Laide/01

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Calmann Lévy (p. 3-40).
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I


Le sculpteur Martial et Romain, le peintre, habitent au numéro 17, quai des Tournelles. Ils y ont chacun une demeure particulière sur un terrain commun. Le premier hôtel, bâti dans le style de la Renaissance, appartient à Romain. La colonnade est l’œuvre de Martial qui en a orné les fûts de branchages, de guirlandes, de plantes entrelacées. Sur les moulures de la frise, et dans le champ des extrémités, courent des arabesques où les draperies, les animaux fantastiques, les fruits, les feuillages, les rubans noués, tressés, suspendus, soutenus, jetés, se groupent et s’entreméleènt avec art. Au milieu du frontispice, les Gemini, adossés à la muraille, debout l’un à côté de l’autre, regardent la Seine rouler ses eaux. Castor, de sa main gauche, oblige au repos un cheval indomptable, tandis que Pollux menace de son bras droit un athlète renversé, qu’il a vaincu au pugilat. Le visage des fils de Jupiter est calme. Assurés de leur force habile, les Dioscures sont paisibles aussitôt après l’action violente. Ces vainqueurs n’ont pas douté de la victoire.

L’habitation de Romain est la copie fidèle d’un appartement au château d’Anet. Des lambris sombres, de superbes menuiseries sculptées par Pierre Bontemps, des verrières de Jean Cousin aux fonds pleins d’ombres avec de belles figures lumineuses, des fresques élégantes d’une inspiration encore chrétienne, de hautes cheminées où s’entrelacent les plus merveilleuses fantaisies de l’art décoratif, tout, jusqu’à l’atelier du peintre, rappelle le style maniéré de l’école milanaise. L’artiste et son intérieur se ressemblent. Ils ont un air de mysticisme galant, de mélancolie révoltée, de méditation sensuelle. Derrière les vitraux qui font de la maison du xvie siècle une sorte d’église chez soi, le respect du sacré voltige encore, mais la pensée, en méditant sur les belles formes humaines des sculptures, tressaille à l’amour renaissant de la beauté antique.

Dans la cour de l’hôtel de Romain une autre maison est construite, celle de Martial, sa maison grecque, aussi sobre d’ornements et d’astragales que celle de Romain en est surchargée. On n’y voit que des moulures, des lignes, point d’ornements. La distribution intérieure est une copie exacte de ce que devait être l’habitation d’un sculpteur grec marié. Au centre une large pièce, l’atelier. Sur l’un des côtés, la salle des festins, de l’autre, les chambres des esclaves. Au premier étage, le gynécée. À droite et à gauche d’un spacieux salon, les appartements des femmes.

Martial, artiste de grand talent, mais sectaire, n’admet aucune innovation lorsqu’il s’agit de style. Quoiqu’il ait des complaisances, des faiblesses pour la Renaissance de Romain, au fond il la dédaigne. Théoricien entêté, ce fils des bords voilés de la Seine a meublé sa maison avec la grâce noble et froide que conseille et qu’inspire une lumière ardente.

Cette habitation, curieuse et absurde comme un paradoxe, a cependant une pièce très-belle et très-admirée : c’est une salle de bains, aux boiseries d’un blanc verdâtre comme la surface des sources. La piscine, faite pour recevoir et pour laisser courir l’eau chaude, murmure au bas d’une jolie copie de fresque pompéienne. Dans l’un des angles de la salle, une énorme vasque, du fond de laquelle jaillit l’eau froide, est légèrement soulevée par trois nymphes amnisiennes qui dansent ces danses où la Diane d’Arcadie, déesse des eaux courantes, aime à les conduire et à les entraîner.

Les boiseries vertes se replient comme des volets sur de grandes glaces où la femme du sculpteur, admirablement belle, se regardait autrefois sortir du bain. Aujourd’hui les panneaux cachent leurs miroirs et s’enferment dans l’ombre en deuil d’une beauté qui ne revivra plus, car madame Martial est morte, ne laissant qu’une fille, Hélène, qui est laide.

On reçoit, on vit dans l’atelier de la maison grecque, lequel s’est peu à peu rempli des choses nécessaires au travail de chaque jour, et dont la solennité a disparu sous un encombrement de plâtres, de terres cuites, d’oripeaux, de mannequins, de socles, de bustes.

La décoration primitive de l’atelier de Martial avait un grand air de simplicité antique. Les murs et le plafond étaient tout nus, tout blancs, et il n’y courait que des ombres correctes, modelées par le reflet des colonnes du portique.

