Leçons sur la philosophie chimique/6

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Texte établi par Amand BineauGauthier-Villars (p. 251-279).

SIXIÈME LEÇON.

(30 avril 1836.)
Théorie atomique. — La matière est-elle divisible à l’infini ? — Atomes des philosophes grecs. — Lucrèce. — Gassendi. — Wolf. — Swedenborg. — Conclusion.

Messieurs,

Les lois que nous avons établies dans la dernière séance sont les bases sur lesquelles reposent toutes les doctrines relatives à l’état moléculaire des corps. M. Dalton le premier a pensé à les réunir par une théorie qui, les enchaînant ensemble, les fit découler d’un même principe. Il établit en 1807, dans son Nouveau système de Philosophie chimique, que les résultats observés par Wenzel, par Richter et par lui-même peuvent tous se lier par une idée générale et simple, et qu’il suffit, pour s’en rendre parfaitement compte, d’admettre que la matière soit formée de particules infiniment petites et insécables ou, en d’autres termes, d’atomes. Que l’on suppose, en effet, à chaque espèce de matière ses atomes propres, différant d’une espèce à l’autre par le poids et peut-être par la forme : aussitôt les dissemblances que l’on remarque entre les corps élémentaires s’expliquent en quelque sorte d’elles-mêmes. Que l’on conçoive d’ailleurs ces atomes se juxtaposant sans jamais se confondre pour former des composés, et recouvrant au moment de leur séparation toutes leurs propriétés premières pour reproduire les éléments, à l’instant les phénomènes chimiques se peignent à l’esprit de la manière la plus nette.

Ne nous occupons pas d’ailleurs des idées de Dalton sur la figure et les arrangements de ces atomes. Arrêtons-nous aux points essentiels de sa théorie, et laissons de côté les détails accessoires. Nous pourrons y revenir par la suite, de même que plus tard aussi nous pourrons examiner les nouvelles vues qu’il a introduites dans la Science au sujet de quelques phénomènes continus ; car ce sont des vues dignes d’être méditées.

Pour le moment, bornons-nous à établir avec lui que l’hypothèse d’atomes qui se déplacent mutuellement rend parfaitement compte de la loi des équivalents, tout comme leur insécabilité nous explique clairement pourquoi les combinaisons se font suivant les proportions multiples. Rien de plus naturel en effet que de considérer les masses matérielles équivalentes de cuivre et d’argent, de fer et de cuivre, d’acide sulfurique et d’acide azotique, de baryte et de potasse, comme étant les représentants des atomes de ces corps, si tant est que les corps soient formés d’atomes.

Mais cela suppose que les corps soient formés d’atomes, et, pour admettre ce principe, vous devez désirer des preuves. N’en demandez pas à M. Dalton : il ne vous en propose pas. M. Dalton suppose l’existence des atomes, mais il ne la prouve pas ; seulement, leur existence étant admise, il s’en sert pour rendre raison des rapports observés entre les quantités constantes de matière qui réagissent entre elles dans les phénomènes chimiques.

La facilité avec laquelle tous les phénomènes de l’analyse quantitative ont été expliqués ou prévus en partant du principe de l’existence des atomes a fait adopter généralement les vues de Dalton ; mais la base même de ces vues n’a point été démontrée. Quelques personnes ont voulu, il est vrai, présenter les phénomènes chimiques comme offrant à leur tour une démonstration de la réalité des atomes. C’était faire un cercle vicieux, et leur argumentation est demeurée sans autorité.

Pour expliquer les lois de la Chimie quantitative, est-il indispensable au surplus de recourir à la supposition des atomes ? Est-il nécessaire d’admettre l’insécabilité des particules matérielles entre lesquelles se passent les actions chimiques ? À cette question je répondrai ici sans hésiter : Non, cela n’est pas nécessaire ; non, parmi tous les faits de la Chimie, il n’en est aucun qui oblige à supposer que la matière soit formée de particules insécables, il n’en est aucun qui donne quelque certitude ou même seulement quelque probabilité touchant l’insécabilité de ces particules.

Supposez que les actions chimiques ne puissent s’exercer qu’entre des masses d’un certain ordre, divisibles, si l’on veut, par des forces d’une autre nature, peu importe : tous les phénomènes de la Chimie s’expliquent avec une facilité non moins grande que si l’on admettait l’indivisibilité comme propriété essentielle de ces masses. En effet, qu’elles soient, si l’on veut, susceptibles d’être découpées à l’infini, par des forces prises au dehors de la Chimie, qu’importe pour l’explication des faits dépendant de cette science ? Ne conçoit-on pas également bien la juxtaposition de ces particules, leur séparation, leurs remplacements mutuels ? Toutes les conceptions des chimistes ne subsistent-elles pas dans leur intégrité indépendamment de cette divisibilité ultérieure ?

