Le Baiser de Narcisse/12

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L. Michaud (p. 55-62).


CHAPITRE XII



Il était tard lorsqu’ils arrivèrent près des chantiers, et les chouettes aimées de Minerve hululaient déjà dans l’obscurité. Les esclaves se retiraient du travail et, après le repas du soir, commençaient à dormir, soit dans les caves des carrières voisines, soit à la belle étoile, sur les bruyères odorantes, car la saison était douce.

Le bruit des marteaux avait cessé, les scies ne grinçaient plus en rongeant les flancs du marbre et, seuls, les béliers aux têtes de bronze, les leviers aux poulies d’airain dressaient sur le ciel obscur leur échafaudage brutal. Scopas, du reste, ne venait que par habitude et par patient amour, curieux à chaque minute de voir surgir ne fût-ce qu’une pierre neuve. Quant à Milès, c’était sa première visite, mais nul n’aurait pu deviner quelque impression au fond des beaux yeux calmes.

Descendant de la litière, l’architecte donna l’ordre aux porteurs de les attendre, l’éphèbe et lui, aux portes du bois sacré. Comme la lune se levait, énorme et jaune, derrière les montagnes, il entra, seulement accompagné de Milès, dans l’enceinte des travaux, marchant sous des lauriers en fleurs. Leurs branches ciselées se détachaient sur la voûte immatérielle de la nuit, cachant capricieusement les planètes. Parfois un souffle de brise passait, mélancolique et tiède. Les buissons caressés avaient un bruit de mousseline ou de perles, évoquant comme un murmure de coryphées. Scopas, tour à tour inquiet et joyeux, atteignit bientôt les premiers portiques. Milès le suivait. Un instant, le vieil artiste tourna la tête, croyant que l’enfant lui parlait. Ce n’était que le vent dans les feuilles…

Alors, les paroles d’Albas lui revinrent en mémoire, et l’Apoxyomène soupira.

Cependant la colonnade, surgie de l’ombre, rassérénait ses pensées. L’âme, que si peu d’humains avaient comprise, palpitait dans les marbres insensibles. Qu’importait l’amour des mortels ? N’avait-il pas là une sorte de paternité mille fois plus noble et mille fois plus durable ?

Lorsqu’il apparut, imprévu, devant la maison de Plinius, le Romain qui surveillait les chantiers, il fut accueilli avec l’empressement un peu étonné dû à un maître que l’on n’attendait pas. Les cratères de vin furent apportés et, la vendange étant proche, Scopas mangea avec Milès le raisin poissé et frais. La collation terminée, il se leva, prétextant une inspection à faire, donna congé à Plinius et aux esclaves, satisfait de pouvoir montrer seul et pour la première fois son œuvre à Milès, en même temps que les fresques d’Ictinus. Ainsi qu’il en avait eu la vague certitude dès son arrivée, l’endroit semblait apaisé, endormi. La sérénité de la nuit d’orient enveloppait tout cela… Soudain, Scopas s’arrêta, étonné : une lueur tremblait, rouge à côté du clair de lune. Il s’approcha, recommandant à Milès de ne faire aucun bruit, d’assourdir ses pas.

Sous la voûte immense toute revêtue de marbre sombre, en face des murs sur lesquels déjà se déroulait en peinture une partie de la légende immortelle de Ganymède, un homme d’une trentaine d’années se tenait, assis sur un échafaudage et broyant des couleurs.

Les torches qui brûlaient en dégageant l’odeur végétale et amère de la résine éclairaient par lampées brusques son visage énergique, dont la beauté était restée très pure et très jeune. Cet homme c’était Ictinus, l’artiste célèbre d’Hypogée. Devant lui, sur une haute stèle, une femme debout, au corps presque androgyne, posait, le visage voilé. Mais, soit que le modèle ne servît plus au peintre, soit qu’il s’absorbât momentanément dans d’autres préparatifs, il semblait que l’homme l’avait tout à fait oublié, comme il oubliait l’heure.

Un pas encore et, au bruit des sandales sur le seuil, Ictinus s’était retourné, saluant l’architecte d’un air assez embarrassé.

« Toi ici, à cette heure ? interrogeait Scopas, sans remarquer l’éclair qui luisait dans les yeux de son petit affranchi.

— Oui, maître… je n’ai rien fait de bon, pendant la journée. J’ai dû abandonner mes esquisses, continua-t-il avec, dans la voix, une rage contenue. Je n’ai trouvé personne qui soit assez beau pour réellement inspirer.

— Le visage des dieux peut-il se rencontrer sur terre ? répondait, presque railleur, Scopas. Alors, tu as pris cette femme ?

