Lamartine orateur - De l’entrée à la Chambre au banquet des Girondins (1834-1847)

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Lamartine orateur - De l’entrée à la Chambre au banquet des Girondins (1834-1847)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 47 (p. 325-352).
LAMARTINE ORATEUR

DE L’ENTRÉE A LA CHAMBRE AU BANQUET DES GIRONDINS
1834-1847
LETTRES INÉDITES[1]


LES DÉBUTS A LA TRIBUNE

Lamartine était encore en Orient. Un soir, sous les cèdres de l’Anti-Liban, il regardait distraitement un cavalier arabe gravir au pas essoufflé de sa jument les pentes rocailleuses qui montaient à son campement. Descendu de cheval, le cavalier fouilla dans sa ceinture, en tira une lettre : elle apprenait au voyageur qu’il avait été, en son absence, élu à la Chambre des députés, où l’envoyait le collège de Bergues... C’est une nouvelle carrière qui s’ouvre devant Lamartine, celle à laquelle il aspirait en secret depuis longtemps, celle qui, après les hautes satisfactions de la gloire, va lui faire connaître les enivremens de la popularité. Sa correspondance intime, — soit avec Mme de Lamartine, soit avec le beau-frère préféré, M. de Montherot, — grandit alors en intérêt. Non seulement elle nous renseigne sur l’état d’esprit de celui qui sera amené à jouer dans les affaires de son pays un rôle décisif, mais elle met en scène tout le monde politique d’alors et aborde des questions qui ont passionné la France entière. Ecrites sous l’impression des événemens, dans l’émotion qu’elles continuent et qu’elles reflètent, chaudes de la lutte, vibrantes d’enthousiasme ou de colère, ces lettres sont souvent admirables de forme : dans le mouvement de la phrase jaillissent les trouvailles de style, formules saisissantes, mots qui mordent, images poétiques.

Le nouveau député allait être forcé d’habiter Paris, du moins pendant la durée des sessions. Rentrés en France, après leur lugubre voyage, M. et Mme de Lamartine s’étaient enfermés avec leur chagrin. De Mâcon, où ils prolongeaient leur séjour jusqu’à l’entrée de l’hiver, ils avaient chargé Aimé Martin de leur choisir un appartement et de le meubler ; ils craignaient seulement, sur le plan qu’il avait envoyé, qu’il ne l’eût pris beaucoup trop beau. Pour les meubles, Mme de Lamartine recommandait de faire le nécessaire, le convenable, rien de plus : « Nous serons à Paris par nécessité et non par goût d’élégance. Tout cela nous a bien passé, si jamais nous l’avions eu, et Alphonse désire y dépenser le moins possible, ce que vous comprendrez, entre nous, après un voyage comme celui que nous venons de faire. Ainsi il faut que vous ayez la bonté de préparer les choses de manière que le tapissier ne nous traite pas en grands seigneurs, ce qui serait loin de compte[2]. » Aimé Martin avait eu la main heureuse. Lamartine se trouva délicieusement logé dans ce vaste et paisible appartement de la rue de l’Université, au numéro 82, qui donnait sur une cour de vieil hôtel et sur de verts jardins : « Il s’est passé tant de choses dans ces pièces, écrit un des familiers du logis[3], qu’elles sont devenues historiques. L’Europe politique, littéraire, artistique, plébéienne, a passé dans cette large salle à manger, et dans ce grand salon encadré par un divan, et dans cet atelier où séchaient toujours quelques toiles de Mme de Lamartine. Les privilégiés ont ouvert cette porte à droite et trouvé un beau cabinet où Lamartine ne travailla jamais, encombré de livres offerts, recueils de poésie innocens, journaux et imprimés de la Chambre. Ils sont entrés dans cette cabine où dormait Lamartine, où il écrivait sous la lampe du matin et où il recevait les têtes couronnées du monde, — je veux dire les têtes pensantes, — entre son lit et sa table. On se rappelle dans l’atelier ce portrait un peu froid du poète entre deux lévriers à ses pieds, par Decaisnes, et cette odeur de tabac d’Orient courant partout, et ces feux clairs allumés dans les cheminées. » A la date où nous sommes, et dans le deuil si récent, le logis ne s’ouvre encore qu’aux intimes ; bientôt afflueront les amis de fraîche date, électeurs, collègues, journalistes, solliciteurs et flatteurs. C’est là que Lamartine passera tout le temps de sa vie parlementaire et là que le trouvera encore la Révolution de Février.

La session fut ouverte par le Roi, le 23 décembre. Le lendemain, la Chambre nommait Dupin à la présidence. Impatient de faire ses débuts, Lamartine ne se donna pas le temps de « prendre l’air » du pays où il entrait et d’en tâter le terrain réputé si glissant. Dès le 4 janvier 1834, au cours de la discussion de l’adresse, il monta à la tribune. Il avait choisi cette « question d’Orient, » où son récent voyage et son passé de diplomate lui donnaient une compétence particulière. Les journaux de l’époque témoignent du vif sentiment de curiosité qui se manifesta dans l’assemblée. « Plusieurs députés qui se trouvent dans les couloirs et la salle de conférences vont prendre leur place. « Ecoutez ! Ecoutez ! En place ! » Curiosité bien justifiée. Quelle figure ce poète allait-il faire à la tribune ? Les lettres ne l’avaient-elles pas rendu inapte aux affaires ? Quelle ligne de conduite allait adopter le brillant fonctionnaire de la Restauration, passé au nouveau régime, mais avec toute sorte de précautions et de restrictions ? Lamartine commença, — noblement, — par un salut aux orateurs d’hier. « Leur voix éteinte retentit encore à mon esprit, et la mémoire éloquente des de Serres, des Foy, des Lainé, cette mémoire plus vivante sur ce théâtre de leurs luttes est bien propre à inspirer une religieuse terreur à ceux que la voix du pays appelle à parler à leur place, mais non jamais à les remplacer. Pénétré, etc. » Ce geste, je le crains, étonnerait dans le Parlement d’aujourd’hui. Mais il ne suffit pas d’en louer l’élégance : il faut en comprendre toute la signification. Ces paroles courtoises sont une marque de déférence à l’égard des maîtres ; elles sont aussi l’annonce qu’un orateur de la même « famille d’esprits » se présente pour recueillir leur succession. C’est l’entrée en scène de M. de Lamartine.

Dans cette première session, Lamartine devait prendre plusieurs fois la parole : en février, sur la Vendée, pour s’opposer à des mesures d’exception ; le 13 mars, sur la loi contre les Associations ; le 8 mai, sur l’Instruction publique, pour protester contre une réduction de crédits et réclamer la diffusion de « l’instruction et de la moralisation publiques ; » enfin contre la peine de mort. On trouvera la trace de ces premières luttes politiques dans les lettres que Lamartine adresse à son beau-frère et où se dessinent en traits déjà si lisibles les visées lointaines du futur homme d’Etat.


17 janvier 1834, vendredi[4].

Je vous remercie, mon cher ami, de tout ce que vous avez fait et si bien fait avec le zèle d’une affection loyale et courageuse. Mais c’est bien pis ici ; et vous ne pouvez vous figurer toutes les injures et calomnies débitées et accréditées jusqu’à nouvel ordre. Comme cela doit être et sera plus encore dans quelque temps où tous les partis réuniront leur colère en faisceau, je ne m’en inquiète pas et je vais aller mon chemin à travers ces clameurs. J’ai la conscience de les surmonter plus tard et elles sont nécessaires à mon plan de conduite. Je ne réponds rien. Je suis tranquille sur la justification à venir qui sortira peu à peu des paroles et des faits. Il est nécessaire, à mon avis, de défaire avec énergie et dévouement ce que le royalisme absurde a fait depuis trois ans. Il est fourvoyé, il est dans un cul-de-sac. Faisons de la raison, et, dans deux ans, nous aurons notre force dans le dégoût de ce parti dupé et dans la conscience du pays. Pour cela il faut être impopulaire, bouc émissaire, deux ans : j’en ai le courage. Dieu m’en donne le talent et la force physique !

Adieu. Aimez-moi. Je n’ai pas de colère contre Virieu : une pareille amitié est au-dessus des opinions.

L.

Et moi aussi je vous remercie, mon cher frère : je m’attendais à des attaques, mais je ne croyais pas qu’elles puissent porter sur son désintéressement. Son caractère me paraissait au-dessus de toute attaque. Patience ! Je ne m’attendais pas non plus que dans ma solitude, mon deuil et mes larmes éternelles, mon nom serait associé aux calomnies politiques. Mais cela m’est égal. Ce que je savais très bien, c’est que, dans toutes les luttes, ma part serait de souffrir, car mon cœur est à jamais fermé aux jouissances ; le plus grand triomphe ne pourrait l’épanouir, tandis que chaque coup le resserre encore plus ou moins douloureusement… (Post-scriptum ajouté par Mme de Lamartine.)


4 mars 1834[5].

