Lamothe Le Vayer/T5/P1/De la vertu de payens/p2/De Socrate

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Œuvres (1756)
Michel Groell (Tome 5, Partie 1p. 109-130).

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DE SOCRATE.



C’est à cauſe de la Morale que les Anciens ont honoré Socrate de ce bel éloge. Ceux que nous venons de nommer qui avoient philoſophé devant lui, s’étoient contentés de contempler le Ciel, ou de rechercher les cauſes principales de ce qui ſe fait dans la Nature. Mais pour ce qui touchoit les mœurs, fort peu d’entre eux s’étoient ſouciés de cultiver cette partie, qui eſt ſans doute la plus importante dé toute la Philoſophie. A la vérité, les ſept Sages, dont nous venons de parier nous ont laiſſé de fort beaux préceptes moraux, & des ſentences de grand uſage dans la vie civile. Ils n’ont rien eu pourtant de comparable à Socrate, leur vie n’aiant pas été exemplaire comme la ſienne. Et je me ſouviens bien qu’Appien n’eſt pas De bello Mithr. ſeul, qui a fait l’obſervation, que ceux d’entre eux, comme Pittaque, & Periandre, qui ſe ſont mêlés de la Politique, & qui ont eu part au gouvernement public, peuvent être mis au rang des plus insupportables Tyrans qu’ait eu la Grèce. Si eſt-ce qu’on ne devroit pas parler d’eux il me ſemble, aveç tant de mépris que quelques-uns ont fait. Nous ſommes obligés de croire, qu’ils n’obtinrent cette haute reputation de ſageſſe, que par de grandes & rares qualités d’eſprit, encore que quelques-uns en aient peut-être abuſé. Et ceux-là procedent contre eux de mauvaiſe foi, qui veulent méſurer leur mérite au pied de ces petits proverbes, qu’on leur attribue, comme s’ils n’avoient acquis toute leur reputation que par ces deux ou trois mots, qui ont été ſans doute les deviſes de chacun d’eux, & non pas le ſommaire de leur ſcience, ſelon le dire de ceux, qui ſe rendent, à mon avis, ridicules eux mêmes, en les déprimant ſi fort. Quoiqu’il en ſoit, Socrate fut le premier qui s’aviſa, que la curioſité des choſes d’enhaut, & les diſputes de la Phyſique, avoient rendu trop negligens dans la Morale tous ſes prédeceſſeurs. En effet, il fit profeſſion de mépriſer également l’Aſtrologie, la Géometrie, & la Muſique, qui occupoient les meilleurs eſprits de ſon tems, comme nous l’apprenons d’une Epitre de Xenophon à Eſchines. Et faiſant voir que tout le reſte de nos études étoit de peu de conſidération, au prix de ce qui concernoit les bonnes mœurs, il établit le premier cette troiſiéme & principale partie de la Philoſophie appellée Ethique, qui imprime dans nos cœurs l’amour de la Vertu, & qu’on a fort bien nommée la Géorgique de nôtre ame. C’eſt ce qui fit dire auſſitôt, qu’il avoit attiré la ſcience du Ciel ici bas, & ce fut pourquoi l’Oracle d’Apollon Pythien, à qui Dieu a ſouvent permis de reveler beaucoup de vérités, prononça que Socrate étoit le plus ſage de tous les hommes. Je fai bien, qu’Origene veut dans le ſeptiéme de ſes livres contre Celſus, que cet Oracle ait plus conſidéré les ſacrifices de Socrate, que ſa Philoſophie, lorſqu’il parla de lui ſi avantageuſement, Mais quelle couleur peut-on donner à un ſentiment ſi particulier, puiſque le Paganiſme a eu tant de perſonnes, qui ont fait de bien plus grands ſacrifices que Socrate, ſans avoir jamais reçû un ſemblable éloge ?