Depuis, quatre groupes de marbre, chefs-d’œuvre de Martial, ont été placés aux quatre coins de la salle, où ils attirent et retiennent tour à tour les regards. Dans le premier de ces groupes Dédale, frappant son neveu Talus, prouve par le crime que la jalousie et l’orgueil peuvent troubler jusqu’à la folie l’âme d’un initiateur et d’un artiste. Un autre groupe montre Phidias et Praxitèle, l’ami de Périclès et l’amant de Phryné, l’un calomnié, sombre, se demandant s’il n’a pas offensé les dieux en les faisant à l’image des hommes, l’autre heureux, rieur, et impuni d’avoir donné à Vénus Uranie le visage d’une courtisane. Le troisième groupe représente aussi deux sculpteurs antiques, en face d’une maquette, et se tournant le dos : Polyclète, illuminé et vain, cherche à concevoir l’harmonie absolue et à fondre, dans sa statue de la Règle, toutes les perfections humaines. Son visage exprime la vanité et la sottise. Scopas, l’œil observateur, le visage inspiré par un génie plein de mesure, rêve de donner au marbre de Paros la beauté naturelle qui le fit surnommer l’artiste de la Vérité.

Martial disait de son quatrième groupe qu’il l’avait fait pour les goûts Renaissance de Romain, et pour le lui léguer. Jean Goujon y était debout, vêtu d’un costume recouvert de riches guipures. Il pétrissait de ses doigts fins une longue naïade, tandis que Michel-Ange, en veste flottante, ses manches de frise aux plis rudes relevées jusqu’au coude, les veines de son cou gonflées, frappait de toutes ses forces sur un bloc de marbre, et, comme il le disait lui-même, avide des étonnements de sa propre inspiration, ne sculptait pas, mais scrutait !

Le jour où ce récit commence les rayons pâles et doux d’un soleil d’avril emplissent l’atelier de Martial d’une lumière élyséenne.

Le sculpteur immobile, incertain, devant une maquette ébauchée, se sent pour la première fois de sa vie aux prises avec les difficultés de la forme, pour la première fois l’obéissante boue grise résiste aux mains de l’artiste et refuse de se faire à l’image de sa pensée.

D’un geste habituel, que l’impatience rend plus fréquent, Martial, une boule de glaise d’une main, son ébauchoir de l’autre, secoue les boucles de ses longs cheveux et les renvoie de son front au sommet de sa tête. Ce mouvement de crinière est d’un lion auquel sa proie échappe.

Mais bientôt la tristesse succède à l’emportement. Martial débarrasse avec lenteur ses mains de la terre et de l’outil, presse l’éponge, arrose la terre pâlie, la ravive, regarde l’effet de l’eau sur des chairs qui s’animent gauchement, lève les épaules et murmure avec amertume :

« Est-ce assez laid ? »

Il marche à grands pas, va et revient, roule dix cigarettes qu’il ne fume point, puis, las, il tombe dans un fauteuil, le corps affaissé, la tête courbée sur la poitrine.

Être incapable d’arrêter les contours de ce qu’on entrevoit, de ce qu’au besoin on décrirait, de ce qu’on ferait faire, il semble, à d’autres mains qu’aux siennes, se sentir inspiré par l’idée de la forme, et ne pas trouver l’expression réelle qui fixe la forme de l’idée, c’est plus qu’une torture passagère, c’est un chagrin profond. Pour peu qu’il souffre de quelque grande épreuve à ces moments-là, un insurmontable dégoût de vivre prend un artiste. Il doute de son œuvre passée, il s’acharne à en réduire les mérites, il s’indigne contre l’indulgence des autres :

« Si je n’ai plus de talent, je n’ai plus de consolations ! s’écrie tout haut Martial avec désespoir. »

Le tremblement de sa voix le fait tressaillir, il redresse le front. Ses yeux se fixent sur un portrait de femme signé par Romain, la seule peinture qu’il y ait dans l’atelier. Les traits contractés de Martial se détendent, mais son sourire plein d’efforts exprime la souffrance d’un regret sans résignation.

Il songe à ce passé rempli d’amour, au vide présent, que le culte de son art seul a pu combler, et il se dit que le jour où il cessera d’être un artiste il ira rejoindre la morte.

Il évoque le temps où, dans cette maison bâtie pour elle, Hélène, sa femme, belle de l’antique et pure beauté grecque, respirait, aimait, vivait !

Envahi par ses souvenirs qui se représentent tous à la fois comme pour rendre sa douleur plus lourde, Martial n’entend pas entrer Romain. Le peintre s’appuie sur le dossier du fauteuil où est son ami et laisse tomber sur lui des regards compatissants.

Ils demeurèrent l’un près de l’autre en silence, Martial peut-être ayant aperçu ou deviné Romain, mais accoutumé à ne lui rien cacher, et trouvant doux de sentir les regrets de son vieux camarade mêlés aux siens.