… Votre refrain est le seul vrai. Nous sommes stupides nous autres royalistes, ajoutez encore nous autres propriétaires, nous autres honnêtes gens, nous autres Français, et le moment est grave et serait superbe pour nous, si nous ne lui opposions pas nos passions haineuses, étroites et par conséquent bêtes. Mais qu’au moins les gens comme nous, lorsque la tempête, dont tant d’autres accumulent les élémens, viendra à éclater et à tout engloutir, puissent se laver les mains d’une ruine à laquelle ils n’auront pas participé ! C’est une grande consolation de pouvoir se rendre ce témoignage : je ne péris pas par ma propre faute ni par ma propre volonté. C’est là toute ma politique.

Vous le savez, j’en ai encore une autre que je ne vous dis pas, mais qui a le même but loyal et qui est indispensable à cette époque, c’est ma politique sociale. J’en déroulerai peu à peu quelques mots dans chaque discours, mais des mots assez vagues pour n’être pas compris d’une Chambre très arriérée et l’être cependant d’une jeunesse très avancée. Notre force est là ; ce n’est pas aujourd’hui qu’il faut la voir, c’est dans trois ou quatre ans. Vous me comprenez : je veux former un parti de réserve dans la Chambre. J’y réussirai, malgré la colère unanime de tous les journaux, de tous les bancs, de tous les partis qui ne veulent rien au delà d’eux-mêmes. Quant aux discours, ne vous en inquiétez pas, il ne s’agit pas d’éloquence pour le moment. L’éloquence est une arme qu’il faut avoir bien aiguisée dans le fourreau, mais qu’il ne faut faire briller qu’au jour du combat. Peut-être en aurai-je alors, car ce n’est pas autre chose que du bon sens, du courage et de la conviction et une voix forte ; mais à présent il ne faut autre chose qu’accoutumer la Chambre à moi, dessiner successivement une ligne nouvelle et m’habituer moi-même à l’inexprimable difficulté d’une pareille tribune.

Je me prépare aussi pour deux occasions à la Chambre. J’y ai vivement mordu la dernière fois sur la liberté de l’enseignement. Il y a eu bravo unanime et l’impression en demeure. Je fus bien inspiré. L’instruction publique me rouvrira un vaste champ. Mais comme j’y dirai des choses de politique sociale et avancée qu’ils ne veulent ni ne peuvent entendre, je serai repoussé avec scandale. Cela m’est égal. Je parle pour les murs.

L’affaire de Lyon est fâcheuse, mais à mon avis ne compromet pas la France. C’est une question industrielle qui eût été de toutes les époques. Cela mène aux questions qu’il faudra bien enfin aborder, à la politique d’humanité, de charité, de christianisme, etc.


Ce qui frappe tout de suite dans ces lettres, c’est l’attitude que s’est choisie Lamartine dès le début, et c’est cette situation d’exception où il se place en dehors des partis. Certes il ne se trouvait en sympathie complète avec aucun d’eux. « Je ne voulais être, a-t-il écrit plus tard, ni du parti du gouvernement que je n’aimais pas, ni du parti légitimiste qui n’avait plus de sens que sa mauvaise humeur, ni du parti de l’opposition ultra-libérale que je n’estimais pas, ni du parti du silence et de l’expectative qui était l’opposé de ma nature[6]. » Certes encore il n’est pas d’humeur à entrer dans les intrigues des uns et des autres. Mais la raison à laquelle il obéit est plus profonde. En passant homme d’Etat, il reste le lyrique et le romantique qu’il a toujours été, incapable de se dégager de lui-même, dominé par l’exclusive tyrannie du Moi. Comme il a fait de la poésie personnelle, il fait de la politique personnelle.

Pour être d’un parti, Lamartine n’avait qu’une ressource : le créer. Ce fut le « parti social. » Ce fameux parti social, dont il promet toujours pour le lendemain le programme complet et la constitution définitive, il en recommence, à maintes reprises, le dénombrement ; ils sont un jour trente, et vont un autre jour à la soixantaine : tout compte fait, ils sont un. Lamartine est trop avisé pour s’y tromper ; mais ce splendide isolement n’a rien qui lui déplaise.

Un autre caractère non moins essentiel pour expliquer sa politique, et qu’il est important de noter à cette date, c’en est l’orientation vers l’avenir. Lamartine, aux premières années de la Monarchie de juillet, n’est pas l’homme du moment ; il le sait ; mais son heure peut venir. Donc il s’adresse à la jeunesse, à ceux qui plus tard seront l’opinion et la force. Il songe aux masses dont l’instinct, d’abord confus, se dégage et se précise avec le temps, pour devenir un jour pensée directrice. Il n’attend pas les premières déceptions de la vie parlementaire pour se résoudre à parler « aux murs, » — à ces murs par delà lesquels il y a le pays. Les hommes s’usent, les événemens vont vite : il faut être prêt. Celui-là a les plus grandes chances qui, sans dévoiler encore toute la « vertu » qui réside en lui, a su inspirer une grande attente.


DANS LA MÊLÉE. — LE DÉPUTÉ CHEZ SES ÉLECTEURS

Rester indépendant vis-vis de chaque parti, c’est le sûr moyen de grouper tous les partis contre soi. Lamartine en fil aussitôt l’épreuve. Certes il exagère quand il parle de « déchaînement universel. » Si les légitimistes qui, depuis 1820, avaient adopté sa gloire, le considèrent comme un transfuge et le traitent en conséquence, en général on affecte à son égard plus de dédain que de courroux. Mais ce genre de polémique lui était alors nouveau. Quand on passe des sphères calmes de la littérature ou de la diplomatie à celles de la politique, on est tout d’abord déconcerté par le changement des mœurs ; on croit que le privilège vous a été réservé de haines inouïes et d’injures inédites : on s’habitue ensuite à ce tapage, comme on finit par ne plus entendre la roue bruyante d’un moulin que le vent fait tourner. Dans le soin que met Lamartine à noter les injures dont il se croit l’objet, il y a un peu du novice étonné et scandalisé.

Toutefois, c’est ici un des traits qui le peignent. Il a toujours supporté la critique avec une sérénité robuste dont bien peu ont donné l’exemple. Poète, il n’a ni la susceptibilité d’un Racine, de qui son fils a écrit : « La plus mauvaise critique lui avait toujours causé plus de chagrin que les plus grands applaudissemens ne lui avaient fait de plaisir. » Lamartine était exactement à l’opposé ; il jouissait des complimens à un degré extraordinaire, surtout chez un homme qui en avait tant reçu ; il s’enchantait des applaudissemens, au point d’en être dupe. Et il ignorait aussi bien les longs ressentimens d’un Victor Hugo, se vengeant, à quarante ans de distance, d’un article pourtant élogieux, par cette grossièreté : « Un âne, qui ressemble à M. Nisard, brait. » Politique, il a pu se rendre ce témoignage qu’il n’a jamais cédé ni à une animosité contre les individus, ni à une rancune. Attaqué par la Némésis, lors de sa première candidature, il avait terminé sa véhémente riposte par la promesse d’un généreux oubli :


Mais moi, j’aurai vidé la coupe d’amertume,
Sans que ma lèvre même en garde un souvenir ;
Car mon âme est un feu qui brûle et qui parfume
Ce qu’on jette pour la ternir.


Ces beaux vers doivent être entendus littéralement : on va en lire le commentaire, dans une prose à peine moins poétique. D’abord étourdi par le bourdonnement de l’assemblée et de la presse, Lamartine s’est bien vite ressaisi. Il a compris alors que la résistance est utile, que les forces grandissent dans la bataille et par elle. Son véritable tempérament se révèle : c’est un tempérament de lutteur.


Milly, 2 juillet 1835[7].

Mon cher ami, j’ai reçu l’article inspiré par vous et je n’ai pas besoin de vous dire combien j’y suis sensible. Les journalistes gâtent tout ce qu’ils touchent. Peu importe. Nul n’est plus insensible que moi à leurs éloges ou à leurs attaques. Quand le bon Dieu fait un poète, il lui donne un cœur de jeune fille et une peau de chagrin. Destiné à être percé de plus de traits qu’un autre, il faut qu’il y soit moins sensible. C’est juste, et la Providence m’a traité ainsi. Voilà le cinquante-neuvième article pour ou contre moi que je reçois depuis le 29 mai dernier[8]. Il y en a de bien pis que celui de mon ami Cormenin. Il y en a même d’assez mérités. Eh bien ! je vous le jure, foi de poète et d’honnête homme, je n’en ai pas eu une minute de souci. Plutôt même, cela m’amuse et me réjouit, bien que je sente qu’il y a une bonne partie de vérité dans quelques injures. Ce qui est vrai est vrai, on ne peut l’empêcher : il faut l’accepter et l’offrir au ciel en holocauste de nos faiblesses. Ce qui est faux tombe en deux ou trois ans et même fait du bien : c’est l’immondice jetée sur la bonne herbe qui la salit un printemps et la fait reverdir pour plusieurs années. La littérature est une lice, la politique un bourbier sanglant. Quand on se décide comme moi à entrer dans l’une et dans l’autre et-à y marcher seul entre mille passions sans les caresser, il faut s’attendre à des coups plus ou moins mortels, à des déchirures à ses ailes, à de la fange sur ses habits et même, en des temps sérieux, à laisser sa tête en gage à une opinion. Dieu me fasse la grâce d’encourir utilement, à propos et sagement, toutes ces chances ! Ai-je autre chose à faire en ce bas et triste monde ?