Or outre cette approbation générale de toute la Gentilité ; la plûpart des Peres de l’Egliſe l’ont eu en ſi grande véneration, qu’après Juſtin Martyr, qui a bien oſé le nommer Chrétien, comme nous avons vû dans la premiere ſection de ce Diſcours, il n’y en a guères eu, qui n’aient crû que Dieu par une grace ſpéciale lui avoit fait miſericorde. Saint Jean Chryſoſtome, Saint Ambroiſe, & Saint Auguſtin ont témoigné qu’ils étoient de ce ſentiment ; & tous les Scholaſtiques modernes, qui n’ont pas deſeſperé du ſalut des Payens vertueux, ont été perſuadés de celui de Socrate, ce que Toſtat & quelques autres ont dit en terme exprès[1]. Mais entre tous · les Auteurs Catholiques qu’on peut alleguer en ſa faveur, il n’y en a point qui aient mis ſa vertu ſi haut que Marcile Ficin a fait. Il propoſe la vie de Socrate pour une image de la vie Chrétienne[2], & pour un original par fait, dont on doit s’efforcer d’être la copie. A la vérité, Saint Chryſoſtome écrivant contre ceux, qui ſe moquoient de la façon de vivre des Moines, avoit bien repréſenté Socrate comme un exemplaire de pauvreté Chrétienne ; mais il ne l’avoit pas donné pour un Tableau ſi achevé, ni ſi accompli, que Ficin le veut faire paſſer. Xenophon & Platon ont pris la peine de tracer de leur main ce beau portrait ; & longtems depuis Diogene Laerce en a tiré un craion après eux, qui ont été les premiers Peintres du monde pour bien faire la figure des Eſprits Le plus beau lineament, à mon gré, de toutileun ouvrage, eſt celui par lequel ils nous expriment la fin de Socrate, qui meurt conſtamment accuſé de s’être moqué de la pluralité des Dieux que la Grece adoroit, & d’avoir enſeigné à la jeuneſſe d’Athenes qu’il ne pouvoit y avoir plus d’une Divinité. Car quoique l’un & l’autre de ſes Diſciples aient fait mine de l’excuſer de cela, par leurs Apologies dreſſées exprès, pour rendre ſa mémoire moins odieuſe à ceux de leur tems : Si eſt il certain, qu’Anitus & Melitus ne prirent point d’autre prétexte pour l’accuſer ; & qu’il ne bût la cigue que pour avoir fait leçon de cette nouvelle doétrine. Et c’eſt vraiſemblablement le plus grand ſujet qu’aient eu les Peres de l’Egliſe de bien penſer de ſon ſalut, parce qu’on peut dire que d’être mort pour ſoutenir dans la Loi de Nature l’unité. de Bieu, ce n’eſt pas être fort loin du mérite de ceux, qui ont ſouffert le martyre dans la Loi de Grace pour la Foi de Nôtre Sauveur. Sur quoi on pourroit ajoûter, qu’aiant été le premier des Philoſophes Payens qu’on ait puni de la ſorte, ſelon que Diogene l’a remarqué, puiſqu’Anaxagore, qui avoit été ſoupçonné d’avoir de mauvaiſes opinions des Dieux, en fut quitte pour un fimple banniſſement ; il ſemble qu’on puiſſe en quelque façon nommer Socrate le premier Martyr du Meſſie à venir, comme nous ſavons que Saint Etienne la glorieuſement été du même Meſſie déja venu (x)[3]. Et néanmoins toutes les vertus, dont la vie de Socrate fut un perpetuel exercice, n’empêchèrent pas que la médiſance de quelques Gentils ne fût aſſez inſolente pour s’attacher à lui ; & le beau ſujet de ſa mort, tel que nous venons de le rapporter, n’a pû tant obtenir ſur deux ou trois des premiers Peres de l’Egliſe, qu’ils n’aient quelquefois parlé de lui en d’aſſez mauvais termes, par un zèle qui a beſoin d’être expliqué.

Quant aux Gentils, ce n’eſt pas merveille, que ceux d’entre eux, qui vouloient paroitre affectionnés à leur fauſſe Réligion, declamaſſent fent contre Socrate, comme contre un impie & un Athée, qui renverſoit autant qu’il lui étoit poſſible, tous les Autels. C’eſt par là qu’ils émûrent tout le peuple contre lui, après voir fait repréſenter des Comedies de la compoſition d’Ariſtophane[4], où Socrate ſoutenoit, qu’il n’y avoit point d’autres Dieux que le Chaos, les Nuës, & la Langue ; enſeignoit enſuite aux enfans à battre leurs peres ; & puis étoit étranglé, & ſa maiſon brûlée avec ſon ſous-maitre Chærephon ; le tout pour le jetter dans une haine publique, & afin de porter la populace d’Athenes à le mal traiter. Mais on ne ſauroit attribuer qu’à la ſeule envie, qui en veut toûjours aux plus grands hommes, la calomnie de Porphyre. Lui ſeul écrivit plus de mal contre Socrate[5], & vomit plus d’injures contre ſa réputation, que tous ſes délateurs n’avoient fait, lorſqu’ils l’opprimèrent de leurs fauſſes accuſations. Ce qui montre bien la vérité du Proverbe Grec, qui porte, qu’on verroit plûtôt une aloüette ſans houpe ſur la tête, qu’une vertu éminente ſans envie.

