Lamarck (Félix Le Dantec - La Revue blanche)

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La Revue blancheTome XXIX (p. 356-377).

Lamarck


… Cette apparence de stabilité des choses dans la nature sera toujours prise, par le vulgaire des hommes, pour la réalité ; parce qu’en général, on ne juge de tout que relativement à soi.
Philosophie zoologique, p. 70


Le nom de Darwin est universellement connu ; celui de Lamarck était presque ignoré, il y a quelques années, en dehors du monde des naturalistes, et cependant on ne peut plus douter aujourd’hui qu’il ne doive prendre place au premier rang parmi les hommes qui ont honoré la science et l’humanité.

Un savant américain, A. S. Packard, vient de consacrer à la mémoire de Lamarck un fort beau livre [1] dans lequel il a pieusement recueilli tous les documents relatifs à notre grand évolutionniste depuis son acte de naissance et la photographie de sa maison natale, jusqu’à la détermination difficile de l’endroit où il fut enterré au cimetière Montparnasse, dans une fosse sans nom, et d’où, ses os inconnus furent extraits peu après pour être portés aux catacombes.

Je ne m’occuperai pas ici de l’homme ; je veux seulement montrer que son œuvre, si peu appréciée pendant trois quarts de siècle, méprisée même de Darwin qui ne l’a pas égalée, est encore aujourd’hui une source féconde à laquelle tous les savants ont avantage à puiser. Il y a certainement dans la Philosophie zoologique [2] quelques erreurs provenant de l’état rudimentaire de la science au commencement du xixe siècle, mais ces erreurs sont beaucoup plus minimes qu’on n’eût pu le supposer ; si l’on fait abstraction de quelques considérations sur les « fluides », considérations que le peu d’avancement des sciences physiques imposait à tous les penseurs de cette époque, on reste étonné de l’ampleur de ce génie qui, en même temps qu’il devinait la transformation des espèces, trouvait aussi la véritable nature des facteurs de cette transformation. Le livre de Darwin, avec ses semblants d’explication, a été plus favorablement accueilli du public ; c’est que le public était autre au moment où parut l’Origine des espèces ; les arguments de la Philosophie zoologique, tout en donnant un système beaucoup plus complet que celui de la « sélection naturelle », sont sans aucun doute aussi clairs et aussi intelligibles pour le lecteur. Je le prouverai dans cet article en reproduisant, sans les modifier, les plus caractéristiques d’entre eux et je suis sûr que, si l’on veut bien penser, en les lisant, à l’état des connaissance humaines au moment où Lamarck a écrit, on ne pourra s’empêcher d’éprouver devant la manifestation de son génie un frisson d’admiration enthousiaste.

« Les œuvres de Lamarck, écrit Darwin, me paraissent extrêmement pauvres ; je n’y trouve pas un fait, pas une idée. » Cette appréciation injuste a été acceptée par Huxley et par les plus célèbres des néo-darwiniens. Il est donc à craindre que l’on me reproche une partialité en sens contraire et que l’on m’accuse d’avoir trouvé dans Lamarck autre chose que ce qu’il a réellement pensé et écrit. Aussi m’astreindrai-je à citer textuellement ses phrases mêmes ; j’espère arriver à montrer ainsi, sans laisser subsister aucune doute à ce sujet, que, quoi qu’en dise Darwin (qui d’ailleurs lisait mal le français et a pu ignorer beaucoup, de Lamarck), la Philosophie zoologique contient, clairement exprimées, la plupart des idées défendues par les transformistes au xixe siècle, sauf peut-être la sélection naturelle qui n’est pas la plus féconde ou, du moins, pas la seule féconde.

Lamarck a aimé la science ; il lui a dû les seules joies de sa vie triste ; il en parle avec reconnaissance (Avertissement, p. xxiii) :

« … En me livrant aux observations qui ont fait naître les considérations exposées dans cet ouvrage, j’ai obtenu les jouissances que leur ressemblance à des vérités m’a fait éprouver, ainsi que la récompense des fatigues que mes études et mes méditations ont entraînées ; et en publiant ces observations, avec les résultats que j’en ai déduits, j’ai pour but d’inviter les hommes éclairés qui aiment l’étude de la nature, à les suivre et à les vérifier et à en tirer de leur côté les conséquences qu’ils jugeront convenables. »

Ce ne sont pas là de simples joies de collectionneur, mais des joies de vrai savant. Depuis Lamarck, il faut substituer les sciences naturelles à l’histoire naturelle ; il ne faut pas se contenter de décrire minutieusement les formes vivantes, il faut une philosophie zoologique :

« La nécessité reconnue de bien observer les objets particuliers a fait naître l’habitude de se borner à la considération de ces objets et de leurs plus petits détails, de manière qu’ils sont devenus, pour la plupart des naturalistes [3], le sujet principal de l’étude. Ce serait cependant une cause réelle de retard pour les sciences naturelles, si l’on s’obstinait à ne voir dans les objets observés que leur forme, leur dimension, leurs parties externes même les plus petites, leur couleur, etc., et si ceux qui se livrent à une pareille étude dédaignaient de s’élever à des considérations supérieures, comme de chercher quelle est la nature des objets dont ils s’occupent, quelles sont les causes des modifications ou des variations auxquelles ces objets sont tous assujettis, quels sont les rapports de ces mêmes objets entre eux et avec tous les autres que l’on connaît, etc., etc., (p. 12). »

Et plus loin (p. 49) :

« On sait que toute science doit avoir sa philosophie, et que ce n’est que par cette voie qu’elle fait des progrès réels. En vain les naturalistes consumeront-ils leur temps à décrire de nouvelles espèces, à saisir toutes les nuances et les petites particularités de leurs variations pour agrandir la liste immense des espèces inscrites, en un mot à instituer diversement des genres, en changeant sans cesse l’emploi des considérations pour les caractériser ; si la philosophie de la science est négligée, ses progrès seront sans réalité, et l’ouvrage entier restera imparfait. »

Il faut une philosophie zoologique ; nous devons être reconnaissants à Lamarck, qui nous a montré son utilité, et qui, en même temps, nous en a donné une, fort acceptable aujourd’hui encore dans beaucoup de ses parties. Mais une philosophie zoologique n’est bonne que relativement à l’état de la science au moment où elle est instituée ; il faut être tout prêt à l’abandonner dès qu’un fait nouveau détruit les lois provisoirement admises ; c’est d’ailleurs ce que Lamarck nous enseigne lui-même après nous avoir montré le peu de cas qu’il faut faire de l’argument d’autorité. (Avertissement, xxi) :

« Doit-on ne reconnaître comme fondées que les opinions les plus généralement admises ? Mais l’expérience montre assez que les individus qui ont l’intelligence la plus développée et qui réunissent le plus de lumière, composent, dans tous les temps, une minorité extrêmement petite. On ne saurait en disconvenir : les autorités, en fait de connaissances, doivent s’apprécier et non se compter ; quoique, à la vérité, cette appréciation soit très difficile.

« Cependant, d’après les conditions nombreuses et rigoureuses qu’exige un jugement pour qu’il soit bon ; il n’est pas encore certain que celui des individus que l’opinion transforme en autorités soit parfaitement juste à l’égard des objets sur lesquels il se prononce. Il n’y a donc pour l’homme de vérités positives, c’est-à-dire sur lesquelles il puisse solidement compter, que les faits qu’il peut observer, et non les conséquences qu’il en tire. »

Voilà de bons et solides principes. Ne retrouvez-vous pas, dans cette citation, le résumé de l’idée que développe Ibsen dans Un Ennemi du peuple à propos de la « Majorité compacte » ? Et n’est-ce pas aussi une preuve du meilleur esprit de recherche, que cette disposition à abandonner une idée chère dès qu’elle se trouve en contradiction avec les faits ? Tant d’autres ont préféré dénaturer les faits pour les faire entrer dans le cadre de leurs idées préconçues !

