Leçons sur la philosophie chimique/3

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Texte établi par Amand BineauGauthier-Villars (p. 94-134).

TROISIÈME LEÇON.

(30 avril 1836.)
Schéele. — Résumé de ses découvertes. — Son traité de l’air et du feu. — Priestley. — Résumé de ses découvertes. — Conclusion.

Vers l’an 1773 parurent sur la scène du monde trois hommes qui devaient changer la face des sciences.

Divers de pays, d’age et de position, comme ils diffèrent d’esprit et de génie, tous les trois travaillent à la même tâche, avec un égal courage, pendant le même temps, mais non avec la même fortune.

L’un, homme du monde, riche, entouré de l’élite des savants et marchant à leur tête, s’élève au-dessus de toutes les gloires contemporaines. L’autre, ecclésiastique, théologien fougueux, homme politique par position, sans fortune, mais soutenu par quelques amis des sciences, jette un éclat passager, mais un éclat si vif que nous en sommes encore éblouis. Le dernier, élève en pharmacie, pauvre et modeste, ignoré de tous et se connaissant à peine, inférieur au premier, mais bien supérieur au second, maîtrisant la nature de son côté à force de patience et de génie, lui arrache ses secrets et s’assure une éternelle renommée.

Entre eux s’établit une lutte animée, et pourtant leurs efforts tendent au même but, sans qu’ils s’en aperçoivent toujours ; mais les idées qu’ils débattent sont si saisissantes, qu’ils ne s’en écartent jamais. Et quand, au bout de quelques années, leur tâche commune est accomplie, quand ils n’ont plus qu’à jouir de leur gloire, qu’à se reposer sur leurs nobles souvenirs, une destinée implacable vient s’appesantir sur eux, les brise comme trois instruments providentiels dont la mission est terminée ; et la nature qu’ils ont tant tourmentée semble en éprouver quelque repos.

Parlons d’abord de celui dont la destinée fut plus humble et dont les travaux sont moins connus, parlons de Schéele, l’un des plus grands chimistes de la Suède. Il naquit à Stralsund, dans la Poméranie suédoise, le 9 décembre 1742. Issu de parents peu aisés, il fut néanmoins envoyé au collége, et commença ses études de latinité. Il y fit, il faut le dire, très-peu de progrès. À consulter ce début, l’illustre Schéele n’était capable de rien. On ne chercha donc point à lui faire parcourir la carrière des lettres, et sa famille s’estima fort heureuse de le placer, comme apprenti, dans une pharmacie. Ainsi, dès l’enfance, Schéele manifeste son tour d’esprit : car il n’a presque rien appris des hommes ; la nature fut, pour ainsi dire, son seul maître. L’apothicaire qui voulut bien le recevoir, un ami de sa famille établi à Gothenbourg, le prit à 12 ou 13 ans, et le garda six ans comme apprenti et deux ans comme élève. Pendant ce temps Schéele montra de l’intelligence et déploya beaucoup de zèle et d’exactitude ; mais rien en lui ne décelait ce qu’il devait être un jour. Le hasard fit tomber entre ses mains l’ouvrage de Neumann, élève de Stahl et l’un de ses plus grands admirateurs. Il le lut et l’étudia avec soin ; voilà toutes ses études en Chimie.

Suivant sa destinée avec calme, Schéele parcourut ensuite la Suède comme élève, profitant de toutes les occasions de s’instruire, et méditant profondément sur les nouvelles connaissances qu’il pouvait se procurer. C’est au milieu des occupations les plus obscures que s’acheva son éducation dans une science où il était destiné paraître avec tant d’éclat. Il se rendit à Stockholm, à l’âge de 27 ans. Sa carrière était déjà tracée. Dans le silence et la retraite, il avait accompli ou préparé ses plus grands ouvrages.

Mais il semble que quelque mauvais génie ait poursuivi Schéele pendant presque toute sa vie. Déjà, une vive contrariété était venue le troubler dans les premiers essais dont il s’était occupé. Il prenait sur son sommeil le temps nécessaire à ses recherches ; et, dans un accès de malice étourdie, un de ses camarades s’avisa de mêler à ses produits une poudre détonante, de telle sorte que, revenant à ses expériences au milieu de la nuit, Schéele, dès la première expérience, détermina tout à coup une forte explosion, qui mit toute la maison en émoi et qui vint dévoiler ses travaux nocturnes. Depuis ce moment on devint plus sévère, et on lui laissa moins de facilité pour se livrer aux expériences qui préoccupaient si vivement sa jeune imagination.

Ses premiers rapports avec l’Académie des Sciences de Stockholm vinrent lui susciter un chagrin analogue, car il ne paraît pas que la portée de son esprit ait été convenablement appréciée par cette compagnie. Il s’était occupé de l’acide tartrique, qu’il avait extrait de la crème de tartre par un procédé à l’aide duquel il a obtenu bien d’autres acides organiques plus tard.

Il avait fait une analyse savante et complète du fluorure de calcium, qui l’avait conduit à la découverte de l’acide fluosilicique, ce gaz que l’eau pétrifie, dont les propriétés ont tant d’intérêt et avaient alors tant de nouveauté.

Schéele comptait sur ces résultats pour commencer sa carrière scientifique. Quelque malentendu, sans doute, vint froisser son amour-propre et porter dans son esprit un découragement momentané ; car, loin de continuer ses relations avec l’Académie, on le vit s’éloigner du commerce des savants.

Quoi qu’il en soit, Schéele quitta Stockholm et se rendit à Upsal, où Bergman professait alors la Chimie avec un si grand éclat. Cet homme célèbre remplissait alors l’Europe de son nom, et sa haute réputation était dignement méritée. Schéele avait-il l’intention de se mettre en rapport avec lui ? C’est possible ; mais, soit timidité, soit humeur inquiète, il passa quelque temps à Upsal sans tenter la moindre démarche, se montrant plus que jamais ami de la retraite et de la solitude. Ces deux hommes, si bien faits pour se connaître et s’apprécier, auraient donc pu rester longtemps séparés ; un hasard heureux les rapprocha : c’est peut-être le seul dont Schéele ait eu à se féliciter.

Il était employé par un pharmacien qui fournissait à Bergman les produits chimiques nécessaires à ses travaux. Celui-ci, ayant un jour besoin de salpêtre, en fait prendre chez ce pharmacien, l’emploie à l’usage auquel il le destinait et détermine la production d’abondantes vapeurs rouges, formées, comme on sait, par l’acide hypoazotique, mais qui dans son opinion n’auraient pas dû se dégager dans les circonstances où le sel avait été placé. Bergman étonné s’en prend à quelque impureté du salpêtre. Il renvoie ce sel par un de ses élèves, qui ne manque pas une occasion si belle de rudoyer un peu le pauvre garçon apothicaire qui l’avait livré. Mais Schéele s’informe de ce qui s’est passé, se fait expliquer les détails de l’expérience, et il en donne immédiatement l’explication. À peine celle-ci est-elle rapportée à Bergman, qu’il accourt auprès de Schéele, l’interroge, et découvre, à sa grande surprise, à sa grande joie, sous l’humble tablier de l’élève en pharmacie, un chimiste profond et consommé ; un chimiste de haute volée, à qui se sont déjà révélés nombre de faits inconnus ; un chimiste qui, loin de s’en tenir aux détails de la pratique, lui développe, sur la composition de l’air et sur la théorie de la chaleur, les idées qui ont servi de base à son Traité de l’air et du feu, dans lequel il a dépassé Priestley et où il s’est quelquefois approché de Lavoisier.