Le visage du peintre est aussi mobile que celui de Martial est résolu. Ses cheveux en brosse, sa barbe blonde et pointue, son front élevé, l’ovale long et fin de sa figure donnent à l’artiste la physionomie de son talent. C’est bien un peintre du xvie siècle.

Dans les interminables discussions que Martial et lui ont sur la Renaissance, Romain répète sans cesse à son ami :

« Le grand style de tes vieux Grecs, c’est trop beau pour moi. »

— Et pourtant, dit tout à coup le peintre du haut de son dossier, il faut que je te dise ma joie.

— Ah ! tu es heureux, toi ? répliqua Martial d’un ton bourru sans tourner la tête. Alors parlons-en de ton bonheur !

— Je reçois à l’instant une lettre de Guy.

— Incomparable fils, il daigne écrire à son père. Ah ! qu’il est digne d’éloges ; bénissons-le, et chantons en chœur les louanges de nos enfants. Quelle ville d’Europe ce noble voyageur honore-t-il de sa présence ?

— Milan.

— D’où vient-il ?

— De Florence.

— Que fait-il ?

— Parbleu, la cour aux femmes.

— Est-ce que je vais subir pour la vingtième fois le récit de ses dernières amours ? s’écria Martial feignant la terreur. Par pitié, Romain, ajouta-t-il avec tristesse, fais-moi grâce aujourd’hui de la prose galante de cet irrésistible séducteur. Je suis bien assez fatigué de moi-même pour qu’on me soulage du poids des autres. Les bonnes fortunes de Guy me harassent comme si j’avais dû les chercher en personne.

— Rassure-toi. Sa lettre est longue. Je glisserai sur le chapitre des aventures.

— Qu’y a-t-il de plus ?

— Une analyse très-intéressante d’une toile célèbre.

— Ah ! ah ! il est à Milan, dis-tu ? Alors il te parle de la Cène de votre fameux Léonard. Je sais de longue date ce que les Romain, père et fils, peuvent en penser et en écrire.

— Mais quelle mouche te pique, Martial ? Tu es plein de verve méchante ce soir.

— Le moment ne saurait être plus habilement choisi, puisque tu es heureux ; moi, j’enrage.

— J’aimerais mieux te convaincre de mon plaisir que recevoir l’averse de ta mauvaise humeur.

— Je n’y échapperai pas ! soupira Martial. Voyons, parle, égoïste. Qu’est-ce que Guy te raconte de votre grand maître ? ajouta le sculpteur en se croisant les jambes et en étendant les mains sur les bras de son fauteuil comme un homme condamné à subir un récit ennuyeux.

Romain désirait conter, et ces préparatifs malveillants ne le rebutèrent point.

— Il a passé une après-midi aux fameux Dominicains, commença le peintre. Son enthousiasme qu’il me décrit, impression par impression, est digne de l’immortel Léonard. Figure-toi qu’il a fallu aller chercher les sbires pour mettre Guy hors du couvent. Il ne voulait pas quitter le réfectoire.

— Il consentait à se faire moine, quoi ! repartit Martial. Ô conversion inattendue, ô miracle de l’art !

— Écoute-donc ! reprit le père impatienté. À force de regarder, d’admirer, de dévorer cette incomparable Cène, il lui sembla voir les couleurs éteintes se raviver sous ses yeux, et, le soir, aux feux du couchant dans les vitres de la salle, la lumière dorée rehaussant l’éclat de l’auréole du Christ et des saints ranima l’expression de leurs beaux visages.

— Un mot, un seul pour m’instruire ? demanda Martial d’un ton goguenard. Quelle est l’expression de ces beaux visages ?

— L’extase.

— À quoi l’expression de l’extase correspond-elle comme impression, s’il te plaît ?

— Dame, je suppose que c’est à la béatitude.

— Non, je rirais trop, vois-tu, Romain, si j’en avais la moindre velléité. Je croyais enrager, u m’amuses. Si on avait parlé d’extase aux sculpteurs et aux peintres grecs, ils eussent eu, je te l’affirme, une expression de visage plus claire que la béatitude. Ce sont tes petits artistes de la Renaissance qui ont inventé l’abstraction des impalpables, l’idée de l’idée confuse, le reflet d’un sentiment indéfini de l’indéfinissable.

Et il riait, tandis qu’à son tour Romain enrageait.

— Toi aussi sans moi, continua le sculpteur, tu béatifierais des béatifiés, tu pasticherais les vierges de Léonard, ô homme de la béate école florentine ! Heureusement je t’oblige par mes critiques à choisir dans l’œuvre de ton maître la seule vivante, la seule réelle, la seule humaine, partant la seule grande, celle qui raille toutes les autres et je te force à recevoir de ton chef d’école la leçon de Mona Lisa plutôt que celle de toutes ses saintes. Tu peins des Jocondes, grâce à moi, et pour ta gloire, et tu laisseras plus d’endiablées que d’extatiques.