Ainsi donc, pas d’incertitude possible : la Chimie seule n’a pas la vertu de nous éclairer sur l’existence des atomes ; mais, si d’autres considérations peuvent l’établir, le rapprochement fait par M. Dalton acquerra peut-être une grande probabilité et deviendra capable de servir de point de départ aux plus sublimes découvertes que l’homme eût osé se promettre dans l’étude de la nature.

On se flattera peut-être alors, et non sans raison, de parvenir un jour à fouiller les entrailles des corps, de mettre à nu la nature de leurs organes, de reconnaître les mouvements des petits systèmes qui les constituent. On croira possible de soumettre ces mouvements moléculaires au calcul, comme Newton l’a fait pour les corps célestes. Alors les réactions des corps, dans des circonstances données, se prédiront comme l’arrivée d’une éclipse, et toutes les propriétés des diverses sortes de matière ressortiront du calcul. Mais d’ici là quel chemin à faire, que de travaux à exécuter, que d’efforts il reste à tenter aux chimistes, aux physiciens, aux géomètres !

Or, voyons, est-il une base solide sur laquelle repose l’existence des atomes ? Une seule démonstration en a été proposée dans les temps modernes ; elle est vraiment expérimentale et mérite une discussion très-attentive.

On sait que l’air est un corps, qu’à mesure que l’on s’éloigne de la Terre, il se dilate davantage, et l’on peut faire le raisonnement suivant : Si la matière de l’air est formée d’atomes, ceux-ci pourront éprouver un écartement considérable, mais limité ; à une certaine distance de la Terre, il s’établira un équilibre entre la Terre et les atomes les plus éloignés, et l’atmosphère ne pourra s’étendre indéfiniment.

Si, au contraire, la matière de l’air est divisible à l’infini, elle se répandra dans l’espace, et elle ira se condenser autour de tous les globes, au moins de tous ceux de notre système, comme elle l’est autour de la Terre.

Alors la Lune aura son atmosphère. Au premier abord, cet astre paraît très-propre à nous donner la solution de la difficulté. Il est de beaucoup le plus voisin de nous, et l’on peut croire, au premier aperçu, que les moyens que possède l’Astronomie vont s’y appliquer sans nul obstacle ; mais, si l’on essaye de s’en rendre compte par le calcul, on revient bientôt de cette opinion. En effet, pour exercer des actions égales, il faut que les masses soient dans le rapport des carrés des distances, ou que les distances soient comme les racines carrées des masses. Or on sait que la masse de la Terre est beaucoup plus considérable que celle de la Lune. On conçoit donc que, pour trouver l’air dans notre atmosphère au même état où il serait à la surface de la Lune, il faudrait se transporter à une fort grande distance du centre de notre globe. Si vous effectuez le calcul, vous trouverez que la masse de la Lune ne pourrait condenser à sa surface qu’une atmosphère égale en densité à celle qui existerait à environ 2000 lieues de la Terre.

Maintenant, je vous le demande, comment apprécier la présence d’une atmosphère aussi dilatée ? Les phénomènes de réfraction offriraient seuls le moyen de la reconnaître. Or la réfraction qu’elle produirait serait tout à fait insensible à nos instruments astronomiques. Si donc ceux-ci ne nous fournissent aucune indication de la présence d’une atmosphère autour de la Lune, la question qui nous occupe n’en est pas pour cela résolue.

Mais il est évident que la question pourrait être retournée. Puisque la faible masse de la Lune ne nous permet pas de reconnaître à sa surface, avec les instruments dont nous pouvons disposer, une atmosphère analogue à la nôtre, cherchons à retrouver autour d’un astre plus dense l’atmosphère de la Terre que l’on supposerait lancée dans les espaces. Le Soleil, dont la masse énorme vaut tant de fois celle de notre globe, paraît éminemment propre à nous fournir la solution cherchée.

