Lamiel/18

La bibliothèque libre.
Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 210-222).


CHAPITRE XVIII

LE VERT DE HOUX


Le lendemain, les prairies étaient noyées d’eau, mais il faisait un temps superbe. À trois heures, Lamiel se trouva vers un pont, à trente pas de la grande route. Fédor n’avait nulle idée d’en venir ce jour-là au grand pas de l’enlèvement.

— J’ai été si triste et si touchée en quittant la maison et ces pauvres vieillards si ennuyeux, dit-elle à Fédor, que je ne veux pas y rentrer.

Le jeune duc n’était déjà plus l’homme de la veille ; il fut étonné et embarrassé de la déclaration. Mais Lamiel lui ayant expliqué que, munie de son passeport, elle allait louer un cheval et se rendre à B***, où elle l’attendrait un jour ou deux, le duc reprit ses esprits, et Lamiel vit sa joie. Elle lui demanda s’il avait reçu des gilets de Paris. La veille, il l’avait longtemps entretenue d’un assortiment délicieux de gilets de chasse que son tailleur allait lui expédier ; il y en avait un surtout, rayé gris sur gris, qui faisait un effet charmant, avec cela, veste de chasse à la mode cette année-là.

Quand le jeune duc eut parlé longuement du gilet rayé gris sur gris, Lamiel se dit :

— Au fait, il aime que je lui raconte tous les détails de ma vie à la maison, lui aussi me parle de ce qui l’intéresse.

Cette sage réflexion arrêta son mépris.

— Eh bien, je vais partir pour B*** toute seule ; venez demain à B***, à moins que l’affaire du gilet à la mode ne vous retienne au château.

— Que vous êtes cruelle ! Vous abusez de l’esprit étonnant que le ciel vous a donné ! N’êtes-vous pas mon premier amour ?

Il parlait avec grâce et jamais ne manquait d’idées, de jolies petites idées bien élégantes, bien obligeantes. Lamiel lui rendait justice de ce côté, mais le souvenir du gilet gris sur gris gâtait tout.

— Il vaut mieux pour les intérêts de votre prudence que je parte seule. Dans le cas où mes pauvres parents auraient la faiblesse de prendre conseil du procureur Bonel, notre voisin, ils ne pourront vous accuser de rapt. Et, dans le fait, je puis vous jurer que vous m’enlevez fort peu. Par prudence, passez demain en voiture devant leur porte et faites-vous voir dans le village.

Lamiel et son ami se promenaient dans la forêt ; elle était remplie de flaques d’eau de trois ou quatre pouces de profondeur, et qui forçaient les piétons à beaucoup de détours. Lamiel, songeant à ses parents, était triste et pensive. Elle interrompit un assez long silence pour dire au duc, avec un air de profonde conviction :

— Auriez-vous bien le courage de me prendre en croupe et de me conduire jusqu’aux environs de Bayeux, de l’autre côté de la forêt ? J’y pourrai prendre, au passage, la voiture de Vire, et au cas peu probable de poursuite, personne ne pensera que j’ai traversé la forêt dans l’état où elle est.

Fédor baissait la tête, n’écoutait point la fin de ce discours. Le mot cruel : auriez-vous bien le courage ? avait réveillé en lui le chevalier français.

— Vous êtes cruellement désobligeante, dit-il à Lamiel, et il faut que je sois bien fou pour vous aimer.

— Eh bien, ne m’aimez pas ; on dit que l’amour inspire le dévouement, et je me trompe fort, ou votre cœur n’est destiné à s’occuper sérieusement que des charmants gilets que votre tailleur vous expédie de Paris.

Fédor fit tout ce qu’il put en ce moment pour ne pas l’aimer, mais il sentit que ne plus la voir était un effort au-dessus de ses forces ; il ne vivait chaque jour que pendant l’heure qu’il passait avec elle. Il lui dit des choses charmantes avec assez de feu et surtout avec une grâce à laquelle Lamiel commençait à devenir fort sensible.

La paix faite, il la mit à cheval, et non sans certains détails charmants pour un amoureux ; il était impossible de trouver une fille plus jolie, plus fraîche, et surtout plus piquante que Lamiel ne l’était en cet instant ; seulement, elle manquait un peu d’embonpoint.

— C’est un des désavantages de l’extrême jeunesse, se dit le duc.

Comme il poussait l’art de monter à cheval jusqu’à la voltige, il y sauta après elle, et plusieurs fois dans la profondeur du bois, il obtint la permission de l’embrasser.

Lamiel arriva de bonne heure à [1] : mais, le lendemain, elle attendit et Fédor ne parut point.

