Leçons sur la philosophie chimique/9

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Texte établi par Amand BineauGauthier-Villars (p. 350-390).

NEUVIÈME LEÇON.

(11 juin 1836.)
Véritable constitution des corps. — Nomenclature. — Guyton de Morveau. — Discussion des théories proposées sur la constitution des composés. — Nomenclature symbolique. — Conclusion.

Messieurs,

Dans tous les ouvrages de Chimie qui sont entre vos mains, vous lisez qu’un corps en se combinant avec un autre en plusieurs proportions donne une série de composés, que l’on considère comme formés par l’union directe des deux composants. C’est ainsi que l’azote et l’oxygène produisent une suite qui renferme :

Protoxyde d’azote Az2O
Bioxyde d’azote Az2O2
Acide azoteux Az2O3
Acide hypoazotique Az2O4
Acide azotique Az2O5

Et ces formules par lesquelles on les représente, ainsi que les noms qui servent à les désigner, ne nous y indiquent rien autre chose que l’oxygène et l’azote en combinaison immédiate, dans des rapports différents.

Cependant, quand on y réfléchit, l’esprit n’est pas satisfait : on se demande si réellement l’expérience a confirmé cette manière d’envisager la nature de la constitution intime des corps composés ; et, dans les données de l’expérience, on n’en trouve point la confirmation. Quelquefois, au contraire, elles semblent porter un démenti à cette théorie, et les termes mêmes dont on a fait naturellement usage dans quelques circonstances nous laissent voir l’impression qui en est résultée.

En effet, en ajoutant à l’oxygène et à l’hydrogène nécessaires à la constitution de l’eau une nouvelle quantité d’oxygène, on obtient un composé particulier, appelé par les uns eau oxygénée, par les autres bioxyde d’hydrogène. De là, sans qu’au premier abord on s’en doute, en choisissant l’une ou l’autre de ces deux dénominations, de là deux systèmes bien distincts qui se trouvent en présence. Ils ne sont pas réellement en conflit à l’époque actuelle ; mais ils pourront se développer, et l’un pourra chercher à renverser l’autre.

Voilà donc quelle est la question : Les éléments des corps ne font-ils que se combiner en proportions diverses pour former toute la série des composés auxquels ils donnent naissance, ou ne font-ils que s’ajouter à un ou à quelques-uns des composés de la série, pour constituer tous les autres ? Ou bien encore, en d’autres termes, l’eau oxygénée est-elle une simple combinaison d’oxygène et d’hydrogène, ou résulte-t-elle plutôt de l’union de l’oxygène avec l’eau préalablement formée ?

Si vous consultez vos souvenirs, vous observerez que cet exemple n’est pas le seul. Vous vous rappellerez les noms de sulfures sulfurés, d’iodures iodurés, et d’autres encore comparables à la dénomination d’eau oxygénée.

Or, pourquoi a-t-on dit eau oxygénée, si ce n’est parce que cette substance se transforme en eau et en oxygène sous les influences qui paraissent les plus insignifiantes en Chimie, parce que la facilité avec laquelle cette décomposition s’opère dans une multitude de réactions a donné lieu de croire à la préexistence des deux produits qui se séparent ?

C’est par le même système d’idées que les chimistes adoptaient la dénomination d’hydrosulfate sulfuré de potasse ou de sulfure de potassium sulfuré, que vous trouverez dans la plupart des Ouvrages de Chimie qui datent d’un certain nombre d’années.

Plus récemment encore, c’est-à-dire il y a environ vingt ans, on a proposé de même les noms d’iodures iodurés. Comme l’union du proto-iodure avec l’excès d’iode était faible, que des forces légères pouvaient l’en séparer, on a préféré voir, dans le composé, de l’iode en combinaison avec le proto-iodure, plutôt que de le regarder comme une combinaison immédiate de l’iode et du métal.

Le nom primitif des sulfites sulfurés, aujourd’hui les hyposulfites, rappelle une impression qui conduirait à la même manière de voir.

Ces opinions et la nomenclature qui en dérive n’ont certes pas prévalu ; elles n’ont été appliquées qu’à un très-petit nombre de corps, et les noms qui ont été donnés dans ce système ont même disparu généralement par l’application rigoureuse des principes de la nomenclature ordinaire. Mais elles ont soulevé des questions de la plus haute importance et que nous allons examiner.

Quand je dis, par exemple, chromate neutre de potasse, chromate acide de potasse, doit-on admettre que ces deux sels résultent simplement de la combinaison immédiate de l’acide et de la base ; ou bien n’adoptera-t-on cette manière de voir que pour le chromate neutre, en regardant le chromate acide comme composé de sel neutre et d’acide chromique ; ou bien encore sera-t-il permis de supposer dans le chromate acide une combinaison pure et simple de potasse et d’acide chromique, et dans le chromate neutre une combinaison de la potasse avec le sel précédent ? Voila trois systèmes d’idées bien distinctes entre lesquels le choix peut être balancé.

Si l’on veut chercher à se rendre compte des opinions que les chimistes ont eues sur ces matières, il faut se transporter d’abord à l’époque de l’établissement des règles de la nomenclature : car la nomenclature a pour objet d’exprimer la manière dont on conçoit la composition des corps et la réunion de leurs principes constituants. C’est alors que les idées sur la nature des combinaisons se sont fixées, et il serait inutile de remonter plus haut.

Ce fut en 1782 que Guyton de Morveau éveilla pour la première fois l’attention des chimistes sur la nécessité de donner aux composés des dénominations moins arbitraires et propres à en indiquer la nature. À cette époque, la théorie de Lavoisier avait déjà détrôné celle de Stahl : la nouvelle Chimie répandait déjà sa brillante lumière sur les phénomènes les plus délicats de la nature ; elle jetait un si vif éclat qu’elle commençait à entraîner en sa faveur les esprits les plus mal disposés contre elle, mais elle n’avait pas encore passé dans la langue. Il restait donc à faire encore en Chimie une importante réforme, et c’est Guyton de Morveau qui la commença, en publiant un petit Ouvrage sur la nomenclature et en présentant à l’Académie des Sciences un Mémoire à ce sujet. La confusion dans les termes était alors extrême. Le même corps avait souvent un grand nombre de noms, et la plupart des noms en usage reposaient sur les analogies les plus éloignées. Ainsi l’on disait : huile de vitriol, beurre d’antimoine, foie de soufre, crème de tartre, sucre de Saturne ; les chimistes semblaient avoir emprunté le langage des cuisinières.

