Lamiel/22

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Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 255-265).


CHAPITRE XXII

LE COUP DE PISTOLET


D’Aubigné était une copie de ces jeunes grands seigneurs dont les derniers sont morts de vieillesse sous Charles X, vieillards bien bardés de prétentions et débitant des maximes cruelles que, par bonheur, ils n’avaient pas la force d’appliquer. D’Aubigné n’était pas un jeune seigneur insouciant et gai, mais il était, d’après un grand seigneur aimable, un jeune homme insouciant et gai. Lamiel n’avait pas assez d’usage pour faire cette différence ; elle avait beaucoup d’esprit parce qu’elle avait une grande âme, mais ce n’était pas un esprit de comparaison et d’étude ; et elle était bien loin de pouvoir juger elle-même et les autres.

Assise dans un coin et plongée dans un silence plein d’agitation, elle comparaît sans cesse d’Aubigné au duc de Miossens et se montrait bien injuste pour ce pauvre jeune homme ; c’étaient surtout le naturel, le manque absolu d’imagination, la façon simple de dire les choses les plus décisives et, pour tout dire en un mot, son ton parfait qui lui faisait tort aux yeux de sa ci-devant maîtresse. Elle donnait les noms de timidité et de prudence extrême aux façons vraiment simples et naturelles de cet aimable jeune homme, tandis que l’enluminure du comte lui semblait peindre le caractère le plus énergique ; elle le voyait se lançant, avec une hardiesse vraiment chevaleresque, dans l’imprévu des événements.

Dès le lendemain, le comte, qui l’épiait derrière sa porte entrouverte, hasarda de lui parler comme elle montait chez elle. Elle répondit à ce qu’il disait avec une raison froide, mais ne parut point choquée de sa démarche. Lamiel portait le naturel de son caractère écrit sur son front.

« Elle est à moi, se dit le comte, mais comment l’habiller ? Cela n’a aucun fond de garde-robe. Dieu sait ce qu’il y a dans ces deux grandes malles que j’ai vu monter chez elle ! Je ne lui fais pas la cour pour avoir du plaisir obscurément dans un hôtel, comme un étudiant en droit. Je ne vais pas user mes forces obscurément. Si je la désire, c’est pour montrer mon luxe ; c’est pour la montrer à l’Opéra et au bois de Boulogne, c’est parce qu’il s’agit d’une primeur, c’est parce que j’aurai à conter son histoire où je mettrai du piquant. Il me faut au moins quatre mille francs pour qu’elle soit digne de paraître à mon bras. Non, mademoiselle, votre vertu paraît empressée de faire faux-bond, mais vous n’aurez ce plaisir que lorsque, moi, j’aurai réuni quatre mille francs. Il faut que les cadeaux arrivent, comme la foudre, le lendemain de votre défaite, et que vous, la première, croyiez avoir affaire à un jeune seigneur opulent et jetant l’argent par la fenêtre, ce que j’étais il y a deux ans.

Pendant que d’Aubigné se livrait à ces raisonnements prudents (la prudence était son fort) Lamiel avait un vif plaisir et le croyait le plus fou et le plus naturel des jeunes gens.

« Celui-ci n’est point un petit Caton ennuyeux et toujours le même, comme le duc. »

Le comte étudiait toutes ses rentrées à l’hôtel ; il était bien sûr que Lamiel se trouvait dans le boudoir de Mme Le Grand, au rez-de-chaussée, qui avait une belle fenêtre sous les arcades de Rivoli et un vasistas sur l’escalier. À vingt pas de l’hôtel, il prenait une démarche évaporée. Mais sa prudence fut contrariée par les événements.

Il avait réuni à peu près cent louis pour l’équipement de sa future maîtresse et il s’occupait déjà du choix du nom sous lequel il la ferait débuter au bois de Boulogne. L’admirable fraîcheur, le velouté du teint de Lamiel l’avaient décidé à la faire débuter au grand jour du bois de Boulogne plutôt qu’à la lueur des quinquets de l’Opéra ; il espérait trouver encore un crédit de cent louis ou mille écus chez les marchands, quand arriva l’époque des courses de Chantilly. Par malheur, il n’y songea que huit jours avant.