— Mes vierges des endiablées ! s’écria Romain avec colère. Sacrilège ! Eh quoi, tu oses appeler vivante, humaine, réelle, cette grande figure mystérieuse, surnaturelle, de la Joconde ?

— Oui, par Cythérée, et j’en fais honneur à ton maître, ô disciple naïf.

— Qu’as-tu donc découvert de réel, de vivant, d’humain, comme tu dis, dans son énigmatique, dans son incompréhensible sourire ?

— J’y ai découvert le désir insatiable.

— Veux-tu te taire, païen ?

— Ce sourire qui glisse sur ta lèvre épaisse de Mona Lisa et n’exprime ni une pensée ni un sentiment, ni la méditation pieuse, ni le rêve mystique, c’est le sourire de la femme qui devait hanter l’imagination d’un peintre de vierges. C’est le contraire de la béatitude. La Joconde n’est pas une illuminée, une extatique, c’est une amoureuse, et il me semble que pour lire dans ce regard vague, pour dépeindre l’ardeur de ces paupières gonflées, de ces narines frémissantes, il faut répéter un mot qui flotte sur cette figure passionnée : encore ! encore !

— Joconde est une cruelle, non une facile ! repartit Romain avec indignation. Pour te rendre le mal que tu me fais, Martial, il faudrait que je te dise à mon tour : la Minerve de Phidias a le visage galant d’une courtisane !

— Voilà notre supériorité à nous autres, fils des temps sincères où l’on cherchait les images dans l’étude de la claire nature, et non dans les visions des esprits enténébrés. Nous défions les interprétateurs. La pureté qui est dans la ligne n’est pas discutable, celle qui est dans la physionomie peut n’être qu’une convention. Il y a telle expression virginale qui me paraît à moi uniquement sensuelle. Tu crois faire des roses mystiques abîmées dans l’extase pour parler votre beau langage, et tu fais des femmes provocantes. C’est comme pour ton fils que tu as si laborieusement initié à l’idéalisme, et qui est devenu un coureur d’aventures.

Romain se vengea en répliquant :

— Hélas ! cher Martial, tous ne font pas l’œuvre qu’ils préméditent. Plus d’un qui concevait le beau a produit le laid.

— C’est pour ma fille, c’est pour Hélène que tu dis cela, parce que j’ai eu l’audace de critiquer monsieur ton fils, car sauf elle, et ton Michel-Ange, que je te lègue ! ajouta le sculpteur avec orgueil, je n’ai jamais, que je sache, produit rien de laid !

— Et ceci ? demanda Romain en montrant la maquette.

— Hélas ! je l’oubliais, ça aussi c’est laid, répondit Martial d’une voix lente. Et, après un silence, il ajouta : Romain, pardonne-moi d’être irritable ; oublie que je viens de te fâcher. Je suis malheureux.

Romain n’avait plus de colère.

— Que commençais-tu, mon pauvre ami, dans cette ébauche ? dit-il, subitement calmé par le chagrin de Martial.

— J’essayais une Hélène avec les traits, la noblesse, la beauté de celle que j’ai perdue. Mon ambition était d’arracher une part nouvelle à la mort, d’ajouter à ce que déjà tu m’as rendu de ma bien-aimée femme dans ce portrait.

— Oui, je vois, répondit le peintre. Mais c’est singulier, ta femme ressemble…

— Dis-le ! s’écria Martial avec éclat, elle ressemble à ma fille ! Ce supplice est le mien ! La vivante laide se dresse entre moi et le souvenir de ma belle morte. Cher ami, je me suis longtemps efforcé de te cacher la plaie béante de mon cœur, mais elle saigne trop, elle est trop grande ouverte, la voilà, regarde !

Romain s’assit, navré comme un homme auquel la confidence ne doit rien apprendre qu’il ne sache et dont il ne se soit déjà ému et désolé.

— Pauvre vieux Grec, amoureux de beaux visages et de belles formes, dit le peintre, montre-moi ta douleur tout entière, sans contrainte, car moi-même, Martial, quand tu m’auras parlé de ta fille, je te parlerai de mon fils avec la même franchise. Tu le recueilles, pourquoi faire ? Laisse les mots venir sans ordre sur tes lèvres. Ils se jetteront pêle-mêle dans mon cœur. Hâte-toi, car déjà le chagrin t’étouffe, et tout à l’heure tu ne pourras plus prononcer une syllabe.