Les Peres, qui ont pris la liberté de faire des invectives contre Socrate, & contre quelques-uns des plus renommés Philoſophes après lui, avoient bien d’autres mouvemens. ' Auſſi ne pouvoient ils pas être touchés d’une ſi honteuſe paſſion, dans une vie ſi Chrétienne & ſi parfaite que la leur. Rien ne les a portés à cela que l’extrème impieté des Payens, contre qui ils étoient tous les jours aux priſes, & qui oſoient bien non ſeulement préferer Phocylide, Theognis, Iſocrate, & ces Philoſophes[6], comme ſaiſoit Julien l’Apoſtat, à Salomon, à Moïſe, & à nos plus grands Saints : mais paſſer même juſqu’à cette abomination, de comparer la créature à ſon Créateur, l’homme à Dieu, & Socrate, Epictete, Apollonius, ou quelque autre à Jeſus Chriſt. Pour reſiſter à une ſi folle opinion qu’ils avoient de leurs Philoſophes, Cyrille d’Alexandrie, Gregoire de Nazianze, & Théodoret, n’ont fait nulle difficulté de les déprimer de tout leur poſſible, & ont crû même qu’ils étoient obligés de les diffamer, pour le bien de tant d’ames, qui ſe perdoient en les eſtimant trop, & vû qu’on rendoit leur vertu criminelle, la comparant à celle de nôtre Seigneur. Voilà le fondement de tout ce que nous avons contre Socrate, Platon, & quelques autres de même profeſſion, parmi les écrits des Peres, Et certes je crois que dans un tems pareil au leur, nous ſerions encore obligés d’en uſer de la ſorte. Mais ſi S. Auguſtin a fort bien dit au ſujet des Dosnatiſtes[7], écrivant au Comte Boniface, que ceux-là avoient tort, qui alléguoient le procedé des Apôtres, pour dire, qu’on ne devoit pas emploier l’autorité des Empereurs au fait de la Réligion, parce qu’ils ne conſidéroient pas, que leur ſiécle étoit différent de celui, dont ils parloient, & qu’il faloit fe gouverner toûjours ſelon la diverſité des ſaiſons. Si de plus nos Docteurs ſe ſervent encore tous les jours fort à propos de cette diſtinction, aiant égard au tems de l’Egliſe naiſſante, qui ne permettoit pas beaucoup de choſes qu’on trouve à préſent de fort bon uſage : Pourquoi n’alléguerons-nous pas la même raiſon ſur le propos où nous ſommes ? Et pourquoi ne ſoûtiendrons nous pas que le zèle de Saint Gregoire & de Saint Cyrille étoit excuſable, dans un âge où toute la terre étoit encore pleine d’idolatrie, & où ils voioient, que la reputation de ces grands Philoſophes préjudicioit à l’Evangile, & empêchoit l’avancement de la Foi, ce qu’on ne ſauroit dire aujourd’hui ? Nous ne ſommes pas d’ailleurs obligés d’adhérer inſéparablement à toutes les opinions de ces Peres. L’Egliſe laiſſe la liberté des ſentimens en ce qui ne touche point la Foi, & l’on quitte ſouvent S. Thomas pour ſuivre Scot dans l’Ecole. Nous pourrons donc bien faire ici le même jugement de Socrate, que Saint Juſtin, Saint Auguſtin, Saint Chryſoſtome, & preſque tous les Docteurs de l’Egliſe en ont fait, encore que ces deux ou trois autres, que nous avons nommés, ſoient d’un avis contraire, vû même, qu’ils ont en cela tous les bons Auteurs Grecs & Romains, qui les contrediſent.

Voions néanmoins de quels crimes on charge la reputation de Socrate, & pour quoi l’on veut deſeſperer de ſon ſalut. On lui impute le vilain vice de l’ivrognerie, ce lui, que les Grecs ont nommé Pederaſtie ; une extréme colere ; & finalement l’Idolâtrie, dont ceux mêmes, qui ont fait ſon Apologie, ſont demeurés d’accord, & qui ſemble être toute évidente par ces dernieres paroles, quand il reconnut, qu’il étoit redevable d’un coq à Eſculape. A quoi l’on peut ajoûter ce qu’on a tant dit du Demon duquel il ſe ſervoit.