À la surface du Soleil, la force d’attraction est immense, tellement que, si les choses s’y passaient comme sur la Terre, la densité de l’air condensé autour de cet astre ne serait pas moindre que celle du mercure, en supposant, il est vrai, que son état gazeux fût conservé. En un mot, pour trouver le point de l’espace où l’air de cette atmosphère aurait la densité de celui que nous respirons, et dont la réfraction est si sensible à nos lunettes, il faudrait s’écarter du Soleil à une distance égale à 575 fois le rayon de la Terre. Tout se réduit donc à trouver un corps qui passe derrière le Soleil, et que l’on soit forcé de voir au travers de l’espace occupé par cette atmosphère supposée. Si celle-ci existe, la marche apparente du corps sera retardée de quantités très-mesurables. Or, telle est précisément la condition où l’on se trouve, en observant le passage au méridien de Mercure et de Vénus quelques jours avant et quelques jours après la conjonction. Alors, en effet, les rayons lumineux réfléchis par la planète, passant auprès du Soleil avant d’arriver jusqu’à nous, sont obligés de traverser l’espace qu’occuperait l’atmosphère solaire. Il ne reste donc plus qu’à consulter l’expérience pour vérifier s’ils sont effectivement réfractés. Eh bien ! l’observation a prononcé. Le 31 mars 1805, M. Vidal, de Toulouse, a observé, sans but particulier, mais très-soigneusement, l’instant du passage de Mercure au méridien, lorsqu’il se présentait derrière le Soleil ou dans le voisinage de cet astre ; le 30 mai de la même année, il a pareillement observé le passage de Vénus dans les mêmes circonstances. Depuis lors, Wollaston et Kater, dans l’espoir d’éclaircir ce point de Philosophie naturelle, ont aussi observé Vénus à peu de distance de sa conjonction ; et les observations faites dans le mois de mai 1821 par ces savants, comme celles de M. Vidal faites seize ans auparavant, nous font voir un accord parfait entre le moment du passage observé et le moment calculé, sans tenir compte d’aucune réfraction. Ainsi point d’atmosphère solaire ; ainsi donc celle-de la Terre demeure limitée.

Dirait-on que l’intensité extrême de la chaleur du Soleil s’oppose à la condensation d’une atmosphère aussi dense que la nôtre ? soutiendrait-on que la dilatation produite par la haute température de cet astre atténue les effets de l’attraction de sa masse, quelque forte qu’elle soit, au point de les rendre insensibles pour nous ? Eh bien ! il serait facile de trouver un exemple, capable de fournir une démonstration à l’abri de cette objection.

Jupiter est 1280 fois aussi gros que notre globe ; il est 5 fois aussi éloigné que nous du foyer de notre système planétaire. Sa masse exerce donc une force attractive bien plus forte que celle de la Terre, et sa température doit être bien plus basse. Là devrait donc se trouver par ces deux motifs une atmosphère incomparablement plus dense que celle qui nous environné. Or, les mouvements des satellites de Jupiter nous apparaissant tels qu’ils doivent être, et sans modification qu’on puisse attribuer à une réfraction produite par l’air de la planète, l’absence de tout fluide réfringent sensible autour de Jupiter semble démontrée.

Toute contestation est donc impossible. Notre atmosphère ne se répand point indéfiniment dans l’espace : elle s’arrête à une certaine limite.

Wollaston regarde donc comme chose prouvée que la matière qui constitue l’air ne peut se subdiviser à l’infini. Mais cette conséquence est-elle effectivement nécessaire ? Il est permis d’en douter. L’expansibilité indéfinie de notre air n’est possible qu’autant qu’il conserve toujours son état gazeux. Mais, si l’on admet que l’air puisse devenir liquide ou solide dans les dernières régions de l’atmosphère, ne voyez-vous pas que, par cela seul, tout l’échafaudage des raisonnements précédents s’écroule de lui-même ?

En effet, à une température voisine de zéro, le mercure n’est-il pas dépourvu de la propriété d’émettre des vapeurs, et ne devient-il pas incapable de blanchir l’or que l’on maintient même très-près de sa surface pendant des années entières ? Qui peut assurer que dans les confins de notre atmosphère l’oxygène et l’azote ne sont pas des liquides ou des solides aussi bien dépourvus de tension que le mercure lui-même l’est à zéro et au-dessous ?

Vous hésitez, Messieurs, je le vois ; vos préjugés se révoltent à voir admettre la possibilité de la liquéfaction de l’air dans les hautes régions, sachant qu’un froid de 100 degrés au-dessous de zéro est impuissant pour la produire. Mais qu’est-ce qu’un froid de 100 degrés au-dessous de zéro, et quelle idée imparfaite nous aurions des effets de la chaleur, si nous ne connaissions pas le moyen de produire des températures supérieures à celle de l’eau bouillante ? Quand on pourra produire un froid de 1500 ou 2000 degrés au-dessous de zéro, si jamais on y parvient, les effets que nous regardons comme impossibles s’obtiendront sans peine, soyez-en convaincus ; en y réfléchissant, vous ne serez plus si éloignés d’admettre avec moi qu’il est probable que l’air liquéfié ou solidifié aux extrémités de l’atmosphère y reproduit les phénomènes que l’eau nous montre dans les régions qui nous sont accessibles. Et pourquoi n’en serait-il pas de ce fluide comme de l’eau que nous voyons près du sol faire partie de l’air sous la forme d’un véritable gaz et qui dans les nuages ordinaires prend l’état de vapeur vésiculaire ou d’eau liquide, ou même celui d’eau solide dans les nuées neigeuses ? Ainsi, pour produire de l’air liquide ou de l’air neigeux, comparables du reste à cet acide carbonique liquide et neigeux que M. Thilorier forme si facilement, il suffit d’admettre un abaissement très-considérable de température dans les couches extrêmes de l’atmosphère. Avant de repousser ces conceptions, vous les examinerez avec l’attention qu’elles méritent, si j’ajoute que l’existence de ce grand froid et la liquéfaction de l’air qui en doit résulter sont des vues admises par le plus illustre géomètre de notre âge, par M. Poisson.