Martial, qui s’était levé, prit place sur un divan à côté de son ami. Il respirait par soubresauts. Sa poitrine se souleva comme si elle allait éclater sous l’effort de tortures longtemps contenues qui se précipitèrent à ses lèvres et voulurent se crier.

— Tu le sais, Romain, dit-il, je ne suis rien autre chose qu’un artiste ; ma pensée dans ses mouvements, mes sensations dans leurs désirs, mes opinions dans leurs expériences, toutes mes idées, toutes mes émotions, toutes mes études n’ont qu’un mobile : l’art. Mon talent, ma force, mes intuitions, mes ardeurs, ce qui s’entre-choque en ma cervelle, reçoit le mot d’ordre de ma passion unique, et ne va qu’à la conquête des images du beau. Puis-je donc, fait comme je suis, obtenir de moi-même le démenti, la contradiction, le mensonge ? Puis-je admettre, puis-je tolérer, puis-je aimer le laid ? Non, non, c’est pour moi la répulsion, l’injure, c’est pour moi l’ennemi ! Romain, la guerre, la politique, la science ont leurs héroïsmes glorifiés. Ceux qui sacrifient la famille à leur idéal de la patrie, à leur pays, à leurs découvertes sont illustrés. Pourquoi l’art n’aurait-il pas ses droits aux cruautés intimes et aux vertus publiques ? Les grands artistes sont-ils de plus petite taille que les grands militaires, que tes grands hommes d’État, que tes grands savants ?

— Maintenant que tu t’es défendu, répondit Romain, accuse-toi.

— Oui, continua Martial d’une voix pleine de saccades, je lutte depuis quinze ans contre mon aversion pour la laideur de ma fille. Tu m’as cent fois deviné, compris, calmé. J’ai puisé bien des forces en toi, et, grâce à toi, dans la vue de ce portrait qui ressuscite à chaque instant la fidélité de mes souvenirs ; mais en revanche, quelle épreuve atroce que celle d’avoir tous les jours, dans une enfant, l’image grotesque de la plus belle et de la plus adorée des mères. Il me faut aussi pour mon malheur les appeler du même nom : Hélène ! Parfois, Romain, j’ai peur de haïr. Suis-je donc un méchant homme ?

— Non, repartit le peintre, puisque la plus noble et la meilleure des femmes avait prévu ce qui arrive. Lorsque Hélène, sa fille, eut perdu l’incomparable beauté dont vous aviez joui avec tant d’orgueil durant huit années, que la pauvre petite, après la convalescence de sa fièvre typhoïde, fut, de l’avis des grands médecins, déclarée laide à perpétuité, sa mère, me parlant avec l’amertume que tu as aujourd’hui, Martial, me prédit cette confidence que je viens d’entendre. Elle devinait qu’un jour tu te révolterais contre un devoir plus difficile pour toi que pour un autre.

— Eh bien, je me révolte. Je refuse de souffrir davantage. Au secours, Romain, délivre-moi de ma fille !

— Pauvre Hélène, répondit le peintre. Elle aussi a sa souffrance, pour le moins égale à la tienne, plus douloureuse peut-être, car elle t’aime et tu ne l’aimes pas. Quels soins touchants elle met à ne paraître en ta présence que le soir, dans la demi-clarté de l’atelier, avec des robes sombres. Elle vit, là-haut, de la vraie vie du gynécée, toujours seule avec sa nourrice.

— Je lui reproche cette claustration que rien ne justifie.

— Sinon sa laideur.

— Dois-je donc la supporter seul ?

— Tu es son père.

— Romain, quelle destinée est la nôtre dans nos enfants ? Guy est beau à t’enorgueillir et toutes tes supplications ne parviennent pas à le fixer auprès de toi. Ma fille est laide et aucune tentative jusqu’ici n’a pu la convaincre de m’abandonner.

— Oui, mais moi j’adore Guy comme s’il ne m’avait jamais causé aucune déception, je l’adore quoiqu’il manque de tendresse. Tu devrais aimer ta fille quoiqu’elle soit laide, car elle est bonne.

— Hélène aussi avait de la bonté, murmura Martial, l’œil perdu dans les voiles que la nuit jetait autour du visage de sa femme.

— Si tu n’étais pas mon plus cher camarade, dit Romain avec impatience, je ne pourrais quelquefois supporter ta manière de raisonner. Ta femme, très-belle, n’avait aucun mérite à être bonne, pas plus que n’en a le génie à être enthousiaste, mais la laideur bienveillante est une vertu aussi louable qu’elle est difficile.

