Le Monde comme volonté et comme représentation/Appendice/Page3
Librairie Félix Alcan (Tome deuxième, p. 323).
Dans l’œuvre d’un grand esprit, il est beaucoup plus facile de relever les fautes et les erreurs que d’en faire ressortir les mérites en une énumération claire et complète. C’est qu’en effet les défauts sont chose particulière, limitée, susceptible par suite d’être embrassée d’un seul coup d’œil. Au contraire, s’il est une marque, empreinte par le génie sur les œuvres qu’il produit, c’en est l’excellence et la profondeur sans bornes. Et c’est ce qui fait qu’éternellement jeunes, elles servent de précepteurs à une longue suite de générations. Le chef—d’œuvre achevé d’un esprit véritablement grand exercera toujours sur l’ensemble de l’humanité une action profonde et d’une intensité telle, qu’il est impossible d’établir quelle est, à travers les pays et les âges, la sphère de son influence lumineuse. Il en a toujours été ainsi. L’œuvre a beau naître au milieu d’une civilisation très avancée : malgré tout, semblable au palmier, jamais le génie ne manque d’étendre ses rameaux bien au-dessus du sol où il plonge ses racines.
Toutefois une action de ce genre, si universelle et si radicale, ne saurait s’affirmer tout d’un coup : il y a pour cela trop de distance entre le génie et le gros de l’humanité. Dans l’espace d’une vie d’homme, le génie puise directement aux sources de la vie et de la réalité une certaine somme d’idées, il se les assimile. il les présente aux hommes toutes digérées et préparées ; néanmoins l’humanité ne peut se les approprier sur-le-champ, car elle est impropre à recevoir dans une aussi large mesure que le génie est capable de donner, D’abord, ces doctrines immortelles ont quelquefois à combattre contre d’indignes adversaires ; ils leur contestent, dès le berceau, le droit de vivre, et ils seraient capables d’étouffer en germe ce qui doit faire le salut de l’humanité, — il en est d’eux comme des serpents auprès du berceau d’Hercule ; — mais ce n’est pas tout : il faut qu’elles se frayent un chemin à travers une multitude d’interprétations perfides et de fausses applications ; il faut qu’elles résistent à ceux qui les veulent concilier avec les anciens errements ; elles vivent ainsi dans une lutte continuelle, jusqu’à la naissance d’une génération neuve et libre de préjugés, capable de les comprendre ; dès sa jeunesse, cette génération reçoit petit à petit, par mille canaux détournés, les eaux de cette source généreuse ; avec le temps, elle se les approprie et prend ainsi sa part de la salutaire influence que le génie fera rayonner sur l’humanité entière. On voit avec quelle lenteur se fait l’éducation du genre humain, ce faible et récalcitrant disciple des grands esprits. — C’est précisément ce qui arrive pour la doctrine de Kant. Le temps seul en révèlera toute la grandeur et l’importance, alors que l’esprit d’une époque entière transformée peu à peu par l’influence des théories, et modifiée jusque dans son essence, sera le vivant témoignage de la puissance gigantesque de ce génie. Je ne veux en aucune façon devancer témérairement l’esprit de mon temps et je ne prends point le rôle ingrat de Calchas ou de Cassandre. Je demande seulement, après les explications que je viens de donner, la permission de considérer les œuvres de Kant comme une chose encore toute récente. Telle n’est pas la mode aujourd’hui. Beaucoup de nos philosophes les trouvent vieillies ; ils les mettent de côté, comme hors d’usage, prétendant qu’elles retardent sur le siècle. Quelques autres, enhardis par cet exemple, affectent même de les ignorer ; ils reprennent les hypothèses de l’ancien dogmatisme réaliste et en font revivre toute la scolastique, en se lançant dans des spéculations sur Dieu et sur l’âme ; c’est comme si l’on accréditait dans la nouvelle chimie les doctrines de l’alchimie. — Aussi bien, les œuvres de Kant n’ont pas besoin de mes faibles éloges ; elles suffiront à faire éternellement la gloire de leur auteur et elles vivront toujours parmi les hommes, sinon dans leur lettre, tout au moins par leur esprit.