Il n’est pas étonnant qu’une méthode aussi prudente et aussi saine ait conduit Lamarck à des découvertes durables ; son œuvre respire partout l’honnêteté scientifique la plus pure. Et cependant, ce n’est pas la méthode seule, quelque excellente qu’elle soit, qui peut faire comprendre l’immensité de l’œuvre. Lorsque l’on réfléchit au petit nombre des documents incomplets rassemblés à cette époque dans les collections, lorsque l’on pense surtout à la généralité, au commencement du xixe siècle, de la croyance en une création d’espèces distinctes et fixes, on ne peut s’empêcher d’être saisi d’admiration devant la naissance de l’idée transformiste dans un cerveau humain. S’il faut conserver le mot génie, mot si mal défini et dont on a fait un usage si immodéré, c’est sûrement à des œuvres comme celle de Lamarck qu’il faut l’appliquer. Il a été de plus d’un demi-siècle en avance sur ses contemporains qui, naturellement, n’ont pu l’apprécier à sa juste valeur.

Mais une chose qui étonnera plus encore, peut-être, que la nouveauté de l’idée transformiste, c’est la simplicité des moyens par lesquels elle est née chez Lamarck :

« Comment pouvais-je, dit-il (Avertissement p. ii) envisager la dégradation singulière qui se trouve dans la composition des animaux, à mesure que l’on parcourt leur série, depuis les plus parfaits d’entre eux jusque aux plus imparfaits, sans rechercher à quoi peut tenir un fait si positif et aussi remarquable, un fait qui m’est attesté par tant de preuves ? Ne devais-je pas penser que la nature avait produit successivement les différents corps doués de la vie, en procédant du plus simple vers le plus composé ; puisqu’en remontant l’échelle animale depuis les animaux les plus imparfaits jusqu’aux plus parfaits, l’organisation se compose et même se complique graduellement dans sa composition, d’une manière extrêmement remarquable ?

« Cette pensée, d’ailleurs, acquit à mes yeux le plus grand degré d’évidence, lorsque je reconnus que la plus simple de toutes les organisations n’offrait aucun organe spécial quelconque [4] ; que le corps qui la possédait n’avait effectivement aucune faculté particulière, mais seulement celles qui sont le propre de tout corps vivant ; et qu’à mesure que la nature parvint à créer, l’un après l’autre, les différents organes spéciaux et à composer ainsi de plus en plus l’organisation animale, les animaux selon le degré de composition de leur organisation, en obtinrent différentes facultés particulières, lesquelles, dans les plus parfaits d’entre eux, sont nombreuses et fort éminentes. »

L’auteur revient à plusieurs reprises sur cette dégradation que l’on constate dans le règne animal ; or il est bien certain que l’emploi seul du mot dégradation indique une méthode contraire à la méthode naturelle ; c’est qu’il y a cent ans, on avait l’habitude de considérer l’étude de l’homme et des animaux supérieurs comme le point de départ normal de toute recherche sur les êtres vivants. Lamarck eut donc à lutter, non seulement contre la croyance à la fixité des espèces, mais encore contre la tournure anthropomorphique des esprits ; outre le transformisme, il a créé la véritable méthode naturelle en biologie :

« Je fus convaincu que c’était uniquement dans la plus simple de toutes les organisations qu’on pouvait trouver les moyens propres à donner la solution d’un problème aussi difficile… Les conditions nécessaires à l’existence de la vie se trouvant complètes dans l’organisation la moins composée, mais aussi réduites à leur plus simple terme ; il s’agissait de savoir comment cette organisation, par des causes de changements quelconques, avait pu en amener d’autres moins simples et donner lieu aux organisations, graduellement plus compliquées, que l’on observe dans l’étendue de l’échelle animale. » (Avertissement p, iv).

Ainsi donc, la gradation progressive est substituée à la dégradation des formes vivantes. C’est peut-être la notion la plus féconde de l’œuvre de Lamarck ; du moins, cette notion était-elle nécessaire pour rendre féconde la croyance nouvelle à la variabilité de l’espèce ; voici le passage où cette nouvelle croyance est exposée (p. 54) :

« On appelle espèce, toute collection d’individus semblables qui furent produits par d’autres individus pareils à eux.

« Cette définition est exacte ; car tout individu jouissant de la vie, ressemble toujours, à très peu près, à celui ou à ceux dont il provient. Mais on ajoute à cette définition, la supposition que les individus qui composent une espèce ne varient jamais dans leur caractère spécifique, et que, conséquemment, l’espèce a une constance absolue dans la nature.

« C’est uniquement cette supposition que je me propose de combattre, parce que des preuves évidentes obtenues par l’observation, constatent qu’elle n’est pas fondée.

« La supposition presque généralement admise, que les corps vivants constituent des espèces constamment distinctes par des caractères invariables, et que l’existence de ces espèces est aussi ancienne que celle de la nature même, fut établie dans un temps où l’on n’avait pas suffisamment observé et où les sciences naturelles étaient encore à peu près nulles. Elle est tous les jours démentie aux yeux de ceux qui ont beaucoup vu, qui ont longtemps suivi la nature, et qui ont consulté avec fruit les grandes et riches collections de nos Muséum.

« Aussi tous ceux qui se sont fortement occupés de l’étude de l’histoire naturelle savent que maintenant les naturalistes sont extrêmement embarrassés pour déterminer les objets qu’ils doivent regarder comme des espèces. En effet, ne sachant pas que les espèces n’ont réellement qu’une constance relative à la durée des circonstances dans lesquelles se sont trouvés tous les individus qui les représentent, et que, certains de ces individus ayant varié, constituent des races qui se nuancent avec ceux de quelque autre espèce voisine, les naturalistes se décident arbitrairement, en donnant les uns comme variétés, les autres comme espèces des individus observés en différents pays et dans diverses situations. Il en résulte que la partie du travail qui concerne la détermination des espèces devient de jour en jour plus défectueuse, c’est-à-dire plus embarrassée et plus confuse. »

Et plus loin (p. 58) :

« Je le répète, plus nos collections s’enrichissent, plus nous rencontrons des preuves que tout est plus ou moins nuancé, que les différences remarquables s’évanouissent, et que le plus souvent la nature ne laisse à notre disposition pour établir des distinctions, que des particularités minutieuses et, en quelque sorte, puériles. »

Cette idée de la continuité des formes de la nature organisée se retrouve à chaque pas dans l’œuvre de Lamarck. C’est, pour ainsi dire, le leit motiv de la philosophie zoologique. C’est d’elle qu’est né le transformisme car, remarquez-le bien, Lamarck a eu la notion de la transformation des espèces sans avoir jamais vu une espèce varier. Au contraire, et dès le début, il a rencontré des semblants de preuves contre la variabilité. À propos des collections rapportées d’Égypte par Geoffroy-Saint-Hilaire, fut publié un rapport [5] dont voici quelques extraits :

« La collection a d’abord cela de particulier, qu’on peut dire qu’elle contient des animaux de tous les siècles. Depuis longtemps on désirait de savoir si les espèces changent de forme par la suite des temps. Cette question, futile en apparence, est cependant essentielle à l’histoire du globe, et par suite à la solution de mille autres questions qui ne sont pas étrangères aux plus graves objets de la vénération humaine.