« Je n’ai plus le temps d’être malade, se dit-il, avec humeur et se frappant le front. D’Eberley et Montandon ont gaspillé cette ressource. »

Il tomba dans une [1] et dit à Lamiel d’un air profond :

— Je vous adore et vous me mettez au désespoir.

Le matin même du jour où il dit ce mot, Mme Le Grand faisait remarquer sa profonde tristesse. Ce mot manqua absolument son effet ; il était entaché d’ennui. Le duc, qui l’avait tant ennuyée, le lui avait dit vingt fois mieux. Si elle eût eu à cette époque le talent de lire dans son propre cœur, elle eût dit au comte :

— Vous me plaisez, mais à condition de ne me jamais parler le langage de la passion.

Le comte était bourrelé par l’idée de Chantilly et encore fort indécis lorsque, le soir, on cita au cercle des Jockeys, un de ses amis, un jeune homme qui faisait le plongeon à l’approche de Chantilly en se prétendant malade.

« Qui trop embrasse, mal étreint, se dit-il. Au diable cette petite provinciale ! Je suis perdu, avec ce qu’on dit de mes affaires, si, avec ma passion pour les chevaux, on ne me voit pas à Chantilly. »

La veille du grand jour, il dit à Lamiel :

— Je vais essayer de me casser le cou, puisque votre cruauté rend ma vie si insupportable.

Ce mot scandalisa Lamiel.

« Mais où prend-il que je sois cruelle ? se dit-elle en riant ; m’a-t-il jamais mise à même de lui refuser quelque chose de sérieux ? »

Le fait est que la société de toutes les femmes ennuyait le comte ; Lamiel, étant encore tout à fait une femme honnête, l’ennuyait encore bien plus ; il faisait donc la cour à notre héroïne en lui disant des mots ; de la vie, il n’avait passé cinq minutes avec elle, en tête-à-tête ; son art était de faire croire à Lamiel qu’il mourait d’envie de lui parler et que la cruauté d’elle, Lamiel, lui enlevait la possibilité de ce bonheur.

Lamiel, fort indifférente à ce qu’on appelle l’amour et ses plaisirs, se disait :

« Si je me lie au comte, il me mènera au spectacle. Mes mille cinq cent cinquante francs sont déjà fort ébréchés, mais le comte ne pourra me donner de l’argent, il n’en a pas. »

— Il ne se fait aucun changement dans ma famille, disait-elle à Mme Le Grand ; les élections sont retardées ; M. de Tourte est sans doute plus puissant que jamais ; ce M. X… libéral, ce rédacteur du Commerce, qui loge au sixième, dit que la congrégation va revenir. Que faut-il faire pour gagner ma vie ? Je n’ai plus que huit cents francs.

Lamiel était abonnée à deux cabinets littéraires et passait sa vie à lire. Elle n’osait presque plus se promener ou aller en omnibus toute seule. Les taches vertes sur la joue gauche ne produisaient plus un effet certain. Elle était si bien faite, son œil avait tant d’esprit, que, presque chaque jour, elle avait à repousser des avances souvent grossières. Elle ne se permettait de parler qu’à Mme Le Grand et à M. X***, son maître à danser, bon jeune homme, honnête et borné, qui n’avait pas manqué de prendre de l’amour pour son écolière, et auquel Mme Le Grand avait confié le père sous-préfet, M. de Tourte et le reste de l’histoire. Tout cet ensemble de vie n’était pas amusant ; l’impossibilité de la promenade nuisit à la santé de Lamiel et son ennui était complété par le manque de spectacle. La fatuité de d’Aubigné était sur le point de triompher, s’il eût donné à Lamiel plus d’occasions de parler à cœur ouvert ; elle avait si peu de vanité, qu’elle se fût ouverte à lui, au premier moment d’impatience dans lequel il l’eût surprise.

Ce fut dans ces circonstances que Chantilly se présenta. Le comte y alla et perdit dix-sept mille francs en paris. Il acheva de se ruiner, il épuisa tout le crédit qu’on lui accordait encore et paya noblement cette somme avant la fin de la semaine. Le comte d’Aubigné-Nerwinde était au fond très prudent et sage jusqu’à l’avarice.

— J’ai déjà trois ou quatre jugements qui peuvent me conduire à Clichy, je me dois à moi-même d’avoir cette petite provinciale ; ce devoir rempli, il s’agit de disparaître en grand. J’irai passer mon temps à Versailles, je suis connu des pauvres diables qui vont bâiller dans cette triste ville avec les Anglais ruinés. Grand Dieu ! quelles soirées je passerai !