Considérons l’action immédiate de la période de Kant, les essais et études philosophiques qui ont vu le jour durant la période qui nous sépare de lui ; il y a là de quoi nous confirmer les paroles décourageantes de Gœthe : « L’eau que le navire vient de fendre se referme aussitôt derrière lui ; il en est de même de l’erreur : d’excellents esprits la refoulent et se font jour ; mais, une fois qu’ils sont passés, elle, par un mouvement naturel, se hâte de reprendre sa place. » (Vérité et Poésie, part. III, p. 521.) Toutefois ce n’est là qu’un exemple particulier de la destinée qui est, ainsi que nous l’avons dit, généralement réservée a toute innovation, à toute grande idée ; cette période de notre histoire philosophique n’est qu’un épisode, épisode qui, sans aucun doute, tire actuellement à sa fin ; la bulle de savon qui a duré si longtemps va finir, malgré tout, par crever. L’on commence généralement à se persuader que la vraie, que la sérieuse philosophie en est encore où Kant l’a laissée. En tout cas, je conteste qu’entre lui et moi, l’on ait fait en cette matière le moindre progrès. C’est pourquoi je me rattache directement à lui.
Mon but, en ajoutant cet Appendice à mon œuvre, c’est purement et simplement de justifier ce qui dans ma doctrine n’est point d’accord avec la philosophie de Kant, ou même ce qui la contredit. Ceci, en effet, réclame une discussion ; car, quelle que soit la différence de mes idées avec celles de Kant, malgré tout, elles subissent son influence ; elles trouvent en lui seul leur explication ; elles procèdent de lui ; je reconnais enfin moi-même que, dans le développement de ma propre philosophie, les écrits de Kant, tout autant que les livres sacrés des Hindous et que Platon, ont été, après le spectacle vivant de la nature, mes plus précieux inspirateurs. — Si, malgré tout, je persiste ainsi à contredire Kant, c’est parce que j’ai à le convaincre d’erreur sur les matières qui nous sont communes, et que je dois signaler les fautes qu’il a commises. Voilà pourquoi, dans tout cet Appendice, je dois me placer à l’égard de Kant sur le terrain de la polémique, d’une polémique sérieuse et aussi serrée que possible : à cette condition seulement, la doctrine kantienne sera débarrassée de l’erreur qui y est mêlée ; c’est uniquement à ce prix qu’on en fera ressortir la vérité dans tout son éclat, qu’on en assurera l’immuable certitude. Il ne faut donc pas attendre de moi que le profond respect que j’ai pour Kant s’étende jusqu’à ses faiblesses et à ses défauts ; je ne me crois pas obligé à envelopper ma réfutation d’artifices et de restrictions ; je ne veux point, à force de faux-fuyants, ôter à mon argumentation toute force, tout relief. Envers un grand philosophe encore vivant, de pareils ménagements sont nécessaires ; il faut mille tempéraments et mille flatteries pour faire accepter à la faiblesse humaine la contradiction la plus justifiée ou la réfutation d’une erreur, souvent même elle ne l’accepte que de fort mauvaise grâce ; et d’ailleurs un tel bienfaiteur, un tel maître intellectuel de l’humanité mérite qu’on épargne à son amour-propre la douleur d’une blessure même légère. Mais un mort est au-dessus de ces mesquineries : ses mérites sont solidement établis ; entre les admirateurs et les détracteurs à outrance, le temps établit petit à petit le juste milieu. Grâce à lui, les défauts sont isolés, neutralisés, puis oubliés. Aussi, dans la polémique que je vais inaugurer contre Kant, n’ai-je en vue que ses défauts et ses faiblesses ; je me pose en ennemi contre eux et je leur déclare une guerre sans merci, une guerre d’extermination ; loin de vouloir les ménager ou les couvrir, je n’ai qu’un but, les mettre en pleine lumière, pour mieux en assurer la destruction. En raison de toutes les explications que j’ai données, je n’ai à me reprocher, en procédant ainsi, ni injustice, ni ingratitude à l’endroit de Kant. Toutefois, pour éloigner de moi toute apparence défavorable, je veux encore au préalable donner une preuve de mon profond respect et de ma reconnaissance pour Kant : je vais exposer brièvement quel est, a mes yeux, le service capital dont la philosophie lui est redevable. Je me placerai d’ailleurs, dans cette courte exposition, à un point de vue si général, que je n’aurai même pas à toucher aux questions sur lesquelles je devrai plus tard m’inscrire en faux contre lui.