Toutefois, à côté de ces noms si discordants, vous serez étonnés d’en rencontrer d’autres, dans lesquels se manifeste cette tendance générale de l’esprit humain à réunir les choses qui se ressemblent à mesure que la notion de ressemblance apparaît évidente. Le nom de vitriol appliqué d’abord uniquement au sulfate de fer avait été étendu à divers autres sulfates, et l’on distinguait le vitriol de fer ou vitriol vert, le vitriol de zinc ou vitriol blanc, le vitriol de cuivre ou vitriol bleu, la potasse vitriolée que l’on appelait encore tartre vitriolé. Le mot de beurre avait été donné de même aux chlorures qui se rapprochaient par leurs caractères extérieurs du chlorure d’antimoine : on avait des beurres de zinc, d’étain, d’arsenic, de bismuth. L’argent corné ou lune cornée, désignation sous laquelle on connaissait le chlorure d’argent, avait pareillement servi de point de départ, et des expressions semblables avaient été mises en usage pour les chlorures analogues à celui-là, comme, par exemple, le plomb corné ou chlorure de plomb.

En partant de là, et voyant que l’on avait déjà fait naturellement diverses tentatives pour rassembler dans les mêmes groupes et sous des noms génériques communs les corps qui se ressemblaient par leurs propriétés et leur mode de formation, vous ne serez pas surpris que la proposition de Guyton de Morveau n’ait excité qu’un faible intérêt.

Vous le concevrez d’autant mieux que son système de nomenclature n’était qu’un essai fort imparfait qui demandait de nombreuses modifications. Les personnes qui attribuent à Guyton de Morveau le principal rôle dans la fondation de la nomenclature sont donc peut-être dans l’erreur ; et, si c’est à lui qu’est due la première tentative pour cette œuvre importante, il est certain du moins que les Commissaires de l’Académie qui l’ont achevée avec lui ont droit à une grande part de la reconnaissance des chimistes.

Guyton de Morveau fut le premier qui insista sur la nécessité de réformer un langage qui permettait de dire, par exemple, huile de vitriol et huile de tartre, pour désigner un acide des plus énergiques et un sel d’une réaction très-alcaline : ou bien encore crème de tartre et crème de chaux, comme pour indiquer une ressemblance de nature entre le bitartrate de potasse et le carbonate de chaux, tandis qu’évidemment aucune espèce d’analogie ne rapproche ces deux composés. Il signala les inconvénients de la confusion causée par un luxe de dénomination, qui faisait donner quelquefois à la même substance cinq ou six noms différents. C’est ainsi que le sulfate de potasse était appelé sel polychreste de Glazer, arcanum duplicatum, sel de duobus, tartre vitriolé, vitriol de potasse.

C’était assurément avec raison que Guyton de Morveau s’élevait contre les vices du langage des chimistes de son temps, et l’utilité de le modifier dut être généralement sentie ; mais son système de nomenclature n’était pas de nature à se concilier tous les suffrages. Qu’il y a loin en effet du plan qu’il proposa aux principes que l’on suit aujourd’hui, et qui, arrêtés avec Guyton par les Commissaires de l’Académie, se trouvent discutés et établis dans le célèbre rapport de Lavoisier ! Vous jugerez de ce plan par l’échantillon que j’en ai fait mettre sur le tableau.

Extrait du système de nomenclature proposé par Guyton de Morveau.
Acides. Sels. Bases.
Vitriolique. Vitriols. Phlogistique.
Nitreux. Nitres. Calce.
Arsénical. Arséniates. Barote.
Boracin. Boraxs. Or.
Fluorique. Fluors. Argent.
Citronien. Citrates. Platine.
Oxalique. Oxaltes. Mercure.
Sébacé. Sébates. Cuivre.
Esprit-de-vin.

Vous voyez qu’il distingue les corps en trois classes : les acides, les sels et les bases. Dans les noms des acides, vous trouvez toutes sortes de terminaisons : vitriolique, nitreux, sébacé, arsénical, boracin. Toute espèce de désinence se trouve mise à contribution, sans règle et sans loi.

Dans les sels, nous trouvons encore à faire la même remarque. L’acide vitriolique fait les vitriols, dénomination déjà consacrée par l’usage avant Guyton de Morveau. De même, l’acide nitreux fait les nitres : déjà aussi on distinguait différentes espèces de nitres. Quant aux sels formés par l’acide arsénical, il les nomme arséniates. Voilà donc la terminaison ate qui se montre pour la première fois, mais sans que la terminaison ique se trouve dans l’acide du sel : ce n’est point d’ailleurs l’application d’un principe général ; car vous trouvez à côté beaucoup d’autres finales toutes différentes, telles que celles des mots nitres, vitriols, fluors, boraxs, oxaltes. Autant que possible, Guyton généralise des noms déjà reçus. Voilà comment il est amené à nommer fluors tous les fluorures, en partant du fluorure de calcium qu’on appelait spath fluor, et qui dans sa nomenclature prenait le nom de fluor de calce ou de chaux. C’est par suite de la même direction d’esprit que du mot borax, consacré uniquement au borate de soude, il fait un terme générique, susceptible d’admettre un pluriel, auquel cas il y ajoutait un s, et l’écrivait boraxs, ce qui formait un mot assez barbare.

Venait ensuite le groupe des bases. Au premier rang, il plaçait le phlogistique, car il en admettait encore l’existence ; puis la chaux, la baryte, la potasse, et autres composés dignes effectivement de figurer parmi les bases. Il y ajoutait les métaux ; cependant les expériences de Lavoisier avaient déjà prouvé d’une manière incontestable que cette classe de corps ne pouvait jamais faire fonction de bases, et que leurs oxydes seulement étaient capables de remplir ce rôle. Ainsi le groupe des bases à lui seul suffisait déjà pour faire repousser ce système de classification et de nomenclature par toutes les personnes capables de voir la science d’un peu haut. Quoi qu’il en soit, c’est un fait curieux que Guyton de Morveau ait été assez bien inspiré pour faire figurer l’alcool parmi les bases, comme s’il eût été bien établi à cette époque que l’alcool n’était autre chose que la base des éthers. Il avait donc placé l’alcool au même rang que le platine, la potasse et le phlogistique.

Enfin vous voyez, d’après ce que je viens de dire, que Guyton de Morveau ignorait complètement le parti qu’on peut tirer des désinences, véritable base de la nomenclature actuelle, et que d’ailleurs il était si peu au courant de l’état de la science dont il voulait réformer la langue qu’il ne savait pas sous quelle forme les métaux entraient en combinaison avec les acides, et qu’il croyait encore au phlogistique ; par conséquent, il n’avait pas cherché à bien connaître les travaux de Lavoisier, ou n’avait pas su les apprécier.

Toutefois une idée heureuse caractérisant le Mémoire de Guyton ; c’était lui qui le premier disait : Groupez sous le nom de l’acide tous les sels qui renferment le même acide, et à ce nom générique ajoutez celui de la base pour distinguer l’espèce. Il ne faisait là que généraliser l’usage déjà consacré pour les vitriols et les nitres : mais c’était rendre un grand service ; car, en partant de ce principe, on pouvait former au moins cinq cents noms appliqués à des corps connus, et remplacer ainsi, par des noms très-clairs par eux-mêmes, ceux qui existaient et qui étaient souvent inintelligibles.

