La ville sans femmes/11

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Société des éditions Pascal (p. 229-250).


XI

LA TOUR DE BABEL












Notre petite ville est aussi une Tour de Babel.

Dix-huit nationalités y sont représentées. Il y a des Canadiens d’origines française et anglaise, des Allemands, des Italiens, des Hollandais, des Russes, des Ukrainiens, des Finlandais, des Hongrois, des Norvégiens, des Suédois, des Polonais, des Espagnols, des Syriens, des Estoniens, des Lituaniens, des Tchèques, des Autrichiens, des Juifs, auxquels sont venus s’ajouter, pendant quelques semaines, trois ou quatre cents Japonais.

Dans cette collection d’échantillons de races figurent toutes les professions et tous les métiers. Il y a treize médecins, deux avocats, deux notaires, dix ingénieurs, dix journalistes, des écrivains, des professeurs de musique et des musiciens, des chimistes, des agriculteurs, des agronomes, des restaurateurs, des hôteliers, des chefs de cuisine, des garçons de café, des constructeurs, des terrassiers, des industriels, des commerçants, des étudiants, des instituteurs, des mécaniciens, des bergers, des marins avec leurs officiers, d’anciens policiers et d’anciens officiers de l’armée, des pharmaciens, des infirmiers, des bouchers, des boulangers, des imprimeurs, des photographes, des ouvriers et des paysans, des rentiers et des chômeurs professionnels, des gens timorés et des gangsters, des gens sortis des séminaires, des universités, et des pénitenciers. sans compter le maire d’une grande ville, aussi député, quatre pasteurs protestants et un prêtre catholique ! Tout cela professant les opinions les plus diverses. Il y a, en effet, parmi nous, des fascistes et des nazis, des démocrates et des totalitaires, des communistes et des républicains, des royalistes et des nihilistes et pas mal de j’menfoutistes !

La Tour de Babel, quoi ! Il n’y a pas d’autre mot pour définir notre groupement.

Évidemment, dès le début, une sélection instinctive s’est opérée tout naturellement. D’abord de classes et de mentalités ; ensuite de religions et de goûts.

Les intellectuels ont vite fait de former une sorte de clan, où chacun trouve un peu de réconfort en échangeant des idées familières, en parlant un langage plus choisi. Les autres classes font de même. Les marins, surtout, restent unis et solidaires entre eux, comme sur la mer.

Les « hors-la-loi » ont rapidement reconstitué, par des voies mystérieuses et difficiles à déceler, leur hiérarchie professionnelle. Il y a parmi eux quelques chefs connus dans le monde de la pègre, et auxquels il suffit d’un clignement des yeux pour être immédiatement compris et obéis. Un jour, un prisonnier se disputa avec l’un d’eux et lui asséna un coup de poing dans le visage. Parmi tous les amis de ce dernier se dessina instantanément un mouvement de représailles contre celui qui avait osé frapper le camarade ! Il fallut l’intervention du sergent-major, qui déploya, en l’occurrence, une diplomatie subtile, pour que l’incident en restât là.

Curieuse et étrange destinée que celle de ces « hors-la-loi » ! Un de leurs chefs (et non des moindres) a vécu quarante mois environ au camp en donnant un exemple admirable de discipline, de bonne volonté, d’esprit de conciliation et de résignation. Un beau jour, il fut libéré. Il rentra chez lui. Et quelques mois après il disparut dans des circonstances mystérieuses qui n’ont pas encore été éclaircies et ne le seront peut-être jamais.

Ces « hors-la-loi » ont, d’ailleurs, une manière de parler, de marcher, de gesticuler, qui semble faire partie d’un langage particulier, intelligible seulement aux initiés.

Il y en a un qui, de temps en temps, l’après-midi, lorsque je travaille dans la pharmacie, ouvre la porte avec prudence. Il s’assure, d’abord, que je suis bien seul. Il entre sur la pointe des pieds. Puis, tout à coup, d’un mouvement brusque, il se flanque tout près de moi, l’index de la main droite tendu comme le canon d’une mitraillette, et murmure sur un air de sommation :

— Deux aspirines !

Sur le même ton avec lequel il dirait au caissier d’une banque :

— L’argent du coffre, ou je tire !

Autre contraste moral.

