Lazoche, peintre d’idéaux

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Contes facétieux
Contes de Caliban (p. 88-101).

LAZOCHE, PEINTRE D’IDÉAUX


Parmi les membres honoraires de cette fameuse société des Place-aux-Jeunes qui a tenu en échec pendant sept ans et bouleversé du haut un bas la paisible bourgeoisie des Ternes, il y avait un peintre nommé Lazoche, qui était un bien drôle de corps.

Lazoche avait été découvert par Saintonge, l’un des sept titulaires, et présenté par lui à la société comme un bonhomme très fort, et n’ayant pas son pareil pour l’article Venise, article alors fabuleusement demandé par les débitants de peinture. Les Venises de Lazoche lui étaient prises sans marchander, quoiqu’il ne mît pas plus d’une heure à les exécuter, et cela, disait Saintonge, à cause de leur couleur locale « à tromper les pigeons de Saint-Marc ». Lazoche, d’ailleurs, ne vivait que de cette production, exclusivement. Inutile de dire qu’il n’avait pas mis les pieds dans la ville des doges : cela se voyait du premier coup d’œil et il ne cherchait pas à duper le monde.

La première fois que Lazoche était allé offrir une de ses toiles à un marchand, voici, sur son récit même, comment la chose s’était passée.

J’entre au hasard et je dis :

— C’est une vue du Grand Canal ; combien allez-vous m’en donner ?

Le marchand la regarde et me répond, comme je le dis :

— Avec votre signature, rien ! Sans la signature, trente francs.

Moi, je demeure stupide. Quelques jours après, je renouvelle l’expérience avec un autre, qui me tient exactement le même langage. J’ai renoncé à comprendre, voilà tout.

Et le brave garçon ajoutait avec mélancolie :

— Peut-être ce nom de Lazoche est-il composé de syllabes fâcheuses, ou a t-il été déjà compromis pas un barbouilleur précédent !

Cette veine trouvée, Lazoche la suivit sans se torturer l’imagination pour varier son sempiternel Grand Canal. Si un jour il avait placé dans sa toile le Palais des Doges à gauche et la gondole à droite, le lendemain il flanquait la gondole à gauche et à droite le Palais des Doges, implacablement reflété dans les mêmes eaux et baigné sans rémission par le même ciel de cobalt pur, dit ciel italien. Et quand Saintonge le taquinait sur ces ciels d’azur exaspérants :

— Que veux-tu, lui répondait le bon Lazoche, je ne sais pas faire les ciels orageux, je n’en ai pas dans l’âme !

Saintonge lui apporta un jour une photographie de Venise, dans laquelle le susdit Palais Ducal était vu de face. L’étonnement de Lazoche fut profond. Pendant une semaine, il resta tout troublé, n’osant pas se risquer et représenter le Palais autrement que de profil, et craignant d’y perdre son pain :

— Je n’en aurais que quinze francs, fit-il en rendant la photographie à Saintonge.

Au bout de deux ans de ce métier, à deux Venises par semaine, Lazoche fut pris d’un vertige. Il se crut du talent, et voulut exposer ; il avait besoin de lire, enfin, sa signature sur une toile au Salon. Autant valait pour lui se jeter à l’eau tout de suite ; les marchands le lui firent amèrement comprendre.

— Mais enfin, leur disait-il, qu’est-ce que ça vous fait que j’expose ?

— Et si vous alliez être reçu ! répliquaient les autres.

— Eh bien, justement !

— On verrait donc au Salon des Venises signées Lazoche ! Vous n’y pensez pas ! Mais alors, malheureux que vous êtes, qu’est-ce qui prouverait désormais que toutes les Venises sont de Ziem ?

— Je ne comprends pas !

— Ah ! vous ne comprenez pas ? Eh bien ! sachez, monsieur, qu’il est urgent pour l’écoulement de vos produits dans l’intérêt de notre industrie, que toutes les Venises que l’on fait et surtout les vôtres soient éternellement de Ziem ! Comprenez-vous maintenant ?

— Oui, fit Lazoche, trop bien et trop tard ! Je faisais là un joli métier, miséricorde !