Le plan de nomenclature de Guyton de Morveau ne pouvait triompher en face des nombreuses objections qu’il suscita, et auxquelles il était impossible de répondre victorieusement. La question demeura pendante et irrésolue jusqu’en 1787. Dans l’intervalle, Guyton vint à Paris et se mit en rapport avec Lavoisier, Fourcroy et Berthollet, auxquels avait été renvoyé l’examen de son Mémoire.

C’est par la discussion en commun de ces quatre personnages, et à la suite de nombreuses conférences, que furent établies les bases de cette langue si utile, qui permet aux chimistes de s’entendre sans efforts, langue que nous parlons encore aujourd’hui, telle, à quelques légères modifications près, qu’elle fut alors établie.

En apparence, Lavoisier ne joue là qu’un rôle secondaire ; mais on ne saurait s’y méprendre, et il est impossible de ne pas reconnaître que c’est lui qui a le plus contribué à fixer les règles de la nomenclature. Dans un discours fort bien écrit, il expose les principes qu’ils ont adoptés en commun d’après les idées de M. Guyton de Morveau ; et l’on voit qu’il s’enlace devant celui-ci en l’exhaussant de son mieux. Mais il y a dans cette nomenclature des choses qui lui appartiennent incontestablement. Ainsi, de qui vint l’idée de la première classe à créer, la classe des corps simples ou réputés tels, cette classe fondamentale qui fut si nettement définie ? Auquel des deux l’attribuera-t-on ? À Guyton qui, n’ayant su distinguer ces corps d’avec les bases, les confondit avec elles dans la même catégorie ? ou bien à celui-là même dont les travaux avaient établi quelles étaient les substances que l’on pouvait considérer comme étant des substances composées, et celles qui devaient être regardées comme simples ? On ne peut mettre sur le compte d’un autre que Lavoisier le classement et la nomenclature des acides et des oxydes déterminés par ses expériences, et ajoutés à ceux dont il était question dans le Mémoire de Guyton. C’est assurément encore Lavoisier qui rectifia les idées de Guyton sur les sels, et qui établit leur véritable nature.

Si la première pensée d’une nomenclature méthodique partit de Guyton de Morveau, Lavoisier eut donc tellement à modifier son système qu’il semble devoir être regardé comme le véritable fondateur de la nomenclature qui sut mériter l’assentiment universel des chimistes. Il en développe les bases avec le talent supérieur d’un grand maître, et certes il n’avait pas besoin d’aide pour la créer. Mais dans la marche qu’il suit en l’exposant se fait voir le désir qu’il avait de ne blesser personne, de se concilier les suffrages, et d’acquérir des appuis à sa nouvelle doctrine dont le fond allait passer d’une manière définitive, grâce à la forme. La nouvelle langue, adoptée par les quatre chimistes déjà cités, fut introduite dans la science en 1787, époque à laquelle parut l’Ouvrage où Lavoisier exposa le résultat de leurs méditations et de leurs conférences.

Quelles sont les bases de ce langage ? Les voici. Nous avons regardé comme simples, nous dit Lavoisier, les corps dont on n’a pu extraire plusieurs autres. Ainsi, pour éviter l’inconvénient où avait fait tomber le phlogistique, on rejetait toute hypothèse, et ne prenant conseil que de l’expérience, on disait : Nous appellerons simple tout ce qui est indécomposable, tout corps qui a résisté aux épreuves de la Chimie sans se résoudre en des matières différentes. Ces corps, bien entendu, pourront n’être pas tels que le suppose le nom que nous leur assignons : peut-être un jour parviendra-t-on à les décomposer ; mais jusque-là nous les considérerons comme élémentaires, n’ayant pas de raison pour rejeter cette opinion, et nous les appellerons corps simples.

Pour eux, la nomenclature ne commande aucune règle précise. On leur donnera, si l’on veut, des noms insignifiants ; on pourra rappeler, en les nommant, une de leurs propriétés les plus saillantes, ou mieux quelque autre trait de leur histoire ; mais ce qu’il importe surtout, c’est que leur nom se prête facilement à la formation des noms composés.

Quant aux produits résultant de la combinaison des corps simples, ils sont de natures diverses, et dans tous les cas ils doivent recevoir des dénominations propres à faire connaître ce qu’ils sont. Ainsi ils s’unissent à l’oxygène, et forment des acides : eh bien, il faut que le nom de chaque acide rappelle sa composition, et le caractérise immédiatement à l’esprit de qui l’entend nommer. D’autres donnent naissance à des oxydes : il faut de même que les noms de ces oxydes rappellent leur composition et ne permettent pas de confusion ; puis, par leur réunion, les oxydes et les acides produisent des sels : pour nommer ces sels, il faut encore des termes qui indiquent la nature des composants.

Viendra-t-on maintenant demander pourquoi la composition des corps a été envisagée sous cette forme ? La réponse serait très-facile, ce me semble. C’est qu’entre plusieurs suppositions trop significatives on a pris en somme celle qui l’est le moins, on a choisi la plus simple de toutes, celle qui se prête le mieux à la formation des noms composés. Voilà, n’en doutons pas, ce qui a déterminé Lavoisier et ses collègues à adopter la manière de voir qu’indique leur nomenclature ; ce ne fut point le résultat d’une véritable conviction.

À l’occasion des oxydes de plomb, par exemple, on peut faire les diverses suppositions suivantes :

On peut admettre d’abord que ces oxydes résultent chacun de la combinaison immédiate du plomb et de l’oxygène en différentes proportions. Mais de plus, et sans parler de la manière de voir d’après laquelle on fait du deutoxyde un composé de protoxyde et de peroxyde, ne peut-on pas dire : L’union de l’oxygène avec le plomb produit la litharge ; celle-ci fait le minium en se combinant avec une certaine quantité d’oxygène, puis l’oxyde puce en absorbant une quantité plus grande ? On pourra vous dire encore : Pourquoi ne pas faire l’inverse, et admettre que c’est l’oxyde puce qui résulte de l’union directe du métal et de l’oxygène, tandis que les deux autres oxydes sont des combinaisons de plomb et d’oxyde puce ? Après quoi, un troisième viendra à son tour émettre ainsi son avis : Mais non, le plomb, en se combinant avec l’oxygène, ne forme ni de l’oxyde puce ni de la litharge ; il donne naissance à du minium, et ce minium produit de l’oxyde puce en s’unissant à l’oxygène, et de la litharge en s’unissant à du plomb.