La connaissance fut bientôt faite, et l’amitié de ces deux grands hommes ne s’est jamais démentie. Bergman chercha les moyens d’être utile à son jeune ami et de le placer convenablement ; mais Schéele craint les distractions ; frappé de tous les événements qui à chaque instant viennent contrarier sa carrière, il veut se retirer dans un lieu tranquille, vivre seul et isolé du monde. On lui propose la direction de quelque manufacture de l’État, il refuse. Le roi de Prusse s’efforce de l’attirer à Berlin ; ses offres ne le tentent pas davantage.

Mais il apprend que dans une petite ville de Suède, à Koeping, il existe une pharmacie demeurée entre les mains d’une veuve ; qu’il y trouverait un emploi paisible ; que la veuve possède quelque bien, et qu’il pourrait aspirer à l’épouser. C’est l’avenir qu’il lui faut : retraite, calme et médiocrité. Il se transporte vite à Kœping, il accepte tous les arrangements et s’établit chez la veuve. Mais, par une de ces contrariétés si fréquentes dans sa vie, il se trouve, tout examiné, que la succession est obérée de dettes et que la pauvre veuve ne possède rien. Ainsi, au lieu d’un sort paisible, d’une existence douce et tranquille, c’est une vie pénible et de labeur qui se présente. Toutefois, Schéele ne recule pas et l’accepte sans hésiter, trouvant qu’on doit être prêt à donner quand on se croit digne de recevoir. Il se met donc à l’œuvre, et, partageant son temps entre ses recherches et les soins de la pharmacie, il emploie tous les bénéfices de la maison à en payer les dettes. Sur les 606 livres qu’il gagnait chaque année, il en réserve 100 pour ses besoins personnels et consacre le reste à la Chimie. Et cette somme si faible suffisait aux recherches qui ont porté si haut sa renommée !

Toutefois, dans cette situation obscure, les découvertes de Schéele auraient pu rester longtemps dans l’oubli, sans l’écho qu’elles trouvaient en Bergman. Mais le célèbre professeur se fait l’interprète de son ami. Dès que Schéele, du fond de sa retraite, lui annonce une découverte, il se hâte de la propager partout. Aussi, tandis que la Suède ignorait presque l’existence de Schéele, sa renommée, grâce aux correspondances de Bergman, remplissait le reste de l’Europe. Bientôt ses Mémoires, traduits en allemand et en français, portèrent sa gloire au loin, et firent, vers la fin de sa vie, l’admiration de l’Europe savante, tandis que, dans sa patrie, il n’en était pas beaucoup plus connu.

On raconte même que le roi de Suède, dans un voyage hors de ses États, entendant sans cesse parler de Schéele comme d’un homme des plus éminents, fut peiné de n’avoir rien fait pour lui. Il crut nécessaire à sa propre gloire de donner une marque d’estime à un homme qui illustrait ainsi son pays, et il s’empressa de le faire inscrire sur la liste des chevaliers de ses ordres. Le ministre chargé de lui conférer ce titre demeura stupéfait. Schéele ! Schéele ! c’est singulier, dit-il. L’ordre était clair, positif, pressant, et Schéele fut fait chevalier. Mais, vous le devinez, ce ne fut pas Schéele, l’illustre chimiste, ce ne fut pas Schéele, l’honneur de la Suède, ce fut un autre Schéele qui se vit l’objet de cette faveur inattendue.

Voilà l’histoire de Schéele dans ses rapports avec le monde ; mais s’agit-il de ses rapports avec la nature, c’est tout autre chose.

Comme chimiste, tout lui réussit ; il résout les problèmes les plus obscurs, à l’aide des moyens les plus simples ; car il ne faut pas se figurer que Schéele ait travaillé avec les instruments que nous avons aujourd’hui, ni même avec ceux qui étaient entre les mains des chimistes de son temps. Non, en vérité : quelques cornues, creusets ou fioles, quelques verres à bière et quelques vessies, auxquels il faut ajouter les produits les plus indispensables, voilà tout son laboratoire. Il peut dédaigner tous les instruments compliqués, il sait s’en passer. Il n’avait pas de cloches : des verres à boire en faisaient l’office. Fallait-il recueillir des gaz, il attachait une vessie au col de la fiole, au bec de la cornue où s’effectuait leur dégagement. La vessie pleine, il en serrait le col d’une ficelle. Voulait-il employer le produit gazeux, il détachait le lien, comprimait la vessie et soumettait le gaz qui s’en échappait aux essais que lui suggérait son esprit curieux.

Son habileté suppléait à tout, et, sans autre appareil que ceux que je viens de vous indiquer, il a su faire les expériences les plus délicates, il a su isoler les corps les mieux cachés, produire les composés les plus inattendus et s’élever aux découvertes les plus importantes. La nature semblait vouloir le consoler des mésaventures que lui faisaient éprouver les hommes ; elle se plaisait à lui dévoiler ses secrets les plus-beaux. Il ne touchait pas un corps sans faire une découverte ; et il est tel de ses Mémoires où vous trouvez trois ou quatre nouveaux corps simples reconnus en même temps. On peut citer comme exemple son Mémoire sur l’oxyde de manganèse, dont l’étude l’a conduit à découvrir le manganèse, le chlore, la baryte, et peut-être l’oxygène. Car on peut présumer, bien qu’il ne le dise pas, que c’est dans le cours des travaux qui font l’objet de ce Mémoire qu’il a découvert ce gaz ; mais il l’a réservé, en raison de son importance, pour le soumettre à une étude particulière dans son Traité de l’air et du feu.

On doit à Schéele la connaissance d’une multitude d’acides, tant organiques que minéraux. Je vous ai déjà cité l’acide tartrique et l’acide fluosilicique. Je pourrais en ajouter bien d’autres, et de fort importants. Les acides manganésique, arsénique, molybdique, lactique, mucique, tungstique, prussique, citrique et gallique rappellent en effet chacun une découverte de Schéele.

Les recherches qui l’ont conduit à découvrir l’acide prussique sont surtout bien dignes de la méditation des jeunes chimistes. Parcourez le Mémoire où il en établit l’existence, et vous resterez charmés de la simplicité des moyens, de l’enchaînement des expériences, de la précision des résultats et de la justesse des conclusions. Combien d’autres, dans les laboratoires les mieux fournis, se fussent épuisés en vaines tentatives sur un sujet hérissé de tant de difficultés, de tant de complications !