« Jamais on ne fut mieux à portée de le décider pour un grand nombre d’espèces remarquables et pour plusieurs milliers d’autres. Il semble que la superstition des anciens Égyptiens ait été inspirée par la nature, dans la vue de laisser un monument de son histoire…

« On ne peut maîtriser les élans de son imagination lorsqu’on voit encore, conservé avec ses moindres os, ses moindres poils, et parfaitement reconnaissable, tel animal qui avait, il y a deux ou trois mille ans, dans Thèbes ou dans Memphis, des prêtres et des autels. Mais sans nous égarer dans toutes les idées que ce rapprochement fait naître, bornons-nous à voir exposer qu’il résulte de cette partie de la collection de M. Geoffroy, que ces animaux sont parfaitement semblables à ceux d’aujourd’hui. »

Il y avait là de quoi troubler un savant moins solidement convaincu que Lamarck ; cette objection au contraire, loin de lui faire adopter la théorie de la fixité des espèces, l’a seulement amené à d’admirables considérations sur l’antiquité réelle du monde (p. 70) :

« Les oiseaux que les Égyptiens ont adorés et embaumés il y a deux ou trois mille ans, sont encore en tout semblables à ceux qui vivent actuellement dans ce pays.

« Il serait assurément bien singulier que cela fût autrement ; car la position de l’Égypte et son climat sont encore, à très peu près, ce qu’ils étaient à cette époque. Or les oiseaux qui y vivent, s’y trouvant encore dans les mêmes circonstances où ils étaient alors, n’ont pu être forcés de changer leurs habitudes.

« D’ailleurs, qui ne sent que les oiseaux qui peuvent si aisément se déplacer et choisir les lieux qui leur conviennent, sont moins assujettis que bien d’autres animaux aux variations des circonstances locales, et par là moins contrariés dans leurs habitudes.

« Il n’y a rien, en effet, dans l’observation qui vient d’être rapportée, qui soit contraire aux considérations que j’ai exposées sur ce sujet, et surtout, qui prouve que les animaux dont il s’agit aient existé de tout temps dans la nature ; elle prouve seulement qu’ils fréquentaient l’Égypte il y a deux ou trois mille ans ; et tout homme qui a quelque habitude de réfléchir, et en même temps d’observer ce que la nature nous montre des monuments de son antiquité, apprécie facilement la valeur d’une durée de deux ou trois mille ans par rapport à elle.

« Aussi, on peut assurer que cette apparence de stabilité des choses dans la nature, sera toujours prise, par le vulgaire des hommes, pour la réalité ; parce que, en général, on ne juge de tout que relativement à soi.

« Pour l’homme qui, à cet égard, ne juge que par les changements qu’il aperçoit lui-même, les intervalles de ces mutations sont des états stationnaires qui lui paraissent sans bornes, à cause de la brièveté d’existence des individus de son espèce. Aussi, comme les fastes de ses observations et les notes de faits qu’il a pu consigner dans ses registres, ne s’étendent et ne remontent qu’à quelques milliers d’années, ce qui est une durée infiniment grande par rapport à lui, mais fort petite relativement à celles qui voient s’effectuer les grands changements que subit la surface du globe, tout lui paraît stable dans la planète qu’il habite et il est porté à repousser les indices que des monuments entassés autour de lui ou enfouis dans le sol qu’il foule sous ses pieds, lui présentent de toute part. »

Je m’arrête avec peine ; ces considérations me paraissent si admirables pour l’époque où elles ont été écrites que je serais tenté de recopier le livre tout entier.

Lamarck est donc convaincu que les êtres vivants ont varié, au cours des époques successives de l’histoire du globe. On lui a reproché comme une puérilité d’avoir cru impossible la disparition des espèces anciennes, sauf dans les cas où l’homme a directement opéré leur destruction, mais il est facile de voir en lisant attentivement ce passage, d’ailleurs assez peu clair, de son livre, que lorsqu’il parle de la disparition d’une espèce, il entend la disparition sans descendance même modifiée. Il y a là une confusion tenant à l’élasticité du mot espèce. Après avoir laissé entendre que, à son époque, on ignorait encore la faune et la flore de beaucoup de continents et surtout celles du fond des mers, et que par conséquent il ne fallait pas se hâter de déclarer perdue une espèce connue seulement à l’état fossile, il ajoute (p. 77) : « … Si quantité de ces coquilles fossiles se montrent avec des différences qui ne nous permettent pas, d’après les opinions admises, de les regarder comme des analogues des espèces avoisinantes que nous connaissons, s’ensuit-il nécessairement que ces coquilles appartiennent à des espèces réellement perdues ?… Ne serait-il pas possible, au contraire, que les individus fossiles dont il s’agit appartinssent à des espèces encore existantes, mais qui ont changé depuis, et ont donné lieu aux espèces actuellement vivantes que nous en trouvons voisines. »

On ne peut se dissimuler que la rédaction de ce passage est fautive. Des espèces « encore existantes, mais qui ont changé et donné lieu à des espèces différentes », cela est loin d’être clair, mais il faut s’en prendre surtout au peu de précision du mot espèce, employé tour à tour dans le sens purement descriptif et dans le sens défini par la parenté et la descendance. Bien des naturalistes à notre époque n’ont pas un langage plus rigoureux et Huxley a été peu indulgent en reprochant si vivement à Lamarck de n’avoir pas cru aux espèces perdues. Nous savons aujourd’hui que certaines lignées se sont éteintes sans laisser de descendance, que certains phylums, comme on dit maintenant, se sont arrêtés à des époques anciennes de l’histoire du monde, mais Lamarck faisait preuve d’une grande prudence scientifique en laissant espérer que des recherches nouvelles feraient connaître les descendants des espèces connues à l’état fossile.

Huxley aurait d’autant moins dû reprocher à Lamarck l’obscurité de son chapitre sur « les espèces dites perdues » que ce chapitre contient, fort clairement exprimée, la négation des catastrophes successives, négation dont l’auteur anglais reporte tout l’honneur sur le grand géologue Lyell :

« Les naturalistes qui n’ont pas aperçu les changements qu’à la suite des temps la plupart, des animaux sont dans le cas de subir, voulant expliquer les faits relatifs aux fossiles observés, ainsi qu’aux bouleversements reconnus dans différents points de la surface du globe, ont supposé qu’une catastrophe universelle avait eu lieu à l’égard du globe de la terre ; qu’elle avait tout déplacé et avait détruit une grande partie des espèces qui existaient alors.

« Il est dommage que ce moyen commode de se tirer d’embarras, lorsqu’on veut expliquer les opérations de la nature dont on n’a pu saisir les causes, n’ait de fondement que dans l’imagination qui l’a créé, et ne puisse être appuyé sur aucune preuve.

« Des catastrophes locales, telles que celles que produisent des tremblements de terre, des volcans, et d’autres causes particulières, sont assez connues, et l’on a pu observer les désordres qu’elles occasionnent dans les lieux qui en ont supporté.

« Mais pourquoi supposer, sans preuves, une catastrophe universelle, lorsque la marche de la nature, mieux connue, suffît pour rendre raison de tous les faits que nous observons dans toutes ses parties ? » (pp. 79-80).

Nous étudierons tout à L’heure comment Lamarck explique l’évolution progressive des espèces ; une autre question se pose d’abord. Les espèces ont varié et se sont perfectionnées, mais comment ont-elles commencé ? Comment la vie a-t-elle apparu ? Lamarck croit à la génération spontanée des animalcules inférieurs (p. 308) :

« … Pour que les corps qui jouissent de la vie soient réellement des productions de la nature, il faut qu’elle ait eu et qu’elle ait encore la faculté de produire directement certains d’entre eux, afin que, les ayant munis de celle de s’accroître, de se multiplier, de composer de plus en plus leur organisation, et de se diversifier avec le temps et selon les circonstances, tous ceux que nous observons maintenant soient véritablement les produits de sa puissance et de ses moyens.