Et il sortit en enfonçant son chapeau avec un tremblement. De ce jour, il renonça aux Venises anonymes.

Pour apprécier l’héroïsme du sacrifice, il faut savoir que Lazoche n’avait pas, non seulement d’autre ressource, mais d’autre talent, et que le pauvre garçon était marié. Cette atroce fabrication lui avait faussé l’œil et la main au point qu’il n’était pas bien sûr lui-même de pouvoir copier proprement un pot, une carotte ou un bâton de chaise. Le peu qu’il y avait en lui d’artiste s’était noyé dans l’indigo du Grand Canal et le vermillon du Palais des Doges. Il s’en plaignait tristement à ce farceur de Saintonge, le jour même de sa mésaventure, au dîner mensuel de la société.

— Qu’est-ce que je vais faire maintenant ?

— Mon cher, on a attribué pendant cent ans et on attribue encore, à dire d’expert, tous les tableaux de Guardi au Canaletti. Qu’est-ce que ça te fait d’être pris pour Ziem, je te demande un peu !

— Mais c’est Ziem qu’on prend pour moi. Ça, je ne veux pas !

— Pourquoi, alors, ne tenterais-tu pas de l’orientalisme ? Là, tu ne feras du tort à personne et les chameaux sont à tout le monde.

— Je ne sais pas faire les chameaux.

— J’ai pourtant vu de toi des gondoles !… Tu t’exagères les différences. Les chameaux ou les gondoles !… Tiens, c’est à peu près la même forme !

Et Saintonge, avec un bout de crayon essayait de démontrer sur le mur cette absurdité désolée.

Nous avons dit que Lazoche était marié : sa femme et lui formaient bien le ménage le plus extravagant de toute la bohème ternoise. L’atelier leur servait à la fois de salon, de salle à manger, de cabinet de toilette, de cuisine et de toute salle imaginable. C’était un labyrinthe dont Lazoche seul connaissait les détours, inextricables pour tout autre.

A onze heures, Lazoche donnait un tour de clef à l’atelier et s’en allait chercher le déjeuner, invariablement composé de deux petits pains, d’un litre de vin, d’une tranche de galantine truffée, d’un cornet de crevettes et d’un morceau de brie que l’on mangeait sur le coin de la table, au milieu des tubes de couleurs, dans les papiers mêmes qui les avaient enveloppés. Cela évite de laver les assiettes et, comme disait Mme  Lazoche, l’aria de se mettre en cuisine. Le reste du café de la veille, réchauffé sur le poêle, complétait le repas, repas de paresseux s’il en fut. Dans la journée, Lazoche confectionnait ses Venises et Mme  Lazoche s’habillait : cela durait jusqu’à cinq heures. Lasse, molle et traînante, elle allait d’un coin à l’autre en bâillant, s’allongeant ici sur le canapé, oisive, puis s’accoudant à la fenêtre et regardant dans la rue sans voir, une heure entière ; enfin, elle s’asseyait devant le miroir et commençait à se démêler lentement, coiffait son poing de petits bonnets, jouait avec le chat, perdait le temps de toutes les manières, jusqu’à ce que le jour tombât. Alors, elle se ficelait à la hâte et descendait aux provisions ; une fois dehors, elle recommençait à flâner aux devantures de magasins, à lire les affiches de théâtre, à promener son indolence, et elle rentrait toujours trop tard pour faire le dîner qu’elle improvisait. La seule chose qui la secouât un peu de sa torpeur, c’était un billet de spectacle pour le soir, car elle raffolait du théâtre.

Le pauvre Lazoche adorait cette marmotte, et l’idée de la voir privée de son bain matinal, par exemple, l’épouvantait plus que la misère pour lui-même. D’ailleurs, un secret instinct l’avertissait que cette femme tenait plus au bien-être qu’à l’amour ; il sentait qu’elle ne résisterait pas au moindre changement dans ses habitudes et qu’elle avait la fainéantise dans le sang.

Il avoua un jour à Saintonge, atterré, qu’il se félicitait de ne pas avoir d’enfants de sa femme, bien qu’il en eût désiré ardemment, tant il craignait que la maternité fût mortelle à ce tempérament de harem.