Un pauvre diable, qui, dans le civil, ne se serait approché d’un « monsieur » qu’avec beaucoup d’égards, de gêne et de contrainte, éprouve ici une subtile joie sadique de se sentir devenu tout à coup l’égal de ceux qui lui sont supérieurs. Le fossé des classes sociales est disparu ! Il n’y a plus de différence de milieux ! Notre homme voit le gentleman habillé comme lui et en profite pour le tutoyer à sa guise.

Les communistes et les juifs, qui habitent une baraque à part, s’entendent bien. Leurs rapports avec l’hôpital, que je représente, et avec les médecins qui les soignent sont empreints de la plus parfaite correction. Car à l’hôpital, contrairement à ce qui pourrait se produire dans le camp, il n’est pas question de divergences d’opinions ou de races, mais de soigner tout le monde avec le même empressement et avec les mêmes principes de solidarité humaine.

Nombreux sont les cas d’internement multiples dans la même famille. On rencontre plusieurs frères, ou des pères avec leurs fils. Il y a, par exemple, un Montréalais très âgé mais d’un esprit gai et enjoué qui se trouve ici avec ses trois fils, dont le cadet a trente-cinq ans.

Il y a même mieux ; un cas rare d’amour filial.

Un Italien, assez âgé, avait donné avant la guerre des preuves multiples d’une activité favorable au fascisme. La guerre éclate et son internement est décidé. Mais, par suite d’une erreur causée par l’identité des prénoms, ce n’est pas lui qu’on arrête ; c’est son fils, âgé de trente ans, né au Canada, marié à une Canadienne et père de plusieurs enfants, qui, lui, ne s’est jamais mêlé ni de près ni de loin à la politique. Il peut le démontrer et obtenir ainsi sa libération immédiate. Mais son père prendrait sa place. Il préfère ne rien dire. Au bout de dix-huit mois, son père meurt. Il se décida alors à parler et il est libéré sur l’heure.

Les plus ennuyés et les plus vivement frappés par la captivité, ce sont les marins. Pour plusieurs d’entre eux, c’est la première fois de leur vie qu’ils passent deux ou trois ans au même endroit. D’habitude, ils n’ont devant eux que les vastes horizons, l’étendue infinie de la mer avec, par ici et par là, quelques rapides escales.

Il suffit de les écouter parler :

— Dis donc, Joseph… Tu as là un beau mouchoir en soie !

— Je l’ai acheté à Yokohama, il y a cinq ans, et il est encore tout neuf…

— C’est comme moi !… Tu vois les chaussettes de laine que je porte ? Elles viennent de Melbourne. Elles sont une merveille… Elles durent encore !

— Cela ne vaut pas l’aventure qui m’est arrivée à Odessa… On venait de jeter l’ancre lorsque une sorte d’Hindoue monta à bord et…

Les marins revivent ainsi, dans leurs souvenirs, les périples accomplis autour du monde, en évoquant des soleils de feu, des villes de féerie, des paysages de légende.

Bien entendu, il ne suffit pas d’être marin pour se lier d’amitié avec un marin. Il y a une sorte de barrière qui se forme entre les groupes de marins appartenant à différents paquebots. Ainsi, les vingt-cinq Italiens composant l’équipage d’un transport capturé dans les eaux du Saint-Laurent avec son commandant, son état-major, ses cuisiniers et même ses mousses, au moment où ils sabordaient leur bateau, restent bien unis, tout au moins en apparence.

Cet équipage se compose surtout de Siciliens et de Napolitains et il comprend quelques Gênois. Beaucoup d’entre eux se plaignent que l’armateur n’ait pas pris les précautions nécessaires pour éviter leur emprisonnement et leur internement.

— Il y avait déjà huit jours que l’entrée en guerre de l’Italie semblait inévitable, s’écrie un petit cambusier. Il fallait donc lever l’ancre et reprendre immédiatement la mer. Au lieu de cela, on nous a fait rester inutilement à Montréal pour charger le bateau, de sorte qu’avant d’arriver à l’embouchure du fleuve, nous avons été pris… Tout cela pour permettre à l’armateur de toucher de grosses primes du gouvernement pendant toute la durée de la guerre…

Ces paroles reçoivent l’approbation du reste de l’équipage qui déverse sa rancune contre l’armateur, accusé par chacun d’avoir agi de la sorte exclusivement par esprit de lucre.