« Ainsi, après avoir reconnu la nécessité de ces créations directes, il faut rechercher quels peuvent être les corps vivants que la nature peut produire directement et les distinguer de ceux qui ne reçoivent qu’indirectement l’existence qu’ils tiennent d’elle. Assurément, le lion, l’aigle, le papillon, le chêne, le rosier ne reçoivent pas directement de la nature l’existence dont ils jouissent ; ils la reçoivent, comme on le sait, d’individus semblables à eux qui la leur communiquent par voie de la génération ; et l’on peut assurer que si l’espèce entière du lion ou celle du chêne venait à être détruite dans les parties du globe où les individus qui la composent se trouvent répandus, les facultés réunies de la nature n’auraient, de longtemps, le pouvoir de la faire exister de nouveau. »

En un autre endroit, il limite aux infusoires la possibilité de la génération spontanée (p. 211) :

« C’est uniquement parmi les animaux de cette classe que la nature paraît former les générations spontanées ou directes qu’elle renouvelle sans cesse chaque fois que les circonstances y sont favorables ; et nous essayerons de faire voir que c’est par eux qu’elle a acquis les moyens de produire indirectement, à la suite d’un temps énorme, toutes les autres races d’animaux que nous connaissons.

« Ce qui autorise à penser que les infusoires, ou que la plupart de ces animaux ne doivent leur existence qu’à des générations spontanées, c’est que ces frêles animaux périssent tous dans les abaissements de température qu’amènent les mauvaises saisons ; et on ne supposera Sûrement pas que des corps aussi délicats puissent laisser aucun bourgeon ayant assez de consistance pour se conserver, et les reproduire dans les temps de chaleur. »

Voilà un certain nombre d’erreurs qui s’expliquent par l’état de la science il y a cent ans. On ne soupçonnait pas les spores, les kystes, les formes de résistance des animalcules infusoires et Lamarck, ne supposant même pas que la génération spontanée de ces petits êtres pût être révoquée en doute, a affirmé que « la nature a eu et a encore la faculté de reproduire certains d’entre eux. » Les travaux de M. Pasteur. en démontrant la possibilité de mettre certains milieux (bouillons stérilisés) à l’abri de l’envahissement par la vie, ont amené un mouvement de réaction contre cette manière enfantine d’envisager les choses ; mais, comme cela arrive souvent, le mouvement de réaction a dépassé le but. On avait cru autrefois qu’il suffisait de la présence de substances alimentaires dans un liquide, bouillon ou infusion, pour que, à une certaine température, des êtres vivants y apparussent ; aujourd’hui, avec notre connaissance de la chimie, nous sentons toute l’invraisemblance de cette manière de voir. Les substances vivantes ayant une structure chimique bien précise, il serait fort extraordinaire que ces substances apparussent, sans aucune cause spéciale, dans un milieu quelconque contenant leurs éléments constitutifs. Il ne serait pas plus invraisemblable d’affirmer que, dans tout liquide contenant du carbone et de l’hydrogène, il doit apparaître de la benzine !

M. Pasteur a fait justice de cette erreur ; il a montré qu’on peut, avec certaines précautions, conserver du bouillon dans un vase sans que des animalcules s’y forment ; mais de là à soutenir l’impossibilité de la génération spontanée dans certaines conditions très précises, il y a loin ! C’est comme si, avant que la synthèse de la benzine eût été réalisée, on avait déclaré impossible la fabrication de ce corps parce qu’il ne s’en forme pas dans un liquide quelconque contenant du carbone et de l’hydrogène ! La plupart des biologistes croient aujourd’hui avec Lamarck que la génération spontanée de substance vivante a été réalisée, une fois au moins, à la surface du globe, dans des conditions très précises, et que ce phénomène se renouvellera dans les laboratoires quand on saura mettre en présence les mêmes éléments dans les mêmes conditions.

Mais il est bien certain aussi que cette substance vivante, identique à celle qui a apparu jadis sur la terre, n’affectera pas la forme d’une espèce actuelle d’infusoires ou de vibrions. Ce que Lamarck dit des aigles et des lions est vrai également de la plus modeste des formes unicellulaires : « Si l’espèce entière venait à être détruite, les facultés réunies de la nature n’auraient, de longtemps, le pouvoir de la faire exister de nouveau. » La substance d’un infusoire actuel, porte, de même que celle des aigles et des lions, le fardeau des hérédités accumulées au cours de circonstances variables pendant des millions de générations successives. Le jour où on arrivera à faire, par synthèse, de la substance vivante, peut-être sera-t-il difficile de s’en apercevoir, car elle ne ressemblera à aucune de celles que nous connaissons et qui conservent la trace d’une évolution prolongée ; probablement aussi, si l’on en fait un jour, ailleurs que dans un milieu stérile, cette substance disparaîtra-t-elle bien vite dans la lutte pour l’existence avec les espèces actuelles mieux adaptées…

Quoi qu’il en soit, aucun résultat expérimental ne tend à prouver jusqu’à présent l’impossibilité de la génération spontanée ; si elle n’a pas été réalisée encore dans les laboratoires, il faut bien dire aussi qu’aucune recherche vraiment scientifique n’a été entreprise dans ce sens ; et nous avons le droit de penser, comme Lamarck, que la génération spontanée a été l’origine de la vie à la surface de la terre. Si notre grand évolutionniste a dit, à ce sujet, des choses insoutenables aujourd’hui, c’est que, de son temps, l’apparition des infusoires dans les milieux était considérée comme indiscutable et qu’il n’y a pas arrêté son esprit. Quand une question paraît résolue on se dispense d’y réfléchir et si l’on réalise un jour de la substance vivante, le mérite en reviendra en grande partie à M. Pasteur qui a montré qu’elle ne se produit pas quotidiennement dans les conditions banales des infusions.

Si Lamarck s’était borné à lancer dans la science l’idée transformiste, il mériterait, par cela seul, d’être considéré comme un des flambeaux de l’humanité. Mais, chose vraiment admirable, en même temps qu’il a conçu cette idée féconde, il a trouvé la véritable nature des facteurs de la transformation des espèces.

J’entre ici dans la partie discutée de son œuvre.

Lorsque Darwin a forcé l’attention du monde scientifique et a posé, dans tous les esprits, la question de l’évolution des êtres organisés, il ne s’est pas préoccupé des causes mêmes de la variation et il a essayé de montrer seulement que, sous l’influence de la sélection naturelle, toutes les variations devenaient fatalement adaptatives. L’enthousiasme provoqué par l’Origine des espèces a empêché longtemps de remarquer combien étaient incomplètes les interprétations darwiniennes ; on y est cependant arrivé enfin, et l’on a remarqué alors avec stupéfaction que, ce que Darwin n’expliquait pas, Lamarck en avait d’avance donné la clef. Aujourd’hui, grâce aux travaux de la jeune école néo-lamarckienne, la Philosophie zoologique resplendit, d’un éclat imprévu. Les principes établis par Lamarck permettent de se rendre compte de presque tous les faits de l’évolution animale.

Comme les néo-darwiniens défendent pied à pied le terrain si brillamment conquis d’abord par Darwin, je craindrais d’être accusé de partialité et je vais recommencer à citer textuellement des passages de la Philosophie zoologique.

D’abord, la variation a lieu sous l’influence des conditions de milieu :

« Quantité des faits nous apprennent qu’à mesure que les individus d’une de nos espèces changent de situation, de climat, de manière d’être ou d’habitude, ils en reçoivent des influences qui changent un peu la consistance et les proportions de leurs parties, leur forme, leurs facultés, leur organisation même ; en sorte que tout en eux participe, avec le temps, aux mutations qu’ils ont éprouvées.