Pour ce qui touche les excès de bouche, je ſai bien que ſes Diſciples le font boire à la Grecque dans leurs ſympoſes, avec un peu plus de chaleur que la bienſéance ne le permetroit parmi nous. Ce n’a pourtant jamais été juſqu’à s’enivrer, tant s’en ſaut, ils remarquent expreſſement, qu’on ne l’avoit jamais vû dans ce miſèrable état. Et je ne puis rien rapporter de plus exprès pour juſtifier la calomnie de cette accuſation ; que ce qu’obſerve dans ſa vie, Diogene, touchant la peſte, qui travailloit ſouvent la ville d’Athenes. ll dit, que Soerate ſut quaſi le ſeul, qui s’en exemta de ſon tems par ſa grande ſobrieté, & pour être le plus temperant des hommes en ſon boire, & en fon manger.

L’amour maſculin eſt un crime beaucoup plus atroce, puiſqu’il eſt abominable, & s’il faloit avoir égard au ſens qu’on a donné au Proverbe de la Foi Socratique, & aux apparences de la paſſion dont il étoit touché pour Alcibiade, j’avoue qu’il ſeroit fort difficile de l’excuſer. Mais s’il faut juger plus ſainement des choſes, c’eſt de l’Amour même que nous tirerons ſon plus grand mérite. Car jamais homme ne fit profeſſion d’affetionner le genre humain avec tant d’ardeur que lui. Mais c’étoit pour lui imprimer l’amour de la vertu, le retirer du vice, & le porter à la recherche de cette belle Philoſophie, qui lui devoit donner la connoiſſance d’un ſeul Dieu. De là vient, que Socrate ſait gloire dans Xenophon d’être un excellent Maquereau, ce qui ne peut être pris que ſpirituellement & dans le ſens que nous lui donnons, autrement il faudroit que lui, Xenophon, & tous ceux, qui ont eſtimé ſes écrits, comme a fait toute l’Antiquité, euſſent perdu, je ne dirai pas la pudeur, mais le ſens. il ſe vante dans Platon avec la même hardieſſe, & par la même figure, qu’il ne ſait rien que des amourettes. Et quand il eſt repréfenté frequentant les reduits oû les jeunes hommes de ſa ville s’exerçoient, & où il ſe rendoit tous les jours maitre de l’eſprit de quelqu’un, on ne ſauroit ſans médiſance, ni même ſans abſurdité, l’interpréter autrement que nous ſaiſons. Que s’il faut le juſtifier par d’autres apparences, chacun ſait, qu’outre ſa Xantippe, il eût encore une ſeconde femme ; ce qui peut montrer, que ſes affections n’offenſoient point la Nature. Et ſi il n’y a pas lieu pour cela de lui reprocher ſon incontinence, parce que, comme dit Suidas Auteur à ſon égard ſans reproche, il ne prit deux femmes, que pour obeïr à la Loi d’Athenes, qui ordonnoit, qu’outre la legitime, on eût encore une Concubine, afin de multiplier les habitans de cette ville qui étoient en trop petit nombre. Je ne ſai pas quelles preuves on peut donner de ſa colere, mais je ſuis ſûr d’en produire de fort expreſſes pour l’en décharger. Premierement on ſait, que les mauvaiſes humeurs de cette inſupportable Xantippe ne ſervirent jamais qu’à exercer ſa patience ; ce qui lui faiſoit dire qu’il trouvoit toutes choſes douces & faciles au dehors, après avoir ſouffert cette femme au dedans. Or bien qu’elle fût très inique envers lui, ſi eſt ce qu’elle rendit un merveilleux témoignage de ſon humeur exemte de toute émotion, quand elle dit qu’elle ne l’avoit jamais vû retourner en ſa maiſon, qu’avec le même viſage, qu’il avoit lorſqu’il en étoit ſorti. Car comme l’ame eſt celle qui donne à un chacun cet air de joie, ou de triſteſſe, qui ſe remarque d’abord, & que c’eſt elle encore qui nous ride ou applanit le front en un inſtant, ſelon ſes mouvemens interieurs ; il ne faut pas s’étonner s’il ne paroiſſoit aucun changement dans la face de celui, qui poſſedoit un eſprit invariable, & preſque au deſſus de toute ſorte d’agitation. Nous liſons la confirmation de cela dans Arrien[8], où Epictete aſſure, que de toutes les qualités de Socrate, il n’y en avoit point qui lui fut plus propre, que celle de ne ſe fâcher jamais, non pas même dans ſes disputes, où il ſouffroit ſans alteration d’eſprit, autant d’injures qu’on lui en vouloit dire. Auſſi nous a-t-on repréſenté toutes ſes conférences pleines d’une douceur inimitable. Il n’y enſeigne rien qu’en s’enquerant, & bien loin d’établir ſes maximes avec obſtination, il ſemble douter des choſes les plus décidées. Un homme qui a le premier proteſté, que ſa plus certaine ſcience conſiſtoit en la connoiſſance qu’il avoit, de ne ſavoir rien de certain, n’étoit pas pour s’opiniâtrer dans une diſpute, ni pour ſe mettre en colere, contre ceux, qui avoient des ſentimens contraires aux ſiens. C’eſt ce qui fait dire à Ciceron en traitant des paſſions, qu’il nomme ſort proprement des perturbations, que la raiſon leur doit être comme une médecine Socratique, pour les reduire à la modération. S’il eût cru, que Socrate ſe fût laiſſé emporter à la colere, comme le veulent ſes accuſateurs, il ſe fût bien gardé de parler ſi improprement.