J’ai beau expliquer au petit cambusier, et aux autres, que si, au mois de juin 1940, ils avaient pu quitter le Canada et rentrer en Italie, ils auraient fatalement continué de naviguer et ils seraient, peut-être, à l’heure actuelle, au fond de la mer… Personne ne veut entendre raison. Le commandant du paquebot, un Ligurien mâtiné d’argentin, né à Buenos-Aires, d’une famille originaire de Gênes, est pris à parti à son tour. En vain, il essaie de calmer les esprits. Quand il se rend compte qu’il ne peut pas y parvenir, il se laisse emporter par un grand éclat de colère, et, frappant du poing sur la table, s’écrie, plus fort que tous :

— En voilà assez, avec vos récriminations ! N…d…D… ! Vous parlez comme si j’avais été maître de décider. Vous savez pourtant bien que, dans la marine marchande, on ne peut lever l’ancre que sur l’ordre de l’armateur… !

Ces paroles suffisent à obtenir l’effet escompté. Si le silence absolu n’est pas tout à fait atteint et si l’on entend encore quelques grognements (qu’en argot de navigation les marins italiens appellent le mogugno), le vacarme d’il y a un instant s’est apaisé. C’est alors qu’entre en action le capo, le chef aux machines, un homme à la douceur persuasive, aimé par tout le monde, dont les paroles simples et touchantes, les arguments directs et convaincants finissent par emporter les dernières résistances.

Comme sur l’océan, la tempête est finie. Le beau temps revient.

Les marins allemands forment trois groupes distincts, chacun de ces groupes étant constitué par l’équipage d’un des trois navires sur lesquels ils furent capturés. Ce qu’il faut toujours admirer, chez les Allemands, c’est leur esprit de discipline, qui ne désarme jamais, quelles que soient les circonstances. Les officiers et les commandants jouissent auprès de leurs hommes de la même autorité qu’ils avaient à bord de leur bateau.

Ici, dans notre petite ville, ces marins se montrent intransigeants et « tough ». Ils font les « durs ». Ils imposent indirectement leurs quatre volontés.

Leur vie est réglée comme du papier à musique. Il y en a, parmi eux, qui vont travailler dans la forêt pendant une partie de la journée. D’autres s’occupent de la cuisine ou de l’administration du camp. L’après-midi ou le soir, presque tous suivent des cours. Ils étudient très sérieusement les mathématiques, l’algèbre, la technologie, les sciences, les langues étrangères. Plusieurs d’entre eux sont de mes élèves et je dois rendre hommage à la bonne volonté qu’ils montrent à apprendre et à l’ardeur qu’ils manifestent dans leur travail. Remarque générale : ces marins possèdent tous une instruction assez étendue et on sent chez eux la préoccupation d’augmenter le plus possible leur bagage intellectuel et culturel.

Un autre groupe de marins se compose de seize Hongrois qui naviguaient à bord d’un vieux bateau appartenant à une compagnie de Budapest dont le siège était à Londres. Le bateau, une vieille carcasse qui tenait la mer plutôt par vitesse acquise que par vertu propre, venait d’arriver dans un port canadien. L’équipage profita-t-il de cette escale pour mettre en scène une menace de grève afin de se soustraire aux dangers de torpillage ou bien a-t-il réellement fait une demande d’augmentation de salaires justifiée par l’insuffisance de leur rémunération ? Je n’en sais rien. Toujours est-il qu’ayant refusé de repartir, les seize marins hongrois furent, selon les dispositions formelles de la loi, internés et amenés ici. Pour comprendre le caractère des Hongrois, il faut connaître leur pays.

La Hongrie est un pays riche en blé, en vins capiteux, comme le tokay, et en femmes jolies et attachantes.

— Si un Hongrois mange un bon plat dans un restaurant, m’explique un de ces marins, pour l’apprécier il doit penser intensément à la femme avec laquelle il aurait bien voulu le partager. Il en va de même de la musique. Vous connaissez, n’est-ce pas ? les fameuses csardas, ces airs joués d’une manière incomparable au violon par des musiciens tziganes. Eh bien, si un homme assis à l’intérieur d’un café est malheureux en amour, dès qu’il entend le violoniste jouer une csarda triste, il se lève et jette son verre par terre. Au contraire, s’il est heureux avec la femme qu’il aime, il veut qu’on joue un chant d’amour… et pendant qu’il écoute, la femme boit tant qu’elle peut.