— Eh bien, voilà ce qui m’irrite le plus, répondit Martial. C’est la perpétuelle excellence de ma fille. Ah ! qu’elle me plairait mieux en révoltée. Je la voudrais amère, implacable, avec un je ne sais quoi d’infernal. Elle aurait sa raison d’être alors, elle jouerait son rôle, tiendrait sa place, ferait au destin la figure qu’il lui a faite ! Une grimace, le satanique, la laideur méchante, c’est d’un art inférieur, mais c’est encore de l’art. Si ma fille était rude, sans indulgence, sans soumission, sans grandeur d’âme, je serais plus généreux envers elle. Je te parais féroce, parce que je suis plus artiste que père. Est-ce ma faute ? Hélène a la responsabilité d’une laideur sinon consentie du moins acceptée, d’une laideur timide, craintive, presque abaissée. On admire la dignité du malheur, j’admirerais la fierté de la laideur. Les qualités sont faites pour hanter un beau corps, et la disgrâce doit s’entourer de son cortège de défauts.

— À quoi te servent ces explications, puisque je te comprends et que je t’excuse ? repartit Romain.

— Sache donc, alors, que je veux me séparer de ma fille aujourd’hui même. Mes yeux rencontrent sur son visage une incompatibilité qui a tué mon amour paternel plus sûrement que, dans un ménage, l’incompatibilité d’humeur ne tue l’amour des époux.

— Alors, répliqua tristement Romain, dis-lui que tu renonces à vivre avec elle. Son humilité qui te choque, sa grandeur d’âme qui t’irrite vont, en cette circonstance, merveilleusement te servir. Elles empêcheront la victime de se défendre, de crier à l’injustice.

Martial reprit :

— Elle est très-riche par la fortune de sa mère, par l’héritage de ses grands parents, qui s’accumulent depuis dix-sept années, et auxquels j’ai sans cesse ajouté, car le devoir d’enrichir ma fille ne me coûtait pas. J’espérais qu’une telle fortune aiderait à la marier ou lui donnerait le goût de l’indépendance. Croirais-tu qu’elle a près de trois cent mille livres de rentes ? L’un de ses hôtels, avenue du bois de Boulogne, est tout prêt, à la recevoir. Son grand-père l’avait meublé de bronzes japonais, de chinoiseries, de chimères, disant que tout cela conviendrait mieux à sa petite-fille que ma maison grecque… Enfin elle est majeure, elle a vingt-cinq ans.

— Essaie de causer d’affaires avec elle. Commence par des conseils. Ne sois pas trop brusque. Qui sait si la douceur d’Hélène ne recouvre pas un violent désespoir ? Si elle allait éclater en imprécations ? Es-tu préparé à cela ? Moi je ne le suis pas, j’en ai froid au cœur. Il me semble toujours qu’un horrible chagrin mine la pauvre laide et augmente cette maigreur si pénible à voir. J’ai quelquefois peur que ta fille soit affreusement malheureuse.

— Tu m’abandonnes, repartit Martial avec colère. Sois responsable d’une férocité que tu excites au lieu de l’apaiser. J’avais compté sur toi pour obtenir d’Hélène qu’elle quitte son père à l’amiable. Tu refuses de m’assister. Que son destin s’accomplisse ! Si tu ne veux pas être témoin de son exécution, va-t’en !

Il sonna.

— Je demeure, dit Romain en élevant les deux bras, et je parlerai à Hélène.

Martial avait demandé sa fille qui entra bientôt dans l’atelier.

Elle tourna autour de son père sans oser l’embrasser, car il la fuyait depuis quelques jours, et vint tendre ses deux mains au peintre.

— C’est vous qui m’appelez, Romain ? dit-elle. Avez-vous des nouvelles de Guy ? Sinon, je puis vous en donner à la fois de très-fraîches et de très-enflammées. Je reçois à l’instant de lui une lettre de Vérone.

— Il m’a écrit avant-hier de Milan, repartit Romain.

— Alors vous ne savez pas qu’il est amoureux fou d’une Véronèse ? Son admiration pour le nouvel objet de ses feux est fanatique ; elle dépasse toutes celles qu’il a eues, je crois, jusqu’ici. Voulez-vous, Romain, lire cet hymne ?

Et, comme le peintre se taisait.

— Pourquoi m’avez-vous fait chercher ? demanda-t-elle. N’est-ce pas pour me parler de Guy ?

— C’est bien en effet pour cela, balbutia-t-il.

Le chirurgien hésitait à commencer l’opération, la patiente y étant si peu préparée.

Ému et sensible, l’ami du cruel Martial s’efforça de panser à l’avance la plaie qu’il allait ouvrir. Il parla de son découragement, de sa tristesse, du chagrin qui empoisonnait sa vie. Il envia les pères qui ne souffrent pas à en mourir de l’éloignement de leurs enfants, qui le souhaitent même, et, au milieu de ses regrets, il fit vingt allusions plus embarrassées que voilées à Martial, à l’état de son esprit.