Eh bien, on n’a pas voulu trancher la question. Il y avait un fait incontestable : c’est que la litharge, le minium et l’oxyde puce renfermaient de l’oxygène et du plomb, sans nul autre corps simple : en conséquence, on est convenu de les appeler tous oxydes, en distinguant d’ailleurs chacun d’eux par les moyens que vous connaissez. On n’a pas cherché à approfondir davantage leur nature, on n’a pas voulu recourir à un examen plus minutieux, dont le résultat eût toujours été douteux ; on a mieux aimé définir simplement ce que l’on voyait en masse, sans prétendre du reste juger des détails. En cela je trouve qu’on a eu parfaitement raison.

Voudriez-vous d’autres exemples ? L’acide sulfurique, l’acide sulfureux et l’acide hyposulfureux sont formés de soufre et d’oxygène. Mais, si l’on veut s’abandonner à la recherche d’hypothèses sur la manière dont ces deux éléments s’y trouvent associés, on pourra se demander si l’acide sulfurique n’est pas parmi eux un composé fondamental, qui donne lieu aux deux autres en entrant en combinaison avec du soufre ; ou si ce n’est pas l’acide hyposulfureux qui prendrait une certaine dose d’oxygène pour faire l’acide sulfureux et une autre pour faire l’acide sulfurique ; ou bien encore, si l’on ne devrait pas voir plutôt dans l’acide sulfureux un radical, qui, joint au soufre ou à l’oxygène, produirait l’acide hyposulfureux et l’acide sulfurique. Entre ces trois systèmes, l’embarras du choix me décide, et je n’en adopte aucun ; je me borne à énoncer que le soufre et l’oxygène sont les éléments qui constituent les trois acides en question, et que leur analyse ne m’en fournira pas d’autres.

Ainsi, vous voyez, si je ne me trompe, qu’on s’en est rapporté au sentiment général ; on a fait la supposition la plus simple. On s’est dit : Nous ne saurions nous prononcer ; et d’ailleurs, pour créer une nomenclature simple et commode, nous n’avons pas besoin de fixer nos idées d’une manière plus précise. Nous n’irons pas plus loin pour le moment : peut-être l’avenir donnera-t-il les moyens de pénétrer plus avant.

Ce qu’on avait fait pour les binaires, on le fit aussi pour les sels ; c’est-à-dire qu’on s’arrêta pareillement à la supposition la plus naturelle et la plus facile à exprimer dans la formation des noms. C’est encore l’opinion qui mérite à tous égards la préférence aujourd’hui.

Je ne m’engage point à démontrer que le système de Lavoisier sur la constitution des sels, qu’ont admis les auteurs de la nomenclature, est exact. Il fut et il reste établi sur un sentiment général de convenance, et n’est point basé sur des preuves péremptoires. Mais je me chargerai volontiers de vous faire voir que, devant tous les autres systèmes proposés, s’élèvent des objections de la plus grande force.

Nous commencerons par celui de Davy, auquel M. Dulong a prêté son appui si puissant à nos yeux. Pour être admis et soutenu par de telles autorités, il fallait que ce système fût plus que vraisemblable ; il devait être non-seulement possible, mais encore philosophique, important. Il est né, il est vrai, dans l’esprit d’un homme qui paraît avoir cherché toutes les occasions de combattre la théorie de Lavoisier. Si vous suivez Davy dans toute sa carrière scientifique, vous verrez qu’il était souvent excité par le désir de lutter avec les doctrines de Lavoisier, et qu’il s’est constamment efforcé de leur en substituer de nouvelles. Voilà comment il fut sans doute poussé à se mettre en opposition avec les idées adoptées sur la constitution des sels.

Davy part d’un système d’idées qui lui est propre. Les hydracides, nouveau genre d’acides à la découverte desquels il avait coopéré puissamment, voilà son point de départ. Lavoisier n’avait reconnu que des oxacides. Eh bien, s’est-il dit, je vais montrer qu’il n’existe que des hydracides. Cette idée paraît bizarre : elle est telle cependant qu’aujourd’hui même, en la discutant, on reste presque indécis, et qu’il faut approfondir cette théorie avec un soin extrême, si l’on veut trouver quelque motif vraiment déterminant en faveur de celle de Lavoisier.

Pour rendre l’exposé de ce que j’ai à vous dire plus rapide et plus facile à saisir, je vous demanderai la permission d’employer les signes chimiques dont on fait usage aujourd’hui. Nous allons nous servir de formules bien postérieures à l’époque où Lavoisier et Davy proposèrent leurs doctrines ; mais elles nous fourniront un moyen de traduire leurs pensées en quelques mots et de faciliter beaucoup leur examen.

Nous admettons, avec Lavoisier, que l’acide sulfurique est SO3, que l’acide sulfurique ordinaire concentré est ce même acide hydrate SO3H2O, et que la substance que nous appelons sulfate de plomb est un composé de l’acide SO3 avec l’oxyde de plomb PbO. D’après Davy, rien de tout cela n’est vrai, et il vous dirait : Vous croyez que SO3 est un acide, eh bien, pas du tout, ce n’est point un acide : je vous défie de me montrer dans ce composé les caractères d’un acide, Et ce qu’il y a de bien étrange, c’est que, si l’on a accepté le défi, on demeure impuissant : on ne peut pas prouver que notre acide sulfurique anhydre soit vraiment un acide. Oui, je le répète (car je crois voir parmi vous des signes d’incrédulité ; car beaucoup d’entre vous, Messieurs, semblent se révolter intérieurement contre ce que je viens d’avancer), on ne peut pas prouver que SO3 soit un acide. C’est, suivant Davy, l’acide ordinaire, c’est SO3, H2O qui est l’acide véritable, et il l’écrirait d’une manière différente ; car, pour lui, c’est un hydracide. La formule de l’acide de Davy sera SO4 + H2, c’est-à-dire de l’acide chlorhydrique, dont le chlore Cl2 est remplacé par le radical SO4. Et alors vous concevez qu’en mettant cet hydracide en contact avec les bases, il devra se comporter comme le font les autres hydracides. Son hydrogène se portera sur l’oxygène des oxydes pour faire de l’eau, et le radical S3 s’unira au métal ; de cette sorte, ce qu’on appelle sulfate de plomb ne sera pas du tout SO3 + PbO, mais bien SO4+ Pb.

Or, Messieurs, cela est clair ; vous pouvez appliquer ces idées à tous les acides possibles.

Davy ajoute que, si son système est exact, il faut, pour combiner l’acide sulfurique avec l’ammoniaque, prendre non pas l’acide anhydre, mais ce qu’on regarde comme de l’acide hydrate. À cet égard, il a consulté l’expérience, et il a vu que, dans le sulfate d’ammoniaque desséché autant que possible, il avait toujours avec SO3 les éléments de H2O, par conséquent de quoi constituer son hydracide SO4, H2. Tous les sels ammoniacaux présentent une semblable particularité.