On comprend qu’avec une telle mentalité, les marins hongrois, presque tous des moins de trente ans, dégagent une sorte d’aura chargée de désirs.

Ils passent une grande partie de leur temps à jouer du violon ou à chanter à mi-voix des mélodies langoureuses…

Parmi eux se distingue Samy, débrouillard comme un Parisien, doué d’un cœur d’or, que je vois à l’œuvre, ici, à l’hôpital, où il est employé comme infirmier et où il se prodigue avec une générosité franciscaine… Il a voyagé beaucoup : au Japon, aux Indes, en Italie, en France. Il est toujours prêt à partager ou à donner ce qu’il possède, toujours disposé à rendre service, même au prix d’un gros sacrifice. Aucune maladie ne le rebute ; il soigne les malades avec dévouement et avec charité. C’est un de ces êtres qui vous réconcilient avec l’humanité.

Janos, au contraire, est un garçon susceptible à l’excès, facile à s’emporter mais heureusement prompt à revenir de ses bouderies.

Janos, qui était ingénieur… sur le bateau, est devenu ici un ébéniste admirable. Il fait des travaux en marqueterie qui sont de pures merveilles et qui se vendent, même ici, au camp, à des prix variant entre vingt-cinq et cinquante dollars. Janos est né dans un village que l’on peut dire représentatif de cette Europe centrale si confuse dans ses nationalités et dans ses races, car ce petit coin de terre fut tour à tour ukrainien, polonais et roumain. Pendant la première guerre mondiale, la contrée se trouva au centre d’une bataille entre Russes et Autrichiens et elle passa, à plusieurs reprises, d’une main à l’autre. Janos avait alors sept ans. Ses parents le firent monter sur un chariot qui, traîné par deux bœufs, s’achemina vers un pont. Mais lorsque le véhicule dut le traverser, le pont, qui était miné, sauta en l’air, et le petit Janos s’en tira avec une blessure assez profonde à un pied.

En général, les Hongrois, mélange curieux de Scandinaves et de slaves aux goûts latins, aiment l’aventure et sont éblouis par l’attrait de l’inconnu.

Pista, ouvrier en Belgique, combattant « rouge » en Espagne, affilié au parti communiste en France, a échoué à Londres avant de s’embarquer comme marin pour le Canada…

Niklos, coiffeur et peintre tout à la fois, a vécu un peu partout, en Autriche, en France, en Espagne, en Algérie, au Maroc, en Tunisie…

Oscar, mécanicien et fervent d’histoire ancienne et Ady, sans-filiste, qui parle je ne sais plus combien de langues et poétise en la sienne, ont traînassé par le vaste monde. Et puis, il y a Tony, grosse tête plantée sur un robuste et solide corps de paysan. Adolescent, il eut une aventure amoureuse sensationnelle, avec une dulcinée de soixante ans, qui lui coûta quelques mois de prison pour… viol ! Ici, dans notre ville sans femmes, il pourrait se promener en affichant sur le dos une pancarte avec l’inscription : « Je vends et j’achète de tout », car il a, effectivement, organisé « la petite commerce » sur une vaste échelle. Ses approvisionneurs sont les fabricants de « souvenirs », qui aiment travailler mais ont horreur de marchander, et les camarades qui reçoivent du dehors, dans les colis, des objets dont ils n’ont pas besoin ou qui font double emploi.

Tony, nanti de ces marchandises, accomplit depuis le matin jusqu’au soir le tour de chaque baraque, voit un à un tous les hommes, et fait ses offres en un langage petit nègre de son cru :

— Beau paire gants ?… neufs… lavables… tout laine… deux dollars…

On le traite, comme on traitait jadis, aux terrasses des cafés parisiens, les bicots qui venaient offrir les tapis algériens.

— Tes gants ne valent pas pipette ! Je t’en donne cinquante cents…

Tony a pour principe de ne jamais se fâcher :

— Pas possible. Un dollar soixante-quinze… pour toi…

— Non ! Un dollar ?

— Faisons un dollar cinquante…

— Un dollar vingt-cinq…

— O. K.