Il fallait donc aviser à trouver quelque autre métier. Confectionner de nouveau des Venises de contrefaçon qui le rendaient complice d’un vol véritable, il ne put s’y décider. Selon le conseil de Saintonge, il tenta de l’orientalisme ; mais aucun marchand ne voulut de ses chameaux, même sans signature : on les trouvait, poliment, trop personnels. Alors, il fit des fleurs, mais quelles fleurs, grand Dieu ! Les plus indulgents les prenaient pour des feux d’artifice. Un marchand lui écrivait : « J’ai attentivement regardé le bouquet que vous m’avez envoyé ; c’est sans doute le bouquet du 14 Juillet que vous avez voulu représenter. Croyez-en, monsieur, ma vieille expérience ; il est des choses que la peinture ne peut pas rendre ; les feux d’artifice et les feux de peloton sont de ce nombre. J’ai l’honneur de vous saluer. »

Enfin, le hasard vint en aide au déplorable Lazoche, et lui fit découvrir à la fois sa voie artistique et la fortune. Un matin, on heurta à sa porte.

Lazoche, qui n’attendait personne et auquel son concierge ne montait jamais ses lettres, hésita d’abord à ouvrir, craignant ce que les bohèmes appellent, depuis Pyrrhus, une tuile.

— Monsieur Galoix, fit une voix timide.

A ce nom bien connu, Lazoche jeta vite la couverture sur la baignoire où la paresseuse s’étirait voluptueusement, et il courut à la porte.

— Quel honneur ! fit-il pour dire quelque chose.

A la vérité, Lazoche était inquiet de cette visite. Ce Galoix n’était autre que le charcutier auquel, depuis quinze jours, il prenait sa galantine à crédit, car il était à bout de ressources :

— L’honneur est pour moi, monsieur, répliqua l’autre. Mais je crois que je vous dérange ! ajouta le charcutier en rougissant jusqu’aux oreilles, car, dans la buée d’eau chaude et de cigarette, il venait d’apercevoir, comme coupée par la couverture, la tête de la baigneuse qui le regardait, nonchalante. Vous avez un modèle ?

— Non, dit Lazoche, qui ne put s’empêcher de rire à l’idée de ce modèle posant dans une baignoire, c’est ma femme que je vous présente.

Le charcutier rougit plus fort, ne sachant s’il fallait saluer ou se voiler les yeux. Et, pour se donner une contenance, il se retourna vers une des toiles accrochées à la muraille :

— Ah ! monsieur ! on n’a pas besoin de demander si c’est Venise. Quel joli endroit tout de même. Vous y êtes allé ?

— Moi, non, fit Lazoche, mais j’ai un parent qui y a demeuré six semaines : c’est tout comme !

— Assurément, dit Galoix. Mais voici ce qui m’amène.

Et il tira le peintre par la manche, jusqu’à la fenêtre.

— Je vais être père, monsieur Lazoche, et Mme  Galoix désirerait avoir un bel enfant ; c’est le premier après dix ans de mariage. Mais un bel enfant, vous entendez !

— Il n’a tenu qu’à vous, monsieur Galoix.

— Sans doute, sans doute. Cependant, tout en me ressemblant, comme il convient, et ce que je désire naturellement, nous voudrions qu’il eût quelque chose de mieux encore. Ah ! monsieur Lazoche, il y en a de si jolis, au parc Monceau, de ces poupons gros et gras. Vous êtes artiste, vous savez ce que je veux dire.

— Pas trop, jusqu’à présent, dit le peintre, qui roula une cigarette.

— Tenez : si par exemple vous vouliez me peindre un de ces marmots dont je vous parle avec de bonnes joues rebondies, des cheveux frisés, et des yeux grands comme ça, qui vous regardent !… Vous le pouvez, avec votre talent ! J’irais bien jusqu’à cent francs, monsieur Lazoche.

— Mais quel usage.

— C’est bien simple : je le pendrais dans notre chambre, de sorte que Mme  Galoix l’aurait sans cesse devant les yeux. Elle finirait par se pénétrer de cette image, et au jour attendu nous aurions un bel enfant, monsieur Lazoche.