Dans ces derniers temps on est allé plus loin, on a essayé d’unir l’acide sulfurique anhydre, l’acide sulfureux anhydre, au gaz ammoniac sec, et le résultat a encore été favorable à l’opinion de Davy. Les composés produits ont été tout autres que les sels formés par les mêmes acides et l’ammoniaque en présence de l’eau : ils n’ont point reproduit ceux-ci quand on les a dissous dans l’eau ; ils n’ont point offert les propriétés générales des sulfates ou des sulfites.

Enfin M. Dulong a appuyé les idées de Davy par ses considérations sur les oxalates, qui, dans ce système, résulteraient de la combinaison de l’acide carbonique avec les métaux, ce qui donnerait une explication facile de quelques-unes ou, pour mieux dire, de toutes leurs propriétés.

Vous voyez donc qu’une foule de faits viennent à l’appui de cette manière de voir. Cependant ils ne renversent point celle de Lavoisier, et peuvent également s’expliquer par elle. La différence de nature qui existe entre l’ammoniaque et les oxydes peut bien occasionner aussi une différence dans leur manière de se comporter avec les acides ; et les phénomènes singuliers que présente l’acide sulfurique hydraté dissous dans l’alcool absolu, en prouvant l’influence que peuvent exercer les dissolvants sur les réactions des corps, permettent de rattacher, sans invraisemblance, à la même cause, les dissemblances observées dans la manière d’agir de l’acide sulfurique, suivant qu’il est anhydre ou hydraté.

En définitive, on serait donc tenté, sinon d’adopter la théorie de Davy, du moins de demeurer indécis entre elle et celle de Lavoisier, s’il n’y avait pas d’objections graves à faire valoir contre la première. On a peine à trouver un moyen de l’attaquer, tant elle paraît bien établie, tant elle est rationnelle ! Elle semble, tout au contraire, simplifier beaucoup la Chimie. Avec elle, en effet, plus que des hydracides ; avec elle, rien que formules semblables pour tous les composés salins, ou plutôt plus de sels, rien que des binaires, les corps regardés comme sels devenant analogues au chlorure de sodium.

Cependant la réflexion nous fait reconnaître deux motifs tendant à faire repousser ce système, et deux motifs tellement puissants qu’ils me semblent décisifs.

En voici un d’abord : c’est qu’il faudrait admettre une multitude d’êtres que nous n’avons jamais vus, et que nous devons désespérer de voir, des acides persulfurique, perazotique, percarbonique, etc., dont les formules seraient SO4, Az2O6, C2O3, … En un mot, chaque oxacide supposera l’existence d’un autre composé renfermant une proportion d’oxygène de plus. Or, je le déclare, toutes les fois qu’une théorie exige l’intervention de corps inconnus, il faut s’en défier ; il faut lui donner son assentiment avec la plus grande réserve, lorsqu’il n’est plus permis de s’y refuser, ou du moins en présence des analogies les plus pressantes. Plus cette théorie nécessite d’êtres imaginaires, plus on doit se montrer difficile. C’est, voyez-vous, et peut-être faites-vous la comparaison vous-mêmes, c’est retomber dans l’inconvénient du phlogistique ; et ici, ce ne serait pas seulement un phlogistique, ce serait une nuée de phlogistiques. Il y aurait presque autant de corps supposés que de corps connus : de là une confusion, un embarras pour la science auquel on ne saurait se résigner qu’en obéissant à une véritable, à une impérieuse nécessité.

Il y a une autre raison qui augmente encore l’invraisemblance de ces hypothèses. Dernièrement on a vu que l’acide phosphorique, dissous dans l’eau, pouvait s’offrir à trois états différents, sous chacun desquels il était doué de propriétés particulières. C’est qu’en effet il forme trois hydrates :

Ph2O5, 3 H2O, Ph2O5, 2 H2O, Ph2O5, H2O.

Le premier de ces hydrates a reçu le nom d’acide phosphorique ordinaire ; le second, d’acide pyrophosphorique ; le troisième, d’acide métaphosphorique. Peu importent ces noms : laissons-les de côté. Ces trois sortes d’acide phosphorique donnent lieu à des sels différents, dans lesquels l’eau qui se trouvait primitivement unie à l’acide se trouve remplacée par la base, atome par atome, soit en totalité, soit en partie. Du reste, ces trois variétés d’acide passent facilement de l’une à l’autre, soit en perdant de l’eau par la calcination, soit en gagnant de l’eau par un contact prolongé avec ce liquide. Entre elles existent donc, d’une part, des différences incontestables, et de l’autre, des rapprochements qui indiquent une grande ressemblance de nature. Les formules toutes simples qu’on leur assigne, en signalant entre ces acides une différence que l’on pourrait comparer, si l’on voulait, à celle qui existe entre l’alcool et l’éther, rendent également parfaitement bien compte de ces rapprochements. Or il n’en serait plus de même, si l’on envisageait ces corps, non plus comme des hydrates d’un même oxacide, mais comme des hydracides tout différents. Ils seraient alors représentés par

Ph2O8, H6, Ph2O7, H4, Ph2O6, H2.

Voilà de bien graves changements de nature pour des corps qui passent si aisément de l’un à l’autre. On admettrait dans leur composition des différences de premier ordre pour expliquer des différences de propriété d’ordre très-secondaire. L’effet ne serait pas proportionné à la cause.

J’insiste sur ce raisonnement, car je ne trouve pas d’autres faits opposer au système soutenu par Davy et M. Dulong. Ainsi la question n’est point irrévocablement vidée. D’un moment à l’autre, il est possible que cette théorie se relève triomphante, appuyée par quelque découverte qui lui donnera une force nouvelle ; mais jusqu’à présent je suis d’avis qu’elle doit être repoussée, en raison de cette multitude innombrable d’êtres inconnus qu’elle suppose. Si seulement, j’en voyais naître une partie, j’aurais moins de répugnance à croire à l’existence du reste.

Vous venez de voir que, dans les sels, Davy prend l’oxygène de la base pour le porter sur l’acide. Dans ces derniers temps, M. Longchamp a fait précisément l’inverse : il veut qu’on reporte de l’acide sur la base autant d’oxygène qu’elle en contient déjà. D’après lui, l’acide sulfurique et le protoxyde de plomb donnent, en s’unissant, un composé d’acide sulfureux et d’oxyde puce, dont la formule doit s’écrire ainsi : SO2, PbO2. L’acide sulfurique du commerce devient une combinaison d’acide sulfureux et d’eau oxygénée : SO2, H2O2. C’est donc exactement l’hypothèse de Davy renversée.

D’après cela, si vous prenez le sulfate de sesquioxyde de manganèse, que l’on représente par 3 SO3, Mn2O3, il faudra y voir ce qu’indique la formule 3 SO2, Mn2O6. Or, après cette transformation, vous voyez que vous avez un acide très-fort, l’acide manganique, qui joue le rôle de base vis-à-vis d’un acide très-faible, l’acide sulfureux. Bien plus, c’est que ce sont deux acides qui ne peuvent coexister ; car l’acide sulfureux ramène l’acide manganique à l’état de protoxyde de manganèse.