Et une poignée de mains scelle le marché. Tony s’en va, emportant triomphalement l’argent, et le soir à la cantine il boira en bouteilles de bière tout ce qu’il a gagné au cours de la journée.

Dans le groupe, il y a encore un bon cuisinier qui assaisonne du savoureux « goulash » au paprika selon la meilleure mode budapestoise ; un joueur d’échecs qui pourrait gagner un championnat international et, enfin, deux figures caractéristiques. L’une est celle de l’ingénieur en chef du bateau, que j’appelle Ursus, sorte de géant débonnaire, doué d’une force herculéenne, qui sait raconter, en plusieurs langues, les histoires les plus poivrées que l’on puisse imaginer. L’autre est le commandant en second du bateau, un vieil italien de Fiume, âgé, je crois, de soixante-dix-sept ans, resté obstinément fidèle aux Habsbourg. Toujours rouge de colère, il se promène dans le camp à pas hâtifs, serrant entre les lèvres de sa bouche complètement édentée une cigarette sur laquelle il s’obstine à tirer rageusement des bouffées de fumée qui ne viennent pas. Lorsqu’il peut, il attrape le premier venu par le revers du veston et l’invective comme s’il était responsable des événements.

— Les cochons ! maugrée-t-il au comble de l’irritation. C’est bien fait pour eux ! Ils ont voulu faire sauter le trône de François-Joseph… Tout s’est effondré ! Vienne, si belle et si opulente, est devenue une pauvresse, et Budapest, si jolie, est tombée en ruines !

Tous ces marins ont gardé une sorte de fraîcheur d’esprit qui leur est particulière. Peut-être jusqu’ici, avant cette halte forcée et très prolongée, leur vie vagabonde leur avait-elle fait apercevoir le côté le plus agréable de l’humanité, parce que le plus superficiel. Allant partout mais ne s’arrêtant nulle part, ils n’avaient le temps de voir, du reste des hommes, que juste ce qu’il fallait pour les trouver aimables et agréables. C’est ici, maintenant, qu’ils perdent peu à peu toutes leurs illusions !

Cette promiscuité d’hommes appartenant à toutes les classes sociales fait vivre la majorité des internés, qui ne sont pas riches, avec certains autres nés pauvres et devenus peu à peu très riches. Les premiers ne savent point se dépouiller d’un sentiment assez bas d’envie, semblable à celui ressenti par un joueur pour le voisin qui, autour du tapis vert du baccara, a enlevé la banque en abattant 9.

— Le veinard ! disent-ils.

Veinard, certes. Car il y a toujours un élément impondérable de chance qui intervient pour ou contre dans chaque événement de l’existence. Mais quelle place dans ces éblouissantes réussites tiennent les qualités intrinsèques et foncières du caractère de chaque individu ? Dans ce microcosme qu’est notre petite ville, où l’on a l’impression de regarder la société humaine par l’autre bout de la jumelle et où tous les phénomènes de la vie se reproduisent en un format très réduit, avec les mêmes passions que dans le vaste monde du dehors, on a la possibilité d’analyser à son aise ces phénomènes.

Il y a ici plusieurs millionnaires. Leur réussite, découpée en étapes successives, pourrait être mise en images d’Épinal propres à servir d’exemple. Travail, esprit de suite, observation, volonté d’apprendre et d’agir, intelligence, qu’on pourrait confondre avec ruse, mais qui est plutôt de l’habileté. Voilà, en vérité, ce que l’on trouve.

Un de ces « big boss » (comme on l’appelle ici) qui, encore tout enfant, travaillait déjà comme manœuvre pour trente cents par jour, est arrivé à brasser des affaires énormes, à traiter d’égal à égal avec des banquiers, des hommes d’État, des potentats de la finance et de la politique. J’ai observé cet homme dans la vie qu’il mène ici au camp, et j’ai compris que son secret consistait à faire jaillir autour de lui le plus grand nombre d’idées possible, d’en choisir les meilleures et de les réaliser ensuite. Parce que, à la base de toute richesse, il y a, avant tout, et surtout, la matérialisation d’une idée. Le tout est de savoir choisir !