Parmi les corps simples, il en est plusieurs que Schéele a découverts et isolés, et plusieurs dont il a rendu l’existence probable, en étudiant leurs composés et les montrant aux chimistes comme des êtres distincts. C’est à lui qu’appartient la découverte du chlore. Il connut l’oxygène presque en même temps que Priestley. Son travail sur le fluorure de calcium et sur l’acide fluosilicique a conduit à admettre un radical particulier, le radical connu sous le nom de fluor. S’il ne découvrit pas le baryum, dont la séparation exigeait l’emploi des forces électriques, du moins fit-il connaître la baryte qui resta sur la liste des corps simples jusqu’à l’époque de l’extraction du potassium. Enfin il annonça le molybdène et le tungstène dans les acides molybdique et tungstique ; et depuis il a suffi, pour en extraire les métaux, de calciner ces acides avec du charbon.

Schéele a fait d’ailleurs un grand nombre d’observations détachées. Il a établi la nature de la plombagine ; il a découvert plusieurs combinaisons éthérées ; il a décrit, le premier, la préparation et les propriétés de la glycérine. Bref, si vous vouliez le suivre dans toutes ses recherches, il faudrait parcourir avec lui toutes les parties de la Chimie. Vous verriez alors toute la souplesse de son génie, la fécondité de sa méthode, la sûreté de sa main, et la singulière pénétration de son esprit, qui le fait toujours arriver au vrai et s’y arrêter. Examinez ses Mémoires, vous n’y trouverez pas une erreur dans tout ce qu’il dit des corps et de leurs propriétés. On ne saurait trop l’admirer, tant qu’il se renferme dans les faits qu’il a observés et dans les conséquences prochaines qui en découlent. Ses Mémoires sont sans modèle comme sans imitateurs. En un mot, toutes les fois qu’il ne s’agit que des faits, Schéele est infaillible.

Mais il n’en est plus de même quand il arrive à poser des théories générales ; alors on voit avec regret que son imagination l’emporte, qu’elle l’entraîne à des écarts que l’on était loin d’attendre d’un esprit si droit, et l’on ne peut méconnaître le secours que des études mathématiques préparatoires lui auraient fourni pour ses recherches de Philosophie naturelle. Ainsi, lorsqu’il a voulu s’élever à la théorie de l’air et du feu, il a créé un ouvrage que les contemporains plaçaient bien au-dessus de ses Mémoires, mais que la postérité juge autrement.

Il y établit, il est vrai, la véritable composition de l’air, qu’il présente comme formé de deux principes, dont l’un est absorbable par les sulfures alcalins et un certain nombre d’autres corps, tandis que le second, qu’il nomme air corrompu, reste intact ; son analyse de l’air est même assez exacte. D’un autre côté, ayant obtenu l’oxygène en décomposant par le feu le nitre, l’acide nitrique, le peroxyde de manganèse, l’oxyde de mercure, l’oxyde d’argent, il décrit très-bien toutes les propriétés de ce gaz, qu’il désigne sous le nom d’air du feu. Jusque-là tout est bien, il est encore dans le domaine des faits ; mais cherche-t-il à s’élever plus haut, il tombe dans des théories où l’on a peine à concevoir qu’un esprit si pénétrant ait pu se jeter. Pour lui, la chaleur et la lumière sont composées de phlogistique et d’air du feu ; il suppose pesants le phlogistique et l’air du feu, et, par une bizarrerie dont on ne saurait se rendre compte, il admet que, de leur combinaison, peut résulter un corps sans pesanteur ; il s’imagine que ce produit devient assez subtil pour traverser le verre et s’évanouir, d’abord sous forme de chaleur, puis à l’état de lumière. Enfin, pour expliquer la remarque qu’il avait faite, que l’azote, son air corrompu, était un peu plus léger que l’air, il le regarde comme un peu dilaté par la production énorme de chaleur qui s’est produite, pendant la combustion du corps qui s’est emparé de l’oxygène et dont il croit que cet air corrompu garde toujours quelque chose.

Ainsi Schéele, avec des expériences dont le nombre, la variété, l’exactitude, vous étonnent à chaque instant, arrive à des conclusions si erronées et si étranges, que Lavoisier les a dissipées d’un souffle.

C’est que Schéele, comme Becher, comme Stahl, attache la plus grande importance aux modifications de la forme des corps, et presque aucune aux modifications de leur poids. D’où résulte que Schéele demeure infaillible tant qu’il se borne à traiter les questions où les modifications de la matière se bornent à la forme, et qu’il erre à chaque pas dès qu’il aborde celles qui exigent la notion du poids, l’emploi de la balance.

Schéele montre tout ce qu’on peut, et juste ce qu’on peut, avec les moyens limités auxquels son éducation, son caractère, les circonstances et sa fortune l’ont borné, quand on possède la pénétration extrême de son esprit, la rectitude de son jugement, l’adresse exercée dont il fait constamment preuve, et, sur toutes choses, quand on est doué de cette persévérance infatigable qu’il a mise à suivre chaque œuvre jusqu’au bout, sans se laisser détourner par aucun obstacle et jusqu’à ce qu’il fût satisfait du résultat.

Schéele s’est élevé à toute la hauteur qu’il pouvait atteindre par le travail, l’expérience et la méditation, sans le secours d’aucune éducation scientifique. Qu’il eût pu s’élever plus haut, je l’ignore ; mais c’est quelque chose que d’avoir reconnu la composition de l’air et les bases de la théorie de la combustion ; et quand on entend répéter si souvent que, pour travailler au progrès des sciences, il faut vivre dans les grands centres universitaires et point dans le pesant atmosphère des provinces, on ne peut s’empêcher de se rappeler Schéele et Kœping.

Mais aussi quelle ardeur au travail ! Le président de Virly et d’Elhuyart allèrent le voir vers la fin de sa courte carrière. Eh bien ! ils trouvèrent cet homme, dont la réputation les attirait si loin et auquel ils venaient rendre un si touchant hommage, ils le trouvèrent dans sa boutique, en tablier ; et, dès qu’il connut l’objet de leur visite, il reprit son travail avec une admirable simplicité. Pendant quelques jours qu’ils passèrent à Kœping, il allait dîner avec eux ; mais, le dîner fini, il revenait à ses recherches, et les deux voyageurs ne manquaient pas de l’y suivre. Il n’est pas donné à tout le monde d’être Schéele, mais quand on est Schéele, on l’est partout.

