Lady Fauvette/Lady Fauvette/21

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G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 201-212).

XXI

On jouait à Monaco, on y jouait ce que les habitués appellent un jeu d’enfer.

Les piles de pièces d’or s’entassaient avec un son métallique sur le tapis vert ; les bank-notes roulaient froissées, chiffonnées ; elles passaient de main en main.

— Le jeu est fait ! Rien ne va plus !…

Puis un silence… La roulette tournait une seconde, la voix du chef de partie s’élevait, vibrante :

— Rouge, impair et passe !

Un soupir de soulagement, une imprécation, et toujours le son métallique !

— Je perds six mille francs.

— J’en gagne quatre mille.

Au dehors, la nature, majestueuse et calme, riait de tout ce bruit pour si peu de chose.

Les grands palmiers relevaient fièrement leur tête superbe d’un air de dédain ; les fleurs, doucement bercées par la brise, fermaient craintivement leurs corolles ; la cime des hautes montagnes se perdait dans le ciel bleu ; les orangers laissaient tomber une à une leurs fleurs blanches, qui faisaient comme une bordure de neige éclatante et parfumée sur la route ; dans le lointain, vers Nice, la Corniche étageait ses villas fleuries, toutes riantes et parfumées avec leurs lauriers-roses, leurs cobæas multicolores, leurs grands lilas de Perse, et les oiseaux, cachés sous les feuilles, chantaient gaiement leur hymne au soleil !

Les fenêtres de la salle de jeu étaient ouvertes, et l’on entendait le bruit rauque de la mer, qui mêlait son grand murmure monotone à ce bruit d’or, de voix, de cris et de rires.

— Grenville, vous perdez vingt mille francs.

— Bien, oh ! bien.

Vous les perdez, mon cher.

— Je sais.

— Quel singulier garçon vous faites ! Voilà une heure que vous ne cessez de perdre des sommes folles, et cela vous laisse aussi indifférent !… Ma parole d’honneur, vous êtes un vrai Anglais, un beau joueur, Grenville ! Seulement, il ne faut pas que vous vous ruiniez complètement…, ce serait dommage… Savez-vous comment va la jolie Anglaise qui s’est trouvée mal, l’autre soir, chez Mme de Ligny ? J’ai remis ma carte à son hôtel, dimanche matin, et l’on m’a dit qu’elle ne se levait pas encore… Depuis, j’ignore absolument l’état de sa santé.

— Que me parlez-vous de jolie Anglaise ? Je n’en ai vu aucune ici… De Mme de Ligny ? Je n’étais pas à son dernier bal…

— Oh ! alors, vous ne connaissez pas cette jeune fille ?

— Non, je ne sais pas de qui vous voulez parler.

— Tant pis pour vous ! elle est adorable… Ma foi, je crois que j’en deviens amoureux. C’est un rêve, un vrai petit rêve idéal ! Grenville, elle a les plus jolis cheveux blonds que j’aie vus !…

— Quel enthousiasme !

— Je vous dis qu’elle est charmante, quoique phtisique au dernier degré ; c’est navrant. Le père fait peine à voir. Il a l’air désespéré. Je parierais qu’il y a quelque petit roman bien triste derrière tout cela… On dit qu’ils ne sont pas trop riches… Le père est un ancien banquier ruiné, dont la chute fit beaucoup de bruit à Londres il y a deux ans bientôt.

— Savez-vous son nom ?

— Oui, attendez… Il s’appelle… Beaumont.

— Beaumont !

Grenville n’en entendit pas davantage.

— Eh ! arrêtez donc. Qu’est-ce qui vous prend ? Il devient fou, ma parole !

Une heure plus tard, sir George Grenville arrivait à Nice. Il alla droit à l’Hôtel des Îles-Britanniques et demanda M. Beaumont.

— N° 12, au second, donnant sur la terrasse, répondit laconiquement le concierge.

Grenville monta vivement l’escalier et ne s’arrêta qu’au second, n° 12. Son cœur battait à rompre sa poitrine…

Elle était là…, là, tout près de lui ; une porte à ouvrir, et il la reverrait ! Pauvre lady Fauvette ! elle était là, dans cette chambre d’hôtel, malade, mourante peut-être !… Cette pensée le faisait frémir ; il tremblait. Oh ! pourquoi n’avait-elle pas voulu l’aimer autrefois ? Pourquoi avait-elle refusé de devenir sa femme ? Pourquoi avait-elle dit : « Jamais…, jamais ! » Il entendait encore cette voix aimée répétant de son ton sec : Jamais ! et lui brisant le cœur de sang-froid, sans s’en douter. Il l’aimait tant ! Il l’aurait rendue si heureuse ! Et maintenant, à quel titre se présentait-il ?