On prouve très mal ſon Idolatrie par les termes, dont ſes Diſciples ſe ſont ſervis dans leurs Apologies, quand ils ont écrit, qu’il n’avoit rien innové au fait de la Réligion, aiant toûjours vécu à cet égard comme les autres, & uſé des ſacrifices, ſelon qu’ils étoient alors en uſage. Car déja leur propre interêt, & la crainte de la cigué les peut avoir fait parler de la ſorte. D’ailleurs, il y a lieu de dire, que Socrate, qui n’avoit que la Foi implicite, ſe contentoit de reconnoitre un ſeul Dieu dans la Loi de Nature, ſans vouloir pour cela troubler le gouvernement public par l’introduction d’un nouveau culte, dont il ne pouvoit uſer, ſans violer les Loix de l’Etat : Et que s’il a ſacrifié à quelques Divinités Atheniennes, ç’a été vraiſemblablement par une nuë reconnoiſſance des puiſſances d’un ſeul Dieu, qu’il adoroit ſous des noms différens. C’eſt ainſi qu’au dire de Zenon, comme nous verrons tantôt, le nom de Jupiter comprenoit celui de toutes les autres Divinités. Et que Macrobe maintient dans les derniers chapitres de ſon premier livre des Saturnales, que tous les Dieux des anciens ſe rapportoient au Soleil. L’Empereur Julien enſeigne la même doctrine dans ! l’Oraiſon qu’il a compoſée à la loüange de ce bel Aſtre. Et nous ſommes obligés de croire, que c’eſt ainſi que l’entendoient ces Philoſophes Payens[9], qui ſe moquoient preſque tous, au rapport de Tertulien, de la pluralité des Dieux ; parce qu’il y a grande apparence d’une part, qu’ils faiſoient ce qu’ils pouvoient pour n’intereſſer point leur conſcience ; & d’autre côté on ne les eût pas ſoufferts, s’ils euſſent témoigné qu’ils avoient une Réligion à part.

Quant à ce que prononça Socrate un peu avant que d’expirer[10], qu’il devoit un coq à Eſculape, dont il prioit ſon ami de le vouloir décharger ; il eſt vrai, que Tertulien ſemble avoir pris cela au pied de la lettre, quand il écrit que c’étoit pour n’être pas ingrat vers Apollon, & pour lui rendre graces de ce qu’il l’avoit nommé le plus ſage de tous les hommes. Mais Lactance l’explique encore plus au deſavantage de Socrate[11], lorſqu’il attribue ce ſoin à une pure vanité, & à une crainte d’être mal traité aux Enfers par Rhadamante, en quoi Lactance n’a pas mieux rencontré, qu’un peu après en ſa négation ſi abſolué des#, # * Antipodes[12].