Vous pourriez donc concevoir, comme une condition de l’état actuel de notre atmosphère, comme la cause de son étendue limitée, la liquéfaction de ces éléments à une certaine distance de la Terre ; il en résulterait une couche de vapeur vésiculaire, qui en fermerait l’enveloppe, et où viendrait s’anéantir l’expansibilité indéfinie propre aux substances gazeuses.

L’abaissement excessif de température nécessaire pour produire la liquéfaction ou même la congélation de l’air extrêmement raréfié qui se rencontre aux extrêmes régions de l’atmosphère est regardé par M. Poisson comme un phénomène nécessaire, indispensable même pour que l’atmosphère puisse se terminer.

Sans entrer ici, sur ce sujet, dans des détails qui nous écarteraient de notre but, je fais remarquer que le froid intense qui est nécessaire pour liquéfier l’air dans ces régions élevées n’exprime nullement la température qu’y prendrait un thermomètre. Celui-ci, recevant la chaleur rayonnante de notre planète et des astres, tirerait de cette source une masse de chaleur qui détruirait bientôt l’effet frigorifique produit par le contact d’un fluide aussi rare que doit l’être l’air liquéfié à une pression aussi faible que celle des dernières couches de l’air. La température apparente de ces couches serait donc peu différente de celle qu’on observerait au dehors de l’atmosphère, c’est-à-dire de la température de l’espace que M. Poisson regarde comme très-peu inférieure à zéro.

Ainsi nous dirons à Wollaston : Vous avez bien établi l’absence d’atmosphère autour du Soleil et de Jupiter, mais vous n’avez rien trouvé qui soit applicable à la question des atomes. Que la matière soit divisible à l’infini, que sa division s’arrête à un certain terme, il n’importe : vos observations s’expliqueront sans difficulté sérieuse dans l’un et l’autre système.

Ainsi l’existence des atomes n’est démontrée ni par les phénomènes de la Chimie quantitative, ni par les phénomènes observables dans les espaces célestes. Voyons dès lors comment l’idée d’atomes s’est introduite dans la science. Voyons surtout comment on tire parti de cette idée dans les applications que l’on en fait à la Chimie, et dans quelles bornes il faut la renfermer.

Ici, nous sommes forcés de sortir un peu du domaine de la Chimie, dont je ne m’éloigne qu’à regret, pour faire une rapide excursion dans celui de la Philosophie pure.

La première notion des atomes date d’environ 500 ans avant l’ère chrétienne. Vers cette époque, s’était formée en Grèce, à Élée, une école philosophique bien connue sous le nom d’École éléatique. Elle faisait sur la nature le raisonnement suivant :

La matière existe ; tout ce qui existe est matière. Mais faites disparaître la matière, que restera-t-il ? Ah ! qui peut le concevoir ?… Ce sera le néant, direz-vous, le vide, l’espace. Alors le néant existera. Or, s’il existe, c’est un être, c’est une matière, et la matière n’aura pas disparu. Le néant n’existe donc pas. Mais si le néant n’existe pas, la matière est partout, il n’y a pas de vide.

C’était, comme vous voyez, un jeu de mots roulant sur le mot néant, que l’on ne voulait admettre qu’à condition d’en faire un être et un être matériel. Prenant le raisonnement au sérieux, les disciples de l’École éléatique en développaient sans hésitation toutes les conséquences.

Puisqu’il n’y a pas de vide, disaient-ils, l’univers ne forme qu’un seul être homogène, qu’une masse continue. Le mouvement est donc impossible : car où loger un corps qui se déplacerait, tout l’espace étant rempli. Par conséquent, ajoutaient-ils, l’univers est immobile, immuable. Les êtres organisés ne peuvent pas naître, ils ne peuvent pas croître, ils ne peuvent pas mourir ni se décomposer.

Ainsi, vous le voyez, il faut admettre l’existence du vide, dont la nature échappe à notre conception, par la raison même que sa définition repose sur des idées négatives, ou bien rejeter complètement le témoignage des sens.

En pareil cas, un philosophe est capable de tout ; aussi l’École éléatique professait-elle gravement que l’univers était homogène, qu’il était continu, qu’il n’y avait aucun mouvement ; que les animaux et les plantes ne naissaient pas, n’engendraient pas, ne mouraient pas.