— Je suis bien dupe de l’attendre ; il n’aura peut-être pas pu expédier ses malles pour Rouen. Mais qu’ai-je besoin de cette jolie poupée ? N’ai-je pas trois napoléons ? C’est plus qu’il n’en faut pour gagner Rouen. Lamiel prit hardiment la diligence du soir ; elle la trouva occupée par quatre commis voyageurs ; elle fut révoltée du ton de ces messieurs. Quelle différence avec celui du duc ! Bientôt elle eut grand peur ; un instant après, elle eut besoin de saisir ses ciseaux.

— Messieurs, leur dit-elle, je prendrai peut-être un amant un jour, mais ce ne sera pas l’un de vous, vous êtes trop laids. Ces mains qui essayent de serrer les miennes sont des mains de maréchal-ferrant, et, si vous ne les retirez à l’instant, je vais les écorcher avec mes ciseaux ; ce qu’elle fit, au grand étonnement des commis voyageurs.

Il faut dire à leur justification : 1o qu’elle était trop jolie pour voyager seule, et, en second lieu, tout était honnête en elle, excepté son regard. Ce regard avait tant d’esprit que, aux yeux de gens grossiers et peu clairvoyants en fait de nuances, il pouvait paraître provocateur. Lamiel arriva à neuf heures du soir à [2]. En entrant dans la salle à manger de l’auberge, elle trouva douze commis voyageurs à table.

Elle devint l’objet de l’attention générale et bientôt des compliments de tous. Elle avait remarqué que, en diligence, ses épigrammes, allant jusqu’à l’injure, avaient produit plus d’effet que la pointe de ses ciseaux. L’un de ces commis qui étaient à table se mit à la poursuivre de ses compliments d’une façon réellement incommode ; il prétendait la connaître : il se mit à raconter ses bonnes fortunes.

— Il paraît, monsieur, lui dit-elle, que vous êtes accoutumé à vaincre à la première vue ?

— Il est vrai, lui dit le voyageur, que les belles de Normandie ne me font pas languir.

— Eh bien, sans doute, vous êtes aussi aimable aujourd’hui qu’à l’ordinaire ; voici bien une heure que vous me faites la cour, je suis Normande et je m’en flatte, et d’où vient cependant que vous me semblez ridicule et ennuyeux ?

L’éclat de rire fut universel. Le Lovelace jeta sa chaise avec fureur et quitta la salle à manger.

Lamiel avait distingué un jeune homme fort laid et qui avait l’air timide, elle lui adressa la parole avec grâce ; à peine put-il répondre ; il devint fort rouge. En quelques minutes, Lamiel s’en fit un protecteur. Il lui conseilla à mi-voix de demander du thé à la maîtresse du logis et de la prier de lui faire compagnie.

— Vous lâcherez vos trente-cinq sous, lui dit-il, et à ce prix vous aurez sa protection pour la nuit.

Lamiel suivit ce conseil, et invita à prendre du thé le jeune homme timide, qui se trouva être un apothicaire.

— N’est-ce pas, dit-il à la maîtresse du logis, après avoir vanté son thé, que mademoiselle est trop jolie pour voyager seule ? Ses yeux ont trop d’esprit, il lui faudrait prendre l’air stupide ; mais comme une pareille métamorphose lui est impossible, je vais lui donner une recette.

Le mot métamorphose, prononcé avec emphase, avait fait la conquête de la maîtresse du logis. L’apothicaire continua avec une emphase croissante :

— Les pharmaciens font piler les feuilles de houx, vous savez, mesdames, ces feuilles qui ont des piquants au bord et qui sont d’un si beau vert ? Auriez-vous de la répugnance, dit-il en s’adressant plus particulièrement à Lamiel, à mettre une de ces feuilles pilées sur une de vos joues.

La proposition produisit un éclat de rire.

— Et pourquoi cette opération ? dit Lamiel.

— Tant que vous n’aurez pas lavé cette joue, vous serez laide, et pour peu que vous cachiez cette joue avec votre mouchoir, je vous jure qu’aucun de ces hâbleurs de commis voyageurs ne vous ennuiera de ses propos galants.

On rit de la proposition jusqu’à plus de onze heures.

— La pharmacie va fermer, dit la maîtresse de l’auberge.

On envoya chercher un peu de vert de vessie, le pharmacien frotta le morceau de vert avec son doigt, s’approcha du miroir, s’embarbouilla une joue, puis regarda ces dames : il était horrible.

— Eh bien, mademoiselle, dit-il à Lamiel, votre coquetterie va se trouver aux prises avec l’amour de la tranquillité ; demain matin, avant de monter en diligence, il est en votre pouvoir d’être presque aussi laide que moi.

Lamiel rit beaucoup de la recette, mais, avant de s’endormir, pensa plus d’une heure à Fédor.

— Quelle différence ! se disait-elle ; cet apothicaire est raisonnable et a quelque chose à dire, mais le sot perce à l’instant. Quel ton emphatique il a pris quand il a vu le succès de sa recette ! Ces gens de savoir ne me donnent d’autre envie que celle de me taire. J’ai toujours envie de parler quand je suis avec mon petit duc, mais je lui dis trop de choses désagréables.