Certes il y a de quoi s’étonner, qu’aiant reconnu ailleurs comme le dernier ſupplice de Socrate ne vint que d’avoir voulu abolir la multitude des Dieux, il lui faſſe ici apprehender de la ſorte ceux des Enfers. Coelius Rhodiginus n’a pû s’empêcher de maltraiter Lactance ſur cette invective contre Socrate[13], dont il interprete les paroles dans un ſens beaucoup plus myſtique, qu’il n’eſt beſoin, à ce qu’il me ſemble, de leur donner. En effet, je ne crois pas, qu’on les doive rapporter à autre choſe, qu’à cette figure qui étoit l’ornement continuel de tous ſes propos. C’eſt l’Ironie ou l’innocente raillerie qui lui plaiſoit ſi fort, comme tous ſes entretiens en font foi, qu’il s’en voulut ſervir même en mourant. Il dit donc en ce dernier acceſſoire, qu’il devoit un coq à Eſculape le Dieu des Remedes, pour ſignifier qu’il ſe voioit aux termes d’être bientôt gueri de tous ſes maux. L’action de Seneque, étant près de ſa fin, reçoit à mon jugement la même explication. Tacite remarque[14], qu’entrant dans le bain, qui aida à faire ce que le poiſon n’avoit pû executer, ce grand homme jetta de l’eau ſur ſes ſerviteurs qui étoient les plus proches de lui, ajoûtant ces belles paroles, qu’il offroit en forme de ſacrifice cette liqueur à Jupiter, ſurnommé le Liberateur. Je tiens pour aſſuré, que Socrate & Seneque n’ont voulu témoigner autre choſe par leurs derniers propos, qu’un remerciment qu’ils faiſoient à Dieu de ce qu’il les tiroit des peines de ce monde. Sur tout il n’y a point d’apparence, de prendre ceux du premier ſi ſort au pis, non plus que ſes ſermens ordinaires par le chien, par la pierre, ou par le platane, dont il ſe ſervoit exprès pour ſe moquer de ceux, qui juroient par les fauſſes Divinités de Caſtor & d’Hercule, dont il vouloit par là prendre le mauvais uſage. Et néanmoins Lactance n’a pas fait de moindres invectives contre ſes ſermens, que contre l’offrande du coq, en quoi ſon autorité ne peut être de grande conſidération, vû celle de St. Auguſtin, qui a fort bien penſé de la façon de jures de Socrate[15], lui donnant la favorable interprétation, que nous venons de rapporter.

Le dernier reproche, qu’on lui fait, regarde le Démon, qu’on dit avoir été le conducteur de ſa vie. Si nous voulions rapporter ici tout ce qu’Apulée, Plutarque, & aſſez d’autres en ont écrit, nous ferions de ce ſeul article un bien gros volume. Les uns ont crû, qu’il avoit une véritable viſion de quelque mauvais Eſprit. Les autres, qu’il étoit averti par une voix prohibitive ſeulement. Et il y en a qui ont penſé, que c’étoit par l’éternuëment, qu’il recevoit les avis de ce qu’il ne devoit pas faire. Mais pluſieurs, qui ſe ſont ris de tout cela, ont ſoutenu[16], que ſa ſeule prudence, dont Dieu l’avoit ſi avantageuſement partagé, étoit ſon Démon. Que ſi l’on veut, qu’il y ait eu quelque choſe de plus, on peut prendre en ſa faveur l’opinion d’Euſebe, d’Eugubinus, & de Marcile Ficin, qui ont été perſuadés que ſon bon Ange étoit le véritable Démon, qui le gouvernoît.