Qu’il y ait eu des gens qui se soient révoltés contre leurs raisonnements, en face de telles conséquences, cela ne vous surprendra pas. Aussi bientôt vit-on Leucippe s’élever contre eux, et, tenant le témoignage des sens pour quelque chose, essayer de rétablir l’existence du vide. Mais, en les combattant à si bon droit, il faut convenir qu’il employait de singuliers arguments, et que ses expériences méritent d’être rappelées comme offrant un contraste curieux entre leur prodigieux défaut de précision et l’extrême importance des conclusions qu’il en tirait.

C’est ainsi qu’il prétendait qu’un vase plein de cendres pouvait recevoir autant d’eau que s’il eût été vide. Que faisait-il donc de l’eau dont la cendre prenait la place ? La différence des quantités de liquide nécessaires dans les deux cas était pourtant facile à reconnaître. Je ne sais si nous argumentons beaucoup mieux qu’alors, mais on conviendra du moins que l’art d’expérimenter a fait quelques progrès depuis Leucippe.

Il apportait encore à l’appui de sa doctrine une autre démonstration expérimentale non moins remarquable. C’était la compression qu’il croyait observer sur le vin renfermé dans une outre soumise à un violent effort. Il ne s’apercevait pas que l’outre était extensible et que le vin qu’il s’imaginait avoir comprimé dans le point où la pression avait lieu était simplement refoulé dans les autres parties de l’outre.

Il invoquait enfin, et cette fois avec quelque apparence de raison du moins, les phénomènes de la nutrition des êtres organisés. Leur développement démontre en effet la réalité d’un espace où il puisse se produire : car la matière que ces êtres s’approprient ne peut se transporter, se mouvoir, qu’autant qu’on admet des espaces vides entre leurs propres particules.

En un mot, le mouvement, dont l’existence ne peut être contestée, à moins de se laisser aveugler par des sophismes, lui fournissait des arguments sans réplique.

Quoi qu’il en soit, Leucippe regardait la matière comme une éponge dont les grains isolés nagent dans le vide. Ces grains sont solides, pleins, impénétrables, infiniment petits. Tous les corps que nous connaissons sont ainsi formés de vide et de plein. Avec l’élément matériel, ou l’élément du plein, avec le néant, l’espace ou le vide, et avec le mouvement, Leucippe constitue le monde. Les grains qui le composent diffèrent de figure, ce qui entraîne et explique la dissemblance des diverses sortes de matière que nous observons. D’ailleurs, il admet qu’en variant seulement d’ordre et de disposition ces éléments matériels peuvent produire des corps tout différents. C’est en quelque sorte une prévision de l’isomérie des chimistes modernes, qui s’est offerte à Leucippe ; pour développer sa pensée, il se sert d’une comparaison fort nette. Il assimile les éléments identiques en nombre et en nature, mais diversement groupés et produisant ainsi des matières différentes, à des lettres qui, en variant leur assemblage, peuvent également bien fournir une comédie ou une tragédie. Enfin, il se rend nettement compte de la composition et de la décomposition des corps, et il admet que, nés de l’agrégation des particules matérielles, ils se détruisent par la dissociation de ces mêmes particules.

Les Éléates, argumentant de la divisibilité infinie de la matière, mettaient donc en contradiction les sens et la raison et se trouvaient conduits à nier le vide et le mouvement. Leucippe avait cherché à démontrer l’éternité du mouvement, principal attribut des éléments matériels, et l’existence du vide. Il avait cherché à mettre en évidence et à faire adopter les principales conséquences auxquelles ces notions l’avaient amené ; mais Leucippe se bornait à admettre le mouvement, les éléments matériels et le vide, sans se prononcer sur la divisibilité de la matière et sur sa durée.

Démocrite l’Abdéritain, si connu parmi les philosophes de l’antiquité, est allé plus loin que Leucippe ; il s’est chargé de combattre cette divisibilité et il a considéré nettement la matière comme n’étant pas divisible à l’infini. Si la matière pouvait être divisée à l’infini, dit-il, on arriverait à des particules sans étendue ; des particules sans étendue ne sauraient produire des corps doués d’étendue ; la matière doit donc se diviser en parties limitées qui aient de l’étendue. Ce sont ces parties qu’il nomme atomes, et c’est Démocrite qui a créé ce mot, maintenant si souvent employé dans l’étude de la Chimie. S’agit-il de la durée de la matière, il se fonde sur l’éternité du temps pour établir que tout n’a pas été créé.

Pour lui, le vide est donc éternel et occupe un espace infini ; les atomes sont éternels comme l’espace, ils sont inaltérables, et leur nombre est infini : la figure et l’étendue constituent leur essence.