Venez donc ! J’ai soif de vous. Si je n’écris plus, ce n’est pas faute d’envie, ni de pensée, ni de sentiment, mais de temps et de force. Vous connaissez le billard de Saint-Point. Eh bien ! avant-hier j’ai reçu par la diligence le paquet de mes lettres arrivées à Paris chez mon portier, du 17 au 23. Elles couvraient le billard. Le diable les lise et non pas moi ! Tous les jours autant.

J’ai enrayé la politique et depuis cinq jours j’ai déplié les ailes un peu froissées et engourdies de ma muse intime. Que n’ai-je la fécondité d’Arbogaste Viennet ? Je lui disais, au mois de janvier, assis près de lui à l’Académie : avez-vous eu le temps dans ces six semaines, entre les deux sessions, de faire quelques vers ? Il me regarda de l’œil superbe que vous connaissez et me répondit : Quatorze actes ! (historique).

Hélas ! ce qui est historique aussi, c’est qu’hier, arrivant gaiement de Mâcon pour dîner à Monceau et entrant sur l’avenue, je trouvai six pouces d’épaisseur de grêle sur le terrain. Ma récolte est entièrement perdue. Une heure après, arrivait un courrier de Milly m’en annonçant presque autant. J’y suis venu voir mes raisins couchés dans mes prés par l’avalanche d’eau et de grêle. J’ai tout englouti dans mon opération d’Amérique manquée et dans mes immenses réparations, plantations, créations de vignes ici et à Monceau. Je ne sais plus où donner de Ha tête. Je suis enfin non ruiné, mais sévèrement gêné. J’ai deux banqueroutes cette année et deux grêles hier. Je ne sais à quel libraire me vouer. Je n’ai rien de prêt. Je travaille au curé vendu, payé, mangé. Plaignez-moi et sérieusement.


Nous sommes en 1835, et déjà la ruine s’annonce ! La cause n’en est ni aux dépenses du voyage d’Orient, ni au luxe d’un train de vie qui ne fut jamais exagéré ; elle est dans ces spéculations malheureuses, dont chacune devait réparer la précédente et en agrandissait le désastre. Plaignons donc le pauvre grand homme ! Déplorons cette « opération d’Amérique, » qui consistait à exporter des vins. Mais réservons pour un autre temps, où elle ne trouvera que trop matière à s’exercer, l’expression de notre pitié. À l’époque où nous sommes, Lamartine a bien le temps de s’alarmer ! Ces articles de journaux, cette avalanche de lettres, ce flot de visites, ce « tourbillon » où il est emporté, le ravit. Il n’est que de le voir au milieu de ses électeurs, parmi les fêtes, festins et arcs de triomphe. « Aujourd’hui je vais rendre les visites d’Hondschoote où les fêtes pour mon arrivée ne discontinuent pas (19 mai 1834). » « Nous avons eu hier notre grand dîner ici. Il s’est bien passé. Je pars à l’instant pour un autre chez Laurent Coppens avec la garde nationale de Dunkerque… Demain j’ai, le matin, les manufacturiers de betteraves et le soir festin électoral chez Laroyer (20 mai 1835). » « Arrivés à un quart de lieue de Gravelines, nous avons trouvé musique, garde nationale, conseil municipal, et une harangue, une réponse, entrée triomphale au milieu de la population et des drapeaux aux fenêtres, les cloches sonnant, musique et tambour résonnant, conduits à l’Hôtel de Ville. J’y ai reçu d’autres discours… puis grand dîner donné par la Ville. À deux heures, j’ai quitté Gravelines et je suis allé à Bourbourg, autre ville plus belle. Même réception et longues harangues de moi et des autorités municipales. À quatre heures, reparti pour Dunkerque. Grand souper chez M. Moissenel. Couché à Dunkerque. Ce matin, grand déjeuner chez Laurent Coppens. Enfin nous arrivons pour un grand dîner d’Hondschoote et j’ai trouvé ici à mon retour sept autres invitations pareilles. Je ne me laisse pas séduire... (sic) (14 mai 1837)[9]. » Ces banquets, ces défilés dans la rue, avec musique et harangues, ces conduites à l’Hôtel de Ville... comme cela fait comprendre ce que seront les journées de 1848 dans leur décor de place publique et leur aspect forain !


L’ATTENTAT DE FIESCHI ET LES LOIS DE SEPTEMBRE

Lamartine se plaignait, dans une lettre du 3 avril 1835, que la session fût « odieusement insipide. Il n’y a ni intérêt, ni drame, ni sérieux dans tout ce que nous y faisons[10]. » Le drame allait éclater avec la machine infernale de Fieschi et passionner les débats de la Chambre. Au lendemain de l’attentat, le ministère présente trois lois de répression sur la presse, le jury et les cours d’assises. Ce sont les fameuses» lois de septembre. » Lamartine arriva le 9 août, bien décidé à intervenir dans la discussion. Pour les trois semaines qu’il passa alors à Paris, la Correspondance générale ne contient rien. Cette lacune est comblée par les lettres qui tenaient au courant Mme de Lamartine, presque jour à jour.


Paris, mercredi 13 août.

Tout va bien, ma chère Marianne, et tout ira assez vite : trois semaines environ. Seulement je ne pourrai pas m’en aller avant la fin, parce que le projet de loi sérieux, celui sur la presse, ne viendra que le dernier en discussion. Je le croyais pour hier et j’avais préparé un magnifique discours. J’en ai gardé les notes et je ferai tout au monde pour trouver le moyen de parler.

Paris est extrêmement paisible. L’homme de la machine infernale ne révèle rien, ou pas grand’chose : il demande, pour révéler, de l’argent et la vie. C’est un monstre chez qui le crime est si naturel qu’il ne se doute pas même du sien et l’a fait pour de l’argent, à ce qu’il paraît, et dit que ce n’est pas grand’chose, qu’il n’a pas cru faire un si grand mal, qu’on n’en parle donc plus ; et puis, il joue aux dominos tout le jour et se porte à merveille.

On m’a hier envoyé solliciter d’aller au château. Le Roi se plaignait de ce que je n’y avais pas paru. J’ai répondu qu’il aurait été dans mes sentimens comme dans ma nuance de loyauté politique d’y aller avec toute la Chambre au moment de l’événement, mais qu’y aller seul aujourd’hui, dans ses salons, me donnerait une apparence de dévouement et de transition personnelle au système dynastique, qui me mettrait en contradiction avec mes antécédens, et que je ne pouvais le faire. Que s’il y a une occasion où la Chambre y aille comme corps, je ne me séparerai pas de mes collègues. Cela mécontente beaucoup mes amis de la Chambre et rend toute faveur parlementaire impossible. Mais je ne veux rien...


Paris, mardi 18 août 1835.

Ma chère Marianne, j’ai pris mal à la gorge avant-hier. Je me suis mis au lit et j’ai appliqué les sangsues. Je suis presque débarrassé. Aujourd’hui j’ai été à la Chambre entendre le rapport de Sauzet sur la presse, afin de pouvoir parler : il est atroce. C’est le libéralisme du boutiquier impérial. Je suis rentré pour prendre des notes. Je serai en état de discuter très bien demain, sauf la gorge. J’espère qu’elle sera améliorée. La majorité n’a pas même voulu nous accorder quatre jours pour lire cet immense projet. Elle veut égorger la Presse, sans l’entendre crier, entre la fenêtre et l’échafaud de Fieschi. Cela fait horreur.

Je ne vois personne pour ne pas parler. Je lis dans mon lit et dans mon coin le plus amusant des livres, Tallemant des Réaux...


Paris, vendredi 21 août.

... Je vais bien maintenant et je crois que je pourrai parler aujourd’hui même ou lundi, si ce n’est ce soir. L’animation des esprits est extrême. Je pense que tu seras contente de ce que je dirai...


Lamartine prononça en effet ce jour même son discours sur La loi de la presse, « cette loi qui restera une date dans les annales des aberrations et des ingratitudes humaines. » Il y avoue que la presse, depuis quatre ans, « sue l’insurrection et l’anarchie. » Mais « bâillonner à la fois le mensonge et la vérité, c’est bâillonner l’esprit humain... » Et qui en a moins le droit que les hommes de Juillet ? Dans un mouvement superbe, l’orateur leur demande s’ils ont oublié l’injustice avec laquelle ils se sont naguère déchaînés contre la Restauration et que peut-être ils expient aujourd’hui. « Oh ! il y a toujours du passé dans le présent ; et les embarras, les impossibilités d’une époque ne sont que trop souvent les conséquences et les expiations d’une autre. » Cette loi marquerait un recul. « C’est toujours ainsi que l’esprit de réaction procède ; il profite de la généreuse émotion des peuples pour les rejeter en arrière, hors de leur voie naturelle : c’est la robe ensanglantée de César qui, secouée du haut de la tribune, précipite le peuple romain dans la servitude. « Le succès de ce discours fut grand : on peut compter sur Lamartine pour n’en rien taire.


Paris, 22 août.