S’agit-il du sulfate d’alumine, il n’est plus 3 SO3, Al2O3, mais bien 3 SO2, Al2O6. Or, voilà un composé, Al2O6, que personne ne connaît et dont l’existence n’avait point été soupçonnée, et il y en aura une multitude de semblables ; car il faut qu’à tous les oxydes salifiables correspondent d’autres oxydes renfermant le double d’oxygene ; et pour chaque acide susceptible de combinaison avec les bases, il faudra trouver un autre composé renfermant un atome d’oxygène de moins. Il faudra admettre l’existence de FeO2, FeO6, Gl2O6, MgO2, KO2, …, et de Ph2O4, Ph2O2, …

Il est inutile d’insister davantage sur les invraisemblances de cette théorie, bien moins heureuse que celle de Davy et qui ne présente aucun côté philosophique.

Quoi qu’il en soit, voilà trois manières de concevoir la composition des sels, et l’on peut représenter le sulfate de plomb par les trois formules suivantes :

SO3, PbO, SO4, Pb, SO2, PbO2.

Eh bien, il y a encore une autre théorie : c’est la négation de toute prédisposition dans les composants d’un sel. Elle consiste à dire : Vous cherchez comment les éléments des sels se groupent les uns auprès des autres…, eh bien, ils ne se groupent pas les uns auprès des autres, ils sont disséminés dans le composé. Bref, votre formule n’a aucun arrangement particulier à vous peindre : vous devez écrire SO4Pb, ou plutôt O4PbS, en suivant l’ordre alphabétique, car vous n’auriez pas de raison pour en adopter un autre.

Dès qu’une théorie n’est pas appuyée sur quelque nécessité, je la repousse. Il ne suffit pas qu’elle soit rigoureusement possible ; elle ne renfermerait rien d’invraisemblable que ce ne serait point encore assez : il faut qu’elle soit nécessaire, ou tout au moins qu’elle soit utile et basée sur des raisons solides ; il faut surtout, lorsqu’elle est destinée à en remplacer une autre, qu’elle soit mieux établie et plus raisonnable que celle qu’elle doit renverser.

Celle dont il s’agit réalise-t-elle ces conditions ? Voila ce que je ne puis admettre. Elle ne repose sur aucune base réelle ; elle ne jette aucune lumière sur les propriétés des corps ; elle masque les rapports qui existent entre eux, et, appliquée à la nomenclature et aux formules, elle ne ferait qu’y apporter une confusion déplorable.

Que l’on vous dise : Il y a un composé dont la formule est C12H12O4 ou C3H3O. Vous en ferez-vous tout de suite, d’après cela, une idée juste ? Je suppose même que l’on ajoute : C’est un liquide éthéré, très-volatil et d’une odeur suave. Serez-vous fixé sur sa nature ? Vous vous demanderez : Mais qu’est-ce que C12H12O4 ? On voit bien, en se guidant par l’idée d’éther, que C12H12O4, équivaut à C4H2O3, C8H8, H2O ; mais il équivaut aussi à C8H6O3, C4H4, H2O. Cette formule C12H12O4, ou à plus forte raison celle-ci, C3H3O, vous laissera donc complètement dans l’incertitude.

Ce sera à peu près comme si l’on vous disait : J’ai à vous entretenir d’un personnage dont vous avez entendu parler ; il s’appelle a2beimru. On ajouterait même que c’est un orateur illustre, un des membres les plus fameux de l’Assemblée constituante, que vous ne seriez pas encore très-avancé. L’un dirait : Ah ! c’est Mirabeau ; l’autre : Bon ! c’est[1] l’abbé Mauri. Une obscurité semblable accompagnera la formule C12H12O4, qui appartient également à l’éther formique ou l’acétate de méthylène. Qu’à sa place on vous présente au contraire celle-ci : C4H2O3, C8H8, H2O ; dès lors, non-seulement vous savez parfaitement quel est le corps dont il s’agit, mais, en vous disant qu’il s’agit de l’éther formique, cette formule vous offre à elle seule le tableau résumé d’un grand nombre de ses propriétés.

Eh bien, je vous le demande, quelle nomenclature voudriez-vous préférer (car je confonds ici nomenclature, formules, manière de se représenter la constitution des corps ; c’est toujours la même question) ? Est-ce celle qui ne vous apprend autre chose que la nature des corps simples qui font partie d’un composé, ou bien celle qui le caractérise le mieux possible et qui rappelle le mieux ses propriétés essentielles ? La manière la plus utile de représenter les corps n’est-elle pas celle qu’il faut adopter de préférence ?

Au reste, ne nous obstinons point à tort. Quand il n’y a point de faits qui permettent d’aller plus loin que la formule brute, sachons nous y arrêter. Mais lorsqu’il y a un système d’idées qui s’accorde à nous présenter d’une certaine manière la constitution intime d’un corps, cherchons un nom et une formule qui en soient l’énoncé. Il ne suffit pas qu’ils expriment des faits possibles : il faut leur faire exprimer des faits certains, et le plus de faits qu’on peut. Rappelons-nous d’ailleurs que toutes ces questions sont entourées d’un nuage qu’il n’a pas été permis de dissiper complètement jusqu’ici, et soyons prêts à faire le sacrifice de nos opinions dans le cas où des expériences décisives viendraient à les renverser.

La marche à suivre au milieu des difficultés qu’offre ce sujet peut être résumée en quelques phrases. Il faut d’abord éviter toute idée préconçue et faire l’analyse brute de la substance proposée, puis la soumettre à des épreuves qui puissent en faire connaître les principales réactions. Quand elle sera binaire ou constituée à la manière des corps binaires, l’action des corps simples, très-positifs ou très-négatifs, sera éminemment propre à en mettre au jour la vraie nature. Sera-t-elle saline, les bases ou les acides forts serviront surtout à éclaircir sa constitution intime.

Je sais bien qu’on peut dire : Ces corps que vous retirez n’existaient pas, vous les faites naître. J’avoue que leur préexistence me semble vraisemblable et que j’y ai toujours cru ; mais, si j’avais été dans le doute, les résultats de M. Biot l’auraient levé. Il a vu, en effet, que l’essence de térébenthine déviait la lumière polarisée vers la gauche, et qu’en s’unissant à l’acide chlorhydrique pour former le camphre artificiel elle ne perdait point cette propriété, mais qu’elle la conservait au même degré. Il a trouvé un pouvoir rotatoire inverse dans l’essence de citron, quoiqu’elle ait la même composition ; et s’il n’a pas pu vérifier par des expériences précises si ce pouvoir subsistait intact dans son chlorhydrate, il s’est assuré du moins que ce composé déviait la lumière polarisée dans le même sens.

