La ville sans femmes/05

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Société des éditions Pascal (p. 113-135).


V

MARMITES ET MARMITONS












Dis-moi ce que tu manges et je te dirai ce que tu es, proclamait l’aphorisme du conseiller à la cour de cassation Brillat Savarin dont la renommée de physiologiste du goût se perpétue dans le temps bien plus que sa réputation de jurisconsulte. Et le « sieur de Bellay » n’avait pas tout à fait tort.

Je m’en suis rendu compte, du reste, à mon retour de la ville sans femmes quand mes amis, en me revoyant, me posèrent tous en premier lieu la même question :

— Et… « là-bas »… mangiez-vous à votre faim ?

Oui nous mangions à notre faim et même très bien, si l’on tient compte de tout. La ration réglementaire pour chaque interné était pour le pain, la viande, le sucre, le lait, le café, les œufs, et la marmelade exactement la même que celle de l’armée.

Nous complétions cet « ordinaire » par les achats faits avec les bénéfices de la cantine du camp qui étaient loin d’être négligeables.

Tout ceci mérite sans doute quelques mots d’éclaircissements. D’abord au sujet de la cantine, ensuite sur l’organisation de notre cuisine.

En devenant citadin de la ville sans femmes, on perd naturellement le droit de garder par devers soi la moindre somme d’argent ou de papier-monnaie. Tout ce que nous avions sur nous au moment de l’internement et tout ce que par la suite nous recevions de chez nous était porté à notre crédit dans un compte ouvert chez l’officier payeur. Celui-ci émettait contre le crédit ainsi obtenu des coupons de cinq, dix et vingt-cinq cents et d’un dollar. C’était là la seule monnaie qui avait cours légal dans le camp.

Telle était la forme de notre argent de poche. Notre avoir servait, par ailleurs, à constituer le fonds de roulement de la cantine, sorte d’entreprise coopérative qui nous appartenait et où nous pouvions acheter les marchandises les plus hétéroclites, depuis les cigares et les cigarettes, en passant par les conserves, les légumes et les fruits frais, jusqu’à la crème glacée, les boissons gazeuses et même les huîtres et la bière.

Au début, les bénéfices réalisés par la cantine furent distribués en parts égales aux internés puis on finit par les employer à l’achat de certaines denrées destinées à améliorer et enrichir l’ordinaire de la cuisine.

C’est ainsi que, disposant comme base d’une ration individuelle égale pour la quantité et pour la qualité à celle du soldat, nous avions, grâce à nos achats complémentaires, le régime alimentaire suivant :

Petit déjeuner (entre six heures et sept heures) : une tasse de café, une tasse de lait, du porridge ou avoine, du beurre, du bacon frit et, selon les jours, du jus de tomates ou d’autres fruits, un gâteau ou un œuf ou des pruneaux cuits ou une orange ; pain à volonté.

Déjeuner (entre 11h.45 et 12h.45) : potage, un plat de viande avec légumes ou une omelette au lard ou aux pommes de terre, café au lait, pain à volonté.

Dîner (entre cinq et six heures) : un plat de viande ou de poisson avec légumes ou un plat de macaronis, café au lait, beurre ; selon la saison, une pomme ou une tomate ou de la laitue fraîche ou un oignon ; pain à volonté.

Quant au choix des menus, à la manière d’apprêter les repas, à leur distribution et au service de la table, c’étaient autant de questions sur lesquelles nous étions entièrement libres. C’était à notre administration de se débrouiller avec ça. Ainsi, à notre arrivée dans le premier des deux camps où j’ai séjourné, nous avons trouvé celui-ci habité uniquement par des Allemands. Le chef et le personnel de la cuisine étaient des Allemands. On mangeait naturellement à l’allemande. Un jour, la plupart des anciens furent transférés dans un autre camp situé à quelque quatre mille milles de distance. Restés en majorité absolue, les Italiens assumèrent la gestion du service alimentaire. Seulement, il leur manquait un chef. Lorsqu’un jour l’on vit arriver tout seul, amené en auto, un nouvel interné…

On le reconnut immédiatement. C’était l’un des plus fameux « maîtres-queux » non seulement d’Amérique mais même d’Europe. Étant alors à la tête des cuisines de l’un des plus grands hôtels du Canada, il fut chargé de préparer les repas royaux lors du passage de nos Souverains. Son arrivée parmi nous fut considérée comme une aubaine et l’on s’écria : « Voici enfin le chef que nous cherchions ! »

Le nouveau Vatel, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, organisa le service de la cuisine au point que tout ce qui nous fut servi après ce jour mémorable portait en quelque sorte sa marque personnelle. Les sauces changèrent de goût et la nourriture prit une saveur nouvelle.