Ma chère Marianne, je me hâte de t’écrire que j’ai parlé hier plus d’une heure à la Chambre et avec un succès tel que la gauche et la droite se sont levées tout entières à la fin, sont descendues des bancs en criant bravo, et m’ont entouré et pressé, à ne pas pouvoir m’en dégager pendant dix minutes. Le mouvement d’approbation et d’enthousiasme amical a même été suivi par beaucoup de membres des centres, entre autres Thiers, qui s’écriait après une vive discussion sur les principes avec M. de Fitz-James : « Au reste, c’est un magnifique talent et une admirable position ! » Cela a paru le sentiment unanime. J’ai été accompagné chez moi par plus de vingt ou trente députés. Tu ne verras pas le discours à beaucoup près aussi bien que je l’ai prononcé, parce que j’ai beaucoup et fortement improvisé et que plusieurs des mille passages ainsi inspirés sont omis même au Moniteur. Je crains de n’avoir pas les journaux de demain, parce que je suis monté à quatre heures à la tribune et n’en suis descendu qu’à cinq heures un quart. Les colonnes étaient pleines et demain, au lieu des pétitions qui m’auraient laissé place, la discussion continue. J’espère cependant être en entier dans la Gazette, le n’y suis ce soir qu’à moitié, mais bien.

L’effet de ce discours dépasse tout ce que j’ai eu jusqu’ici. On dit que j’ai fait des progrès dans l’élocution, la voix, le geste, et pour le sens on est unanimement content, excepté Sauzet que j’ai pris corps à corps et M. Guizot. Je me hâte de te dire tout cela pour bien te tranquilliser sur l’effet. Il est plus fort même que je ne le dis et je crois que la lecture n’y gâtera rien, parce que le sens en est juste et frappe avec proportion sur tous les sentimens que je voulais toucher. Tu sais que, quelques jours après, mes discours sont mieux sentis.

Je pense que je serai attaqué demain et je répondrai si cela vaut la peine. Je discuterai ensuite les théâtres et les cautionnemens, mais sans politique et en juriste et brièvement. Ceci nous replace dans la meilleure et la plus sympathique situation à la Chambre. Je ne peux pas te citer en ce genre toutes les tristes confidences et propos échappés. Jusqu’à M. Odilon Barrot s’est échappé de son banc, et, malgré notre ministre, est venu en traversant la salle me prendre les mains et s’écrier que c’était une des choses les plus belles et les plus nobles qu’il eût entendues. Salverle aussi, M. de Fitz-James et la droite de même. Je t’écris, en attendant les épreuves que le Moniteur doit m’envoyer corriger. Il est dix heures du soir : je ne me coucherai pas avant minuit pour tout cela.

Remercions Dieu de nous être heureusement tiré de ce pas difficile ! Janvier est à pendre et à dépendre ce soir ; des Hermeaux[11] yvre d’amitié et contentement. Adieu.


23 (?) août.

Je t’envoie un mot de Rocher que je reçois ce matin pour te faire bien comprendre que l’effet de mon discours d’hier n’est pas dans mon imagination... M. de Noailles est là et tout le monde vient me complimenter. J’ai une migraine, mais plus de mal à la gorge...

Le soir. Je rouvre ma lettre pour te dire que j’ai vu cinquante personnes et reçu cinquante lettres aujourd’hui. J’ai été à la Chambre. c’est un enthousiasme tel que je n’en ai vu pour aucun discours. Je connais plusieurs pères de famille dont les enfans ont passé la journée à copier mon discours pour le conserver comme classique. Et l’opinion commence à être que je pourrais bien être éloquent. En masse il m’est évident que cela sera demain le plus beau morceau qui ait été prononcé depuis juillet. Voilà les reviremens d’esprits. C’est un délire dans la jeunesse honnête, et le peu que j’ai dit et dans le discours et dans la Chambre a tellement frappé l’opinion qu’ils reculent déjà sur les cautionnemens qui tuent toute bonne presse. Il y a eu réunion pour délibérer le retrait. Sauzet a été écrasé de mes paroles directes à lui, et tout le monde le plaint.

Tâche qu’il y ait un mot de cet immense effet oratoire, au moins dans le Journal de Mâcon. M. de Jussieu s’y prêtera et cela est nécessaire pour que les électeurs ne croient pas, sur la foi de la Minerve, que leur député est impuissant.


26 août 1835.

Hier j’ai eu une violente dispute avec Thiers que l’effet de mon discours dans les départemens écrase. Cela a été très vif. « Nous savons, s’est-il écrié, que vous avez de grands talens et de la vertu. Mais nous savons aussi que vous avez une grande ambition. Preniez garde à ce qu’elle vous fera faire. — Oui, lui ai-je répondu, j’ai en effet une grande ambition, c’est celle de ne jamais faire des démarches politiques comme celles que vous faites faire en ce moment au gouvernement. »

J’ai dîné ce matin chez le président de la Chambre. Je pense que nous pourrons partir mardi prochain, 2 ou 3 septembre. Demain je dîne chez M. Lainé avec les Aimé Martin qui ne sont guères contens de mon discours, car ce qui place dans l’opposition ne leur convient pas.

La maison ne désemplit pas de visiteurs et de députations de tous les théâtres, journaux, etc.


Que d’ingénuité dans cet empressement à se parer des hommages reçus ! Cette candeur désarme. Toutefois, on ne peut, sans une certaine d’inquiétude, voir chez Lamartine une préoccupation aussi excessive de l’effet qu’il a produit. De bonne foi, il croit ne se soucier que du « résultat » obtenu pour le triomphe d’une idée ; en fait, il compte les mains tendues vers lui, il note les applaudissemens qui vont à sa personne. Cela est bien dangereux.

Malgré les efforts de Lamartine, et ceux de Dupin, de Dufaure, surtout de Royer-Collard, âgé alors de soixante-douze ans, et qui n’avait pas paru à la tribune depuis 1831, la loi fut votée à une grande majorité[12]. C’est là, sans doute, une « date » dans l’histoire de la Monarchie de juillet : c’en est une aussi dans l’histoire de la carrière politique de Lamartine. Pour la première fois, il vient de s’essayer à l’opposition. Il en a « goûté » la saveur : il ne l’oubliera plus.

M. Thiers ne s’y était pas trompé, et, dans sa brève algarade, il avait frappé juste : talens, vertu, ambition, c’est tout le Lamartine politique. Entendons-nous bien ! Le niveau des caractères s’est tellement abaissé que nous en sommes à ne plus même comprendre le sens de ce mot : ambition. Nous n’y voyons plus que l’« arrivisme, » le désir de s’emparer du pouvoir considéré comme source de profits et moyen de jouissances. Appliquer une telle conception à Lamartine ne serait pas seulement une calomnie, ce serait une sottise. Mais il est une autre ambition, celle du politique qui veut être associé à la vie de son pays, influer sur ses destinées et le conduire dans une voie qu’il croit la meilleure. C’est de celle-là qu’il s’agit. On peut, sans crainte de se montrer injuste, parler de l’ambition de Lamartine, — à condition d’ajouter qu’elle était immense.


COMMENT LAMARTINE IMPROVISE

Le moment est venu de suivre l’orateur à la tribune, et, à l’aide des documens que nous possédons, d’étudier les procédés de son éloquence.

Dans l’article que, tout à l’heure, nous voyions Lamartine rap- peler si allègrement à M. de Montherot, et qui avait paru dans la Nouvelle Minerve du 26 avril 1835, Cormenin traçait de l’orateur ce portrait malveillant : « M. de Lamartine, comme orateur politique, vit sur sa réputation de poète. Il n’a rien de passionné, rien d’inspirateur dans le regard, le geste et la voix. Il est sec, compassé, sentencieux, impassible. Il brille et n’échauffe point... M. de Lamartine récite et n’improvise pas ; mais tous ces discours appris, qui jouent l’improvisation, ne sont-ils pas un mensonge ? Pourquoi tromper les auditeurs et se donner des airs de facilité qu’on n’a point ? » Si Lamartine récitait des discours appris par cœur, c’est une question que nous ne poserons même pas : elle est absurde. Nous nous en tiendrons au jugement d’un homme qui, ami de Lamartine et orateur de son école, savait à quoi s’en tenir. M. Émile Ollivier constate que « Lamartine orateur était grave plus qu’ému, solennel plus que pathétique. » Mais il s’empresse d’ajouter : « Par-dessus tout, il possédait la qualité supérieure de l’éloquence : il était improvisateur[13]. » C’était sa marque et c’est sa définition.

Reste à savoir comment procédait cet improvisateur. Remarquons-le d’abord, nul n’a eu plus que lui le respect, — et l’effroi, — de la tribune. Il avoue les premières fois avoir été « stupéfié » par les regards, l’attention, les interruptions. De chaque séance où il a pris la parole, il revient frémissant et dans l’impossibilité de trouver le sommeil. En aucun temps, il ne se croit assez maître de son instrument pour cesser de le perfectionner. « Vous auriez été content de moi, écrit-il à Michelet, si vous aviez assisté à nos séances. Je suis enfin parvenu à exprimer ma force, non approximative mais tout entière, et même à surpasser ce qu’en ce métier de parole j’attendais de moi-même… Vous ne vous faites nulle idée de mes petits progrès. Vous savez qu’on ne s’aperçoit pas de chaque pas qu’on fait en route ; mais, quand on s’arrête et qu’on regarde, on voit qu’on a beaucoup marché… Ils m’ont tous juré que deux nuits ils n’avaient pu dormir d’émotion. Jugez de ma propre insomnie… » Et il ajoute ce trait charmant : « Je vous parle comme un écolier qui a remporté un accessit. En vérité, c’est cela. Vous et moi, nous serons des écoliers jusqu’au dernier jour de notre vie : vivre, c’est apprendre[14]. » Est-il besoin de dire après cela que Lamartine orateur n’avait garde de se fier à sa facilité et à la chance du moment ?