Hélène, inquiète du mutisme de son père, troublée par les regards interrogateurs qu’il jetait à tout moment sur elle, commençait à comprendre que l’étrange discours de Romain était fait pour elle, non pour Guy, et qu’il cachait une résolution de Martial.

Le vieux peintre, imaginant que le courage peut sauver de la maladresse, dit à Hélène brusquement :

— Ne songes-tu pas comme Guy à réclamer la fortune de ta mère et à jouir de ton indépendance ?

La pauvre laide considéra son ami avec une stupéfaction qui acheva de le troubler.

— Pourquoi ne pas répondre de façon ou d’autre ? demanda Martial avec rudesse.

Hélène atterrée se tut.

Le silence était si douloureux que Romain reprit la parole. Il entassa péniblement force louanges sur la conduite, sur le caractère de la sœur de choix de son fils, soutint qu’il approuvait la chère enfant de refuser tout mariage et de soupçonner ses galants de convoitise plus que d’attachement. Mais il osait déclarer, ajoutait-il, Hélène coupable délaisser sa grande fortune s’entasser chez un notaire. Romain s’apitoya sur cette richesse, sur l’hôtel délaissé légué par le grand-père, traça l’existence de la fille de Martial que son intelligence, son goût, son savoir, sa situation, appelaient à être une protectrice des arts.

Puis, terminant par un mouvement oratoire plein d’effets laborieusement résumés :

— Chez ton père, dit-il, tu n’as pas le droit de commander une statue, un tableau à de pauvres artistes parce que lu aurais l’air de subir Ia direction de notre charité ; tu froisserais en obligeant. On répéterait bien vite que nous autres, les illustres riches, comme on nous appelle, nous faisons l’aumône par ta main, tandis que si tu te sépares de nous tu prouves ton détachement, tu deviens libre de faire beaucoup de bien !

Tous ces raisonnements étaient terriblement clairs jusque dans leur confusion. Martial ne cessait d’incliner la tête à chaque mot de son ami, et lorsque celui-ci prononça la dernière phrase de sa péroraison, le sculpteur y ajouta un geste approbatif, qui parut implacable à sa fille.

Les yeux d’Hélène coururent tour à tour de Romain, qui baissait la tête, à son père qui la redressait, puis ils s’arrêtèrent, pleins de larmes contenues, sur le portrait de la belle madame Martial. Un domestique apporta des lampes, et le sculpteur vit tout à coup l’expression suppliante des regards de sa fille. Il se précipita entre Hélène et sa femme, comme pour défendre à la pauvre créature de prier, à l’image d’exaucer.

— N’évoque pas ta mère, je lui défends toute intervention ! s’écria le père avec violence.

Les grandes épreuves ont leur grande dignité. Quelque chose de fier monta au cœur d’Hélène, et la releva de son humiliation. Elle tressaillit, puis écartant Martial qui se rapprochait d’elle plein d’aveugle colère :

— J’ai compris, dit la laide ; je m’attendais depuis longtemps à cette condamnation. Je l’ai retardée par bien des sacrifices, par ceux-là mêmes qui m’ont le plus coûté. Vous avez eu de la patience, mon père, et moi aussi. Nous la devons tous deux à la même inspiration. Elle nous est venue par ma mère. Votre longanimité à supporter ma présence a été courageuse. La vue de mon affreux visage vous paraissait une injure aux traits merveilleux que vous adorez, et cette injure vous l’avez supportée dix-sept ans. Votre générosité difficile a, durant son cours, mûri la mienne. Je vous pardonne le mal horrible que vous me faites !

— Elle est superbe, dit Romain hors de lui, tu entends, Martial, je la trouve superbe ! et, à ta place, je lui dirais, moi : reste encore, si tu veux.

— Je n’ai plus besoin de pitié, répliqua Hélène, l’œil sec. Moi aussi je songe à mes griefs, et je m’indigne à la fin contre les laideurs du caractère de mon père. J’ai supporté dix-sept ans le silence, et cette pire des solitudes : la présence muette d’un être adoré ! Mon père, absent devant moi, n’a-t-il pas toujours préféré les distractions stériles, égoïstes, de sa propre pensée, aux échanges bienveillants d’un entretien avec sa fille ? Il m’a sans cesse laissée seule vis-à-vis de lui, et m’a, face à face, perpétuellement abandonnée ! Adieu donc, la maison grecque, où j’ai accepté l’abaissement, où j’ai eu le respect du beau ! Adieu, ma résignation !

Puis, s’étant contenue un moment de peur d’éclater en sanglots, elle ajouta d’une voix amère :

— Qu’ai-je donc fait aux gens et aux choses pour être si laide et pour qu’on me chasse de la maison paternelle ?