Les idées de Démocrite sur la constitution des corps sont grandes et élevées ; mais il eut le tort d’appliquer à la morale et à la psychologie les idées dont il s’était pénétré en méditant ses théories atomistiques. Il voulut voir aussi dans l’âme un assemblage périssable d’atomes, une agrégation qui se dissolvait à la mort ; il admettait même deux âmes ou deux divisions de l’âme par individu : l’âme intelligente dans la poitrine, l’âme vivante et sensible par tout le corps.

Tout porte à croire qu’il n’admettait pas l’existence des Dieux, car, en vérité, l’on ne saurait accorder ce nom aux êtres qui, selon lui, voltigent autour de la Terre et qu’il regarde comme des fantômes, des simulacres, des êtres aériens d’une prodigieuse grandeur. Leur organisation ressemble à la nôtre, mais ils périssent difficilement ; il y en a de bons, il y en a de méchants. Ces êtres nous envoient leurs images dans nos songes.

Voila à quoi se réduit la divinité aux yeux de Démocrite qui, ainsi que tous les anciens atomistes, se trouvait conduit par l’atomisme aux idées du matérialisme le plus complet.

La théorie atomique a puisé un complément dans les doctrines d’Épicure : car à la figure et à l’étendue admises avant lui dans les atomes, il ajoute une troisième propriété, celle de la pesanteur. L’un des écrits où ce philosophe a exposé ses idées avec le plus de détails est demeuré longtemps perdu et a été retrouvé dans les fouilles d’Herculanum.

Cet ouvrage avait servi de base au fameux poème de Lucrèce. Là vous trouverez les idées d’Épicure développées, embellies par l’harmonie du langage et étendues avec toute la hardiesse d’un esprit poétique. Lucrèce admet le vide, les atomes et le mouvement. Les atomes, dans une perpétuelle agitation, se précipitent de haut en bas dans le vide. Mais leur chute n’est pas exactement perpendiculaire ; elle présente une déclinaison faible et variable qui joue un grand rôle dans la cosmogonie de Lucrèce. Avec des atomes qui flottent dans l’espace, avec un mouvement qui les anime, avec un peu de hasard qui les fait marcher obliquement, Lucrèce bâtit, en effet, le monde tout entier et dans tous ses détails. Ces atomes se présentent les uns aux autres d’une manière assez heureuse pour s’accrocher ; leur forme s’y prête, car leur figure joue ici le plus grand rôle. Les divers corps de la nature prennent naissance ; les petites masses engendrent des masses plus grandes par leur réunion, et tout l’univers se trouve formé, la Terre ainsi que tous les astres, les corps bruts aussi bien que les êtres organisés. De cette manière, toute création s’est faite par cas fortuit.

Les idées atomiques en restèrent à peu près à ce point jusqu’à une époque beaucoup plus voisine de la nôtre. Elles étaient pour ainsi dire oubliées, lorsque s’éleva entre Descartes et Gassendi, il y a maintenant deux siècles, une discussion remarquable qui ramena les esprits à ces questions. C’était au temps où Galilée combattait la Physique scolastique par ses découvertes et la foudroyait avec de nouvelles et admirables expériences. Descartes voulait refaire le roman de la nature more antiquo. Regardant l’étendue connue divisible à l’infini, appliquant à la matière le même principe, il rejetait l’existence des atomes et bâtissait son système sans les admettre. Gassendi, tout au contraire, l’adversaire le plus constant de Descartes et son digne adversaire, Gassendi compose l’univers d’atomes. Mais ceux-ci ne s’accrochent pas comme dans l’imagination d’Épicure et de Lucrèce : ils ne se touchent même pas. Maintenus à distance par des forces qui les dominent, ils laissent entre eux beaucoup de vide, et leur assemblage ne présente que peu de plein. Ainsi, Gassendi, perfectionnant l’image que l’on se faisait des atomes et de leurs rapports mutuels, l’a rapprochée de celle que nous nous en faisons aujourd’hui, en admettant des forces qui tiennent les atomes en équilibre et des espaces qui les séparent et qui sont beaucoup plus étendus que les atomes eux-mêmes.

Si jusque-là Gassendi demeure dans le vrai, ou du moins ne s’écarte pas des idées les plus vraisemblables, bientôt il s’éloigne des hypothèses raisonnables et tombe dans ces écarts qui ont si souvent et non sans raison exposé les partisans des atomes aux dédains des esprits exacts et positifs. Il forme, en effet, la lumière d’atomes ronds : ce sont des atomes particuliers qui font le froid, le chaud, les odeurs, les saveurs ; le son lui-même est formé d’atomes. Toutes ces erreurs, reconnues ou condamnées par les physiciens qui lui succédèrent, entraîneront dans un commun naufrage ce qui pouvait être utile et vrai dans le fond de ses idées.