Il parlait sur des notes : il fait souvent allusion à ces notes dans les lettres à Mme de Lamartine, jamais à une rédaction complète. Nous avons retrouvé un grand nombre de ces « notes de tribune. » L’examen en est curieux pour qui les rapproche du texte même du discours, tel que nous le lisons aujourd’hui. Prenons pour exemple un discours de la période où Lamartine est en pleine possession de sa maîtrise, celui qu’il prononça sur les affaires d’Orient dans la séance du 1er  juillet 1839. Rappelons-en le dessein et les passages les plus saillans, afin qu’on ait sous les yeux les élémens de comparaison.

Le conflit venait d’éclater entre le Sultan, Mahmoud, et le pacha d’Egypte, Méhemet-Ali. La préoccupation dominante, en France, était d’empêcher la Russie d’intervenir seule en Orient. Lamartine, le premier jour de la discussion, monta à la tribune pour proposer un partage égal de la Turquie entre les puissances. « Le plus difficile dans des questions de cette nature, déclarait-il, ce n’est pas de les résoudre, c’est de les bien poser : il va s’y essayer, ce sera avoir fait beaucoup. Il distingue trois systèmes. — Le système turc, loyal en apparence : ses partisans voient dans la Turquie un boulevard contre la Russie et un moyen de diversions puissantes. Mais il n’y a plus de Turquie. Est-ce l’Empire ottoman que la Crimée, la Valachie et la Moldavie, Chypre, la Syrie, l’Egypte ? Non. Que reste-t-il ? Constantinople pressée entre l’embouchure de la Mer-Noire et celle des Dardanelles, et, dans cette capitale, un empereur héroïque mais impuissant. Ce sont les dernières scènes de l’Empire grec renouvelées à la chute de l’empire de Mahomet II. Voilà le colosse qui doit supporter le poids de la Russie ! — Passons vite au système arabe. M. de Carné nous dit : « Oui, l’Empire turc penche vers sa ruine, mais les grands hommes rajeunissent quelquefois les empires. » Point d’analogie entre l’Orient et l’Occident ; un grand homme, en Occident, fonde quelque chose qui doit durer après lui : le grand homme d’Orient, en mourant, replie tout son génie après lui, comme il replie sa tente. Méhémet est vieux, Ibrahim est d’une santé chancelante. Où voit-on l’unité arabe ? L’Empire arabe aurait tous les vices de l’Empire ottoman avec la légitimité de moins. — De ces deux mauvais systèmes, y a-t-il moyen d’en faire un bon, celui du statu quo préconisé par l’Angleterre ? Lamartine a beau être partisan de l’alliance anglaise : il aurait compris le statu quo avant les traités de 1774 ou de 1792, après 1813, avant Navarin. À l’heure actuelle, ce serait une dérision. « Si la Turquie vous importe, allez donc au secours, non pas de la révolte établie en Syrie, mais de la légitimité impériale à Constantinople ! » Il n’y a pas de plus belle page que la lutte de Mahmoud avec les janissaires. « Avec un pareil homme, une tentative de résurrection des Ottomans serait chanceuse, mais au moins elle ne serait pas à mépriser. » Au lieu de cela, que vous dit-on ? Armez pour le statu quo, unissez vos flottes à celles des Anglais. Pourquoi ? Pour maintenir la Turquie d’Europe sous la main de la Russie, la Turquie d’Asie sous le sabre d’Ibrahim ; pour maintenir l’asservissement de la Méditerranée à l’Angleterre. — Expliquons-nous franchement ! On nous fait peur de la Russie et de ses 60 millions de sujets. « Mais le temps n’a pas eu sa part dans la formation de la Russie ; le bronze a coulé trop vite : il s’est mêlé au sable, la statue se brisera... » La Russie ne peut déborder en Occident : son débordement en Asie serait funeste, si elle l’opérait malgré vous ; si elle l’opère avec vous, ce fait serait le plus heureux pour l’humanité. La France a une triple nature. « Elle est puissance maritime, puissance continentale, puissance révolutionnaire. (Mouvement.) J’entends ici le mot révolutionnaire dans son sens légitime, dans son acception conservatrice. (On rit.) » Ne trahissons pas l’Angleterre ; mais aussi ne soyons ni russes ni anglais ! Le système de la France doit être le système européen, occidental : l’équilibre maintenu avec l’aide de l’Autriche en Orient. Donc un congrès ; ou, sinon, prenez immédiatement en Orient une de ces positions militaires et maritimes d’où vous puissiez dominer la négociation ou les événemens. Souvenez-vous d’Ancône ! — Aussi bien la tribune ne comporte pas une diplomatie au grand jour dans des questions si vives. Certains s’inquiètent de voir éclater la question d’Orient : il n’est pas un révolutionnaire, mais, pour lui, le premier coup de canon qui retentira sur l’Euphrate sera le tocsin qui appellera de nombreuses populations à la liberté et à la vie. Et ne pourrait-il pas leur demander : Etes-vous donc si tranquilles sur votre situation intérieure que vous craignez tant qu’on la remue ? Mais regardez autour de vous ! Dans quelle situation sans issue nous retournons-nous ? Quelles montagnes de difficultés ajournées !... A tout cela il y a un remède : un soudain et hardi déplacement des questions mal posées, une puissante diversion nationale. Nous manquons d’air !... »

Ce discours, s’il est un des plus chimériques, est aussi l’un des plus éloquens que Lamartine ait prononcés. Large ordonnance, disposition harmonieuse, argumentation serrée, clarté et éclat du langage, rien n’y manque. Or voici les notes que Lamartine avait apportées à la tribune, consignées sur une feuille simple et disposées de la façon qu’on trouvera ici reproduite exactement


NOTES DE TRIBUNE

Le plus difficile dans les questions de cette nature, pas de les résoudre, mais de les poser.

L’essayer et il aura fait assez.

Si je recueille ma pensée pour résumer les vues si diverses qui viennent... Trois systèmes — turc, arabe, statu quo.
Le système turc. Loyal, conservateur, serait le mien — Boulevard. Diversion —
Mais il n’y a plus de Turquie
Est-ce la Crimée ? la Valachie ? la Servie ? la Grèce ? la Syrie ? l’Egypte ?
Non. Constantinople pressée... et là un Sultan impuissant —

Scènes de l’empire grec. Constantin, Mahomet II. ... pour porter le poids de la Russie ?

Système arabe. On dit oui, mais les grands hommes retrempent les Empires. — différence d’un grand homme en Occident.
fonde — là rien -replie son génie.
Portraits de Mehemet, Ibrahim, mais vieux.
Unité arabe. Légitimité de moins.
De ces deux systèmes ruinés peut-on en faire un bon ? Non — Eh bien ! c’est ce

qu’on vous propose. C’est le système anglais.

Non ennemi de l’Angleterre. Mais voyons ce statu quo —
Je comprendrais le statu quo avant 1772, -92, -1813. Navarin.
Si la Turquie vous importe allez donc en aide au Sultan !
Janissaires — Extermination
Grand caractère — Reconquérir pour lui un empire, c’est impossible, mais c’est beau.
Mais armer pour suivre la flotte anglaise contre lui ?...
C’est armer pour Turquie d’Europe

sous la main de Russie, —-Méridionale sous le sabre d’Ibrahim.

Méditerranée aux Anglais ?
S’expliquer sur la Russie,
60 millions — trembler. Mais est-elle compacte ? Statue se brisera.
— Est-ce sur l’Occident ? Non.
— Sera-ce un malheur ? Oui
si seule. Non si de concert.
Populations nouvelles appelées à la vie. Honte au patriotisme qui compte l’humanité pour rien !
L’Angleterre seule pour les Indes. Monopole.
Alliance anglaise. Comment on l’entend — La France a trois natures. Maritime. Continentale. Révolutionnaire.
Ne trahissons pas l’Angleterre. Ni Russes ni Anglais.
Système occidental.
Première base Autriche.
Congrès — négociation — deux poids — système pacifique.
Protectorat de l’Occident. Equilibre.
Part égale d’influence et de patronage territorial en Orient aux quatre puissances.
Et si le moment presse, :prendre une position qui domine les événemens ou la négociation.

Ancône ![modifier]

La tribune ne comporte pas plus de diplomatie.
Mais répondre à ceux qui s’alarment : félicitons-nous. Je ne suis pas un révolutionnaire.
Coup de canon de détresse ? Non.
Était-ce bien digne d’être conservé ? Chio. Abrutissement, massacres. Vous qui ne reconnaissez pas le droit divin chez les rois, le reconnaissez-vous donc chez les peuples ?
Eh ! ne pourrais-je pas dire à ceux qui s’inquiètent : Êtes-vous si bien que vous craignez tant qu’on vous dérange ? Situation sans issue. — Horizon. — Sécurité. — Avenir. Tout tremble. Montagnes de difficultés.
Manque d’air !
Quel remède ? un seul, déplacement des questions. — Diversion. — Impulsion. — Tout est là, etc.