Encore que nous aions répondu le plus à la décharge de Socrate, que nous avons pû ſur tout ce qui lui étoit imputé, je ſerois fâché pourtant d’avoir prononcé affirmativement pour ſon ſalut, ni de l’avoir mis auec certitude au rang des Bienheureux, comme il ſemble que quelques uns aient voulu faire. Quand il auroit été Chrétien de la façon que Juſtin Martyr l’a entendu, il ne laiſſoit pas d’être comme homme, pêcheur d’ailleurs, & nous ne tenons pas que tous les Chrétiens ſoient participans de la béatitude éternelle. C’eſt pourquoi je trouve, qu’on a raiſon de reprendre Eraſme, d’avoir oſé écrire dans un de ſes Dialogues[17], qu’autant de fois qu’il liſoit la belle fin de Socrate, il avoit bien de la peine à s’empêcher de dire, O St Socrate priés Dieu pour nous. Ces paroles ſont trop hardies, auſſi bien que celles qui ſuivent en même lieu, où il parle des ſaintes ames de Virgile & d’Horace. Mais comme je penſe qu’on ne ſauroit ſans témerité, aſſurer que Dieu ait fait la grace à Soçrate de le recevoir dans ſon Paradis, je crois que la temerité eſt encore plus grande de le condanner aux peines éternelles de l’Enfer, vû la bonne opinion qu’ont eûë de lui tant de Saints Peres, & tant de profonds Théologiens. Car puiſque nous avons montré, que ſelon leur doctrine, les Païens vertueux ont pû ſe ſauver par une grace extraordinaire du Ciel, à qui pouvons nous préſumer qu’elle ait été plûtôt accordée, qu’à celui que toute l’Antiquité a nommé le ſage Socrate ? Ce qui me fait juger que tous les pèchés, dont on l’a voulu taxer, ne nous doivent pas détourner de l’opinion la plus humaine, & que j’eſtime la plus agréable à Dieu, parçe qu’elle eſt la plus charitable, c’eſt qu’outre ce que nous avons rapporté pour l’en décharger, tout le monde ſait que les Atheniens portèrent un deüil public de la mort, qu’ils avoient fait ſouffrir à un ſi grand perſonnage ; qu’après avoir ôté la vie à l’un de fes Accuſateurs, ils punirent l’autre d’un exil perpetuel ; & qu’honorans enſuite ſa mémoire d’une Statuë d’or, ils reparèrent par un jugement public l’injure qu’ils avoient faite à ſon innocence. Ajoutés à cela ce que lui peut avoir ſervi devant la Bonté Divine l’établiſſement parmi les hommes d’une ſi utile partie de la Philofophie, qu’eſt la Morale. Quel amour de la vertu, & quel horreur du vice n’a-t-il point donné par là à toute ſorte d’eſprits ? Et combien de crimes pouvons-nous dire qu’il a empêchés pêchés, par les principes, & par les regles d’une ſi belle ſcience que nous tenons de lui ? Car comme nous croions avec raiſon que le démérite & la peine des Héreſiarches croisſent, à proportion du mal que cauſe ici bas la mauvaiſe doctrine, qu’ils y ont ſemée ; Il eſt conforme à la même raiſon de préſumer, que la recompenſe de celui qu’on peut nommer l’un des premiers précepteurs du genre humain, aura été très ample, eu égard à l’utilité grande, que le monde reçoit encore tous les jours de ſes enſeignemens. Et par conſequent, quoique nous ne determinions rien du ſalut de Socrate, dont il ſemble que Dieu ſe ſoit voulu reſerver la connoiſſance, ſi eſt-ce que nous croions qu’on en peut avoir fort bonne opinion ; & qu’au moins il n’y a perſonne, qui ne doive parler de lui avec le reſpect que mérite un homme de ſi rare vertu. Paſſons à la conſidération de ceux, qui l’ont ſuivi, & dont les noms ne ſe liſent point ſans quelque titre d’honneur, dans ce qui nous reſte des anciens Grecs & Romains.




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  1. Cap. 2. Geneſ & Ex. c. 30 qu. 14.
  2. l. 8. Ep.
  3. (x) Comme les dernieres feuilles de ce Livre rouloient ſous la Preſſe, on m’a donné avis que quelques perſonnes qui avoient eu la curioſité de les voir à méſure qu’on les tiroit, s’étoient ſcandaliſées de ce que j’écris ici à l’avantage de Socrate, comme ſi je l’avois voulu égaler à nôtre grand Proto-Martyr Saint Etienne ; ce qui eſt très éloigné de mon intention.

    Je les ſupplie donc de conſidérer premierement, que toute ſorte de comparaiſons me vont pas à l’égalité, & qu’on tire ſouvent des ſimilitudes entre les plus petites choſes, & les plus grandes.