Qu’était sir George Grenville pour miss Beaumont ? Rien, moins que rien, un indifférent.

— La revoir ! murmurait-il, ne fût-ce qu’un instant !

Enfin, avec un grand battement de cœur, il frappa… Cette porte lui donnait des vertiges ; elle l’attirait irrésistiblement… Une voix, de l’intérieur, dit :

— Entrez !

La porte s’ouvrit, et il se trouva devant Beaumont.

Un pâle sourire éclaira la physionomie du banquier.

— Vous, milord ?…

Grenville entra ; il se sentait gêné, embarrassé devant cet homme qu’il avait connu si riche et qu’il n’avait pas revu depuis sa ruine. Il eut comme un remords.

Tout le monde avait abandonné l’ex-banquier après la catastrophe, et lui, lui qui honorait ce grand caractère honnête et loyal, lui qui aimait miss Beaumont, il avait fait comme tout le monde !

Pour la première fois depuis deux ans, il regrettait de n’avoir pas insisté auprès d’Alice, de n’avoir pas fait sa demande au père…

Elle avait dit jamais !

Je ne sais quelle lueur traversa l’esprit de Grenville… ; une lueur qui lui fit presque entrevoir la vérité.

— Impossible ! se disait-il à lui-même…

Et cependant la lueur grandissait, grandissait, éclairant bien des choses sous un jour nouveau…

— Oh ! si cela était pourtant !

Mais alors il avait été petit et lâche ; il avait agi sottement, misérablement…, sans songer à tout ce qu’il y avait de puériles théories, de conventions acceptées, de préjugés mesquins…, sans réfléchir à tout ce qui séparait miss Beaumont ruinée de miss Beaumont millionnaire… Et il était parti subitement, follement. On lui offrait une ambassade en Sardaigne, et il avait accepté ce voyage avec joie, heureux de quitter l’Angleterre, croyant chasser cet amour inutile et vain, sans espoir…, oublier !

Quelle vie il avait mené depuis ! Plus ambitieux que jamais, travaillant jour et nuit, fébrilement, pour travailler, croyant s’étourdir… ; arrivant à tout, sans y penser. Ambassadeur à trente ans ! Il avait soif de succès ; il voulait être quelqu’un. Seule cette ambition le soutenait, le sauvait de lui-même. On l’enviait, on le jalousait. Oh ! si on avait su…, si on avait su que cet homme si haut placé, pour lequel on faisait presque des passe-droits ; que ce diplomate froid et hautain, qui paraissait n’aimer qu’une chose, la diplomatie ; que cet ambitieux, à qui tout réussissait, n’avait qu’une seule vraie ambition, un seul rêve…, et que ce rêve ne se réaliserait jamais !

Grenville dit tout cela à Beaumont. Il dit qu’il aimait Alice ; il parla de sa vie brisée, de son roman interrompu. Il parla du bal de l’ambassade russe, de ses illusions, de ses rêves de son amour, de son désespoir.

— J’aurais dû vous informer de tout cela il y a deux ans, dit-il… ; mais j’étais fou, je perdais la tête… Mon Dieu, je souffrais tant !

Et il pleurait en disant cela ; de grosses larmes roulaient sur ses joues pâlies, il serrait les mains de Beaumont.

— Je vous en supplie, murmurait-il d’une voix basse et oppressée, laissez-moi la revoir…, la revoir une seconde ! Je l’aime, comprenez-vous, je l’aime ! Voilà deux ans que je refoule cet amour au fond de mon cœur, deux ans que j’essaye d’oublier, deux ans qu’il me torture ! Oh ! laissez-moi la revoir…

— Elle est… mourante !…

Beaumont se laissa tomber dans un fauteuil et se cacha la figure dans les mains :

— Oh ! s’il est vrai que vous l’aimiez tant, vous êtes venu bien tard !…

— Mourante ! Elle, Alice ! ajouta-t-il. Par pitié…, ne dites pas cela… Nous la sauverons…

Beaumont l’entraîna ; il ouvrit lentement une des portes de communication. Tous les deux se trouvèrent dans une petite chambre froide et nue, vraie chambre d’hôtel du reste, où Alice dormait, couchée sur une chaise longue.