« Dans le même climat, des situations et des expositions très différentes, font d’abord simplement varier les individus qui s’y trouvent exposés ; mais, par la suite des temps, la continuelle différence des situations des individus dont je parle, qui vivent et se reproduisent successivement dans les mêmes circonstances, amène en eux des différences qui deviennent, en quelque sorte, essentielles à leur être ; de manière qu’à la suite de beaucoup de générations qui se sont succédées les unes aux autres, ces individus, qui appartenaient originairement à une autre espèce, se trouvent à la fin transformés en une espèce nouvelle distincte de l’autre. » (p. 62-63).

Voici enfin un superbe passage du chapitre « De l’influence des circonstances sur les actions des animaux ». Je cite ce passage tout au long et sans rien y changer, convaincu qu’on le lira avec intérêt et même avec admiration :

« Entre des individus de même espèce dont les uns sont continuellement bien nourris et dans des circonstances favorables à tous leurs développements, tandis que les autres se trouvent dans des circonstances opposées, il se produit une différence dans l’état de ces individus, qui peu à peu devient très remarquable. Que d’exemples ne pourrais-je pas citer à l’égard des animaux et des végétaux, qui confirmeraient le fondement de cette considération ! Or, si les circonstances restant les mêmes, rendent habituel et constant l’état des individus mal nourris, souffrants et languissants, leur organisation intérieure en est à la fin modifiée, et la génération entre les individus dont il est question conserve les modifications acquises, et finit par donner lieu à une race très distincte de celle dont les individus se rencontrent sans cesse dans des circonstances favorables à leurs développements.

« Un printemps très sec est cause que les herbes d’une prairie s’accroissent très peu, restent maigres et chétives, fleurissent et fructifient, quoique n’ayant pris que très peu d’accroissement.

« Un printemps entremêlé de jours de chaleur et de jours pluvieux, fait prendre à ces mêmes herbes beaucoup d’accroissement, et la récolte des foins est alors excellente.

« Mais si quelque cause perpétue, à l’égard de ces plantes, les circonstances défavorables, elles varieront proportionnellement, d’abord dans leur port ou leur état général et ensuite dans plusieurs particularités de leurs caractères.

« Par exemple, si quelque graine de quelqu’une des herbes de la prairie en question est transportée dans un lieu élevé, sur une pelouse sèche, aride, pierreuse, très exposée aux vents, et y peut germer, la plante qui pourra vivre dans ce lieu s’y trouvant toujours mal nourrie, et les individus qu’elle y reproduira continuant d’exister dans ces mauvaises circonstances, il en résultera une race véritablement différente de celle qui vit dans la prairie, et dont elle sera cependant originaire. Les individus de cette nouvelle race seront petits, maigres dans leurs parties : et certains de leurs organes ayant pris plus de développement que d’autres offriront alors des proportions particulières.

« Ceux qui ont beaucoup observé et qui ont consulté les grandes collections, ont pu se convaincre qu’à mesure que les circonstances d’habitation, d’exposition, de climat, de nourriture, d’habitude de vivre, etc., viennent à changer ; les caractères de taille, de forme, de proportion entre les parties, de couleur, de consistance, d’agilité et d’industrie pour les animaux, changent proportionnellement.

« Ce que la nature fait avec beaucoup de temps, nous le faisons tous les jours, en changeant nous-mêmes subitement, par rapport à un végétal vivant, les circonstances dans lesquelles lui et tous les individus de son espèce se rencontraient.

« Tous les botanistes savent que les végétaux qu’ils transportent de leur lieu natal dans les jardins pour les y cultiver, y subissent peu à peu des changements qui les rendent à la fin méconnaissables. Beaucoup de plantes très velues naturellement y deviennent glabres ou à peu près ; quantité de celles qui étaient couchées et traînantes, y voient redresser leur tige ; d’autres y perdent leurs épines ou leurs aspérités ; d’autres encore, de l’état ligneux et vivace que leur tige possédait dans les climats chauds qu’elles habitaient, passent, dans nos climats, à l’état herbacé, et parmi elles, plusieurs ne sont plus que des plantes annuelles ; enfin, les dimensions de leurs parties y subissent elles-mêmes des changements très considérables. Ces effets des changements de circonstances sont tellement reconnus, que les botanistes n’aiment point à décrire les plantes des jardins, à moins qu’elles n’y soient nouvellement cultivées.

« Le froment cultivé (triticum sativum) n’est-il pas un végétal amené par l’homme à l’état où nous le voyons actuellement ? Qu’on me dise dans quel pays une plante semblable habite naturellement, c’est-à-dire, sans y être la suite de sa culture dans quelque voisinage ?

« Où trouve-t-on, dans la nature, nos choux, nos laitues, etc., dans l’état où nous les possédons dans nos jardins potagers ? N’en est-il pas de même à l’égard de quantité d’animaux que la domesticité a changés ou considérablement modifiés. »

Il est donc bien établi que les êtres vivants subissent des modifications sous l’influence d’un changement prolongé dans les conditions de milieu. Mais comment ces changements se produisent-ils ?

Occupons-nous particulièrement des animaux (p. 73) :

« L’animal qui vit librement dans les plaines où il s’exerce habituellement à des courses rapides ; l’oiseau que ses besoins mettent dans le cas de traverser sans cesse de grands espaces dans les airs ; se trouvant enfermés, l’un dans les loges d’une ménagerie ou dans nos écuries, l’autre dans nos cages ou dans nos basses-cours, y subissent, avec le temps, des influences frappantes, surtout après une suite de générations dans l’état qui leur a fait contracter de nouvelles habitudes.

« Le premier y perd en grande partie sa légèreté, son agilité ; son corps s’épaissit, ses membres diminuent de force et de souplesse, et ses facultés ne sont plus les mêmes ; le second devient lourd, ne sait presque plus voler, et prend plus de chair dans toutes ses parties. »

Voilà l’observation infiniment simple qui a conduit Lamarck a l’exposé de ses deux admirables lois : La première est appelée la loi de l’habitude et de la désuétude :

« Dans tout animal qui n’a point dépassé le terme de ses développements, l’emploi plus fréquent et soutenu d’un organe quelconque, fortifie peu à peu cet organe, le développe, l’agrandit et lui donne une puissance proportionnée à la durée de cet emploi, tandis que le défaut constant d’usage de tel organe, l’affaiblit insensiblement, le détériore, diminue progressivement ses facultés et finit par le faire disparaître. »

La deuxième loi est celle de l’hérédité des caractères acquis :

« Tout ce que la nature a fait acquérir ou perdre aux individus par l’influence des circonstances où leur race se trouve depuis longtemps exposée et, par conséquent, par l’influence de l’emploi prédominant de tel organe ou par celle d’un défaut constant d’usage de telle partie ; elle le conserve par la génération aux nouveaux individus qui en proviennent, pourvu que les changements acquis soient communs aux deux sexes ou à ceux qui ont produit ces nouveaux individus. »

C’est au moyen de ces deux principes que Lamarck va réduire à néant les considérations finalistes (p. 235) :

« Les naturalistes ayant remarqué que les formes des parties des animaux, comparées aux usages de ces parties, sont toujours parfaitement en rapport, ont pensé que les formes et l’état des parties en avaient amené l’emploi : or c’est là l’erreur ; car il est facile de démontrer par l’observation, que ce sont, au contraire, les besoins et les usages des parties qui ont développé ces mêmes parties, qui les ont même fait naître lorsqu’elles n’existaient pas et qui, conséquemment, ont donné lieu à l’état où nous les observons dans chaque animal.

« Pour que cela ne fût pas ainsi, il eût fallu que la nature eût créé, pour les parties des animaux, autant de formes que la diversité des circonstances dans lesquelles ils ont à vivre l’eût exigé, et que ces formes ainsi que ces circonstances, ne variassent jamais.