— Pour dessiner l’Aphrodite dont Ganymède s’énamoure au banquet de Zeus. Vois, elle est belle et son corps mince diffère à peine de celui d’une vestale.

— Et que dirais-tu de ce modèle-ci ? insinuait l’architecte avec un sourire ; je l’ai amené pour qu’il voie tes talents. »

Et de la main, il entraînait Milès en pleine lumière.

« Ah ! maître, si je l’avais, dit Ictinus après un assez long silence observateur, mes fresques vivraient, à moins que je ne meure !… Quels merveilleux regards !… Tout ce que j’espérais rendre, sans y avoir réussi, se concentre dans ces yeux-là : le défi, l’enivrement, la victoire et l’extase… Il est d’Asie, continuait Ictinus. À son teint, à ses cheveux, on reconnaît cela…

— Milès vient de Byblos, murmurait Scopas, ravi dans son for intérieur de cette admiration contenue.

— Curieuse destinée ! La femme aussi a visité ces pays-là. Elle me le disait tout à l’heure, avant que vous n’arriviez. Originale, d’ailleurs. Il lui a plu de découvrir son corps, mais croirais-tu, Scopas, qu’en posant elle n’a jamais ôté le voile qui lui cache le visage ?… Cet éphèbe est beau comme la lumière !… concluait-il.

— Respecte-le, par Éros ! sinon je te voue aux Érinnyes, répondait, très gai, l’architecte. Quant à la pose qu’il pourrait t’accorder, demande-la lui. Toi, j’insiste ; toi-même. L’enfant est versatile. Jamais il ne livre sa pensée. »

Il dit et, souriant, murmura quelques mots à Milès. Alors le petit affranchi, sans même attendre la prière d’Ictinus, sans aussi qu’un pli de son visage manifestât la moindre crainte ou le moindre plaisir, fit descendre la femme de la stèle, puis, prenant sa place, se dévêtit lentement dans la pénombre dorée.

Assez maître de lui pour cacher son angoisse, Ictinus attendait, regardant avec délices les blancs vêtements légers qui tombaient aux pieds de Milès comme des ailes lasses…

Lorsqu’il ne fut plus couvert que d’une ceinture de toile, l’adolescent interrogea des yeux l’Apoxyomène, qui lui souriait d’amour, dans sa barbe blanche. Il hésitait, ainsi qu’à contrecœur… Mais, comme le vieil architecte consentait, il dénoua l’étoffe fine qui lui ceignait les reins et sa nudité radieuse apparut.

La tête splendide de pureté, avec le front bas tout ombragé de cheveux drus, bouclés sur les yeux clairs, se détachait plus nerveuse encore et plus altière sur le cou veiné qui l’unissait à la poitrine blanche, au torse cambré. Une petite ligne brune faisait collier, séparant du corps pâle le visage et la nuque, mordorés par le soleil. Les épaules un peu étroites, à la peau moirée, indiquaient la grande jeunesse, ainsi que les bras, mal habitués aux violents exercices, et presque trop maigres. Mais les hanches polies, ombrées par la puberté saine, le sexe rond et ferme comme un fruit, les cuisses dures, les mollets élancés disaient quel mâle s’éveillerait dans cet enfant, aux jours de la force prochaine.

Ictinus, halluciné, demeurait là, oubliant de ramasser ses pinceaux, de préparer ses charbons.

« Eh bien ! l’Hypogète, que fais-tu là ? demanda Scopas qui, lui aussi, demeurait frappé par tant de beauté.

— Moi ? » balbutiait le jeune peintre…

Puis fiévreusement, arraché d’un coup à sa contemplation, il saisit sa palette, broyant, mastiquant, dessinant. Une subite facilité lui venait, d’avoir à interpréter la vie en place d’un songe. Car c’était bien le corps robuste et juvénile qu’il désirait, l’alliance de la force et de la grâce, la pose charmante et abandonnée que Milès, de lui-même, avait prise.

En un instant, il reconstituait sa composition, lavant les panneaux à grands gestes rageurs et précipités. Scopas le regardait se battre avec son inspiration. Petit à petit le thème se transformait, l’apparition surgie comme d’un rêve se fixait sur la fresque en contours imprécis d’abord, puis certains, infaillibles, magnifiques. Seule l’expression manquait encore au visage, le sourire, ce sourire extasié, surhumain qui, sur la bouche de Ganymède doit paraître défier la mort.

Or, Ictinus, acharné au travail, épiait quand même ce sourire Il interrogea Milès, le priant, le suppliant, lui qui avait bien voulu poser, de bien vouloir sourire. Peine perdue. L’éphèbe gardait le même air mélancolique dont toujours ses prunelles s’attristaient. Ictinus, alors, crut pouvoir l’imaginer, transformer par ses moyens propres le visage immobile qui se refusait à la joie.