Non pas que l’ordinaire fût subitement devenu lucullien. Si adroit qu’il soit, un chef est limité par ce que peuvent donner les denrées qu’on lui fournit. Mais l’éternel porridge flanqué des non moins éternelles lichettes de bacon avaient plus de « jus » et alternaient avec des omelettes plus relevées. Même le bœuf, ou madame sa femme qui le remplaçait souvent, éveillait une appétance plus marquée en dépit de la persistance avec laquelle il revenait sous l’un des quatre aspects du pot-au-feu, du rôti, du ragoût ou du haché.

Un soir, enfin, se produisit un grand événement. On servit des macaronis à la tomate. On ne s’imagine pas ce que peut être ce plat traditionnel pour des Italiens. Ils ne mangeraient que cela. Ils s’en régalent. Ils s’en délectent. C’est pour eux non seulement un plaisir mais un besoin.

Un jeune et éminent médecin de Toronto m’a raconté qu’un de ses clients, un napolitain diabétique, ne pouvait se résoudre à s’abstenir de manger des pâtes. Pour le persuader en l’alarmant, le médecin lui dit :

— Si vous continuez de la sorte, vous mourrez bientôt.

— Dans combien de temps ? demanda le malade.

— D’ici trois ans sûrement.

L’autre réfléchit un instant, puis :

— Tant pis, docteur ; j’aime mieux mourir dans trois ans et manger des macaronis.

Ce soir-là, les deux réfectoires retentirent donc des cris d’allégresse des dîneurs gavés de pâtes excellentes.

Le grand chef, qui surveillait la préparation de tels repas gargantuesques, commençait à sourire seulement quand il voyait ses « clients » satisfaits. Alors son visage glabre s’épanouissait. Puis, le dîner terminé, il allait se détendre, « rue Ste-Catherine », par d’interminables parties de boules.

Un soir qu’il était absorbé par son sport favori, un soldat vint l’appeler. Quelques instants plus tard il faisait ses paquets, montait dans une auto et disparaissait comme il était venu.

Après quelques tâtonnements, il fut remplacé par un des plus anciens restaurateurs de Montréal, propriétaire jadis d’un cabaret situé non loin de la gare Windsor et qui eut son heure de renommée. Au cours de la crise économique des premières années 1930 il avait dû déménager dans un local plus modeste mais dans le même quartier et son établissement était devenu le rendez-vous de nombreux artistes, journalistes et hommes de lettres.

Rondelet, râblé, le teint coloré, les cheveux noirs drus et taillés en brosse, ondoyant dans sa démarche comme l’océan en bonasse, caractère vif mais généreux, notre nouveau chef était célèbre pour ses réparties gouailleuses qui fusaient de sa bouche avec une drôlerie d’autant plus piquante qu’il ignorait lui-même combien elles étaient amusantes. Son français zézayant, toujours en lutte avec les h aspirés et en querelle avec les genres, lui faisait dire qu’il avait « manzé des aricots nouvelles » ou bien que « dans les ors d’œuvres figurent les arengs ».

Ici comme dans la vie civile, il se montre d’une probité exemplaire, défendant énergiquement le bien collectif contre toute tentative de camorra, préoccupé seulement de voir à ce que « chacun ait sa juste part ». Extrêmement bon et serviable, il manipule les sauces avec une patience de chartreux, convaincu que « la lumière sera bientôt faite autour de lui ». Il ne tarda pas, en effet, à être libéré.

Deux autres chefs prirent après lui la direction de la cuisine. L’un d’eux possédait aussi un restaurant à Montréal. Celui-ci garda assez longtemps son poste, qu’il quitta finalement pour passer à la cuisine du commandant. Son départ causa des regrets, car, actif et adroit, il avait su se faire aimer. Durant quelques mois ensuite nous eûmes à la direction des fourneaux l’ancien chef d’un bateau italien, un Génois, qui avait toujours l’air de bougonner et de ne pas être content mais qui était, au fond, un type honnête et gentil.