Les atomes, il y a moins de cent ans, revinrent sur l’eau sous une forme qui fit grand bruit en Allemagne. Je veux parler de Wolf et de sa théorie des monades. Les monades de Wolf ne sont autre chose que des atomes, mais des atomes donnés, il faut en convenir, de propriétés très-extraordinaires. Son système fut discuté en Prusse avec une grande vivacité, et y occupa tellement les esprits que l’Académie de Berlin jugea convenable de proposer, en 1746, un prix pour la meilleure dissertation sur les monades. L’issue du concours académique fut fâcheuse pour elles et pour Wolf : on couronna un de ses adversaires.

Les monades vous offrent le plus bel exemple de l’abus du système atomique. Il n’est pas d’absurdité où l’on ne puisse arriver avec des atomes à qui l’on prête des propriétés de fantaisie. Rien de plus dangereux qu’une notion aussi vague, quand, dégagée de tout point d’appui expérimental, elle s’empare d’une imagination active et déréglée et surtout quand on ne recule pas devant son application à l’étude des phénomènes psychologiques.

Adressez-vous à Wolf, et demandez-lui ce que sont ces monades ; il vous répondra que ces monades sont des espèces d’atomes, mais des atomes d’une telle nature qu’il va les mettre à l’abri de l’argument déduit de la divisibilité infinie de la matière. En effet, ce ne sont pas des atomes doués d’étendue, ce ne sont pas non plus des points sans étendue. Qu’est-ce donc, direz-vous ? Ce sont, répondit-il sérieusement, des substances quasi étendues. Avec cette définition bâtarde, à laquelle vous ne vous attendiez guère, Wolf se croit tiré de tout embarras et placé sur un terrain inexpugnable.

En ce qui concerne le mouvement, il ne veut non plus blesser personne. Ses monades ne se meuvent pas ; elles ne sont pourtant pas immobiles ; mais elles ont en elles la raison suffisante du mouvement.

Voila comment, à l’aide d’une quasi-étendue et d’une raison suffisante du mouvement, l’auteur de la théorie des monades croyait aplanir toutes les difficultés qu’on opposait aux systèmes atomiques.

Avec lui, tout est monade. Dieu est monade. Nous sommes des monades, et nos idées aussi. Les monades se pressent-elles devant nous dans l’espace, elles deviennent obscures ; nous n’avons plus d’idées nettes. Mais s’écartent-elles, elles s’éclaircissent, la lumière se fait dans nos idées et nos conceptions deviennent justes et précises.

Ce système ne satisfit personne, malgré ces expédients de juste-milieu. Wolf eut beau chercher à éclaircir ces monades pour combattre le jugement académique ; il fut accablé, et il n’est resté de ces théories qu’un enseignement historique qui nous montre les dangers auxquels s’expose celui qui veut expliquer la nature a priori.

Presque en même temps parut en Suède un homme fort singulier qui eut aussi le malheur d’écrire des choses étranges sur les atomes. C’est le fameux Swedenborg, né à Stockholm en 1689. Il se distingue d’abord dans la culture des lettres et de la poésie, et obtint de fort bonne heure des succès brillants dans cette carrière. Dès l’âge de vingt ans il publia ses Carmina miscellanea ; et à trente ans son mérite déjà connu et apprécié lui valut des titres de noblesse. Quand on sait avec quelle réserve cette faveur était accordée en Suède, on voit combien il fallait que son talent fût estimé pour lui mériter un tel honneur.

Vers l’âge de quarante ans, quittant les Muses pour les sciences, il publia ses Traités métallurgiques, qui sont des ouvrages classiques, dignes d’occuper une place entre le traité d’Agricola et les meilleurs de ceux que l’on ait faits de nos jours. Il en existe une édition très-belle en trois volumes in-folio et qui a maintenant un siècle de date, ce qui lui donne un vif intérêt en ce qui touche l’histoire des arts métallurgiques. Jusque-là les travaux de Swedenborg, poétiques ou scientifiques, brillant tour à tour par l’imagination ou par les faits, offraient les uns et les autres le genre de mérite qui leur convenait. Mais bientôt des idées trop abstraites s’emparent de son esprit, et il met au jour son Prodromus principiorum, où sont consignées ses idées sur la théorie atomique. Toutefois, comme s’il craignait de se compromettre, cet ouvrage paraît sans nom d’auteur.

Il admet dans les atomes une forme généralement sphérique ; mais il les conçoit associés de manière à constituer de petites masses diversement figurées. C’est donc de lui qu’est venue la première idée de créer ainsi des cubes, des tétramères, des pyramides, et les différentes formes cristallines, par des assemblages de sphères ; et c’est une idée qui depuis a été renouvelée par des savants très-distingués et en particulier par Wollaston.