Au moment où cet homme illustre, dont la destinée est empreinte de tant de mélancolie, semblait destiné à jouir paisiblement du fruit de ses travaux, la mort vint le frapper tout à coup. Il venait de faire paraître ses derniers écrits ; les dettes de son prédécesseur étaient payées ; sa réputation était immense. Il voulut s’établir d’une manière définitive, et il épousa la veuve qui l’avait accueilli et dont il avait si noblement partagé la destinée. Mais, le jour même de son mariage, il fut atteint d’une maladie que l’on a regardée comme une fièvre aiguë. Quatre jours après il n’était plus. Quelques-uns pensent qu’il succombé à une maladie dont il ressentait depuis longtemps les atteintes, et que, sentant sa fin approcher, il aurait voulu donner un témoignage d’attachement à la compagne de ses derniers jours, en la rendant, par son mariage, légataire de son nom et de sa petite fortune. Il mourut le 22 mai 1786, à l’âge de 44 ans.

Pendant que Schéele parcourait en Suède sa modeste et brillante carrière, un homme d’une sagacité rare se livrait en Angleterre à des travaux du même genre, et s’y livrait avec un grand succès. C’est Priestley, dont le nom rappelle la découverte des principaux gaz, et qui même devança Schéele dans celle du gaz oxygène. Mais, s’ils se réunissent en quelques points par les résultats de leurs études, peu d’hommes diffèrent autant que Schéele et Priestley par le caractère et la destinée.

Priestley était né à Fieldhead, près de Leeds, dans le Yorkshire, le 30 mars 1733. Son père, fabricant de draps, le destinait au commerce et voulait en faire son successeur ; mais l’exaltation religieuse du jeune homme l’entraîna bientôt sur une scène plus agitée.

Les personnes qui pensent que les fils ressemblent à leur mère et les filles à leur père trouveront dans Priestley un exemple qui vient à l’appui de leur opinion. Sa mère portait, en effet, à un haut degré cette exaltation dans les sentiments religieux qui fit le malheur de la vie de Priestley. Elle mourut pendant l’enfance de celui-ci, et son fils fut vivement frappé de l’entendre, aux approches de la mort, décrivant avec extase le paradis qui déjà se dévoilait à ses yeux, demandant avec instance qu’on la laissât s’envoler dans les cieux, et paraissant au comble de la joie quand elle rendit le dernier soupir.

Livré aux soins d’une tante et de son père, le jeune Priestley fut placé dans une pension libre où il apprit le latin, le grec et l’hébreu ; et dès lors il se fit remarquer par des succès qui prouvaient une étonnante facilité. Son père, qui le destinait toujours au commerce, le fit ensuite voyager. Nous le voyons alors employer ses moments de distraction à apprendre le français, l’allemand et l’italien. Mais bientôt ses idées religieuses l’emportent. Quoique élevé par sa famille dans les principes d’un calvinisme très-modéré, il tombe dans un état d’exaltation pénible. Il s’imagine que la grâce lui manque, s’abandonne au découragement et se livre à une profonde tristesse. Pour approfondir davantage l’Écriture sainte, il apprend le chaldéen, le syriaque, l’arabe. L’étude des langues ne lui coûtait rien, et ses efforts étaient suivis des progrès les plus rapides. Il s’occupa vers le même temps de son éducation mathématique.

Enfin il se voua à la carrière ecclésiastique, et voulut se faire recevoir prédicateur de sa congrégation ; mais, dès le premier pas, il fit naître lui-même un obstacle qu’il rendit bientôt insurmontable. Il fallait subir un examen, et, dans ses réponses, il souleva la question du péché d’Adam, et énonça ses opinions sur cette matière avec le ton d’un homme qui est peu disposé à les modifier. Des objections lui furent faites. Il demanda quelques jours de réflexion, après lesquels il vint annoncer au consistoire qu’en dépit de ses efforts il ne pouvait éprouver le moindre repentir du péché d’Adam ; qu’il avait eu beau s’exciter à la contrition, il lui était impossible d’y parvenir. En conséquence, il fut écarté, et dès lors il tendit à former un schisme.

À cette époque, il s’occupait de littérature. Il faisait beaucoup de vers et de mauvais vers ; ce qui, dit-il, lui a donné la faculté d’écrire plus agréablement en prose. Mais gardez-vous d’user de la recette : car, autant que je puis en juger, sa prose n’a rien qui la recommande.

Il cultiva soigneusement sa mémoire qui, du reste, était si heureuse, qu’il pouvait reproduire presque complètement et de souvenir les sermons qu’il avait entendus une fois.

Devenu ministre, il s’essaya comme prédicateur à Needham, avec 650 francs d’appointements. Les dames de l’endroit, à ce qu’il nous apprend lui-même, le trouvèrent ennuyeux, et d’un autre côté on le soupçonna d’arianisme et même de socinianisme. Au fait, il n’admettait pas la Trinité. Ainsi, dès l’âge de vingt-cinq ans, ses opinions religieuses, à peu près arrêtées, commençaient à lui susciter des ennemis. Il finit par échouer complètement dans ses prédications à Needham, abandonna cette ville, et passa à Sheefield où il eut le même sort.

Cependant à Nantwich il obtint quelques succès ; il y fonda une petite école, et, à l’aide de ses économies, il se procura une machine électrique et une machine pneumatique, première base de cette éducation scientifique qui devait devenir si féconde.

Plus tard, en 1761, sa réputation s’étant étendue, il fut appelé dans une petite académie, à Waringthon, pour y professer les langues anciennes. C’est la qu’il se maria. Il épousa une demoiselle Wilkinson, fille d’un maître de forges.

C’est vers cette époque, c’est-à-dire à l’âge de 32 ans, qu’il débuta dans les sciences. Un hasard le mit en rapport avec Franklin, dans un voyage qu’il fit à Londres, et la conversation de ce grand homme lui inspira le désir d’étudier les phénomènes électriques. Il conçut ainsi la première pensée de son histoire de l’électricité. Aussitôt il acheta les livres nécessaires, revint chez lui et s’en occupa immédiatement. Bientôt le besoin de décider des questions douteuses le détermina à faire des expériences qui lui acquirent quelque réputation dans le monde savant, le firent recevoir docteur et membre de la Société royale.

En 1767, ayant été nommé pasteur de la chapelle de Mitt-Hill, à Leeds, le hasard, car, à l’en croire, le hasard joue un grand rôle dans son histoire, le hasard le logea près d’une brasserie. Ce voisinage l’invita à s’amuser, comme il le dit, à faire quelques expériences sur l’acide carbonique dégagé pendant la fermentation de la bière. Plus tard, ayant changé de logis, il se vit privé de cette source commode d’acide carbonique, hasard nouveau qui lui donne l’idée de produire lui-même ce gaz. Il imagine donc les dispositions convenables pour le recueillir, et se trouve conduit à l’invention des appareils qu’on lui doit pour produire, manier et étudier les gaz, source féconde en découvertes et base de la renommée qu’il s’est acquise.