« … Depuis longtemps, ajoute Lamarck, on a eu à cet égard, le sentiment de ce qui est, puisqu’on a établi la sentence suivante qui a passé en proverbe et que tout le monde connaît : les habitudes forment une seconde nature. »

C’est ce principe de Lamarck que l’on résume trop brièvement dans la formule : La fonction crée l’organe. Cette formule trop concise a généralement été mal entendue ; il est nécessaire que nous nous y arrêtions quelques instants. Il est bien évident que si un escargot a besoin de se gratter, ce besoin ne lui fait pas pousser une main, et que si l’homme a besoin de regarder derrière lui, cette nécessité ne développe pas chez lui l’œil de Victor Considérant. C’est que le mot organe est le plus souvent pris dans une acception qu’il n’a pas. On dit, par exemple, à tort, que la main est l’organe de la préhension ; cela est faux ; la main fait partie, chez l’homme, de ce qui constitue ordinairement l’organe de la préhension, mais si l’on coupe les deux mains à un homme, il exécute néanmoins avec ses moignons la fonction de préhension ; il peut l’exécuter également avec ses pieds, avec sa bouche, etc. L’organe de la préhension est défini par la fonction même de la préhension et comprend l’ensemble des tissus qui collaborent à l’exercice de cette fonction. La définition de l’organe est uniquement physiologique.

Ceci posé, considérons un animal au moment où les hasards des variations du globe l’amènent à vivre dans des conditions nouvelles ; cet animal est doué à ce moment d’un certain nombre de parties coordonnées, parties au moyen desquelles étaient constitués les organes dont il se servait dans les circonstances précédentes et qui lui permettaient par conséquent d’exécuter, dans ces circonstancesprécédentes, toutes les fonctions nécessaires à l’entretien de sa vie. Dans les conditions nouvelles où il se trouve transporté, une fonction nouvelle lui devient nécessaire. Alors, de deux choses l’une : ou bien, il n’a pas les outils indispensables pour effectuer cette fonction, et dans ce cas il meurt ; ou bien il peut exécuter tant bien que mal cette fonction nouvelle avec les outils (membres, appendices, etc…) qu’il possède. Le premier cas, qui est le plus fréquent, ne nous intéresse pas. Dans le second, un organe nouveau se trouve défini chez l’animal considéré ; cet organe nouveau emprunte un certain nombre des parties préexistantes et fonctionne d’abord tant bien que mal ; puis, progressivement, en vertu de la loi de l’habitude, le fonctionnement de cet organe devient de plus en plus aisé ; cet organe qui était d’abord simplement défini par la fonction nouvelle, se trouve petit à petit développé par le fonctionnement, adapté à son rôle. Et ainsi, des parties homologues, c’est-à-dire des parties du corps qui, chez deux animaux donnés sont la représentation héréditaire d’une partie de leur ancêtre commun peuvent être adaptées à des fonctions différentes : la queue du cheval lui sert pour se garer des mouches, la queue du kanguroo joue un rôle dans la station et la locomotion de l’animal :

« Le kanguroo, qui porte ses petits dans la poche qu’il a sous l’abdomen, a en conséquence, pris l’habitude de se tenir comme debout, posé seulement sur ses pieds de derrière et sur sa queue, et de ne se déplacer qu’à l’aide d’une suite de sauts dans lesquels il conserve son attitude redressée pour ne point gêner ses petits. Voici ce qui en est résulté :

« 1° Les jambes de devant, dont il fait très peu d’usage et sur lesquelles il s’appuie seulement dans l’instant où il quitte son attitude redressée, n’ont jamais pris de développement proportionné à celui des autres parties et sont restées maigres, très petites et presque sans force.

« 2° Les jambes de derrière, presque continuellement en action, soit pour soutenir tout le corps, soit pour exécuter les sauts, ont, au contraire, obtenu un développement considérable, et sont devenues très grandes et très fortes.

« 3° Enfin, la queue, que nous voyons ici fortement employée au soutien de l’animal et à l’exécution de ses principaux mouvements, a acquis dans sa base une épaisseur et une force extrêmement remarquables. » (p. 259).

Un raisonnement absolument identique expliquerait comment la station verticale, pénible chez les singes, est devenue naturelle à l’homme par une longue accoutumance grâce au développement adéquat de toutes les parties nécessaires à la stabilité de cette position d’équilibre. Voici d’ailleurs d’autres exemples du développement des organes par l’habitude (p. 249) :

« L’oiseau que le besoin attire sur l’eau pour y trouver la proie qui le fait vivre, écarte les doigts de ses pieds lorsqu’il veut frapper l’eau et se mouvoir à sa surface. La peau qui unit ces doigts à leur base, contracte, par ces écartements des doigts sans cesse répétés, l’habitude de s’étendre ; ainsi, avec le temps, les larges membranes qui unissent les doigts des canards, des oies, etc., se sont formées telles que nous les voyons. Les mêmes efforts faits pour nager, c’est-à-dire, pour pousser l’eau, afin d’avancer et de se mouvoir dans ce liquide, ont étendu de même le$ membranes qui sont entre les doigts des grenouilles, des tortues de mer, de la loutre, du castor, etc… »

Ainsi donc, des circonstances analogues (dans l’espèce, la vie aquatique) peuvent développer chez des êtres différents des caractères de similitude ; les pattes palmées n’indiquent pas une parenté entre la grenouille et le castor ; ce sont des caractères de convergence, résultant d’adaptation aux même conditions de vie.

Lamarck a bien compris la difficulté qui résulte de ce fait pour l’établissement de la classification naturelle. Nous retrouvons d’autres caractères de convergence dans les exemples suivants qui mettent en relief l’atrophie d’un organe par la désuétude (p. 241) :

« Des yeux à la tête sont le propre d’un grand nombre d’animaux divers, et font essentiellement partie du plan d’organisation des vertébrés.-

« Déjà néanmoins la taupe, qui, par ses habitudes, fait très peu d’usage de la vue, n’a que des yeux très petits, et à peine apparents, parce qu’elle exerce très peu cet organe.

« L’aspalax d’Olivier (Voyage en Egypte et en Perse, II, pl. 28, f. 2), qui vit sous terre comme la taupe, et qui vraisemblablement s’expose encore moins qu’elle à la lumière du jour, a totalement perdu l’usage de la vue : aussi n’offre-t-il plus que des vestiges de l’organe qui en est le siège ; et encore ces vestiges sont tout à fait cachés sous la peau et sous quelques autres parties qui les recouvrent, et ne laissent plus le moindre accès à la lumière.

« Le protée, reptile aquatique voisin des salamandres par ses rapports et qui habite dans des cavités profondes et obscures qui sont sous les eaux, n’a plus, comme l’aspalax, que des vestiges de l’organe de la vue ; vestiges qui sont couverts et cachés de la même manière, »

Ici encore, la cécité est un caractère de convergence n’établissant aucune parenté entre le protée et l’aspalax.

De toutes ces considérations Lamarck tire sa conclusion particulière qu’il oppose comme il suit à la conclusion admise jusqu’à lui (p. 265) :

« Conclusion admise jusqu’à ce jour : la nature (ou son Auteur), en créant les animaux, a prévu toutes les sortes possibles de circonstances dans lesquelles ils auraient à vivre, et a donné à chaque espèce une organisation constante, ainsi qu’une forme déterminée et invariable dans ses parties, qui forcent chaque espèce à vivre dans les lieux et les climats où on la trouve, et à y conserver les habitudes qu’on lui connaît.