L’Apoxyomène, fiévreux lui aussi, avait fait apporter, en réveillant les esclaves, de nouvelles lumières, des fruits et du vin. Un souper improvisé réunissait le peintre, l’architecte, l’éphèbe et la femme inconnue qui, maintenant, parlait à Milès, à voix douce et contenue, en dialecte d’Asie…

 

Vingt fois Ictinus, se levant de la table, esquissa, puis effaça le sourire immatériel. Son bras s’alourdissait et sa vision devenait moins nette.

Alors vaincu, désespéré, il renonça, maudissant en lui-même ce bel enfant implacable.

Les torches finissaient de brûler, jetant sur le proscénium du sanctuaire des lueurs de sacrifices. Pendant que Milès, énigmatique, remettait ses vêtements sur un signe de Scopas, l’architecte et Ictinus sortirent pour voir la nuit…

Au loin, Athènes luisait doucement, nimbée du ciel calme où les étoiles tressaillaient. Par un pareil clair de lune, Daphnis avait dû pleurer de tendres larmes…

Barbouillé comme Bacchus, joyeux comme Pan, Scopas respirait bruyamment…

« Par l’enfer, qu’il fait doux ! déclarait-il… Voyons l’Hypogète, pas besoin d’évoquer les Furies ! Il te sourira bien un jour, mon Asiatique… Des baisers ? on les prend, malgré lui… Tiens… vous autres qui ne croyez qu’aux femmes, vous me faites pitié… Mais grappillez donc à tous les plaisirs… C’est aimablement ivre, le front couronné de fleurs suaves, qu’il fait bon chercher le bonheur. Ainsi toi… l’as-tu trouvé ? Et a-t-elle un pois chiche sur le nez, ton modèle, ton amoureuse… pour la cacher ainsi ?

— Mais qui t’a laissé penser que cette femme soit mon amoureuse, répondait, fâché, Ictinus. Veux-tu savoir qui c’est ? Ne l’ébruite point. C’est Briséis, la danseuse, tout simplement. Et tu la connais de réputation ? Elle ne sacrifie qu’à Sapho, après t’avoir quitté.

— Parbleu ! Mais nous l’avions rencontrée en venant. C’est elle qui m’a fait connaître l’enfant… Vite, que je la démasque ! Il y a longtemps qu’elle pose ?

— Depuis huit veillées… Une fantaisie à ce qu’il paraît. Elle prétendait d’abord me servir pour Ganymède même.

— Peste ! Pourquoi ne pas se coudre un phallus ?

— Elle adore les découdre aux autres.

— Comment ? Aussi ? Elle m’a tant refusé ! Ah çà ! tu aurais bien pu me prévenir. Où est Milès ? Je ne tiens pas à rester ici… Où est Milès, » répétait Scopas avec l’obstination des grands hommes et des ivrognes.

Mais le silence seul lui répondit et l’ombre plana, plus dense, les torches étant brûlées. Alors ils hélèrent un esclave qui, après un assez long moment, surgit, les yeux boursouflés, avec une lanterne à la main, comme Amphitryon.

« Je mourrai d’émotion, avec ce garnement-là, grondait l’architecte. Il se moque, ou il s’attriste, ou bien il disparaît ; pas de milieu… Aristophane a raison de se railler de nous ! »

Également inquiets, ils traversaient les portiques, arrivant au proscénium, près de l’endroit où tout à l’heure encore l’éphèbe posait.

« Par Zeus, il ne fait que dormir ! » s’exclamait rasséréné l’Apoxyomène.

Ils l’aperçurent à terre, en effet, gisant, le bras plié sous sa mignonne tête. Vaincu, sans doute, par le vin et par la fatigue, il s’était assoupi. Ictinus, cependant, ne put retenir un cri de joie et de triomphe. Milès, les yeux clos par la belle main des rêves, avait, sans encore sourire, perdu son expression mélancolique, et ses lèvres écartées ressemblaient aux glaïeuls d’Épire, quand la rosée y tremble.

L’artiste, se précipitant sur les fusains, sur les pinceaux, voulut fixer l’abandon adorable. Mais, hélas ! au bruit qu’il avait fait, l’enfant rouvrait les yeux, et ses regards se chargeaient d’une telle ironie triste qu’Ictinus s’arrêtait, n’ayant qu’entrevu son chef-d’œuvre.

Là-bas, pourtant, sous les prunelles amies des étoiles, les paupières closes pour mieux se souvenir, avec sur la bouche le parfum du dernier baiser, Briséis fuyait, initiatrice solitaire et ravie, et ses flancs recélaient le trésor des vierges.