Sur ces entrefaites, le capitaine Cook se disposait à partir pour son second voyage. Connaissant Priestley sous des rapports très-avantageux, il fut sur le point de l’emmener comme chapelain de son bâtiment, et notre chimiste eût fait partie de l’expédition si l’amirauté n’eût pas trouvé, fort heureusement pour lui et pour les sciences, qu’il n’était point assez orthodoxe. C’est la seule fois que ses opinions religieuses l’aient servi.

En 1773, lord Shelburne, marquis de Lansdown, l’attache à sa personne, comme homme de lettres et comme chapelain. Priestley trouva en lui un protecteur puissant qui encouragea ses travaux et lui fournit les moyens de les continuer sans obstacle. Non content de lui assurer une honorable existence, le marquis voulut subvenir aux frais de son laboratoire. Priestley l’accompagna en 1774 à Paris, ce qui lui donna l’occasion d’assister à quelques séances de notre Académie et d’y assister au moment où s’y livrait une discussion animée entre Cadet et Baume sur les propriétés de l’oxyde rouge de mercure. Cette discussion ne fut pas sans influence sur la découverte du gaz oxygène qu’il ne tarda pas à faire connaître.

Priestley conserva sa position chez le marquis de Lansdown jusqu’en 1780. Pendant ce temps, il publia tout ce qu’il a fait de plus remarquable dans les sciences, c’est-à-dire les quatre premiers volumes de ses Expériences et observations sur les différentes espèces d’air. Lorsqu’il quitta le marquis, il était même sur le point de faire paraître son dernier volume, le cinquième, qui, du reste, est inférieur aux précédents. Comment fut-il conduit à sortir de cette existence si douce et si philosophique pour se lancer de nouveau dans les embarras d’une vie précaire ? On ne saurait le dire positivement ; mais il n’est que trop évident que c’est à son exaltation religieuse qu’il faut s’en prendre.

Quand Priestley commença ses travaux, Schéele s’occupait des mêmes sujets, et Lavoisier, de son côté, se livrait à de semblables recherches. Le phlogistique était admis partout. Parmi les gaz, on n’en connaissait que deux : l’acide carbonique, que l’on appelait air fixe, et l’hydrogène, que l’on distinguait sous le nom d’air inflammable. Priestley commença par étudier ces deux corps, et fit sur leur compte une multitude d’observations utiles. Bientôt il reconnut l’existence de l’azote, puis celle du bioxyde d’azote. La découverte de ce dernier corps et de l’action qu’il exerce sur l’air qui n’a point été dépouillé d’oxygène fut pour lui l’occasion d’un vrai plaisir. Jusque-là, en effet, il n’avait eu, pour reconnaître à quel point un air était respirable, que la respiration elle-même ; pour réactif, il était obligé d’employer des souris, qu’il introduisait successivement dans l’air à essayer, jusqu’à ce qu’elles ne pussent plus y vivre. Ses expériences étaient donc l’occasion d’une assez grande consommation de ces petits animaux, qui désormais devinrent inutiles. En cherchant à s’assurer si le bioxyde d’azote, qui lui offrait un moyen d’analyse moins meurtrier et plus prompt, lui offrirait aussi un moyen plus exact, Priestley fut conduit à reconnaître les singulières propriétés antiseptiques de ce gaz. Ayant mis, en effet, quelques souris dans un vase où se trouvait un excès de bioxyde d’azote, et l’ayant oublié, il s’aperçut à quelques jours de là, avec étonnement, qu’aucune putréfaction ne s’était manifestée. Il fut amené par ce concours de circonstances à étudier et à caractériser ce gaz éminemment antiseptique sous un point de vue qui serait probablement resté longtemps ignoré, et dont tout l’intérêt n’est pas encore apprécié.

Peu de temps après, il découvrit le gaz chlorhydrique et ensuite le gaz ammoniac, connus déjà l’un et l’autre depuis longtemps à l’état de dissolution, le premier sous le nom d’esprit de sel, le second sous celui d’esprit de sel ammoniac ou d’alcali volatil, mais inconnus l’un et l’autre sous forme gazeuse. Après eux, le protoxyde d’azote prit naissance entre ses mains, puis l’acide sulfureux, puis l’oxygène.

Il retira ce gaz de l’oxyde de mercure le 1er août 1774 ; mais ce ne fut que dans le courant du mois de mars de l’année suivante qu’il lui reconnut la propriété d’entretenir la respiration, et qu’il constata son action sur le sang veineux. Enfin le gaz fluosilicique et beaucoup plus tard le gaz oxyde de carbone furent encore préparés de sa main pour la première fois.

Voilà donc neuf gaz dont Priestley fit connaître l’existence ; et, comme vous voyez, ce sont les plus importants. Ajoutez-en deux ou trois autres à cette série, tels que l’hydrogène sulfuré, le gaz oléfiant, l’hydrogène phosphoré, et vous aurez tous les principaux gaz, ceux dont on fait une étude spéciale dans les cours de Chimie, en raison de l’importance de leur rôle dans la Science ou l’industrie.

Cependant celui qui les a découverts, si on veut l’en croire, les a tous obtenus par hasard. Il met sa gloire à répéter qu’il n’est pas chimiste, qu’il ne sait pas la Chimie, que c’est cela même qui lui a rendu ses découvertes plus faciles.

Serait-il vrai que, dans les Sciences expérimentales, le hasard fût tout, et le génie une simple illusion de notre orgueil ? En face de tels résultats et de telles assertions, cette question vaut bien la peine qu’on la discute.

Priestley a-t-il reconnu le bioxyde d’azote par hasard ? Non : car il en a déduit l’existence des expériences de Hales. Est-ce par hasard qu’il a découvert l’acide chlorhydrique ? Non : car les expériences de Cavendish ont nécessairement dû l’y conduire. Est-ce par hasard qu’il a obtenu le protoxyde d’azote ? Oui, c’est possible. Et l’oxygène ? On peut l’admettre encore ; mais que d’efforts pour le caractériser ! C’est un gaz, puis de l’air, puis mieux que l’air, puis enfin c’est l’air déphlogistigué.

Quant à l’ammoniaque, à l’acide sulfureux, à l’acide fluosilicique, c’est toujours le même raisonnement qui conduit à leur découverte. Priestley, possesseur des appareils qu’il avait inventés pour recueillir les gaz, n’avait plus qu’à essayer à leur aide celles des expériences de ses prédécesseurs qui donnaient lieu de supposer la production d’un corps gazeux. Cette direction une fois donnée à ses travaux, il devait inévitablement rencontrer un grand nombre de gaz nouveaux. On n’en connaissait que deux, et il en restait plus de trente à découvrir.

Si une réaction donnait lieu à une effervescence, il devait y chercher un gaz insoluble ou soluble, et tenter l’opération sur l’eau ou sur le mercure. Il savait que la distillation des corps produit souvent des gaz en même temps que des liquides : il lui était facile de les recueillir. Enfin, toutes les fois qu’un corps était modifié par une haute température, il pouvait se demander si cette altération n’était pas accompagnée d’un dégagement de gaz, et ses appareils lui fournissaient bientôt une réponse précise.