« Ma conclusion particulière : la nature, en produisant successivement toutes les espèces d’animaux, et commençant par les plus imparfaits ou les plus simples, pour terminer son ouvrage par les plus parfaits, a compliqué graduellement leur organisation ; et ces animaux se répandant généralement dans toutes les régions habitables du globe, chaque espèce a reçu de l’influence des circonstances dans lesquelles elle s’est rencontrée, les habitudes que nous lui connaissons et les modifications dans ses parties que l’observation nous montre en elle, »

Il insiste avec raison sur ce fait que la théorie fixiste « suppose que les circonstances des lieux qu’habite chaque espèce d’animal ne varient jamais dans ces lieux ; car si elles variaient, les mêmes animaux n’y pourraient plus vivre. » (p. 266).

L’adaptation de chaque être à ses conditions de vie est donc une preuve irréfutable de la transformation des espèces. Car (p. 231) :

« Ce qu’on ne sait pas assez, et même ce qu’en général on se refuse à croire, c’est que chaque lieu lui-même change avec le temps, d’exposition, de climat, de nature et de qualité, quoique avec une lenteur si grande par rapport à notre durée, que nous lui attribuons une stabilité parfaite… On sent de là que s’il y a des extrêmes dans ces changements, il y a aussi des nuances, c’est-à-dire, des degrés qui sont intermédiaires et qui remplissent l’intervalle. Conséquemment, il y a aussi des nuances dans les différences qui distinguent ce que nous nommons des espèces. »

On devrait donc trouver tous les passages entre deux formes différentes d’êtres vivants ; l’absence de ces types de passage était une difficulté que Lamarck n’a pas résolue. Darwin au contraire l’a lumineusement expliquée, mais, pour ne pas avoir compris le rôle de la sélection naturelle, l’auteur de la Philosophie zoologique n’en a pas moins laissé une œuvre admirable et presque complète. On peut au contraire reprocher à Darwin et surtout aux néo-darwiniens, d’avoir méconnu, malgré Lamarck, le rôle prépondérant de l’influence du milieu et d’avoir attribué le plus souvent la variation des êtres aux hasards des fécondations. En réalité, Lamarck n’a pas rejeté la possibilité de l’apparition d’espèces nouvelles sous l’influence de l’hybridation, mais il en a parlé vaguement et sans lui attribuer plus d’importance qu’elle n’en mérite. Je ne relève dans son livre que deux passages relatifs à cette possibilité ; d’abord (p. 63) :

« L’idée d’embrasser sous le nom d’espèce, une collection d’individus semblables, qui se perpétuent les mêmes par la génération, et qui ont ainsi existé les mêmes aussi anciennement que la nature emportait la nécessité que les individus d’une même espèce ne pussent point s’allier, dans les actes de génération, avec des individus d’une espèce différente.

« Malheureusement, l’observation a prouvé, et prouve encore tous les jours, que cette considération n’est nullement fondée ; car les hybrides, très communs parmi les végétaux, ont fait voir que les limites entre ces espèces prétendues constantes, n’étaient pas aussi solides qu’on l’a imaginé.

« À la vérité, souvent il ne résulte rien de ces singuliers accouplements, surtout lorsqu’ils sont très disparates, et alors les individus qui en proviennent sont en général inféconds : mais aussi, lorsque les disparates $ont moins grandes, on sait que les défauts dont il s’agit n’ont plus lieu. Or ce moyen seul suffit pour créer de proche en proche des variétés qui deviennent ensuite des races et qui, avec le temps, constituent ce que nous nommons des espèces. »

Et plus bas (p. 73) :

« En effet, outre que nous connaissons les influences et les suites des fécondations hétéroclites, nous savons positivement aujourd’hui qu’un changement forcé et soutenu, dans les lieux d’habitation, etc., etc. »

Lamarck laisse ainsi de côté, immédiatement, les phénomènes d’hybridation, pour revenir à l’influence du milieu et il a raison. Malgré Weismann et les néo-darwiniens, il paraît en effet définitivement établi aujourd’hui que le mélange des sexes, dans les espèces vivant en liberté, a pour résultat de maintenir le type moyen de l’espèce et non d’introduire des variations dans ce type. S’il y a eu, exceptionnellement, formation d’une espèce par fécondation croisée, ce ne peut être que dans des cas très particuliers. L’influence du milieu est le facteur essentiel de la variation.

Tout le monde sait que « Darwin a établi la parenté de l’homme et du singe ». Il n’est pas inutile de montrer que l’idée de cette parenté est pleinement exprimée par Lamarck et que Darwin, à qui on la prête, pour le lui reprocher d’ailleurs, n’y a rien ajouté.

« Si une race quelconque de quadrumanes, dit Lamarck (p. 349), surtout la plus perfectionnée d’entre elles, perdait, par la nécessité des circonstances ou par quelqu’autre cause, l’habitude de grimper sur les arbres,… et si les individus de cette race, pendant une suite de générations, étaient forcés de ne se servir de leurs pieds que pour marcher et cessaient d’employer leurs mains comme des pieds ; il n’est pas douteux…, que ces quadrumanes ne fussent à la fin transformés en bimanes, et que les pouces de leurs pieds ne cessassent d’être écartés des doigts, ces pieds ne leur servant plus qu’à marcher.

« … Enfin, si ces mêmes individus cessaient d’employer leurs mâchoires comme des armes pour mordre, déchirer ou saisir, ou comme des tenailles pour couper l’herbe et se nourrir et qu’ils ne les fissent servir qu’à la mastication ; il n’est pas douteux encore que leur angle facial ne devînt plus ouvert, que leur museau ne se raccourcît de plus en plus, et qu’à la fin, étant entièrement effacé, ils n’eussent leurs dents incisives verticales. »

Je voudrais citer tout au long les huit pages (349-357) dans lesquelles est résumée la transformation d’un singe en homme, l’acquisition, par cette espèce nouvelle d’une prépondérance sur les autres et même, l’origine du langage articulé ; je me borne à reproduire les quelques lignes relatives au langage (p. 356) :

« … Les individus de la race dominante…, ayant eu besoin de multiplier les signes pour communiquer rapidement leurs idées devenues de plus en plus nombreuses, et ne pouvant plus se contenter ni des signes pantomimiques, ni des inflexions possibles de leur voix, pour représenter cette multitude de signes devenus nécessaires, seront parvenus, par différents efforts, à former des sons articulés : d’abord, ils n’en auront employé qu’un petit nombre, conjointement avec des inflexions de leur voix ; par la suite, ils les auront multipliés, variés et perfectionnés, selon l’accroissement de leurs besoins et selon qu’ils se seront exercés à les produire… De là, l’origine de l’admirable faculté de parler ; et comme l’éloignement des lieux où les individus se seront répandus favorise la corruption des signes convenus pour rendre chaque idée, de là l’origine des langues, qui se seront diversifiées partout »

Malgré son mépris pour l’opinion de la « majorité compacte », Lamarck, désireux sans doute de voir répandre ses idées a introduit de ci de là, dans son ouvrage, quelques phrases destinées à atténuer les mauvaises volontés dont était menacée la théorie nouvelle. En particulier, son chapitre relatif à l’homme commence par ces mots : « Si l’homme n’était distingué des animaux que relativement à son organisation… » et se termine par cette phrase prudente :

« Telles seraient les réflexions que l’on pourrait faire si l’homme… n’était distingué des animaux que par les caractères de son organisation et si son origine n’était pas différente de la leur. »

Dès les premières pages de son livre, aussitôt qu’il a exprimé sa croyance à la transformation des espèces, il craint d’être suspecté d’athéisme (p. 56) :

« Sans doute, rien n’existe que par la volonté du sublime Auteur de toutes choses. Mais pouvons-nous lui assigner des règles dans l’exécution de sa volonté, et fixer le mode qu’il a suivi à cet égard ? Sa puissance infinie, n’a-t-elle pu créer un ordre de choses qui donnât successivement l’existence à tout ce que nous voyons, comme à tout ce qui existe et que nous ne connaissons pas.