    … Sic parvis componere magna ſolebam. Virg. ecl. I.
    Juſtin Martyr m’a-t-il pas bien comparé le même Socrate à Abraham, & à Elie, dans ſa ſeconde Apologie ? Et ne ſavons-mous pas, que Samſon avec Salomon paſſent dans nôtre Théologie Chrétienne pour les figures de nôtre Redemteur ? quoiqu’on ne laiſſe pas de douter du ſalut de l’un & de l’autre, outre qu’il n’y a nulle proportion du Créateur à ſes créatures. L’on ne ſauroit nier que Saint Thomas 2.2. qu. 124. art.4. m’ait reconnu une eſpece de Martyre, qu’il appelle Martyrium per quandani ſimilitudinem, & que dans l’article cinquiéme ſuivant, il n’enſeigne, qu’on peut ſouffrir le martyre non pas pour la Foi ſeulement ; mais pour toute ſorte de vérités. Parce qu’il n’y a point de menſonge qui n’offenſe la Majeſté Divine. Auſſi Clement Ale
    xandrin nous avoit déja laiſſé par écrit, que quiconque obſerve les Commandemens de Dieu peut être nommé Martyr dans toutes ſes actions, qu’il accommode & ſoûmet à la volonté de ſon Créateur, Quicunque Servatoris mandata exequuntur, inunaquaque actio ne ſunt Martyres, &c. Ce n’a donc pas été une impieté que d’attribuer le Martyre à Socrate ſ’il eſt mort pour ſoutenir l’unité de Dieu. En effet, le mot de Martyr ne veut rien dire que témoin, ſelon l’obſervation du méme Docteur Angelique. Et quand je conſidére qu’il a bien comparé Jeſus Chriſt an même Socrate, & à Pythagore, dans la troiſiéme Partie de ſa Somme, qu. 24. art. 4. en ce qu’étant Docteurs ils n’ont néanmoins jamais rien mis par écrit ; ce qui n’eſt poſſible pas vrai à l’égard de Pythagore, comme mous l’avons remarqué ſur l’autorité de Diogene Laërce : je me puis trop m’étonner de ceux, qui ne peuvent ſouffrir, qu’on trouve quelque conformité entre le premier & Saint Etienne.

    Je leur repons en ſecond lieu, que n’aiant rien aſſuré de la béatitude de Socrate, même je proteſte que ce ſeroit témerité d’en rien déterminer, j’ai bien montré par là que je ne prétendois pas de l’égaler à S. Etienne, qui a ſouffert un véritable Martyre ; au lieu que nous ne parlons de celui de Socratè, qu’en quelque façon, c’eſt à dire figurement & avec improprieté. Mais ce qui m’étonne le plus, c’eſt qu’on n’ait pas pris garde à l’une des obſervations que j’ai faites dans ma premiere Partie pour ſervir à tout cet Ouvrage. En voici les propres mots : Ceux qui mèttroient en parallele les plus Illuſtres d’entre les Ethniques, avec nos grands Saints Confeſſeurs, Martyrs, & autres dont l’Egliſe célebre la mémoire, ne s’éloigneroient guères de l'impieté des Gnoſtiques, &c. Certes, je ne ſaurois comprendre, comme il eſt poſſible qu’on explique ſiſiniſtrement après cela ce que j’ai dit de Socrate.

    Pour derniere réponſe, je déclare franchement, que la penſée qu’on oſe condamner n’eſt pas mienne. Elle ſe trouvera dans la plûpart de ceux, qui ont traité le ſujet où je l’ai emploiée. Et on peut voir dans Collius Lib… de ani. pag. par. 4. 6. 7 : p. 132 en-
    tre autres ces termes précis, après avoir comnparé la mort de Socrate au Batéme de ſang de nos Martyrs, At ejuſdem artis, imo religionis eſt, in ſtatu naturalis & ſcriptae legis, pro confeſſione unius Dei, ac poſt agnitum Trinitatis & Divinitatis Chriſti Sacramentum, pro fide Salvatoris morte muletari. Si je m’ai pas ſuivi par tout ailleurs les ſentimens de ce Docteur Ambroſien, c’eſt un autre fait. Tant y a qu’à l’égard de ce dont il eſt ici queſtion, la Faculté de Théologie, le Vicaire de l’Inquiſition, & le Conſulteur du Saint Office de Milan, qui ont donné leur approbation, n'ont rien trouvé à redire en ce qu’il ſemble qu’on voudroit faire paſſer pour une impieté dans mon Livre.
  4. In Nebulos.
  5. Socrat. Eccl. Hiſt. l. 3. c. 19.
  6. D. Cyr. En. cont. Iul. & paſſim.
  7. Ep. 50.
  8. Lib. 2. cap. 12.
  9. Lib. 1. ad nat. & in Apol.
  10. Cap.44. Apol.
  11. De ſalſa. ſap l. 3. cap. 10.
  12. Cap. 24. Lib. 5. de ſuſticia, cap. 23.
  13. Lib. 16. lect. anc. cap. 12.
  14. Lib. 25. Annal.
  15. Lib. de vera Relig.
  16. Lib. 12. de præp. Evang. c. 7. de perenni Phil. l. 5. cap. 20. ad Apol. Pl pro Socrate.
  17. Vix mihi tempero quin Sancte Socrates ora pro nobis. In conv. Rel.