Ainsi l’effervescence annonce une production de gaz, la distillation en fournit souvent, une chaleur rouge en dégage d’une foule de corps : voilà les règles observées par Priestley. Il est donc aisé de retrouver le fil qui l’a continuellement guidé. Ce n’est donc pas un hasard aveugle qui le conduisait. Mais il a pu se faire illusion à cet égard : car ces idées, assez simples, pouvaient être conçues et appliquées par un homme étranger aux connaissances chimiques de son époque.

De même que ce raisonnement appliqué avec persévérance lui a fait trouver tant de gaz nouveaux, de même aussi quelques raisonnements très-simples suffisaient à le diriger dans les expériences nécessaires à la détermination de leurs propriétés les plus communes. Ainsi bornées, ses expériences excitaient encore une vive curiosité, car à cette époque les propriétés les plus communes des gaz qui nous entourent étaient ignorées. Il faut se le rappeler, pour comprendre tout l’intérêt des moindres épreuves auxquelles Priestley s’avisait de les soumettre. Sur des êtres si nouveaux pour la Science et la plupart si étranges, tous les essais avaient de l’intérêt et souvent même une haute valeur. Peu importait alors, en vérité, qu’ils fussent déterminés par une puissante logique, ou bien par le hasard ; ses travaux sur les gaz et sur l’air en particulier n’en jetaient pas moins une lumière inattendue sur les phénomènes les plus vulgaires. C’est lui qui, l’un des premiers en effet, est venu fournir au monde quelques notions expérimentales sur l’air, la respiration, la combustion, la calcination, c’est-à-dire sur ces grandes opérations qui sans cesse altèrent, modifient, renouvellent l’aspect du globe et sans lesquelles notre terre, avec sa surface éternellement aride et immuable, parcourrait l’espace comme un cadavre inutile.

Mais, pour coordonner les faits qu’il observait, pour imaginer la théorie générale à laquelle il préparait de si riches matériaux, il fallait cette logique puissante qui lui a manqué, il fallait un vrai génie. Or, si Priestley pouvait, sans connaissances chimiques, découvrir des gaz, les étudier, mettre à nu leurs propriétés et faire une foule d’observations détachées, toujours utiles et souvent même éclatantes, Priestley ne pouvait pas exécuter si aisément la réforme que ses propres découvertes rendaient imminente. Privé de connaissances chimiques, la théorie devait être son écueil, et d’autant plus qu’il en sentait moins l’importance.

Comme il fait ses expériences sans motif et sans plan arrêté, leurs résultats ne se groupent jamais dans son esprit ; aussi, à mesure qu’il trouve des corps nouveaux, il s’égare davantage. Plus ses découvertes se multiplient, moins il s’en rend compte ; plus la lumière qui doit jaillir de ses observations semble près de briller, et plus l’obscurité de ses idées se montre profonde.

Rien de curieux comme la lecture de ses ouvrages.

Toujours disposé à donner à quelque hasard le mérite de ses découvertes, Priestley affecte beaucoup d’humilité dans ses écrits, mais il y parle constamment de lui. Il fait bon marché de ses opinions ; mais il n’en abandonne aucune, et il attaque avec aigreur les opinions d’autrui. Pour lui, les faits sont tout ; il leur porte le plus grand respect et ne refuse jamais de s’y soumettrez, pourvu toutefois qu’il soit question des faits qu’il a observés. Quant aux faits d’autrui, ils lui semblent tous douteux ou même falsifiés ; lui seul est homme exact, véridique et bon raisonneur.

Priestley s’est rendu justice en avouant ce que le hasard a fait pour lui ; il a même beaucoup exagéré et ne s’est pas rendu compte de la part que son raisonnement avait eue dans les succès de ses travaux. Mais, quand il étend à toutes les découvertes humaines cette influence du hasard, il commet une erreur monstrueuse, que combattent, au lieu de l’appuyer, son histoire elle-même et ses écrits, tout imprégnés qu’ils soient de son orgueilleuse humilité.

Il m’est impossible d’analyser ses Mémoires, précisément à cause de ce luxe de détails dont il les surcharge, et qui semblent avoir pour objet de vous initier au travail intérieur de son esprit. Initiation curieuse et profitable, s’il s’agit du travail d’un esprit logique, mais dont l’utilité me semble très-contestable, quand elle se borne à nous donner une énumération d’accidents fortuits toujours plus forts que la pensée de l’auteur.

S’agit-il de la découverte de l’oxygène, de cette découverte qui devait renouveler la face des Sciences naturelles, il trouve que l’oxyde rouge du mercure lui fournit un gaz. Il confond ce gaz avec le protoxyde d’azote. Quelque temps après, il l’essaye avec le bioxyde d’azote, comme s’il s’agissait d’analyser l’air, et il est tout surpris de voir rougir le mélange ; alors il le confond avec l’air. Mais par hasard il plonge une bougie dans le résidu et, à sa grande surprise, elle y brûle. Pourquoi cette épreuve ? Il l’ignore. « Si, dit-il, je n’avais eu devant moi une chandelle allumée, je n’aurais pas fait cette épreuve, et toute la suite de mes expériences sur cette espèce d’air serait restée dans le néant. » Marchant ainsi de surprise en surprise, d’un hasard à l’autre, il en arrive à établir que ce gaz est un produit nouveau, homogène, la partie respirable et comburante de l’air, magnifique conclusion sans doute, mais qui, loin de prouver que le génie n’est qu’un mot, ou qu’on peut s’en passer, prouve seulement combien est grande la puissance de l’expérimentation ; car c’est bien à elle qu’appartient toute la gloire de cette découverte.

Après avoir obtenu l’oxygène par une suite de hasards, il examine les phénomènes de la respiration, et, s’il faut l’en croire, c’est sans y penser qu’il a trouvé la solution de ce grand problème, qui aurait, dit-il, éludé toutes les recherches directes.

Après vous avoir montré le culte que Priestley rend au hasard, pour compléter l’exposition de sa Philosophie, il suffit de rappeler une de ses opinions favorites. « Plus un homme a d’esprit, plus il est fortement attaché à ses erreurs, son esprit ne servant qu’à le tromper, en lui donnant des moyens d’éluder la force de la vérité. » À ce compte, certes jamais homme n’eut autant d’esprit que Priestley, car jamais homme ne fut plus que lui attaché à ses erreurs.

En effet, après tant de brillantes découvertes, après l’observation d’une multitude de faits en opposition avec le phlogistique, il a mis un tel entêtement à soutenir cette théorie qu’il est mort dans l’impénitence finale. Il est mort phlogisticien et seul de son avis au monde, lui dont les opinions, quelques années avant, faisaient loi en Europe. Quel contraste !