Qu’on veuille bien comparer ces notes à l’analyse que nous avons donnée du discours de Lamartine : la concordance est absolue. Non seulement l’orateur ne s’est pas écarté un seul instant du plan qu’il s’était tracé, mais ses formules les plus saisissantes, ses images les plus heureuses étaient déjà toutes prêtes.

Remarque non moins curieuse. Il y a dans les notes deux phrases qui ne se retrouvent pas dans le discours. « Honte au patriotisme qui compte l’humanité pour rien ! » et « Vous qui ne reconnaissez pas le droit divin chez les rois, le reconnaissez-vous donc chez les peuples ? » Or, le lendemain, pris à partie par Odilon Barrot, Lamartine répondit. Dans cette brève réplique, je relève ces deux phrases : « N’y a-t-il pas un sentiment au-dessus du patriotisme, lui-même : le sentiment du développement de l’humanité ? » Et : « Vous, monsieur, qui ne croyez pas au droit divin des rois, croyez-vous donc au droit divin de la barbarie ? » Lamartine avait utilisé les phrases non prononcées la veille, et peut-être réservées en vue d’une riposte possible.

Nous voilà assez loin de l’éloquence jaillie sur l’heure, spontanément et par inspiration soudaine : dans ce genre d’improvisation, tout est préparé, prévu, médité. Lamartine vient d’étudier une question ; il classe dans sa tête ses argumens, il condense et polit les formules qui les résumeront. Il parle intérieurement son discours. Quand il le possède bien, il fixe sur le papier l’ordre, des commencemens de phrases, des traits. Ce sont les sûres attaches qui permettront à la phrase de se développer sans s’égarer… Mais, dites-vous, est-ce là improviser ? C’est cela même. À moins qu’il ne s’agît d’une allocution, d’une réplique, d’un toast, personne n’a jamais procédé autrement. Pas un discours de quelque importance qui, avant d’être improvisé, n’ait été longuement travaillé. Et c’est précisément ce qu’on appelle : l’improvisation.


VERS L’OPPOSITION

Nous ne pouvons songer à donner ici en son entier la correspondance que nous avons entre les mains ; — et nous le regrettons, tant il y a de liberté et de variété dans ces lettres souvent éloquentes, mais pleines aussi de détails familiers et de traits de belle humeur. Lorsque ses multiples travaux de député, de poète, de conseiller général, de journaliste, de propriétaire terrien lui laissent quelque loisir, Lamartine sait en jouir avec délices. « Il n’y a ni Chambre, ni affaires, ni vent, ni voiles, tout dort heureux et riche et content, au grand dépit de vos grands amis. Paris est un bal continuel. Jocelyn va son train : il a encore cinq à six articles par jour de Paris ou des provinces, beaucoup de critiques prouvant qu’il ne vaut pas le diable et beaucoup de lecteurs, car jamais depuis l’invention des éditeurs en France, un éditeur ne fit la fortune de Gosselin depuis deux mois. Il passe 4 000 souscripteurs à sa grande édition de 75 francs. Il a la croix, on le fera député, baron d’Empire, et ses terres font honte à Saint-Point... » Pour lui, Lamartine se prépare à ébaucher son deuxième épisode : « il fera verser dans dix ans plus de larmes que mon pauvre ami Jocelyn, lequel cependant attendrit bien des cœurs de femmes. J’en juge par la recrudescence des billets amoureux... » Entre temps, il ne dédaigne pas de se délasser en prenant un bain de gaieté et de bêtise : « Je suis allé au théâtre du Palais-Royal voir la Marquise de Pretintaille. Pendez-vous ! C’est admirable. C’est le Mariage de Figaro réduit aux proportions du Palais-Royal et joué comme on n’a jamais joué en France sur de bons théâtres. La mère n’y conduira pas sa fille. C’est un mauvais lieu sur la scène. Mais Montherot y conduirait Lamartine ou Virieu[15]. » Lamartine n’était pas toujours guindé en personnage public : c’était un honnête homme qui aimait à rire avec ses amis. — Au milieu d’une lettre politique, il s’interrompt pour annoncer la mort et prédire la résurrection de son chien. « J’ai perdu mon vieux et charmant ami Fido. Il est mort sans souffrances et je ne doute pas que je ne le retrouve un jour parmi ces intelligences amies qui eurent pour nous des formes corporelles ici-bas et qui ne seront avec nous là-haut qu’amour et intelligence. » — Une autre fois, le voici à Saint-Point pris par une neige universelle ; pour occuper les loisirs de son hivernage, il griffonne le plan et les scènes d’une tragédie. Qu’en adviendra-t-il ? Attendez à l’année suivante. Lamartine est dans les Pyrénées, au mois de juillet, en train de pester contre le climat. « C’est la Suisse en bain-marie, la Suisse humide et nébuleuse. Nous avons trouvé le moyen d’avoir deux mois de novembre par an[16]. » Il s’enfuit, persuadé que « les vallées des Pyrénées sont des caves gigantesques, où l’air et le soleil ne jouent pas, » et va chercher le vrai midi à Hyères. En route, il s’aperçoit qu’il a perdu, oubliés dans quelque commode d’auberge, les deux actes de sa tragédie, déjà versifiés et dont il n’a pas pris de copie[17]...

Bornons-nous donc à extraire de ces lettres les passages qui nous renseignent sur la direction de l’esprit de Lamartine. Ils attestent, en dépit d’apparentes contradictions, une continuité dans le même sens[18]. Politique sinueuse, si l’on veut, mais qui, à travers ses détours, suit sa pente et obéit à sa loi. — Nous sommes à l’époque du premier ministère Mole : le gouvernement se prononce contre une intervention en Espagne :


Paris, 24 mars 1837[19].

Tout va horriblement mal. Vous savez que dès longtemps je vous ai dit que Juillet broncherait sur les Pyrénées. Cela se vérifie. Tout est ici à la débandade. On ne se fait pas idée de la Chambre et des viles intrigues de tout le monde...

J’ai suspendu ma lettre pour monter à la tribune, et, dans une réplique improvisée à M. Arago, j’ai enlevé la Chambre comme cela ne m’était pas encore arrivé si bien... La Chambre me prend en gré infini, et trouve mes progrès immenses. Que serait-ce si j’avais un homme derrière moi ? Mais je donne çà et là un coup pour ou contre une loi à une trentaine de cœurs sympathiques et n’ai point et n’aurai de longtemps une armée. Au reste, je calcule qu’il me faudra encore cinq ans pour mes études oratoires et politiques complètes. Je travaille immensément.


Cette réplique improvisée, c’est l’admirable discours en faveur des « études classiques. » A Arago qui, dans cette séance du 24 mars 1837, avait préconisé la prédominance de l’enseignement scientifique, Lamartine répondait : « Si toutes les vérités mathématiques se perdaient, le monde industriel, le monde matériel subiraient sans doute un grand dommage, un immense détriment ; mais si l’homme perdait une seule de ces vérités morales dont les études littéraires sont le véhicule, ce serait l’humanité tout entière qui périrait. » On peut relire le discours aujourd’hui ; il n’a rien perdu de sa justesse... ni de son actualité. — Le 15 avril, Mole formait un ministère qui d’abord ne sembla pas viable :


Paris, 25 avril 1837.

Tout va pitoyablement, mais moins mal, depuis que la platitude du nouveau ministère répond mieux à la platitude du pays. Rien n’annonce un mouvement ni ici, ni, dit-on, maintenant chez vous. Dieu en soit béni ! Car que de malheurs privés dans une conflagration générale ! Que d’œufs cassés quand la Providence secoue le panier !...

Ma place parlementaire s’élargit infiniment. J’en juge par les infatigables efforts que font tous les partis pour m’avoir à tout prix. Il n’y a rien que les uns et les autres ne m’aient présenté.

Voici ma pensée : Il ne faut entrer au pouvoir que par la force d’une idée victorieuse et incarnée en vous et par la force d’une circonstance qui ne laisse pas même le droit de délibérer. Si ces deux conditions jamais se présentent, oui. Mais il faut pour cela que la question de juillet, question d’honneur pour nous, soit foulée à cent pieds sous terre et tellement disparue qu’on n’y pense plus. Je n’y tiens pas du reste le moins du monde : vie de galérien, existence passée au pilori, voilà le pouvoir en ce temps-ci.

Je vois assez de monde de tous les partis, hormis les Jacobins de gauche. J’aime mieux l’abbé de Lamennais et ses républicains. Les légitimistes sont plus fous que jamais. On n’a pas idée des propos de Genoude et de ses amis. Charenton n’entend rien de mieux... La Quotidienne dit, ce matin : « Quelle pitié qu’un homme comme M. de Lamartine ose essayer de parler contre un homme comme M. Thiers ! » La Gazette n’a plus de héros non plus que MM. Thiers, Laffitte et Cormenin. Quelle pitié qu’un parti assez lâche pour insulter tous ses amis et n’honorer que ses ennemis !... Notez que Thiers les a couverts d’injures à la Restauration.