À côté, au-dessous et au-dessus du chef, la cuisine comprend un personnel nombreux et varié. Je parle de la cuisine du premier camp où j’ai séjourné. Le service ne fonctionnait pas de même façon dans les deux endroits. Dans notre premier camp, les fourneaux, la glacière, le magasin et l’entrepôt étaient placés dans un bâtiment central auquel s’accotaient deux baraques meublées de tables et de bancs alignés qui servaient de réfectoires. La conjonction entre l’édifice central et les deux autres formait comme deux grands guichets. Appelés par ordre de baraque, les hommes faisaient la queue en file indienne devant ces guichets pour y recevoir tout à la fois leur ration de nourriture, de pain et de café au lait. Puis ils allaient s’asseoir à l’une des tables pour y prendre leurs repas.

La cuisine de notre deuxième camp, au contraire, comprenait un service de garçons de table… si l’on peut dire. C’étaient des internés qui avaient la mission de mettre les couverts, d’apporter les plats et de débarrasser les tables après les repas.

Revenons à notre première ville sans femmes. La nécessité de surveiller la confection des repas pour certains malades m’obligeait à aller assez souvent à la cuisine. J’y restais volontiers quelques minutes, car il s’y déroulait des scènes fort amusantes de cette éternelle comédie humaine à laquelle Balzac et Courteline doivent leur gloire. La cuisine, que tenaient sans cesse en mouvement la préparation et le service des repas puis le nettoyage et le récurage des assiettes, des marmites, des casseroles et des couverts salis, éveille, en effet, des convoitises immodérées. Tous les bâfreurs et les gourmands rôdent autour de cette modeste gargotte transformée par leur imagination en une sorte de Mecque de la bonne chair où quelques muftis seuls se gargarisent le tube digestif de gueuletons délicats. Désireux d’avoir leur part de ces festins imaginaires, ils déploient des ruses d’apache pour chiper n’importe quoi.

La semaine dernière, un de ces chapardeurs me montra un vulgaire chou.

— Je l’ai volé à la cuisine, me dit-il triomphalement.

— Que vas-tu en faire ?

— Je n’en sais rien ! Le manger cru… oui, peut-être…

Et il le cacha soigneusement.

Hier, j’ai revu l’auteur du larcin. Le chou avait lamentablement jauni. Mais il était encore intact.

— Je vais le jeter, finit-il par m’avouer mélancoliquement.

Les œufs, le sucre et le lait exercent une attirance particulière. Les forts mangeurs tiennent sans cesse la cuisine en alerte. Tout le personnel est sur le qui-vive, surtout le directeur et le sous-directeur de la dépense. Le premier est un restaurateur d’Ottawa qui a fait vaillamment l’autre guerre. Le second est un jeune et sympathique commerçant qui fréquentait assidûment l’Institut de culture de Montréal. Ce dernier, tel saint Pierre aux portes du Paradis, dispose de toute une série et de tout un attirail de clefs et de cadenas et il veille farouchement sur les garde-manger, la glacière et les magasins où sont entassées les victuailles.

Entre tous les ennemis acharnés de la cuisine, se signale un Canadien français, mort depuis peu de temps, un vrai « Canayen » de la vieille génération, un type d’autrefois, rude dans ses gestes mais d’une sensibilité exquise et d’une grande courtoisie pour tous les internés. Grand, gros, bâti en force, il a une stature imposante. On l’appelle le « major » parce qu’il a, en effet, eu ce grade dans l’armée canadienne. D’un caractère d’acier et d’une endurance à toute épreuve, il a, toutefois, une faiblesse : son appétit. À table, tout en devisant de choses et d’autres, il nettoie avec aisance trois portions dans le temps qu’il faut à un convive ordinaire pour en avaler une. Et il est aussitôt prêt à recommencer. Le « major » a naturellement pointé vers la cuisine, où il parvient à se faufiler malgré la surveillance de tout le haut personnel. Est-ce coïncidence, fatalité, hasard ? Toujours est-il que chaque passage du major aux alentours des fourneaux est immanquablement marqué par la mystérieuse disparition de quelque chose.

Précisément, il y a huit jours, le chef, notre brave chef montréalais rondelet et râblé, était en train de faire cuire deux œufs sur le plat. Le beurre avait fondu et crépitait, joyeusement soulevé en mousse dorée. Le chef casse ses œufs et, sans méfiance, s’éloigne pour aller chercher la salière. À cet instant précis, le « major » survient. Tel un éclair, entrant par une porte, il traverse la cuisine dans toute sa longueur et sort par l’autre extrémité. Mais cet instant a suffi. Revenant à son fourneau, le chef est sidéré. Il constate que lèchefrite, beurre et œufs se sont volatilisés comme par enchantement.