Je viens de faire un double constatation au sujet de la persistance de l’ancien esprit régionaliste. Il y a ici des Italo-Canadiens et des Canadiens d’origine allemande qui habitent l’Ontario et le Québec. Or, chaque fois qu’un de ces Canadiens d’adoption vivant dans une de ces deux provinces s’entretient avec un camarade également canadien d’adoption de l’autre province, on l’entend dire, par exemple :

— Vous autres du Québec…

— Non, c’est plutôt vous de l’Ontario qui…

Le même dualisme existe chez les Italiens et chez les Allemands du Nord et du Sud. Un natif de Hambourg ne cache pas son dédain, même courtois, pour un Bavarois. De même qu’un Milanais pour un Calabrais, et vice versa.

Dans le camp, il y a aussi des mouchards. Cela n’a rien d’étonnant. C’est un phénomène qui est dans la nature humaine car il y a toujours des gens prêts à vendre leur prochain ! Qu’un de ces individus surprenne une bribe obscure de phrase dans une conversation déjà entamée depuis un bon moment, il court aussitôt chez le sergent-major raconter ce qu’il croit avoir entendu.

Le sergent-major est le premier à en être écœuré. Il m’a dit hier :

— Si je m’écoutais, je f… à ces gars-là un coup de pied quelque part !

Un de ces mouchards, à l’imagination fertile, ne trouva rien de mieux à faire un jour que d’accuser l’ancien premier magistrat d’une grande ville canadienne d’avoir conçu un plan d’évasion ! La dénonciation était si perfidement et diaboliquement faite que pour éviter toute possibilité de tentative de fugue, l’ancien premier magistrat fut relégué pendant une semaine dans la prison située à l’extérieur du camp. Ce ne fut qu’après une longue et minutieuse enquête que la vérité put être établie et que ce personnage fut remis en liberté… à l’intérieur du camp !

Et, puisque je parle de ce personnage politique, il faut faire, dans cette Tour de Babel, une place à part, pour lui, et pour quelques autres Canadiens français amenés ici pour des raisons de politique intérieure auxquelles je n’ai rien à voir. Par exemple, l’ancien magistrat municipal et le chef d’un parti politique déclaré illégal au début de la guerre étaient déjà, avant de venir ici, engagés dans une inimitié politique publiquement connue. L’un et l’autre vivent ici depuis de longs mois, voire même depuis des années, d’une manière digne et qui fait le plus grand honneur à la race à laquelle ils appartiennent.

Au début, tous deux dirigeaient une équipe de scieurs de bois et une sorte d’émulation s’était établie entre les équipiers de chaque groupe pour produire la plus grande quantité de billots. Après un certain temps, l’un et l’autre durent quitter cette besogne pour des raisons de santé et ils employèrent autrement leur activité.

On les rencontre souvent sur la place des sports, l’ancien maire faisant du patinage avec une adresse exceptionnelle, ou jouant au ballon ; le chef du parti politique condamné jouant au tennis. Malgré la longue période de captivité qui les a réunis, chacun reste sur ses positions. Lorsque le hasard les fait se rencontrer, ils se saluent à peine, du bout des lèvres, par simple politesse.

Chacun suit son chemin, ne voulant rien abdiquer de ses idées et de ses convictions.

Malgré le sort qui aurait dû les rapprocher, les internés italiens et allemands n’ont jamais manifesté une sympathie excessive entre eux. Les causes apparentes de ce manque de « chaleur » étaient de caractère purement matériel. Dans le premier des deux camps où j’ai séjourné, les Italiens étaient en majorité et dirigeaient l’administration. Les Allemands y jouaient volontiers et de parti pris le rôle « d’opprimés ». Dans le deuxième camp, ce fut l’inverse. Dès notre arrivée, il se produisit un incident qui faillit tourner mal. Les Allemands qui y étaient installés, mécontents d’apprendre l’arrivée soudaine et massive de quatre cents autres prisonniers, adressèrent une lettre au consul suisse chargé de la défense de leurs intérêts, employant des expressions jugées « discourtoises » par les Italiens. Aussi, ces derniers, dès le premier jour, protestèrent-ils vertement et ils demandèrent même à Ottawa leur renvoi dans un autre camp. Comme il fallait s’y attendre, on ne crut pas devoir faire droit à leur requête, mais les divergences de vues entre les deux groupes pesèrent pendant des mois sur les moindres détails de la vie du camp.

Non pas que, individuellement, les Allemands fussent peu courtois. Au contraire !