Le lendemain, le duc n’arriva point, et cette absence, qui lui donnait l’air d’avoir du caractère, fit ses affaires auprès de Lamiel.

— Je l’ai trop tourmenté à propos de son gilet ; il se venge, tant mieux, je ne l’en croyais pas capable.

Les commis étaient encore en majorité dans la maison. Lamiel donna un coup d’œil à la salle à manger et monta chez elle se mettre une légère couche de couleur verte sur la joue. L’effet fut admirable ; dix fois pendant le dîner, la maîtresse de l’auberge vint la voir, et elle éclatait de rire en voyant l’air morose des commis lorsqu’ils regardaient Lamiel. Le mari, qui présidait à la table d’hôte, voulut savoir la cause de toute cette gaîté, et bientôt la partagea. Il accablait d’attentions la pauvre fille qui avait une dartre sur la joue, et il mourait de rire toutes les fois qu’elle lui adressait la parole.

Au milieu du diner, le duc arriva, et sa mine fut charmante lorsqu’il reconnut Lamiel. Le pauvre jeune homme ne put manger tant il était consterné de la dartre apparente qui avait donné une couleur abominable à une des joues de son amie.

Lamiel mourait d’envie de lui parler.

— Est-ce que je l’aimerais, par hasard ? Est-ce ça, la partie morale de l’amour ?

Elle n’avait pas l’habitude de résister à ses fantaisies ; elle se leva de table avant le dessert, et, peu après, le duc se leva aussi. Mais comment trouver la chambre de son amie, comment la demander ? Il tutoya un garçon, qui lui dit hardiment :

— Où est-ce que j’ai gardé les cochons avec vous, pour me tutoyer ?

Le duc n’avait jamais voyagé sans Duval. Il donna vingt sous à un autre garçon, qui le conduisit à la porte de Lamiel, qui, pour la première fois de sa vie, l’attendait avec impatience.

— Eh ! venez donc, mon bel ami, m’aimez-vous malgré ce malheur ? lui dit-elle en lui présentant sa joue malade à baiser.

Le duc fut héroïque ; il donna un baiser, mais il ne savait pas trop que dire.

— Je vous rends votre liberté, lui dit Lamiel ; retournez chez vous, vous n’aimez pas les filles qui ont des joues en dartres.

— Parbleu si ! dit le duc avec une résolution héroïque ; vous vous êtes compromise à mon occasion, et jamais je ne vous abandonnerai.

— Bien vrai, dit Lamiel, eh bien ! baisez encore… Je vous avouerai que c’est une dartre qui reparaît tous les deux ou trois mois, au printemps surtout. Êtes-vous tenté de baiser cette joue ?

C’était la première fois que le duc la sentait répondre à ses caresses.

— J’ai conquis votre amour, lui dit-il en l’embrassant avec transport. Mais ce mal, ajouta-t-il avec étonnement, n’ôte rien à la fraîcheur et au velouté de votre peau.

Lamiel avait mouillé son mouchoir ; elle le pressa sur la joue malade et se jeta dans les bras du duc. S’il n’eût pas été si heureux et si timide, il obtenait là tout ce qu’il désirait avec tant d’ardeur ; mais, lorsqu’il osa, il était trop tard d’une minute.

— À Rouen, lui dit Lamiel, et pas avant.

Elle se mit à lui faire des plaisanteries sur son retard, qui l’aurait livrée en proie au commis voyageurs, sans la ressource du jeune apothicaire.

Le jeune duc raconta l’extrême embarras où il était tombé ; il avait fait la gaucherie de mentir avec détails. Il avait parlé à sa mère d’une partie au Havre pour voir la mer, convenue avec des amis de Paris qu’il lui avait nommés : le marquis un tel, le vicomte un tel. La duchesse les connaissait tous, et aussitôt avait voulu être de la partie. Ce n’était que le second jour que Fédor avait inventé de dire que le vicomte était en mauvaise compagnie : une demoiselle qui faisait preuve de beaucoup de talent aux Variétés… Aussitôt la duchesse lui avait fermé la bouche :

— Allez tout seul, ou plutôt n’allez pas…

Et il avait fallu dépenser une demi-journée à obtenir la permission. Il finit par dire :

— Quand je n’ai pas Duval, je ne sais rien faire.

— Et moi, je ne veux plus de Duval, je ne veux pas d’un roi fainéant ; je veux vous voir agir par vous-même.

— En ce cas, je décide, lui dit le duc en lui baisant la main, que nous arriverons le plus vite possible à Rouen.

On fit demander des chevaux, et les deux amants arrivèrent à Rouen le lendemain, à cinq heures du matin.



  1. En blanc dans le manuscrit
  2. En blanc dans le manuscrit.