À l’égard de ces corps, le chimiste et le physicien sont donc conduits à la même conséquence : elle semble par conséquent bien établie ; et si elle est vraie pour le chlorhydrate d’essence de térébenthine, elle doit l’être aussi pour les substances analogues.

Les recherches de M. Biot méritent donc par leurs conséquences tout l’intérêt des chimistes ; elles peuvent devenir décisives pour la théorie, et le sont presque déjà.

Pour certains composés, la forme sous laquelle sont combinés les éléments paraît donc bien déterminée ; mais il y en a sur lesquels on ne sait trop quel jugement porter. Ainsi le chromate acide de potasse est-il un composé d’acide chromique et de potasse unis directement ? Je suis bien plus porté à croire que c’est une combinaison de chromate neutre et d’acide. De même, dans le sous-acétate de plomb, il me semble qu’il faut voir un composé d’oxyde de plomb et d’acétate neutre plutôt qu’un résultat de l’union immédiate de l’acide acétique et de l’oxyde de plomb. Ce sont au surplus des questions à résoudre par l’expérience, et non pas par des raisonnements a priori. On ne saurait établir aujourd’hui de système général sur ces matières. Il faut d’abord interroger soigneusement la nature ; il faut être fixé sur un grand nombre de cas particuliers : ce n’est que par là qu’il deviendra permis de s’élever avec confiance à des généralités.

Est-on, par exemple, dans la vérité lorsqu’on écrit

Az2O, Az2O2, Az2O3, Az2O4, Az2O5,

en admettant dans les composés ainsi représentés de simples combinaisons directes des deux corps simples ? Je ne le crois pas, et je suis persuadé, au contraire, que parmi ces cinq composés il y en a qui résultent de la combinaison des autres, soit entre eux, soit avec l’un des deux corps élémentaires. C’est à l’expérience, je le répète, à préciser l’état réel de leur constitution intime.

Beaucoup de chimistes aujourd’hui regardent l’oxyde de carbone comme un radical susceptible de jouer le rôle de corps simple vis-à-vis de l’oxygène et du chlore, par exemple. Cette manière de voir, qui trouve à présent un véritable appui dans la théorie des composés benzoïques, fut exposée ici, dans un premier essai de Philosophie chimique, auquel je consacrai quelques leçons en 1827. L’oxyde de carbone y fut assimilé au cyanogène : l’acide chloroxycarbonique et l’acide carbonique furent donc représentés par les formules C2O, Cl2 et C2O, O ; et j’admis conséquemment que le même corps simple pouvait entrer en combinaison de deux manières différentes dans un même produit. D’après les expériences de MM. Wœhler et Liebig sur le benzoyle, cette manière de voir a été généralement adoptée, et elle a reçu une nouvelle confirmation par la loi des substitutions.

Tout récemment, M. Laurent et M. Persoz ont appliqué cette idée d’une manière très-étendue : D’après M. Persoz, l’acide azoteux est formé de bioxyde d’azote et d’oxygène Az2O2 + 0 et l’acide azotique d’acide hypoazotique et d’oxygène Az2O4 + O : en un mot, tous les acides renferment un atome d’oxygène en dehors du radical ; en sorte que l’acide borique doit être BoO2 + 0, l’acide chromique ChO2 + O, etc. Dirai-je qu’on doit admettre ces hypothèses ? Je ne le crois pas : on a trop peu de raisons à faire valoir en leur faveur. Évitons soigneusement les suppositions gratuites. Rappelons-nous, sans cesse qu’il y a le plus grand danger à créer des radicaux hypothétiques sans nécessité.

Voici donc ma proposition : Laissez les séries binaires comme elles sont ; laissez les séries salines comme elles sont. Toutefois, faites des expériences pour vous assurer si elles sont bien conçues, et croyez bien d’ailleurs que la décision prise pour une série aura besoin d’être vérifiée pour les autres et qu’il ne faudra pas se presser de généraliser.

Je me dois à moi-même, je dois à mes jeunes camarades ou élèves de leur dire ici ma pensée sans détour. C’est avec regret que je vois de jeunes chimistes, si capables de faire un usage précieux de tous leurs moments, en consacrer même une petite partie à combiner vaguement des formules d’une manière plus ou moins probable, plus ou moins possible[2].

La nomenclature de Lavoisier n’exprime que la nature et l’état des corps : elle n’avait pas d’autre objet. Après que les équivalents chimiques furent bien établis, M. Berzelius songea à créer une nomenclature symbolique, dans laquelle on pût indiquer non-seulement le nom des éléments et la manière d’envisager leur réunion, mais de plus leurs quantités respectives, ce qu’il fit en exprimant les poids des atomes par des signes auxquels il associa l’indice de leur nombre. C’est ainsi qu’il établit ces formules si commodes, comme SO3, PbO, qui disent en effet tout ce que je viens d’énumérer. Aussi ont-elles été généralement adoptées. Il n’y a guère que quelques chimistes anglais qui se refusent encore à en faire usage, et nous ne pouvons trop les en blâmer hautement.

Voilà donc deux nomenclatures bien distinctes, la nomenclature parlée et la nomenclature écrite, ayant chacune ses avantages et ses exigences. Sans doute la seconde est à la fois d’une exactitude et d’une précision bien précieuses ; mais s’ensuit-il qu’il faille chercher à modeler la première sur elle ? Non, messieurs, mille fois non. Il faut que la seconde reste ce qu’elle a été, une langue claire, simple et même élégante ; une langue qu’on puisse parler sans effort et comprendre sans travail. Il faut qu’elle soit exacte, mais aussi qu’elle soit concise et harmonieuse.

Cependant il est impossible d’éviter qu’il soit fait quelques tentatives tendant à confondre ces deux manières de désigner les corps. Il ne se passe presque pas d’année où l’Institut ne reçoive un ou deux nouveaux plans de nomenclature, plus ou moins vicieux, plus ou moins niais. Les personnes qui se sont occupées d’Histoire naturelle ne s’en étonneront pas. Vous savez, par exemple, combien est belle, combien est utile la nomenclature linnéenne en Botanique, précisément parce qu’elle n’exprime rien, ou si peu, que l’envie de la modifier doit venir difficilement à un homme raisonnable, même quand la Science a subi quelques changements. Cependant, il y a des gens qui ne se rendent pas à ces raisons, et qui veulent renchérir sur Linné, au risque de former les dénominations les plus cruelles à prononcer.

Croirait-on, par exemple, qu’il se soit trouvé un botaniste, Bergeret, qui, s’efforçant d’exprimer tous les caractères des plantes dans leur nom, n’a pas eu l’oreille blessée des mots barbares qu’enfantait son système ? Et pourtant au nom ordinaire de la mélisse, simple et commode à prononcer, il substitue celui de sœfnéanizara ; la lavande devient sœfniaceara ; l’ortie rouge, niqstyafoajiaz ; le serpolet, giqgyafoasiaz ; et la menthe, oiqgyafoajoaz !!