Après deux ou trois incidents de ce genre, les rapports entre le chef et le « major » devinrent singulièrement tendus. Ce fut tout juste s’il n’y eut point rupture complète des relations diplomatiques. Et depuis, bien entendu, le chef est devenu extrêmement méfiant. Dès qu’il voit paraître le « major », il abandonne prudemment tout ce qu’il a en train et se met, lui, petit, à côté de l’autre qui est un géant, le suit pas à pas, surveille chacun de ses gestes, ne le quitte pas des yeux une seconde. Et c’est seulement lorsqu’il est sûr que le major est parti qu’il retrouve sa tranquillité et reprend son travail.

La cuisine offre aussi un bel exemple de la facilité avec laquelle peut se faire une réadaptation sociale de l’individu. Les cinquante cuisiniers, marmitons, laveurs de vaisselle, chauffeurs, qui s’agitent et se démènent autour des fourneaux rougis par le feu de bois, sont loin d’être tous des « gens du métier ». Un commerçant de Hamilton et un mineur de la Nouvelle-Écosse entretiennent les fournaises. L’ancien directeur d’un journal hebdomadaire est chargé de la distribution des mets. Un commerçant, un employé de bureau et le propriétaire d’un garage de Lachine avec un coiffeur de Montréal, un fruitier de Sydney et le propriétaire d’une fabrique de pâtes en Ontario, pour n’en désigner que quelques-uns, font un excellent travail à la cuisine et l’on ne peut dire, certes, que leur activité passée les prédisposait de façon particulière à devenir des cordons bleus.

Les quelques right men in the right place sont, d’une part, le boulanger, qui était un bon boulanger à Sydney, et le pâtissier assez adroit pour obscurcir la gloire de Ragueneau car il est vraiment grand dans son art malgré sa petite taille — il était à la tête de la pâtisserie du premier magasin de la métropole — et, d’autre part, les trois hommes chargés du dépeçage des quartiers de bœuf.

L’un de ces derniers est un boucher allemand de Toronto — figure rose, lunettes d’écaille, allure feutrée — qui ressemble à un diplomate. Les deux autres sont des commerçants très connus de Montréal. Le premier, ancien aviateur, a établi une florissante fabrique de saucisse et le second possède une importante boucherie et biscuiterie dans le haut de la ville. Tous deux sont originaires du Piémont et ils ont gardé de leur région natale les plus belles caractéristiques : la gaîté, un bon cœur et la joie de vivre.

Un interné dont le rôle est ici singulièrement différent de celui qu’il jouait dans la vie civile, c’est un brave homme qui vendait de la bière à Hamilton et qui, maintenant, prépare le thé et le café au lait, les deux seules boissons servies et auquel on attribue, grâce à l’adjonction d’une poudre magique, des effets… comment dire ?… à l’opposé de ceux qu’on prête à la bière, laquelle passe pour un aphrodisiaque. Il est vrai que le brave homme affirme tout ignorer de cette histoire. Et comme le breuvage n’est pas mauvais, pour qui n’est pas trop difficile, tout le monde s’en envoie de pleines rasades.

Enfin, parmi les déracinés, se trouvent un contracteur de Windsor et un négociant de la même ville devenus ici les cuisiniers des malades pour lesquels ils s’efforcent de façon fort méritoire à préparer quelque chose de « spécial » avec du simple « ordinaire ».

Ce désaxement social est encore plus frappant dans une sorte d’annexe de la cuisine où sont installés les éplucheurs de légumes. Ce sont, pour la plupart, des hommes âgés et de santé délicate. Ils travaillent assis en rond, tête baissée, en échangeant discrètement des propos que personne n’entend. Ce service a eu plusieurs chefs. Ce fut d’abord un artiste distingué, fort respectable sous sa chevelure argentée, qui arborait une moustache pleine comme on les portait autrefois. Cet homme fut le dessinateur le plus réputé de la mode féminine à Montréal. Un autre artiste lui succéda, un artiste dans toute l’acception du mot : un Florentin esprit « Renaissance » qui, après avoir passé une jeunesse studieuse et profitable à Paris, où son goût naturel du beau trouva matière à pleine satisfaction et à forte culture, vint s’établir au Canada. En peu d’années, il fonda à Toronto et porta rapidement au plus haut degré de prospérité une très grande fabrique d’objets d’art et il réussit non seulement à s’imposer sur le marché canadien mais aussi à faire triompher ses produits à l’extérieur, principalement aux États-Unis. Cet artiste est ici le modèle du travailleur de la patate. Il s’est confectionné lui-même un gantelet qui lui permet de peler sans risque de se couper, de peler en toute sécurité le tubercule de Parmentier. Il sourit aimablement aux amis et donne l’exemple de la besogne soigneusement faite.

