavernier de Saint-Cunégonde. Le couple était sans enfant, et la femme pensa que ce petit garçon pourrait retenir le mari qui avait déserté presque son foyer. En effet, le tavernier n’entrait chez lui que pour dormir, et combien de nuits encore passait-il hors de sa maison !

L’enfant, assez joli, très intelligent et d’une nature douce et joyeuse, parut en effet rattacher l’homme à son foyer. Plus tard, quand il fut arrivé à l’âge de dix ans, il fut placé dans un collège. Très studieux, il commença de s’instruire, et durant six ans il fut presque admiré de ses professeurs. Il possédait de grands talents et faisait prévoir qu’il se taillerait une large situation dans le monde. Mais survint la mort de sa mère adoptive, et cet événement fut pour le jeune homme le plus grand malheur.

Car, une fois seul dans la vie, le tavernier se jeta dans la débauche. Il oublia son enfant adoptif, vendit sa maison et ses meubles et se mit en pension. Il buvait énormément et se livrait aux dépenses les plus extravagantes, si bien qu’il alla à la banqueroute.

Un jour, il disparut sans laisser d’adresse.

Philippe Danjou qui atteignait dix-huit ans, se trouva tout à coup seul et sans protecteur. Il fut contraint d’abandonner le collège pour gagner sa vie. Il chercha d’abord une place dans les bureaux d’affaires, et ce fut avec beaucoup de peine qu’il parvint à trouver un emploi auprès de deux avocats associés ; et encore cet emploi n’était-il que temporaire. Les avocats n’avaient besoin de cet employé que pour trois mois environ. N’importe ! Philippe accepta la place en attendant mieux.

Une fois ces trois mois écoulés, Philippe se remit en quête d’une position, mais n’ayant aucune personne influente pour le recommander, il ne réussit pas à se placer. Pour ne pas crever de misère il fit toutes les besognes : il travailla sur le port au déchargement des navires, dans les chantiers de construction, se fit terrassier, remplit les fonctions de garçon d’hôtel. Mais il avait horreur de ces métiers, non pas que le travail par lui-même fût déshonorant, mais parce qu’il coudoyait tous les jours une classe d’hommes avec lesquels il n’était pas fait pour vivre. Il désirait donc ardemment se créer une situation sociale plus élevée. Mais ce n’était pas facile, si peu facile qu’il lui fallut trois années de recherche pour enfin trouver un poste dans l’administration d’une compagnie d’assurance. On le plaça à la correspondance. Il fut actif, docile et ponctuel. Mais un jour il arriva qu’une lettre chargée disparut du courrier qu’on avait apporté. Ce courrier qu’on avait posé sur un pupitre en attendant que le préposé au dépouillement des correspondances fut arrivé. Le pupitre de cet employé se trouvait voisin de celui de Philippe Danjou. Durant quelques minutes Philippe était demeuré seul dans la pièce affectée aux employés de la correspondance. Aussi lorsqu’on eut découvert que cette lettre chargée manquait, les soupçons tombèrent-ils sur le pauvre garçon.

Il se défendit… Hélas ! telle est notre société aveugle et stupide que plus l’on crie son innocence, plus l’accusation pèse sur l’innocent et plus la culpabilité semble évidente. Philippe eut beau clamer son innocence, plaider non-coupable, les soupçons demeurèrent. On fit plus : le directeur et un officier de police appelé en toute hâte voulurent induire le jeune homme à avouer son crime ! Philippe se révolta. Il ne connaissait pas le coupable, mais il se souvenait que plusieurs employés étaient venus dans le bureau, et il déclara qu’un moment lui, Philippe, s’était absenté. Mais cela ne pouvait rien prouver en faveur de l’accusé, et les soupçons restèrent sur lui. On ne l’arrêta pas, mais on le congédia de l’assurance.

Pour Philippe ce ne fut guère mieux qu’une arrestation et même une condamnation, car de ce jour il lui fut impossible de trouver un autre emploi dans les bureaux. C’est alors que vint la dèche terrible, la misère, la faim, le désespoir !

Chose inouïe, voilà que tout à coup Philippe trouvait un homme qui paraissait avoir confiance en lui, et une joie immense gonflait son cœur. Oui, M. Roussel, le négociant, avait trouvé dans Philippe Danjou un misérable plutôt qu’un coupable.

Philippe marchait donc alertement après avoir quitté les magasins de la rue Saint-Paul.

— Maintenant, pensait-il, il est important que je mange un peu. J’ai faim… Depuis trois jours que mon estomac n’a rien reçu et je sens mes forces s’en aller très vite. Oui, mais avec quoi manger ?… Il faut que je trouve du crédit d’ici demain, car demain, après ma journée faite, je pourrai me faire avancer un dollar ou deux. Cet argent me suffira bien jusqu’à samedi, jour de paye.

Ce jour-là était mardi, et pour un homme qui n’a pas mangé depuis trois jours il doit lui sembler que le samedi, jour de paye, est très éloigné encore !

Philippe se mit à repasser dans sa mémoire tous les restaurants qu’il connaissait, avec l’espoir d’en trouver un où il aurait peut-être chance d’avoir un repas à crédit.

Et au bout d’un moment il murmura :

— Bon, je pense que ce restaurateur ne me refusera pas mon souper !

Philippe revint sur la rue Notre-Dame et se dirigea vers l’Est. Il marchait maintenant la tête haute, il avait une place, il allait gagner de l’argent et finirait peut-être par se tailler un bel avenir. Il pouvait maintenant regarder le monde sans rougir ; demain il serait sorti de la gueuserie dans laquelle il avait pataugé malgré lui. Demain serait un jour nouveau, le commencement d’une vie nouvelle, et Philippe souriait à l’aube qui naissait.