Dans les solides, suivant Swedenborg, les atomes se touchent. Mais il y a nécessairement entre eux des intervalles vides en raison de la courbure de leurs surfaces. Plus écartés dans les liquides, les atomes se tiennent à distance et laissent entre eux des espaces plus grands. Dans ces espaces vides il introduit d’autres atomes dont la forme se prête à les remplir. Ce ne sont plus des sphères, ce sont des particules terminées par des surfaces courbes concaves et disposées de manière à imiter une sorte de coin.

Avec cela, il entre dans un détail que l’on n’avait jamais abordé. L’eau est formée de sphères et de molécules interposées dans leurs interstices. En se désagrégeant au fond de la mer, ces dernières prennent un nouvel arrangement, d’où résulte le sel marin. Les angles solides que renferment ces particules interstitielles constituent l’acide que l’on peut en extraire, et ce sont elles qui libérées constituent l’acide chlorhydrique.

Avec toutes ces hypothèses, il a la prétention de donner théoriquement, comme provenant de calculs basés sur les principes qu’il admet, des formes cristallines et des densités semblables à celles que fournit l’observation. À voir l’accord de ces résultats calculés avec ceux de l’expérience, on croirait volontiers qu’il y a quelque chose de fondé dans son système. Mais remarquez que ce sont tout simplement des conditions qu’il s’était posées et auxquelles il a satisfait dans ses spéculations. S’il avait tenté d’appliquer ses raisonnements à d’autres cas que ceux qu’il avait pris pour point de départ, il n’aurait pas manqué d’arriver à des conséquences toutes différentes des données expérimentales.

Observez cette tendance de son esprit qui l’arrache aux études précises pour le jeter dans les idées spéculatives : elle continue toujours à se manifester. Ses conceptions, à mesure qu’il avance, sont de plus en plus éloignées des faits ; et au Prodromus rerum naturalium succède le Prodromus philosophiæ ratiocinantis dont le titre s’explique, au besoin, par celui des divisions de l’ouvrage, qui sont intitulées De infinito et causa finali creationis, et encore De mechanismo operationis animæ et corporis. En appliquant son esprit à de telles méditations, il fait si bien qu’arrivé à l’âge d’environ 54 ans il devient illuminé, s’imagine recevoir la visite de Dieu et se trouver en communication avec les anges. Il prétend que dans ces entrevues mystérieuses des secrets cachés jusque-là dans le sein de la Divinité lui sont dévoilés ; il abandonne les sciences, et publie divers ouvrages mystiques, dans lesquels vous trouverez entre autres choses fort curieuses une description détaillée du paradis, tel qu’il s’est offert à l’esprit égaré du pauvre visionnaire. Bref, il n’a pas laissé de devenir, après sa mort, chef d’une secte particulière, qui compte, il est vrai, bien peu de membres, et qui est connue en Angleterre sous le nom de Nouvelle Église de Jérusalem.

Selon Swedenborg, on ne meurt pas, on se transforme ; c’est une espèce de métempsychose. Au surplus, si vous voulez prendre une idée de sa doctrine mystique, consultez un de nos modernes romanciers, qui a consacré l’un de ses ouvrages à l’exposition et à la personnification des dogmes des Swedenborgiens.

Après Swedenborg, Le Sage, de Genève, en publiant son Essai de Chimie mécanique, ouvrage d’ailleurs fort rare, car il n’a pas été mis dans le commerce, a mis au jour le dernier écrit que je connaisse qui ait pour objet d’établir un système atomique indépendamment de l’expérience. Le Sage, du reste, était devenu prodigieusement distrait et absorbé par ces idées. Tant s’est montrée fatale l’influence des méditations sur les atomes à ceux qui s’y sont jetés imprudemment et sans frein expérimental !

Tel était l’état des choses, à l’époque où furent reconnues les proportions chimiques, et où Dalton, s’appuyant sur elles, fit revivre les atomes. Mais si les atomes ne sont pas mieux établis par la raison pure, si l’expérience des chimistes ne donne rien qui oblige à les admettre, la théorie actuelle doit offrir mille difficultés fort épineuses car elle pèche par la base. C’est ce que vous apprécierez dans la séance prochaine, où vous verrez que toutes les idées les plus probables mises en avant dans cette théorie ont été démenties par l’expérience, comme si vraiment on avait voulu donner raison à cette proposition de Fontenelle : Quand une théorie paraît probable, soyez sûr qu’elle est fausse. Ce que j’aime mieux formuler ainsi : Ne prêtons jamais notre esprit à la nature, et cherchons plutôt à découvrir le sien : car dans ses grands ouvrages comme dans les plus petits les choses se font par des moyens toujours plus ingénieux, toujours plus grands par leur simplicité, ou plus attachants par leur finesse, que ceux que nous pouvons imaginer.