Il faut bien l’avouer : ici, on pense beaucoup à manger. Et ce fut mon ami le « philosophe » qui m’en donna une explication :

— Ils veulent tous être bien portants le jour de la libération. Les lapins disaient, si l’on en croit Molière : primo vivere… ils philosopheront après !…

Ce à quoi un nouveau marié qui ne peut rien voir ni rien entendre sans penser immédiatement à sa douce moitié crut bon d’ajouter :

— Nos femmes nous pardonneront cette légèreté en songeant que la table est le seul plaisir qui nous soit resté, puisque, vraiment, on nous a privés des autres…

Le fait est que, surtout certains jours, aller au réfectoire, s’asseoir, manger, bavarder, c’est un peu comme au cours d’un long voyage aller aux trois services du wagon-restaurant, même si l’on n’a pas faim. Cela aide à faire passer le temps et il y a des jours où le temps est désespérément long.

***

Quand on parle des « plaisirs de la table » dans notre ville sans femmes, il ne faut, toutefois, rien exagérer. Le problème de la nourriture est incontestablement résolu ici d’une manière excellente. Chacun est bien nourri. Mais pour ce qui est de bien apprécier ce que l’on mange, c’est là le plaisir des repas prolongés. Or, ici, on se nourrit en quinze ou vingt minutes et, en un si court espace de temps, on a tout juste la possibilité d’avaler rapidement. On trouve, cependant, le moyen de s’arranger. En premier lieu, chaque table autour de laquelle s’assoient dix personnes réunit un groupe d’amis ou de copains qui se connaissent bien et ont l’habitude d’être ensemble. Pendant la belle saison, d’autre part, de petits groupes déjeunent ou dînent au grand air. Ils ont découvert dans le camp un coin tranquille et ombragé. En ajoutant à la ration ordinaire ce que l’on a reçu de chez soi et grâce au fourneau de la petite cuisine (cabane construite à côté de la cuisine où l’on se confectionne des petits plats), on parvient à goûter vraiment aux fameux plaisirs de la table. Il fut un temps où, dans le groupe auquel j’appartenais, on se faisait venir des poulets, du foie de veau, du poisson frais. Beaucoup de groupes, d’ailleurs, étaient de même favorisés.

Nous eûmes même des banquets. De temps à autre, soit que les habitants d’une baraque se fussent cotisés entre eux, soit que quelques-uns d’entre eux eussent reçu de l’extérieur d’importants colis de nourriture, cinquante, cent, deux cents, jusqu’à trois cents internés quelquefois commandaient au chef de la cuisine un dîner en règle comme ils l’auraient fait chez n’importe quel grand restaurateur d’une grande ville. Il était entendu que le personnel de la cuisine ainsi mobilisé pour ce travail extraordinaire était ensuite convié au repas et que ces membres recevaient aussi un cadeau. Moyennant quoi ces repas spéciaux étaient servis après que les dîneurs du repas régulier eussent quitté le réfectoire.

Les autorités du camp étaient invitées à ces agapes organisées à l’occasion de la fête de quelqu’un ou pour célébrer une date ou la libération d’un camarade. Autorités, je veux dire le porte-parole, les chefs des baraques, les médecins et moi-même en ma qualité de directeur de l’hôpital.

La décoration des tables, ornées de papier coloré, de fleurs et de feuillages, avait quelque chose de tout à fait cocasse. Il y avait aussi des places d’honneur. En un mot, on retrouvait l’atmosphère caractéristique des grands banquets. Au dessert, plusieurs orateurs faisaient des allocutions. Et les gens invités à parler le faisaient toujours sur un ton plaisant avec le plus de jovialité et de bonne humeur possible.

Le camp possédait trois orchestres et il arrivait souvent qu’un de ces orchestres ou même deux ou même quelquefois les trois fussent invités à ces occasions. Le banquet se déroulait alors au son d’une musique appropriée. Après le café, des ténors, des barytons et même des « rigolos » offraient un programme artistique.