En 1776, ses découvertes étaient l’objet de l’admiration de tous les savants et tenaient le monde en suspens. Ses observations sur l’oxygène, les propriétés extraordinaires de ce gaz avaient réveillé les espérances les plus téméraires, que lui-même d’ailleurs ne partageait pas. Sachant que ce corps était le seul principe respirable de l’air, le voyant ranimer avec tant de vigueur la combustion, dont on saisissait déjà les rapports avec la respiration, on attendait de ses recherches les moyens de ranimer la vieillesse, d’exalter les facultés vitales ; on se promettait presque l’immortalité.

En 1796, cet homme, dont l’autorité avait été si grande dans la Science, et que le vulgaire avait cru destiné à changer nos destinées, cet homme a disparu de la scène, et son souvenir même s’est évanoui. Relégué au fond d’une province de l’Amérique septentrionale, incertain s’il ne devra pas aller demander l’hospitalité aux Peaux rouges, il élève une dernière fois la voix en faveur du phlogistique ; il adresse aux chimistes français les plus illustres une humble supplique, pour les prier de vouloir bien répondre à ses objections contre la théorie de Lavoisier.

« Ne me traitez pas à la façon de Robespierre, leur dit-il en terminant. Supportez patiemment une petite Vendée chimique ! Répondez-moi, persuader-moi, et n’abusez pas de votre pouvoir. » Eh bien ! cette dernière consolation même lui fut refusée. L’envoyé du peuple français aux États-Unis, Adet, dont il reste quelques travaux en Chimie, Adet reçut sa brochure et se chargea de la réponse. Elle était suffisante, et les académiciens français n’eurent pas besoin d’intervenir.

Que s’était-il donc passé de 1776 à 1796, et comment cette voix, jadis si puissante, se trouvait-elle alors si dédaignée ? Ah ! c’est que le génie tant nié par Priestley, c’est que le génie dont il n’avait jamais compris le pouvoir immense était venu lui donner un éclatant démenti. Épurées et vivifiées par sa flamme vengeresse, les observations de Priestley, jadis en désordre, s’étaient coordonnées comme les parties de l’édifice le plus régulier ; et après avoir applaudi aux efforts de l’ouvrier heureux, qui savait tirer de la carrière des blocs du marbre le plus beau, le monde l’oubliait, pour s’incliner devant l’artiste inimitable qui avait su s’en servir pour élever un monument d’une perfection achevée.

Peut-être faut-il vous dire aussi comment Priestley en était venu à cet état d’exil lointain et d’abandon, si vous n’avez deviné que ses opinions religieuses doivent être accusées de ce changement de fortune.

En se séparant de lord Shelburne, il avait conservé une petite pension de ce seigneur. Il y joignit des ressources qui dans nos mœurs sembleraient fort étranges, mais qui, en Angleterre, sont admises : il vivait du produit d’une souscription de quelques amis des sciences, qui s’étaient réunis pour lui assurer un revenu modeste. Parmi eux on voit avec plaisir figurer un savant distingué, que son talent comme chimiste, que son bon goût dans les arts et son habileté administrative ont fait l’un des créateurs de l’industrie si développée des poteries anglaises : c’est Wedgwood, qui lui donnait en outre tous les ustensiles de laboratoire que ses fabriques pouvaient lui fournir.

Avec ces moyens d’existence, Priestley se retira près de Birmingham, dans un petit village, où il exerçait ses fonctions ecclésiastiques et où il reprit avec une vigueur nouvelle ses publications théologiques. Pour comprendre la passion qu’il y mettait, il faut lire les Mémoires qu’il a laissés sur sa vie. Il n’y est pas fait mention d’une seule personne, sans que ses opinions religieuses y soient pesées et cotées avec une précision surprenante. Ce n’est pas leur couleur générale, c’est leur nuance la plus subtile qu’il détermine.

Il faut l’entendre raconter ses rapports avec un de ses amis qui ne partageait ses opinions ni en Chimie, ni en Théologie. Ils se voyaient souvent, discutaient volontiers Chimie et n’avaient jamais songé à se quereller par écrit à ce sujet. Mais par une convention tacite, tout au contraire, ils ne parlaient jamais religion, et leur bile s’évaporait sur ce point en livres ou brochures qu’ils publiaient l’un contre l’autre.

Non-seulement il était chatouilleux à l’excès sur ces matières, mais il avait changé plusieurs fois d’avis a leur égard ; et j’oserais à peine vous donner quelques détails à ce sujet, s’il ne s’agissait de l’un des hommes les plus éminents que la Chimie ait produits.

Vers l’âge de vingt ans, il était arien, c’est-à-dire qu’il croyait que Dieu avait produit le Christ comme une espèce de ministre responsable, chargé de créer le monde. Mais, quelques années après, il adopta les doctrines des sociniens et ne voyait plus dans Jésus-Christ qu’un homme, mais un homme, il est vrai, supérieur à tous les autres et choisi pour être le sauveur du genre humain.

Or, s’il était entêté dans les Sciences, jugez de ce qu’il était en Théologie. Il fallait être tout juste d’accord avec lui, ou bien accepter le combat ; il fallait aller jusqu’où il allait lui-même et s’arrêter exactement au même point : il ne faisait pas grâce de la plus légère différence d’opinions. Aussi a-t-il consacré plus de quatre-vingts volumes à des discussions théologiques et a-t-il écrit tour à tour contre les juifs, les catholiques, les calvinistes et les anglicans, tout comme contre les déistes ou les athées. Les ariens, les quakers, les méthodistes l’ont successivement occupé. Il a écrit, en un mot, contre toutes les religions ou sectes européennes ; il n’a pas même dédaigné les swedenborgistes, que leur petit nombre aurait dû, ce semble, dérober à son attention. Sa connaissance des langues anciennes le rendait très-redoutable à ses adversaires.

Certes, en voyant le nombre de ses écrits théologiques, on serait excusable d’imaginer qu’il aurait existé un Priestley théologien et un Priestley chimiste, comme on a voulu l’établir pour Raymond Lulle.

Peu à peu, Priestley devint un homme politique ; car, au nom des unitaires, il réclamait la liberté de conscience pour toutes les religions, ce qui lui valut la colère de l’Église et même celle du ministère, peu disposé alors à favoriser les nouveautés.

D’ailleurs, la Révolution française venait de s’accomplir. En le voyant défendre la liberté des cultes avec tant d’indépendance, on se figura en France que Priestley devait être un ardent républicain. En conséquence, on lui décerna le titre de citoyen français, et un département, celui de l’orne, le choisit pour son député à l’Assemblée constituante. Il eut le bon esprit de regarder sa qualité d’Anglais comme indélébile. Il refusa l’honneur qu’on lui faisait, mais il ne s’en trouva pas moins signalé en Angleterre comme novateur.

Bientôt, en effet, il devint la victime d’une de ces manœuvres odieuses que les partis politiques se croient permises pour imprimer une secousse à l’opinion. On s’efforça d’exciter le peuple contre Priestley ; on le désigna de cent façons à la haine publique. Tous les murs de Birmingham étaient couverts de ces mots menaçants écrits à la craie : Damned Priestley.