— Ça se fait donc, ces choses-là ? hurla le peintre en regardant le charcutier avec ébahissement.

— C’est infaillible, mon cher monsieur. Ma mère vous le dirait, quoiqu’elle ne fût qu’une paysanne, si elle était encore de ce monde !

— Mon cher monsieur Galoix, l’idée est excellente ; elle me plaît beaucoup, elle est faite pour plaire à tous les artistes. Mais causons. D’abord, de quel sexe le voulez-vous, cet idéal ? Car, si vous avez une petite fille, songez combien il est regrettable qu’elle naquît avec une tête de garçon, et vice-versa !

— Je n’y avais pas réfléchi, dit le charcutier. Moi d’abord, j’aimerais mieux une fille.

— Et Mme  Galoix, un garçon, c’est tout naturel, reprit Lazoche, qui voyait s’ouvrir devant lui toute une industrie nouvelle. Cela peut s’arranger. Mais fille ou garçon, sera-t-il blond, sera-t-elle brune ? Il faut bien nous entendre.

— Moi, je la voudrais brune.

— Alors, Mme  Galoix le veut blond, évidemment. Je le ferai châtain, monsieur Galoix, et la nature choisira. Comptez sur moi, vous aurez votre idéal après-demain.

Et il prit congé du charcutier.

Dès que celui-ci fut au bas de l’escalier, Lazoche piqua une tête et se mit à danser sur les mains, avec tous les signes d’un enthousiasme évident. Puis il prit une belle toile blanche et l’installa sur son chevalet.

— Joues rebondies, songeait-il, cheveux frisés et de grands yeux qui vous regardent. Telles sont les données ; c’est l’idéal de ce charcutier ! Essayons.

Et il commença à tracer un grand cercle, il dessina deux petits cerles parallèles, et un autre plus petit sous ces deux-là ; et ayant rempli les uns de bleu, et les autres de rouge, il vit que cela était déjà bien et représentait à miracle le visage, les yeux et la bouche de l’idéal. Alors, il continua de travailler dans ce sens, et quand il eut parachevé ce chérubin, il s’en fut le porter à son charcutier.

— C’est surprenant, lui dit Galoix, et même je reconnais quelques traits de ma propre physionomie.

— Je m’en suis inspiré, salua le peintre.

— Voilà vos cent francs, monsieur Lazoche.

Mme  Galoix restait confondue d’admiration, et il était facile de constater que ses yeux étaient déjà pris par cette pleine lune et que le charme opérait. Cependant, elle émit une observation :

— N’auriez-vous pas pu, dit-elle, lui ajouter quelques ornements, un ruban, ou une fleur, par exemple, ou même lui mettre une main tenant un hochet ?

— J’y avais pensé, madame, mais j’ai craint que fleur ou hochet, l’ornement ne se reproduisît à quelque place imprévue sur le corps du nouveau-né. Ce sont là, d’ailleurs, des détails supplémentaires qui doivent être l’objet de commandes à part et qu’on ne peut prendre sur soi d’entreprendre sans un désir formel et réitéré de la famille.

La chance voulut que l’enfant de la charcutière ressemblât épouvantablement à cette boule enluminée. L’événement fit du bruit aux Ternes : les commères en parlèrent, et il vint d’autres commandes à Lazoche. Aussi multiplia-t-il ses idéaux. Il en fit pour tous les corps de métiers et pour tous les goûts, son atelier était rempli de têtes d’enfants, rondes, ovales ou carrées, rouges ou pâles, graves ou souriantes, expressives ou neutres. Il en avait un choix inépuisable pour boulangers, bouchers, herboristes, papetiers, rentiers ou militaires retraités, pour tous les états. Il en inonda le quartier et il y gagna beaucoup d’argent. Tous les enfants faits aux Ternes à cette époque ont été parfaits sur ses modèles.

Aussi au dîner des Place-aux-Jeunes, Saintonge proposa-t-il de rayer Lazoche de la liste des membres honoraires et de le reléguer dans la catégorie des membres arrivés.

Lazoche n’a pas eu de postérité.