Ces banquets étaient donc de véritables événements mais, comme me l’expliquait le nouveau marié, quelque chose y manquait toujours : le vin.

Si l’appétit vient en mangeant, la soif s’en va en buvant, disait un personnage illustre du xvième siècle qui, sûrement, sous-entendait du vin. Mais, au camp, il n’y avait que de l’eau ! Tous les méchants sont buveurs d’eau, comme l’a prouvé le déluge. Sans être à proprement parler méchant, à force de boire de l’eau, on dévient triste. Il faut bien dire, toutefois, que, malgré le manque de vin, on bavardait fort et on s’amusait ferme durant ces grands dîners. Le plus curieux, c’était les sujets de conversations particulières échangées entre les voisins de table.

Certains d’entre nous étaient de parfaits monocordes ; ils ne changeaient jamais de sujet. Ils répétaient inlassablement la même chose : les circonstances de leur arrestations, le 10 juin 1940, et ce qu’ils avaient répondu aux questions que leur avait posées le juge lorsque celui-ci vint au camp pour examiner un à un les cas des Italo-Canadiens.

— Figure-toi, commençait l’un, que, le 10 juin, j’étais à peine sorti de chez moi lorsque des agents de la Gendarmerie sont venus me chercher. Alors ma femme m’a téléphoné…

Et ainsi de suite, pendant des heures, avec force détails.

Un deuxième, sans écouter le premier et sans lui répondre, disait :

— C’est ce que j’ai dit au juge lorsqu’il m’a interrogé. Mais il a été très gentil… etc.

Les plus amusants sont ceux qui se mêlent de parler de la guerre et des grands événements qui se déroulent en Europe et en Asie. Les idées les plus abracadabrantes sont émises avec un sérieux invraisemblable. Certains se croient capables d’analyser les grands problèmes de la diplomatie internationale avec la même facilité qu’ils peuvent se prononcer sur de petits différends entre amis.

— Moi, dit l’un, si j’étais l’Angleterre, je dirais à l’Italie : c’est un tort d’être intervenue dans la guerre. Retire-toi de là et nous te laisserons tranquille.

— Oui, répliquait un autre, mais, moi, je répondrais : je veux bien me retirer, mais, alors, soyons amis comme avant.

Et ainsi de suite, durant des heures. Puis l’on dira que les femmes sont bavardes !

Heureusement que dans ces réunions on pouvait compter pour créer de l’animation sur le petit groupe des blagueurs qui ne manquaient jamais de lancer des choses nouvelles. Le meilleur à ce jeu était le fabricant de saucisse qui, travaillant à la cuisine des soldats, rentrait toujours très tard et prétendait avoir « entendu la radio ». Combien de fois m’a-t-il dit :

— Tu vas voir. Je vais dire « confidentiellement » quelque chose au premier copain que nous allons rencontrer. Je parie qu’au bout d’une heure la nouvelle me reviendra à l’oreille considérablement agrandie et déformée.

Il ne se trompait jamais. Sauf que la nouvelle lui revenait le plus souvent beaucoup plus vite qu’il ne l’avait prévu.

Un autre jour, un homme extrêmement sérieux mit en émoi tout le camp en jurant ses grands dieux, et le plus solennellement du monde, qu’une sentinelle postée à l’une des tourelles de l’enceinte lui avait dit :

The war is ended !

Et nous étions au mois de mai 1941 !

Mais tout cela ne vaut certes pas l’incident qui se produisit le troisième ou quatrième soir de notre arrivée.

Il était peut-être minuit. La forêt autour de nous était plongée dans un silence de tombe, lorsque, tout à coup, on entendit des cris, des chants, des vivats, accompagnés d’un son de cornemuse. Toute la chambrée fut debout. Chacun mit la tête à la grille de la fenêtre… et nous vîmes des soldats qui dansaient, chantaient et s’amusaient…

— La guerre est finie ! s’exclama quelqu’un.

— C’est vrai ! observèrent les autres en chœur, sinon, pourquoi ces manifestations ?

Oui… mais comment savoir, puisque nous étions enfermés dans la baraque à double tour de clef ? Soudainement, un gros importateur de fruits et de primeurs de Montréal — qui était, d’ailleurs, extrêmement bien doué pour l’art dramatique — commença à se tordre à cause d’une rage de dent, et à geindre sur un ton à émouvoir les pierres.