Un Allemand est un homme gentil et aimable. Deux Allemands, c’est déjà un peu l’Allemagne ! Et alors ils deviennent insupportables, a dit je ne sais quel écrivain français. Et, pourtant, on songe à l’Allemagne dont parle Jean Giraudoux dans Siegfried, à ses savants, à ses musiciens, à son peuple laborieux et gâté par les théories de ses philosophes et de ses chefs politiques !

Ici, soit pour la cuisine, soit pour les amusements, soit pour la distribution du travail, soit pour la discipline, les contrastes sont évidents. Comment dire ? Ces contrastes entre les ressortissants des deux pays symbolisaient le vaste drame de la guerre italienne qui se jouait outre-mer. Et telles étaient vraiment les causes réelles du manque de « chaleur » entre Allemands et Italiens.

En ce qui concerne les Italiens, j’eus souvent l’occasion de parcourir des documents officiels à leur sujet et que les intéressés eux-mêmes me faisaient lire. À quelques exceptions près, l’on peut dire qu’ils s’étaient rendus, à juste raison, suspects non pas à cause de considérations doctrinales qu’ils n’auraient été en mesure ni de comprendre ni de saisir, mais surtout parce qu’ils avaient obéi à l’ambitieuse démangeaison de s’afficher aux banquets et aux parades organisés par les consuls, ou par celle de lire leur nom imprimé en toutes lettres dans un petit hebdomadaire local.

C’est pour eux que l’on pourrait paraphraser Madame Roland et dire : « Vanité, vanité, que de sottises l’on commet en ton nom ! »

Personnellement, je voudrais ajouter ceci. Humble serviteur d’un idéal latin, ayant travaillé pendant trente ans, en parfaite communauté de sentiments avec d’illustres italianisants français et d’éminents francophiles italiens, au resserrement des rapports entre la France et l’Italie, je me suis refusé toujours, jusqu’à la dernière minute, à croire en la possibilité d’une guerre fratricide entre les deux pays.

Dans une Europe parvenue au bout de sa course et sur les bords de la décadence, où les valeurs anciennes avaient perdu leur vertu, et où tous les thèmes politiques étaient enchevêtrés, au point que chaque événement prenait aussitôt une pluralité de significations simultanées et inséparables, quelque chose restait tout de même debout, intact. C’était cet esprit latin qui, de la mer du Nord aux rivages de la Sicile, unissait par un lien moral profond deux grands peuples d’origine commune et dont la langue, la religion, la sensibilité et les mœurs étaient semblables.

Le 10 juin 1940, jour où des Italiens ont osé commettre le crime d’essayer de lancer Rome contre Paris, doit être marqué d’une croix noire comme une date néfaste dans l’histoire de l’humanisme et de l’humanité.

N’est-ce pas un grand latin, D’Annunzio, qui chantait en 1914 : France, France, sans toi le monde serait seul ?

Mais comment faire partager des angoisses de cet ordre à de pauvres bougres tout imprégnés et endoloris de leur petite tragédie individuelle ?

Ici, ces gens simples ne pensent qu’à leur libération. Aussi s’agitent-ils autour des bruits contradictoires et inexacts que, pendant les premiers temps, privés comme nous l’étions de journaux, l’on colportait de tous côtés.

— Paris est tombé !… La fin de la guerre dans huit jours ! annonce quelqu’un.

— L’Angleterre, menacée d’invasion, est sur le point de capituler ! proclame un autre.

À ce moment, un groupe d’internés qui sont allés travailler dans la forêt rentrent en chantant. Un d’entre eux approche.

— J’ai vu à la grille du camp une auto, dit-il. Derrière, il y a un grand écriteau et il y a tracé dessus en grandes lettres : QUOI QU’IL ARRIVE, IL Y AURA TOUJOURS UNE ANGLETERRE !

Les autres ne prêtent pas attention à ses paroles. Ils continuent de parler à pleine voix :

— La fin de la guerre dans huit jours !

— L’Angleterre est sur le point de capituler !

Le philosophe, qui les écoute, sourit étrangement, et s’approchant de moi, me murmure à l’oreille :

— Tous les hommes sont des idiots, c’est une affaire entendue ! Mais ce qu’il y a d’amusant dans la vie, c’est que chacun est idiot à sa manière !