— Hélène, s’écria Romain, on ne te chasse pas.

— Puis-je donc rester ? demanda la fille de Martial en se tournant vers son père qui ne bougea point.

Elle sortit lentement.

— Il me semble, dit le peintre, que je l’ai vue briser son cœur de ses mains ! Oui, oui, la beauté existe dans le reflet des passions intérieures ; j’en ai eu, tout à l’heure, sur vos deux figures, la démonstration vivante, Hélène était aussi belle que tu étais monstrueux, toi !

Quelques minutes plus tard, la nourrice d’Hélène, ses deux fils, sa nièce, entrèrent dans l’atelier.

— Puisque vous avez chassé votre fille, s’écria la nourrice, tous vos serviteurs vous quittent pour la suivre.

— Tous ? demanda Martial ennuyé.

— Tous, répéta-t-elle, mais nous vous laissons la maison sans regrets, car elle est aussi incommode, aussi froide, aussi païenne que vous !

Sur cette phrase probablement concertée à l’avance, les domestiques sortirent un à un. Avant de fermer la porte, la nourrice dit d’une voix pleine de reproches :

— Madame aurait dû se jeter hors de son cadre pour empêcher ce malheur !

Martial bondit à ces paroles.

— Tu le vois, on peut aimer ta fille, puisque ceux-là s’en vont avec elle, osa dire le bon Romain.

— Les inférieurs s’attachent volontiers aux infériorités, repartit le sculpteur d’un ton dédaigneux, et la laideur en est une, la plus visible de toutes, celle qui, par conséquent, doit provoquer les plus entiers dévouements chez les esprits les plus bornés.

Romain s’enfuit exaspéré.

Le père demeura seul, presque sans remords.

Martial pensait que l’amour apporte au génie une somme de poésie égale à la somme de force qu’il dévore. Une fois l’amour enlevé à un artiste, celui-ci, par instinct de conservation de son talent, a le droit d’être un avare ; n’ayant plus rien à recevoir en échange de ce qu’il donne, il doit garder tout ce qu’il possède de sensibilités et se faire sciemment égoïste.

Le sculpteur n’admettait qu’une religion, l’art ; aussi l’amour était-il venu seulement ajouter un culte à son idéal, et il l’avait choisi tel que sa forme pût se confondre avec ses visions de statuaire. La mort de sa femme avait fait de Martial un sectaire en lui enlevant la prêtresse qui humanisait son fanatisme.

Enfin le voilà seul dans ce temple que la laideur de la pauvre Hélène a si longtemps profané ! Seul ! sa fille ne viendra plus le soir, à l’heure de l’inspiration, du recueillement, jeter par sa présence une sorte de défi à ses rêves.

Il entend du bruit dans les escaliers ; des voitures sortent des écuries, grondent dans la cour ; quelqu’un frappe aux vitres sous le portique : c’est Césaire, son cocher, fils de la nourrice, domestique d’Hélène maintenant. Il entre, jette un billet sur une table et disparaît.

Un moment plus tard, les voitures s’ébranlent. Le portail de l’hôtel de Romain s’ouvre, se ferme, puis tout se tait.

Alors Martial prend le billet et lit :

 « Mon père,

» Il est entendu que je vous ai réclamé les droits de ma majorité. J’exige que vous expliquiez ainsi mon départ. Obtenez de Romain qu’il ne conte à personne, pas même à son fils, votre dureté et mon humiliation. Ni vous, ni moi, ni mon vieil ami, qui a pu accepter de me porter le premier les coups les plus douloureux, nous ne ferons de confidence à qui que ce soit.

» Jouissez en hâte de votre tranquillité, mon père, car elle ne sera pas durable. Ayant fait ce que vous avez fait pour échapper à tout devoir vis-à-vis de moi, vous n’échapperez pas aux responsabilités de mon caractère futur. Elles seront pour vous d’autant plus insupportables que, de quelque façon que je prétende me gouverner, je vous interdis les remontrances comme vous vous êtes interdit les indulgences.

» Lorsque je serai assez résolue pour me gausser de ma laideur, pour me moquer du monde et pour rire au nez de votre cruauté, j’inaugurerai mon vieil hôtel et ma nouvelle existence. Vous serez alors tenu d’assister au baptême d’une excentrique dont vous venez de brusquer la naissance.

 » Hélène. »


Ce ton, cette ironie étonnèrent Martial et lui plurent. L’impertinence de sa fille lui parut de la haute philosophie. Il ne vit pas que ce billet était écrit avec le sang de la blessure qu’il avait si impitoyablement ouverte au cœur d’Hélène.