— Il faut appeler le garde et demander l’assistance de l’hôpital ! proposa le chef de la baraque.

Un soldat du service sanitaire accourut armé d’une tenaille :

— Je peux vous arracher la dent, dit-il.

Nouveaux cris du malade qui, cette fois, refusait énergiquement. Mais, au moment où le soldat allait repartir avec ses tenailles, l’importateur de fruits et de primeurs, baissa la voix et lui demanda :

— Pourquoi les soldats chantent-ils ainsi ?

— Mais, répondit l’autre, parce qu’ils sont gais. Ils ont touché la paye !…

On imagine la tête de celui qui avait imaginé toute cette comédie dans le seul but de savoir… si, vraiment, la guerre était finie !

***

Pour revenir à notre propos, dès un repas terminé, la cuisine est dédaigneusement abandonnée par les cuisiniers, qui se retirent dans le réduit du boulanger où ils mangent à leur tour, et elle devient la propriété des « laveurs de vaisselle ». Cette équipe fait des merveilles, puisqu’elle parvient à rendre reluisants nos couverts de nickel, à astiquer et désinfecter nos assiettes en étain et à redonner leur candeur première à nos bols en émail pour la soupe.

Leur « chef » est un Anglo-Canadien de Toronto.

C’est au rythme endiablé d’un jazz à tue-tête que les « rinceurs » de vaisselle, le torse nu ruisselant de sueur, auréolés de buée savonneuse, sentant bon la lessive, jonglent avec les assiettes comme des prestidigitateurs avec des cerceaux de bois.

Une ombre au tableau : le regret de « l’ingénieur » dont j’ai déjà parlé, le seul Italien du groupe, de n’avoir pas eu le premier l’idée d’adopter une méthode nouvelle pour plonger dans l’eau bouillante vingt assiettes à la fois et les sortir toutes propres tout aussi simultanément. Un de ses camarades canadiens a eu avant lui cette idée de génie. C’est le « major », grand spécialiste en travaux manuels.

Dès le matin, le « major » est au chantier de bois de la cuisine et il donne sur les pièces de bois des coups à assommer un bœuf. À peine son premier repas terminé, il passe au « lavage de la vaisselle », besogne qu’il a lui-même grandement simplifiée grâce à deux inventions dont il est l’auteur. Puis, il va se joindre à l’équipe des scieurs de bois pour la cuisine. Ce sont exclusivement des Canadiens français. Leur boss était naguère le chef d’un parti politique et il a comme camarades un dentiste, un industriel, un marchand-tailleur, un employé de librairie, un coiffeur, un comptable, un plombier, etc. L’équipe du bois entasse consciencieusement, et en bel ordre, des milliers et des milliers de morceaux de bois, qui forment comme un mur de défense autour de la cuisine.

Ce travail fait l’admiration d’un officier supérieur, qui a un penchant particulier pour les pièces de bois disposées en rangs réguliers et bien ajustés. Il vient tous les jours mesurer et contempler le bois coupé pour la cuisine.

***

C’est une spectacle curieux que celui de tous ces hommes appartenant à des mondes différents et assis à table aux réfectoires.

En réalité, quand il s’agit de manger, tout le monde agit de la même manière. Il y a des nuances, mais elles ne dépendent pas des classes dont sont issus les camarades. Les goinfres sont goinfres à tous les degrés de la fortune, sous toutes les latitudes et dans tous les partis politiques. De même que les insatiables, les timides ou les discrets.

Un jour de jubilation générale, ce fut celui où — après avoir été privés pendant longtemps de légumes frais — nous en reçûmes de chez nous, en même temps que la cantine se trouva en mesure de nous en vendre.

On eût dit la fête des couleurs, tellement les verts des salades, des piments et des concombres, et le rouge des tomates dominaient l’étendue du camp.

***

Après avoir ainsi satisfait à l’exigence première de l’existence, celle de la nourriture, un cigare, une cigarette ou la pipe à la bouche, d’aucuns vont « faire deux pas, rue Ste-Catherine » et d’autres se mettent à jouer…

Puis l’heure angoissante où il faut rentrer approche.

Le jour baisse.

C’est l’heure mélancolique où la nostalgie prend plus fortement, comme une morsure, et où tout ce qui monte du cœur aux lèvres n’a pour tout écho que la brise de la forêt dans laquelle on a l’impression d’être emmuré.