Vous admirez la mélodie de ces noms et la facilité de leur prononciation : eh bien, ce qui vous semble si sauvage pour la science des fleurs, M. Griffins vient de le renouveler pour la Chimie. Ses noms expriment le nombre des atomes et non pas l’ordre de leur combinaison. Nous savons déjà ce qu’on y gagne philosophiquement ; voyons maintenant ce qu’on y gagne sous le rapport de l’harmonie et du beau langage. Attendez : il faut que je lise, autrement je ne pourrais m’en tirer. Je tombe sur le feldspath : voilà un minéral d’un nom bien connu et bien commode au moins pour sa brièveté. M. Griffins n’en veut pas ; il aime mieux dire :

Kalialisilioxi-monatriadodecaocta.

Et l’alun ordinaire, il faut l’appeler :

Kahalintriasulintetraoxinocta aquindodeca.

Vous allez dire peut-être que ces corps sont d’une composition très-compliquée, qui oblige nécessairement à leur donner des dénominations longues et embarrassées. Eh bien, prenons le fluoborate de baryte : dans le système de M. Griffins, il se nomme Baliborintriaflurintetra aqui.

Enfin la craie, pour laquelle les noms communs manquent si peu, que vous pouvez appeler scientifiquement carbonate de chaux ; en langage de Minéralogie chaux carbonatée ; ou bien encore, si vous voulez, blanc de Meudon, blanc d’Espagne, pierre calcaire, tout comme il vous plaira, car tous ces noms me semblent préférables à celui que je vois là, que je vais prononcer, la craie prend ici le nom de Calcicariproxintria.

Ces choses n’ont pas besoin d’être combattues, il suffit de les lire.

Laissons à la nomenclature écrite sa précision et ses indications rigoureuses ; mais songeons qu’à la nomenclature parlée il faut de l’élégance, il faut un peu de ce laisser-aller sans lequel les noms deviennent d’une longueur ridicule et fatigante.

En finissant, je ne puis m’empêcher de témoigner le regret que j’éprouve en voyant entrer dans la science des noms tels que mercaptan, ou mercaptum, qui ne reposent que sur de mauvais jeux de mots : car mercaptan veut dire corpus mercurium captans, corps qui prend le mercure ; et mercaptum, corpus mercurio aptum, c’est-à-dire corps uni au mercure. J’aimerais mieux en vérité la méthode d’Adanson, qui tirait au sort les lettres qui devaient former le nom dont il avait besoin. Tenez, j’en dirai encore autant d’un nom qui a été proposé récemment dans un des plus beaux Mémoires que la Chimie possède. L’importance du travail dont le corps ainsi nommé a été l’objet rend mon observation plus nécessaire : c’est le mot aldéhyde, qui signifie alcool dehydrogenatum, alcool déshydrogéné. Ainsi, dans l’alcool, on prend, sans s’embarrasser de l’étymologie, la particule al, qui, dans la langue arabe où est pris le mot alcool, indique la perfection d’une chose quelconque, particule qui, par conséquent, ne précise rien, qui est commune à tous les noms arabes pris à leur plus haut degré, et qui appartient aussi bien à l’alcoran qu’à l’alcool. On y ajoute la syllabe hyd qui n’est pas non plus le radical du mot hydrogène.

Le mercaptan, c’est du bisulfhydrate d’hydrogène bicarboné.

L’aldéhyde, c’est un corps dont les connexions avec l’acide acétique devaient surtout frapper le nomenclateur. À mon avis, dans la nomenclature des corps organiques, il faut faire peu d’attention à leur origine et beaucoup à leurs dérivés. Ainsi le mot chloral ne ml apprend rien d’essentiel, tandis que le mot chloroforme exprime le fait saillant de l’histoire du corps, sa conversion en chlore et acide formique sous l’influence des bases.

Je puis faire ces remarques, j’ai le droit de les faire ; car nul ne professe une plus profonde estime pour les travaux de M. Zeise ; nul ne connaît mieux que moi ce que la Science doit à M. Liebig et ce que M. Liebig promet à la Science pour l’avenir. Que M, Liebig me permette de le lui dire, il est doué d’un génie trop puissant pour avoir le droit de cesser d’être logique, même en adoptant un mot.

Tout cela est transitoire, il est vrai, fort heureusement ; mais cette excuse ne rend pas de pareils noms meilleurs, et c’est une nécessité de les critiquer dans un cours tel que celui-ci ; surtout quand on songe que ce provisoire peut durer tout aussi longtemps que ces baraques ignobles bâties pour un jour et qui pendant des siècles ont défiguré les approches de nos plus beaux monuments.

Je terminerai cette leçon en vous exposant en deux mots mon système sur les questions que je viens de discuter. Le voici :

Donnez aux corps simples et aux corps qui agissent comme eux des noms insignifiants, pourvu qu’ils se prêtent facilement à la formation des noms composés.

Prenez pour les corps composés les formules qui, s’accordant avec l’analyse élémentaire, représentent le mieux l’expérience, et ne les basez jamais que sur elle.

Représentez autant que possible, dans la langue parlée, ces formules, par des noms clairs et commodes, en ce qu’elles ont d’essentiel, mais en négligeant toutes les circonstances accessoires, et sans prétendre tout énoncer.

Cela fait, vous aurez exprimé les vérités de votre temps, les vérités de votre époque. Vous laisserez pourtant à votre esprit toute sa liberté, en vous rappelant que, si vous n’enregistrez ainsi que des vérités, vous n’enregistrez pas du moins toute la vérité et que vos neveux auront à poursuivre l’œuvre que vous avez commencée.



  1. Que le lecteur veuille bien s’attacher à la valeur des sons et point à l’orthographe des mots.
  2. Dans le nombreux auditoire qui n’a cessé de se presser à ces savantes leçons, il n’est personne qui n’ait compris la pensée du professeur. Pensée de bienveillance, d’amitié, qui s’est librement échappée d’un cœur qui se croit suffisamment protégé par ses antécédents.

    Et pourtant cette phrase a suscité des reproches de M. Laurent envers M. Dumas ; comme si, en ouvrant son laboratoire à tout jeune chimiste, au malheureux Boullay, à M. Peligot, à M. Pelouze, à M. Laurent et à tant d’autres, si en les initiant aux secrets de son expérience, si en les réchauffant du feu qui l’anime, M. Dumas avait du renoncer au droit de leur donner un conseil.

    Ah ! qu’il me soit permis d’ajouter que, loin de se laisser décourager, j’espère que M. Dumas conservera toujours envers la jeunesse cette inaltérable bienveillance qui l’a déjà placé si haut dans la vénération publique et qui lui a déjà permis de susciter au milieu de nous cette brillante école de jeunes chimistes qui fait l’espoir de la Science et celui du pays.