« Assurément, quelle qu’ait été sa volonté, l’immensité de sa puissance est toujours la même ; et de quelque manière que se soit exécutée cette volonté suprême, rien n’en peut diminuer la grandeur. »

Et plus loin, p. 68 :

« Admirerai-je moins la grandeur de la puissance de cette première cause de tout, s’il lui a plu que les choses fussent ainsi ; que si, par autant d’actes de sa volonté, elle se fût occupée et s’occupât continuellement encore des détails de toutes les variations, de tous les développements et perfectionnements, de toutes les destructions et de tous les renouvellements ; en un mot, de toutes les mutations qui s’exécutent généralement dans les choses qui existent.

« Or, j’espère prouver que la nature possède les moyens et les facultés qui lui sont nécessaires pour produire par elle-même ce que nous admirons en elle. »

J’ai souligné cette dernière phrase qui est la plus essentielle ; peu importent en effet les discussions théologiques et métaphysiques, Lamarck se place sur un terrain très positif et y recueille une admirable moisson.

En résumé, la nature « a créé dans tous les animaux, par la seule voie du besoin, qui établit et dirige les habitudes, la source de toutes les actions, de toutes les facultés, depuis les plus simples jusqu’à celles qui constituent l’instinct, l’industrie, enfin le raisonnement. » (p. 67).

Mais comment se réalisent ces besoins, comment agissent-ils ? Ce problème ne pouvait manquer de se poser à l’esprit de Lamarck ; il lui fallait une théorie de la vie. Il en a donné une dans la seconde partie de son ouvrage et cette seconde partie est fort inférieure à la première. La physique et la chimie étaient encore à leur aurore et le mot si vague de fluide se retrouve naturellement dans toutes les explications mécaniques qu’on pouvait donner. Cependant, malgré cette infériorité fatale de sa théorie de la vie, elle contient encore des preuves évidentes du génie de son auteur. Laissons de côté ce qui est suranné ; nous trouvons même dans cette partie de l’ouvrage, des choses qui auraient suffi à immortaliser le nom d’un savant.

D’abord, à la notion peu scientifique de l’existence de trois règnes, le règne animal, le règne végétal, le règne minéral, il substitue une division des corps de la nature :

« 1° En corps organisés, vivants ; 2° en corps bruts et sans vie. »

« Les êtres ou corps vivants, ajoute-t-il, p. 91, tels que les animaux et les végétaux, constituent la première de ces deux branches des productions de la nature. Ces êtres ont, comme tout le monde sait, la faculté de se nourrir, de se développer, de se reproduire, et sont nécessairement assujettis à la mort.

« Mais ce qu’on ne sait pas aussi bien, parce que des hypothèse en crédit ne permettent pas de le croire, c’est que les corps vivants, par suite de l’action et des facultés de leurs organes, ainsi que des mutations qu’opèrent en eux les mouvements organiques, forment eux-mêmes leur propre substance et leurs matières sécrétoires ; et ce qu’on sait encore moins, c’est que par leurs dépouilles, ces corps vivants donnent lieu à l’existence de toutes les matières composées, brutes ou inorganiques qu’on observe dans la nature. »

Cette idée « que les corps vivants ont la faculté de composer eux-mêmes leur propre substance » ne contient-elle pas le germe de la définition actuelle de la vie par l’assimilation ?

Ailleurs, il donne aussi les bases véritables de la biologie scientifique (p. 377) :

« Si l’on veut parvenir à connaître réellement ce qui constitue la vie, en quoi elle consiste, quelles sont les causes et les lois qui donnent lieu à cet admirable phénomène de la nature, et comment la vie elle-même peut être la source de cette multitude de phénomènes étonnants que les corps vivants nous présentent ; il faut avant tout, considérer très attentivement les différences qui existent entre les corps inorganiques et les corps vivants ; et pour cela, il faut mettre en parallèle les caractères essentiels de ces deux sortes de corps. »

Ces principes, joints à l’excellente méthode dont nous avons déjà parlé et qui consiste à commencer l’étude de la vie dans les êtres simples et non chez l’homme, ont conduit Lamarck à comprendre que chez les plantes au moins et chez les animaux inférieure, la spontanéité des mouvements vitaux n’est qu’apparente (Avertissement, p. xv) :

« Ayant considéré que, sans les excitations de l’extérieur, la vie n’existerait point et ne saurait se maintenir en activité dans les végétaux, je reconnus bientôt qu’un grand nombre d’animaux devaient se trouver dans le même cas ; et comme j’avais eu bien des occasions de remarquer que, pour arriver au même but, la nature variait ses moyens, lorsque cela était nécessaire, je n’eus plus de doute à cet égard.

« Ainsi je pense que les animaux très imparfaits qui manquent de système nerveux, ne vivent qu’à l’aide des excitations qu’ils reçoivent de l’extérieur… »

Voilà une idée que l’on considérait encore il y a vingt ans comme extrêmement hardie. Si Lamarck n’a pas pu en tirer tout ce qu’elle promettait, c’est que la théorie des fluides l’en a empêché ; mais on ne saurait lui reprocher l’état de la physique et de la chimie à son époque et il faut l’admirer au contraire d’avoir pu, au milieu d’un mouvement scientifique si peu avancé, concevoir une biologie si saine et si féconde. On peut dire que Lamarck a placé la vie parmi les autres phénomènes naturels ; il a attribué aux phénomènes mécaniques, aux influences des conditions de milieu, non seulement la variation des formes spécifiques, mais les manifestations vitales elles-mêmes. Il a été le premier moniste ; il était trop en avance sur tous ses contemporains, mais le siècle qui l’a suivi lui a donné raison.

Darwin a accaparé toute la gloire du transformisme ; ses explications séduisantes ont plus fait pour le triomphe de la théorie que les interprétations plus vraies de Lamarck, mais aujourd’hui que l’évolution des espèces est acceptée et discutée par le monde entier, on doit rendre au père de la biologie scientifique les hommages qui lui sont dus. Toute une école de naturalistes s’occupe actuellement de mettre au courant de la science moderne les idées de Lamarck, idées extrêmement fécondes quoi qu’en ait pensé Darwin. J’ai essayé de montrer dans un livre récent [6] qu’en se servant convenablement de l’œuvre du grand évolutionniste français et de celle de son successeur anglais, on peut résoudre d’une manière satisfaisante tous les problèmes de la transformation des espèces.

Je voudrais surtout avoir montré ici que Lamarck doit être placé au premier rang parmi les hommes qui ont honoré la science et l’humanité. Il n’y a pas de nom illustre auprès duquel le nom de Lamarck ne puisse être cité avec honneur. Et puisque ses compatriotes l’ont méconnu et oublié, il serait bon qu’on forçât leur admiration, non pas en lui élevant une statue sous laquelle on ne pourrait même pas transporter ses restes ignorés et perdus dans les catacombes, mais en faisant connaître son génie, en publiant une édition nationale de ses œuvres.
Félix Le Dantec
  1. A. S. Packard : Lamarck, the founder of Evolution, hit life and work. New York.
  2. J. B. P. A. Lamarck : Philosophie zoologique. Paris, 1809.
  3. Ce sont les naturalistes que nous appelons aujourd’hui les coquillards.
  4. Ceci ne serait rigoureusement vrai que pour les monères auxquelles Haeckel a cru et qui ont probablement existé jadis si elles n’existent plus aujourd’hui.
  5. Annales du Muséum d’Histoire naturelle. Vol. I, pp. 235-236.
  6. Lamarckiens et Darwiniens, Alcan, 1900.