Le 14 juillet 1791, quelques habitants de Birmingham voulurent célébrer l’anniversaire de la prise de la Bastille. Dès la veille on répandit dans la ville une lettre séditieuse attribuée à Priestley, et la populace, ainsi excitée, s’ameuta. Ses amis politiques n’en persistèrent pas moins à donner leur dîner, mais au moment même du repas on se précipita dans la maison où il avait lieu. Elle fut pillée et incendiée. Bientôt l’église de ses coreligionnaires subit le même sort ; et l’émeute, s’animant par le succès, se dirigea grondant vers la maison de campagne qu’il habitait.

Priestley, dans une ignorance complète de ces événements, était fort paisible au sein de sa famille. Quelques amis arrivés à temps l’arrachèrent au péril. Caché dans une maison voisine, il eut la douleur de voir sa bibliothèque détruite, ses instruments brisés, sa maison en flammes. Il put voir voler au milieu de la foule acharnée ses manuscrits en lambeaux, où les mains de quelques misérables cherchaient la preuve de ses crimes politiques et où ils ne trouvaient que des notes relatives aux Sciences ou à la religion. Il eut le chagrin d’assister à cette horrible scène, et, il faut le dire à sa gloire, il eut la force d’y assister avec le calme d’une haute philosophie. Il ne fit pas entendre la moindre plainte et jamais il ne parla avec amertume de ce déplorable événement.

Cependant la rage populaire n’était pas assouvie, et tous ses amis durent partager son sort. Leurs maisons furent saccagées et livrées aux flammes et Birmingham conserve encore un souvenir douloureux de cette émeute, dont les dégâts s’élevèrent à près de deux millions.

On peut affirmer hardiment que Priestley était innocent de toute provocation, qu’il était cent fois innocent, car non-seulement il ne faisait pas même partie de la réunion qui devait avoir lieu ce jour-la, mais encore nous le voyons ensuite pendant trois ans habiter Londres avec la plus grande tranquillité. Non-seulement il y fait des cours, mais il continue toujours à prêcher, et certes il n’avait à attendre ni grâce ni faveur du ministère ou des agents subalternes du pouvoir.

Cependant, s’il ne fut l’objet d’aucune poursuite, il n’en fut pas moins en butte à mille tracasseries que ses continuelles imprudences semblaient vouloir justifier ou attirer sur sa tête. N’y tenant plus, il s’embarqua pour l’Amérique, en 1794. Une place de professeur à Philadelphie lui fut offerte. Il la refusa, pour aller s’établir à Northumberland, aux sources de Susqueannah, où il acheta une terre de 200 000 acres. Là, sous la protection du président Jefferson, il passa tranquillement le reste de ses jours, qui furent brusquement interrompus par un accident. Il fut empoisonné dans un repas avec toute sa famille, par une méprise dont on ne s’est jamais rendu compte. Personne ne succombe, mais lui, déjà vieux et affaibli, ne put résister longtemps à l’inflammation d’estomac qui en fut la suite.

Il mourut en 1804, conservant de singulières idées psychologiques. Il croyait l’âme matérielle, et regardait la mort comme un long sommeil, au bout duquel nous devons nous réveiller, tous à la fois, pour la vie éternelle.

J’aurais voulu supprimer ces détails, mais il est bon que vous sachiez pourquoi Priestley, malgré son talent, est demeuré au-dessous de sa tâche, pourquoi, malgré la pureté de son cœur, il a été si malheureux.

Priestley s’est perdu par l’orgueil. Dédaignant les opinions d’autrui, ne les étudiant que pour les combattre, il a voulu, en science comme en religion, imposer les siennes au public. Il en est donc de Priestley comme de la plupart des hommes célèbres à la fois par leurs talents et leurs infortunes, qui presque toujours auraient obtenu ou conservé la faveur publique, si leur caractère n’avait annulé tout ce qu’ils devaient à leur génie.

Vous voyez comment, avec une vie plus longue et un caractère d’une rare énergie, Priestley, de même que Schéele, ne trouva néanmoins guère plus de dix ans à consacrer à l’étude de la Chimie. Si la carrière de Schéele se vit brisée par la mort, celle de Priestley le fut aussi avant l’heure par ses propres passions et par les haines qu’elles suscitèrent contre lui.

Faut-il s’en prendre à ces circonstances étrangères, si Schéele, si Priestley n’ont pas résolu la grande question qui préoccupait leur siècle ? Non, cent fois non, et vous le verrez bien dans la Leçon qui va suivre.

Sans doute Priestley, avec son ignorance des détails de la Chimie, avec ses répugnances pour les théories générales, avec son obstination à conserver la doctrine du phlogistique, Priestley sans doute était mal préparé pour faire une révolution en Philosophie naturelle ; mais il y serait peut-être arrivé pourtant avec sa pénétration singulière, son art si heureux de tirer parti de toutes les observations fortuites, s’il avait su se donner un instrument de plus.

Avec une instruction bien plus bornée, Schéele de son côté l’emportait sur Priestley, par un sentiment exquis de la Chimie, qui n’a jamais été surpassé. Chez lui tous les détails sont vrais, mais la patience qu’il a fallu pour les observer n’exclut jamais l’ordonnance savante de l’ensemble. La part faite au travail, au travail lent et infatigable, l’imagination s’anime chez lui et le génie reprend tous ses droits. Comme observateur, Schéele pouvait donc maîtriser toutes les difficultés, saisir toutes les finesses du moindre phénomène ; comme inventeur : on peut l’assurer, il n’est pas de hauteur à laquelle sa belle intelligence ne pût s’élever. Si Schéele s’est arrêté en route, c’est que les faits lui manquaient, c’est qu’il n’avait pas su, par une inspiration sublime, se donner l’appareil au moyen duquel Lavoisier est venu changer la face des Sciences naturelles, service immense que la vie de Priestley, que la vie de Schéele pouvaient seules vous faire apprécier à sa juste valeur.

Il me resterait maintenant à vous parler de Lavoisier, de celui qui a jeté le plus grand éclat parmi les trois chimistes que j’ai mis tout à l’heure en parallèle.

Mais l’heure avancée ne nous permet pas de commencer l’histoire de ses travaux, tellement importants que leur examen mérite bien de nous occuper une séance tout entière.

Ce n’est pas sans dessein d’ailleurs que je n’ai pas voulu aujourd’hui parler des recherches de cet homme à jamais illustre. Nous n’avons pas seulement à nous occuper ici, en effet, des découvertes qui ont fait sa gloire, mais nous avons aussi à remplir envers lui un devoir pieux, un devoir de citoyen ; et quel jour pourrions-nous choisir qui fût plus convenable à ce dessein, si ce n’est samedi prochain, l’anniversaire, le douloureux anniversaire de la mort de Lavoisier ?