Grenville ne put réprimer un cri de douleur en voyant cette figure pâle, idéalisée, toute blanche dans ses longues boucles dénouées qui lui faisaient comme une auréole…

Était-ce bien là Alice Beaumont, la fée rieuse qu’il avait connue ?

Il s’avança jusqu’auprès de la jeune fille et, s’agenouillant, il se prit à sangloter tout bas.

Le père, à l’autre bout de la chambre, contemplait ce tableau. Il ne pleurait pas ; ses yeux, secs et fixes, avaient une expression navrante de douleur ; on voyait qu’il n’espérait plus rien.

Dans la maison d’à côté, on jouait du piano, une valse de Strauss, bruyante et folle on dansait sans doute… Tout un monde de souvenirs envahit Grenville ; il se rappela le bal de l’ambassade russe… ; il revit Alice dans cette robe de tulle vaporeuse, qui lui allait si bien ; il revit les petites églantines qui s’étageaient perdues dans les volants ; il revit son bouquet de roses, le collier de perles qu’elle portait ce soir-là… ; il la revit, elle, fêtée, heureuse, aimée !… Il se rappela la valse, la dernière valse qu’il eût dansée avec elle ; c’était la même…, la même valse de Strauss que ces inconnus dansaient là-bas, et dont on entendait les accords jusque dans cette chambre de malade, où elle était venue, rieuse et insouciante, rappeler à Grenville tant de choses, tant de riens oubliés, tant d’espérances déçues…, toute une histoire de bonheur envolé !

Alice fit un mouvement.

— Père, murmura-t-elle.

— Je suis là, mon enfant.

— Je viens de faire un singulier rêve…

Elle se souleva légèrement, rejetant ses cheveux en arrière de son même petit mouvement brusque, enfantin :

— Ces cheveux m’ennuient !… C’est étrange, j’ai rêvé que je dansais…

Elle sourit faiblement.

— Danser !…

Puis tournant la tête, elle aperçut Grenville.

— Lui, lui ! s’écria-t-elle tout à coup, en ouvrant des yeux démesurés.

Le jeune homme s’approcha.

— Lui qui vous aime…, lui qui vous supplie, Alice, de ne pas le désespérer une seconde fois…

— Bien tard ! bien tard ! dit-elle tout bas, comme se parlant à elle-même.

— Alice, vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir ce que j’ai souffert là-bas, à Cagliari, si loin de vous… Par pitié, dites-moi si je puis encore espérer que vous m’aimerez un peu ?… Oh ! dites-le-moi, je vous en supplie !…

Elle l’interrompit ; elle dit très bas, âprement :

Il demande si je l’aime, mon Dieu ! j’en meurs !

Puis tendant ses deux mains à Grenville :

— Enfant ! ajouta-t-elle.

Il y eut un silence ; elle avait abandonné ses mains à Grenville et elle le regardait dans les yeux ; elle reprit bientôt avec enjouement, d’un ton léger : — Oh ! je savais qu’il serait venu… ; j’ai eu bien du chagrin, mais c’est fini… Vous ne me quitterez plus, n’est-ce pas ? Vous resterez auprès de moi…, toujours… George, écoute : je t’aime ! — Je peux bien lui dire cela maintenant, ajouta-t-elle, en souriant de son joli sourire enfantin… George, tu sais, je suis bien malade… C’est drôle, je meurs d’un bal… Il ne faut pas pleurer ; j’exècre un homme qui pleure.

Elle dit cela de sa petite voix moqueuse et décidée que Grenville aimait tant ; ce fut comme un écho lointain, affaibli, de ce ton fin et pincé de l’enfant terrible d’autrefois.

— Je vous attendais, murmura-t-elle, je ne voulais pas mourir sans vous avoir revu.

— Mourir !… Ne parlez pas de mourir, mon amour. Je ne veux pas que tu meures, il en embrassant follement les pauvres petites mains blanches.

« Trop tard, trop tard ! » répétait une voix mystérieuse derrière les rideaux.