Lamiel s’ennuyait à mourir, il ne fallut au comte que deux jours de soins.

— Vous me conduisez au spectacle ce soir ? lui dit Lamiel.

— Ce soir, si mes affaires sont finies, je compte me brûler la cervelle.

Lamiel jeta un cri et le comte fut heureux de l’effet qu’il produisait.

— Vous aurez ma dernière pensée, belle Lamiel, vous aurez été mon dernier bonheur. Si, il y a huit jours, vous eussiez été moins cruelle pour moi, je ne serais pas allé aux courses de Chantilly, j’y ai perdu dix-sept mille francs ; j’ai payé, comme l’honneur le voulait, en épuisant toutes mes ressources et il ne me reste pas un billet de mille. Mais le comte d’Aubigné-Nerwinde, le fils d’un héros connu de toute la France, ne doit point se laisser voir dans une position inférieure. J’ai bien une espèce de sœur fort riche, mon aînée de vingt ans, mais c’est une tête étroite, peu digne de comprendre une vie dirigée par l’amour et le hasard. De plus, elle a épousé un Miossens et moi je ne suis qu’un d’Aubigné-Nerwinde.

— Un Miossens, parent du duc ?

— Son grand oncle, mais d’où savez-vous ce nom ?

Lamiel rougit.

— M. de Tourte, mon prétendu, parlait sans cesse de Miossens ; l’homme d’affaires de cette famille lui fournissait quatre voix.

Lamiel savait déjà un peu mentir, mais elle appuyait encore trop, elle ne jetait pas les mensonges comme choses sans conséquence, elle avait encore bien à acquérir. Ce qui la faisait mentir, c’était une maxime que Mme Le Grand lui répétait souvent depuis qu’elle lui parlait à cœur ouvert : « Sois riche, si tu peux ; sage, si tu veux ; mais sois considérée, il le faut. »

L’intimité avec le comte dura une demi-journée ; le soir, Lamiel lui trouvait déjà une sécheresse de cœur qui lui coupait la parole. Ses paroles avaient une grande dignité, mais cette dignité lui coûtait bien des efforts, et Lamiel voyait ces efforts, et elle n’eût pas su dire d’où venait son ennui : seulement, c’était l’opposé de ce jeune étourdi sans réflexion qu’elle s’était figuré et qu’elle aimait d’amour, comme le contraire du jeune duc. L’idée du coup de pistolet, car elle croyait tout ce qui était extraordinaire, chassa bien vite l’ennui. Elle regardait d’Aubigné :

— Cette belle figure, si froide et si noble, c’est donc celle d’un homme qui va se tuer dans quelques heures ! il agit avec un sang-froid parfait.

Le comte faisait des malles et semblait absorbé par le soin de ne pas gâter ses effets ; fier de son habileté à faire des malles, il était bien commis voyageur dans ce moment ; mais Lamiel ne voyait rien, son âme était tout émue par ce coup de pistolet si prochain. Il adressait ces malles à sa sœur. Il les accompagna à la diligence de Périgueux, et, du bureau des diligences, les fit transporter à Versailles par un fourgon de louage. Le lendemain matin, Mme Le Grand reçut la lettre d’usage :

— Quand vous lirez ces mots de, etc.

Lamiel baissa la tête à cette lecture et bientôt fut étouffée par des sanglots. M. Le Grand s’écria :

— Voilà cependant seize cent soixante-sept francs que nous perdons, et il se remit à faire la note réelle du comte ; il voulait connaître sa perte réelle, la note à payer était de seize cent soixante-sept francs, la note réelle ne s’élevait qu’à neuf cents francs.

— L’année passée, notre perte a été de quatre pour cent de nos recettes brutes ; cette année, elle sera de six pour cent, car je ne parle pas de la valeur des fauteuils du pauvre comte et de ses porcelaines, peut-être en aura-t-il disposé par testament.

Toute cette discussion plongea Lamiel dans un noir profond. Certes, elle n’avait pas d’amour pour le comte, le sentiment qui lui navrait le cœur n’était que de la simple humanité.



  1. En blanc, dans le manuscrit.