On aura noté le passage si net où Lamartine formule les conditions dans lesquelles le pouvoir lui parait souhaitable, ou du moins acceptable. En attendant, et plutôt que de jouer un rôle médiocre dans les pièces parlementaires, il préfère rester le ministre sans portefeuille de l’opinion. Que d’ailleurs une occasion se présente piquant au jeu sa nature chevaleresque, il se détournera de sa propre ligne pour se porter au secours de la cause déloyalement attaquée. La coalition, formée contre le ministère Mole, le fit ministériel. « Rester indépendant du gouvernement que l’on sert, protéger la couronne comme une valeur abstraite du régime constitutionnel, sans l’aimer et sans jamais paraître à la Cour... je me laissai séduire par ce rôle[20]. » Un rôle « héroïque, » c’est le seul qui lui agrée.


LE « SERPENT VILLEMAIN » ET LE « LAFAYETTE DE L’OPINION »

Le retour de Thiers, puis de Guizot aux affaires le rejette du côté des mécontens. « M. de Lamartine est furieux de la politique actuelle, » écrit Mme de Lamartine, le 17 août 1840. L’année suivante, c’est la question des fortifications de Paris. « Tout le monde les maudit en province, » déclare Lamartine. Puis ce fut une affaire locale. Salvandy lui avait, en 1839, promis de créer pour lui un collège royal à Mâcon. Le nouveau ministre se dérobait. Lamartine, retenu en province, chargea Mme de Lamartine, alors à Paris, de suivre l’affaire, de réclamer auprès du gouvernement, et de lui faire peur.


Monceau, 2 octobre 1841[21].

Je t’envoie une dernière lettre à Duchatel pour lui et M. Guizot. C’est une déclaration nette et dernière d’hostilité, si le collège n’est pas donné avant quelques semaines. Ils se jouent de moi. C’est indigne envers un homme qui leur a tant rendu de services et qui a refusé tout pour lui-même. Villemain est un esprit, mais c’est moins qu’un homme. La ville est révoltée.

J’ai eu hier le fameux Conseil municipal... On m’a chargé de tout à l’unanimité en faisant des concessions encore de formes et de 20 000 francs de plus que les devis. La ville et moi marchons divinement ensemble. Les républicains se jettent de plus en plus dans mes bras avec estime et confiance. Ils sont démoralisés, quant à la République, et aiment mieux moi qu’un autre. Dis cela à Aimé Martin et à M. Chevalier, et à Duchatel. Je leur ai toujours prédit, mais je ne le croyais pas sitôt.

Les ordonnances, les circulaires, l’attitude de poing levé du ministre le perdent ici dans l’opinion de tout le monde. M. Martin et M. Guizot en 1841 ressemblent trop aux mêmes hommes en 1833 ; ils n’ont qu’un tour dans leur bissac. Cela n’ira pas loin. Si je ne suis pas brouillé avec eux dans trois mois, j’aurai bien de la peine à les défendre même comme pis aller. Mais leur conduite quant au collège m’indigne. Un Quinet rémunéré pour deux brochures révolutionnaires et injurieuses au ministère, et M. de Lamartine bafoué devant ses concitoyens pour les avoir défendus et mis debout ! Voilà ce qu’il faut que tu leur dises. L’ordonnance du collège ou le mécontentement le plus prononcé. Fais remettre ma lettre à Duchatel directement et vite entre ses mains, et dis-leur bien que je ne leur écrirai plus un seul mot. Mécontentement affiché, froideur et cessation de rapports personnels avec tous, voilà mon ultimatum et j’y tiendrai. Car M. Guizot s’était engagé comme M. Villemain.


5 octobre.

Tu t’es laissé séduire par le serpent Villemain, comme nous n’en doutions pas. Tu as eu tort et tu as mal négocié. Il fallait une extrême violence et un dernier mot brutal. Les deux ou trois dernières lettres de Villemain, et entre autres ce matin, sont des chefs-d’œuvre de prétextes de mauvaise foi et de contradictions pour gagner le tems de me jouer sans danger. Il faut qu’il me loue à présent qu’il y va de sa vie ministérielle. Tout est mensonge. Nous sommes indignés, la ville, les amis, les ennemis et moi. Cela ne peut pas se terminer ainsi. Je me brouille décidément avec lui et avec le ministre qui s’est engagé et qui me laisse le rôle compromis et désavoué. Mon honneur et ma situation seraient perdus ici, si je restais l’ami d’un cabinet qui m’a joué ainsi, moi et mon pays. S’il en est temps, vois-le encore.


20 février 1842[22].

... Je livre de grands combats à coups de poing sur la tribune et je deviens le Lafayette de l’opinion, comme dit le populaire, en attendant que, dans cinq ou six ans, je devienne le Casimir Perler de l’ordre ou que je moisisse philosophiquement à Saint-Point entre David et Bernardin de Saint-Pierre, mes deux philosophes...

12 juillet 1842."

Le ministère m’a hier envoyé offrir la Présidence. Je refuse. M. de Metternich m’a fait inviter vivement au Johansberg où tous les souverains allemands seront réunis. Ils me considèrent tous comme le pivot de la concorde future et n’ont foi qu’en moi. Je suis accablé de leurs offres de confiance. Je n’irai ni ici ni là... Quant à la présidence refusée, c’est calcul, réflexion et politique. Le rôle de cariatide n’est pas mon rôle. C’est la gri mace de la force et non la force.

Les élections connues sont pitoyables. Tout ce qu’on renvoie est plat, tout ce qu’on introduit mauvais. Le temps se charge. Je ne le croyais pas si tôt. Ce pays-ci va toujours plus vite que la prévoyance. L’opposition sera immense et bête.


Monceau, 28 novembre 1842.

Je vais faire quatre ou cinq ans de grande et généreuse opposition, puis, les vieilleries de 1830 étant usées, on se jettera comme dernière ressource dans nos bras. Vous savez que je n’ai jamais douté du coup. En attendant, vous allez me voir exécré et outragé par les deux partis. J’en ai l’habitude et je m’en moque. Et non seulement je m’en moque, mais je m’en sers. La vague mouille, mais elle porte. Il en est ainsi de la colère des partis.

J’attends ces jours-ci Girardin qui vient me faire oralement des propositions que je suppose de M. Molé et du Roi. Je ferai semblant d’écouter. Mais, entre nous, mon oreille est ailleurs.


On voit grandir à travers ces lettres le désir où est Lamartine de se brouiller avec le pouvoir et se préciser à son esprit le rôle de sauveur qu’il se croit appelé à jouer : « Le rôle de cariatide n’est pas mon rôle... Le temps se charge... On se jettera comme dernière ressource dans nos bras... » Pour expliquer son passage à l’opposition bien des causes ont été indiquées : son échec à la présidence de la Chambre, lorsque Sauzet y fut nommé en 1839, le refus du portefeuille de l’Intérieur dans le ministère Guizot en 1840. Ce ne furent que des occasions. Elles ont pu précipiter, elles n’ont pas déterminé sa conversion. Celle-ci s’imposait à lui. Elle résultait d’un désaccord avec « la pensée du règne » et le « système tout entier. » Mais surtout elle découlait logiquement du principe personnel de sa politique. Cette politique devait trouver son expression exacte dans ce duel qui allait mettre aux prises un régime et un homme.


LA RUPTURE

Le discours du 27 janvier 1843, qui consomma la rupture, ne fit donc que traduire une résolution depuis longtemps réfléchie et mûrie. Au bout de la voie où Lamartine s’engageait maintenant, qu’y avait-il ? Une révolution à laquelle l’esprit public n’était pas préparé. Cette perspective n’était pas pour l’effrayer. Il s’en expliquait dans une lettre adressée à Lacretelle :


6 mars 1843.

Cher et vénéré confrère,

Votre lettre est haute et touchante.

Elle éclaire et elle attendrit.

Je ne suis pas de ceux qui dédaignent ces avertissemens de l’expérience et ces pressentimens de l’amitié. Je les médite et je les bénis.

Je sais qu’il n’y a pas encore de foi commune comme en 1789, mais notre œuvre est de la créer et de lui faire son symbole, caché encore au fond des consciences, puis de faire agir cette foi qui a passé cinquante ans à se donner des démentis. C’est trop long. Il faut balayer cette poussière qui ternit la glace de la raison humaine.

Ne croyez pas que j’aye changé. Je n’ai jamais eu d’autre but en sacrifiant plaisir, loisir, temps, vie peut-être à la politique. Je ne me dissimule pas non plus les difficultés, les mécomptes, les haines et les persécutions. C’est le sel de toute vérité. Les vérités ne valent que ce qu’elles coûtent à ceux qui les répandent. Aidez-moi donc de vos bons conseils, de vos lumières, de votre sagesse. Je suis un bien indigne et bien pauvre apôtre de cette philosophie dont vous êtes l’aurore et dont nos arrière-petits-neveux verront le midi malgré les nuages...

« Créer une foi commune, « c’est à quoi Lamartine va travailler, mais non plus à coups de discours. En dépit des applaudissemens, il se rendait compte de son peu d’action sur la Chambre. Au surplus, en changeant d’attitude, il n’avait pas changé de nature ; et on ne s’y trompait pas, du côté de ses nouveaux amis. George Sand lui écrivait : « Vous ne trouverez pas encore là ce que l’idéal de votre âme vous fait chercher parmi nous... » Et Victor Considérant : « Vous ne devez pas être sur les bancs, vous, sur aucun banc... Nous sommes bien décidés, nous, les hommes de l’avenir,... à vous savoir libre et tout entier. » Dans l’opposition comme ailleurs, Lamartine ne pouvait être qu’un isolé.

Depuis 1843, il ne prend presque plus de part aux discussions parlementaires. Il s’adresse au pays, en écrivant pour lui les Girondins. Le 19 octobre, le premier volume était terminé. « Je travaille l’histoire. J’en ai lu hier 40 pages à plusieurs connaisseurs : ils déclarent unanimement que c’est ce qu’ils connaissent de plus fort de moi et des autres. Je commence le deuxième volume[23]. » L’ouvrage était achevé au début de 1847[24]. On sait l’effet prodigieux produit par ces huit volumes paraissant coup sur coup. On n’avait pas vu, depuis les Mystères de Paris, aussi gros succès de librairie.


LE BANQUET DES GIRONDINS

Ce fut d’ailleurs tout autre chose qu’un succès de curiosité : peu de livres ont eu une action plus réelle et davantage influé sur les événemens. Poème en prose ou roman, drame ou feuilleton, cette prétendue histoire, reflétant les émotions successives de celui qui la vivait à mesure, exaltait tour à tour les héros de l’auteur et leurs adversaires et plaignait les victimes en admirant les bourreaux. Toutefois l’impression générale qui en ressortait était nette et puissante. « Ce qui finalement se dégage du livre, c’est la glorification de la Révolution tout entière, de la Révolution sainte et nécessaire[25]... » La bourgeoisie avait vécu jusque-là dans l’effroi des souvenirs de la Terreur : Lamartine réconciliait l’opinion de la classe moyenne avec l’idée de Révolution. Par cela même, il rendait une révolution possible. Ce livre est ainsi le principal de ses actes politiques. C’est par lui surtout qu’il est entré dans les destinées de son pays, et qu’il a une responsabilité devant l’histoire.

Un banquet s’imposait. La ville de Mâcon fut à la hauteur de la circonstance. Mme de Lamartine était alors à Vichy : jour par jour, Lamartine la tient au courant. On craignit un instant que le banquet ne fût peu nombreux ; mais il tourna vite à la grande manifestation. « Le banquet s’enthousiasme de partout. J’ai fait changer la place publique qui ne me plaisait pas, ce sera dans une magnifique enceinte vers la prairie de Lyon avec des tribunes pour deux mille femmes. Il y aura deux mille convives à peu près. Cela chauffe... (10 juillet). » Deux jours après : « Le banquet devient colossal... Je n’ai que cette minute : le temps brûle comme le ciel. » Le 15 : « C’est aujourd’hui jeudi. Je n’ai plus que trois jours pour arriver au banquet. C’est ma seule pensée... » Il arriva enfin, le jour si fiévreusement attendu. Près de six mille personnes étaient accourues. Lamartine dans son discours avoua que la pensée des Girondins était de rallumer la flamme de 1789, et menaça la royauté de la « révolution du mépris. » Il parla dans les éclairs et le tonnerre — littéralement. La scène a été racontée maintes fois ; mais nul récit ne vaut celui qu’en transmettait, le lendemain, Lamartine lui-même à l’épouse attristée, non sans raison, et inquiète.


Lundi, Monceau[26].

Tout va bien. Il n’y a pas eu de tumulte. Ce soir on vient ici en famille souper sous les arbres, vingt ou trente. Ronchaud Ponsard, Aubel sont avec moi, Bruys, etc.

Quant au banquet, il a été à la fois sublime et déplorable.

Sublime par près de trois mille convives à table et autant de femmes et de spectateurs. C’était superbe au delà de ce que j’ai jamais vu. Un Colisée à Mâcon. On était accouru de toutes les villes à vingt lieues, etc. Ardent enthousiasme, religieux presque, fanatisme populaire.

Mais, à la fin du dîner, le tonnerre et le vent ont balayé les tentes, les mâts, etc. Tout a été emporté comme sur un vaisseau en perdition. Tout jusqu’aux deux mille femmes a été intrépide. Nul n’a bougé. Heureusement, car on se serait étouffé. On a suspendu le banquet une heure. Puis on a parlé au milieu de la pluie et du brouhaha affreux des tables, des bancs, des voiles déchirés et claquant. Je ne m’entendais pas moi-même. J’ai été froid et ennuyé et court. Enfin j’ai, tant bien que mal, dit ce que tu liras. Cela a été à peu près sténographié et immensément applaudi. Je suis revenu le soir même glorieux et confus !

Adieu. Je t’ai bien regrettée au commencement, car c’était un spectacle incomparable, inouï, historique. Mais à la fin j’ai été bien aise que personne ne vît ma confusion d’orateur mouillé et démoralisé. Dieu soit loué ! J’ai été très ferme et assez prudent en paroles. J’ai été aux limites et pas au delà.


A toutes les épithètes que prodigue l’exaltation de Lamartine, il en manque une. Nous qui savons quels événemens allaient suivre et dont cette journée avait été comme la figure, nous sommes frappés surtout de ce qu’un tel spectacle offre de symbolique. Car le moment approchait où les circonstances allaient mettre Lamartine en devoir d’appliquer sa maxime : « Il ne faut entrer au pouvoir que par la force d’une idée victorieuse et incarnée en vous... » Une atmosphère d’orage chauffant l’enthousiasme populaire, un homme montant sur l’estrade pour recueillir les bravos frénétiques, puis la tempête déchaînée emportant l’édifice fragile d’une construction hâtive, et faisant des guirlandes et des tréteaux, de l’orateur et de son éloquence, de l’homme politique et de son rêve autant d’épaves, — quelle image anticipée de la destinée qui attendait l’homme de février 1848 !


RENE DOUMIC.

  1. Depuis l’insertion de notre article Lamartine en 1830, dans la Revue du 15 août, nous avons eu le regret d’apprendre la mort de M. Robert Vallier, administrateur de la Société des Œuvres de Lamartine. C’était, non pas seulement un homme d’une courtoisie parfaite et qui s’ingéniait à rendre service, mais un fin lettré, un causeur charmant, un conseiller du goût le plus sûr. Tous les admirateurs de Lamartine lui doivent beaucoup, mais nul ne lui était plus obligé que l’auteur de la présente publication.
  2. Lettre de Mme de Lamartine à Aimé Martin. — Mâcon, le 2 décembre 1833, (Communiquée par Mme la baronne de Noirmont.)
  3. H. de Lacretelle, Lamartine et ses amis, p. 39.
  4. A M. de Montherot, rue Sala, n* 11, Lyon.
  5. A M. de Montherot.
  6. Lamartine par lui-même, p. 336.
  7. A M. de Montherot.
  8. Le Voyage en Orient venait de paraître.
  9. Lettres à Mme de Lamartine.
  10. A M. de Montherot (3 avril 1835).
  11. On lit dans Lamartine par lui-même, p. 337 : « J’allai chercher sur les bancs les plus élevés et les plus infréquentés de la droite une place solitaire et neutre où je ne tardai pas à être rejoint par M. des Hermeaux, jeune royaliste entrant ce jour-là à la Chambre dans des sentimens et dans des dispositions parfaitement conformes aux miens… Nous fûmes rejoints, quelques jours après, par M. Janvier, jeune avocat de Paris qui venait de se signaler dans la défense de l’abbé de Lamennais, royaliste alors… »
  12. Cf. Thureau-Dangin, Histoire de la Monarchie de juillet, t. II, p. 315.
  13. Émile Ollivier, Lamartine.
  14. Lettre à Michelet. — Monceau, 4 septembre 1837. (Collection de Noirmont.)
  15. A M. de Montherot, — de Paris, 28 avril 1836
  16. Pau 12 (juillet) 1839.
  17. Lettre de Mme de Lamartine à F. Guillemardet. (Communiquée par Mlle Laure Le Tellier.)
  18. Sur la politique de Lamartine, voir : Pierre Quentin-Bauchart, Lamartine homme politique. La politique intérieure, 1 vol. in-8o (Plon).
  19. A M. de Montherot.
  20. Lamartine par lui-même, p. 365.
  21. A Mme de Lamartine.
  22. A M. de Mentherot.
  23. A Mme de Lamartine.
  24. Emile de Girardin eût souhaité d’avoir l’ouvrage pour la Presse. D’une lettre de lui, que Lamartine avait conservée avec cette indication : A garder. — Offre des confidences. — 30 à 40 000 francs. — 1845. — Girardin. — nous détachons ce passage :
    « J’ai reçu la visite de votre éditeur Coquebert... Je lui ai proposé de lui acheter le droit de faire paraître dans la Presse, en articles Variétés, l’Histoire des Girondins, droit qu’il m’a déclaré posséder ; mais nous n’avons pu nous mettre d’accord. Toutefois il m’a dit qu’il ne vous avait acheté que l’Histoire des Girondins. Quand vous voudrez vendre à la Presse votre volume Confidences 30 000 francs, vous n’aurez qu’à lui envoyer le manuscrit et qu’à faire traite sur elle : la traite sera payée à présentation... (14 sept. 1845.) » (Collection de Noirmont).
  25. Thureau-Dangin, Histoire de la Monarchie de juillet, VII, 49.
  26. A Mme de Lamartine, maison Sevigny, place de la mairie, à Vichy.