Le Ballon géant

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LE


BALLON GÉANT


COURONNÉ PAR L’ACADÉMIE DE DUNKERQUE








I



On a vingt ans ! on entre dans la vie !
C’est le matin couché dans son riche horizon,
Sortant du berceau d’or qui formait sa prison,
Pour apparaître seul sur la terre ravie !

C’est l’heure ! elle a sonné pour nous !
Nous laissons la prière et dressons nos genoux !
L’avenir, ce grand mot, dans son mutisme habile,
Ouvre une porte d’or pour en dérober mille !

Dès l’abord, nous entrons de si frais sentiers
Que rien n’y blesse encor ni nos cœurs, ni nos pieds.
Ce ne sont que des eaux et des tapis de mousse
Dont les détours sablés nous portent sans secousse ;
La nature, admirable et complice à la fois,
Répond à nos transports par ses aimables voix ;

L’oiseau dit comme nous ; il aime, il vole, il chante ;
Le lac brille et s’endort sous le ciel qui l’argente ;
L’arbre, plein de soupirs, jette à l’air ses chansons
Dont l’écho retentit dans le nid des buissons ;
L’éther, large encensoir de la terre animée,
Aspire les parfums qu’il disperse en fumée ;
La magie est complète, et dans ces chœurs touchants,
La musique du ciel s’unit aux bruits des champs.

Partons, amis, partons ! nous avons la jeunesse !
 Hâtons nos pas ! l’heure nous presse !
À nous la vie ! à nous les chemins spacieux !
 Fuyons les étroites lisières !
Élargissons la route ! effaçons les frontières !
Buvons à pleins désirs dans le monde et les cieux !




II



Allez, beaux voyageurs ! leur disent de la terre
Les prudents attristés dont le front est austère ;
Partez ! mais, en courant, modérez bien vos pas !
 Quand l’esprit joue avec la flamme,
L’étincelle, en volant, peut incendier l’âme ;
 L’amour sonne plus d’un trépas !
Le flot des passions, où vous voyez des charmes,
Dans son reflux terrible apporte bien des larmes !

Craignez l’ambition ! dans ses emportements
Flottent les faux honneurs et les abaissements !

Craignez la soif de l’or que l’or lui-même augmente,
Que rien ne rassasie et que tout alimente !
Dieu, qui fit naître l’or aux reflets enivrants,
Dans le cœur des mortels mit des trésors plus grands ;
À sa juste valeur classez votre richesse !
Ne lui vendez jamais l’amour ni la tendresse !
Les sentiments eux seuls forment notre vrai bien ;
Ni l’or ni la grandeur ne valent un lien ;
Mieux qu’un luxe effréné que la mode abandonne,
Le bonheur est en soi ; c’est l’âme qui le donne !


Avant d’entrer joyeux et d’aller follement
Courir dans l’avenir, prisme d’enchantement,
Préparez vos esprits ; sondez bien ses promesses !
Car il trahit la force et se rit des faiblesses.
Pour lutter sans faillir cheminez sagement,
Et croyez moins en vous qu’en Dieu secrètement ;
Partez, et retenant les leçons de vos pères,
Dans votre esquif fragile emportez vos prières !




III



On a vingt ans ! on est intrépide et railleur
Vous mentez, leur dit-on, et vaillant parieur,
On affronte leur plainte, on brave leurs alarmes ;
Car la jeunesse est forte et ne croit pas aux larmes !
Le monde s’illumine et les temps sont changés !
Les jours de tant de pleurs ne semblent plus chargés ;

Notre siècle n’est plus ainsi qu’était le vôtre ;
La douleur vous domptait, on en rit dans le nôtre ;
Vous avez mal senti, vous étiez sans savoir ;
Nous avons la science et nous savons prévoir !
Aujourd’hui l’homme est dieu ! sa raison le dirige ;
Il est l’arbre puissant dont vous étiez la tige ;
Vous rampiez sur la terre entre des murs d’airain ;
Lui, traverse le ciel dont il est souverain ;
Vous aviez l’alphabet dont il connaît la lettre ;
Les éléments sans lui ne peuvent faire un pas ;
Et, sa boussole en main, il se promène en maître
Dans le monde, orbe étroit, qu’il mesure au compas !

À nous les fiers succès, les honneurs et les gloires !
À nous les fruits hâtifs des faciles victoires !
À nous l’amour léger sans pleurs et sans regrets !
À nous le grand festin que le soleil couronne !
À nous tous les plaisirs que la fortune donne !
 Jouissons ! nous verrons après !

Partons, amis, partons ! enlevons notre tente !
Le plaisir retardé s’affaiblit par l’attente !
Une fête remise attriste les espoirs !
Vite aux agrès ! tendons nos filets, nos cordages !
Laissons bien loin la terre et fendons les nuages !
Aux jeunes le matin ! aux fatigués les soirs !

Sentons ! c’est par les sens que grandit la pensée !
L’émotion ranime une course lassée !
Nous aurons près de nous nos ancres de salut !
Le lest modérateur, dans l’éther vaste et libre,

De notre essor fougueux maintiendra l’équilibre ;
Nos crampons sont de fer pour harponner le but !

Quel bonheur de sortir de ces vieilles ornières
Que les esprits bornés entouraient de barrières,
 En clouant l’avenir au sol !
Quelle sensation éclatante et vivace
D’interroger le ciel et d’y graver sa trace
 Plus haut que l’aigle dans son vol !

Quel bonheur d’élargir ces voluptés restreintes,
Ces sentiments étroits environnés de craintes,
 Et, doublant son désir errant,
De fuir le foyer pâle où s’endort la famille,
Et les devoirs pesants rivés sous une grille
 Pour être libre et conquérant !

Montons ! laissons flotter notre esquif loin des chaînes !
Sentons dans nos cheveux l’air des célestes plaines !
 Plus de borne ! plus de prison !
Des globes inconnus montons percer le voile !
Montons ! montons encore ! allons toucher l’étoile !
 Qu’à nos pieds dorme l’horizon !

Quel orgueil de passer côte à côte des astres !
De braver sans relais les octrois, les cadastres !
Et, dans un noble élan qui n’a pas de rival,
De voir en bas courir le lourd wagon qui gronde,
Et, plus prompt que la nue à l’aile vagabonde,
De passer sur un char dont l’air est le cheval !

 Courage, amis, buvons des flammes !
 Voguons jusqu’au séjour des âmes !

 Quand leurs essaims nous presseront,
Voyons si des noms chers, revenus près du maître,
 Nous dirons du grand mot : peut-être !
 L’énigme, et s’ils nous répondront !

 Ouvrons les divines phalanges
 Pour y voir l’oasis des anges
 Couchés sur leur tapis de lin !
 Dans leur azur et leurs lumières
 Allons voir les âmes des mères
 Dont l’amour sans borne est sans fin !

Encore ! encor ! sachons ce qu’il faut craindre et croire !
Surprenons les secrets du grand laboratoire,
Où se chauffe le germe et s’il vit en naissant !
Voyons, de l’immortel résolvant le problème,
Si l’âme qui renaît se retrouvre elle-même
 Sous le regard du Tout-Puissant !

 Allons ! pour ces mers sans rivages
 Embarquons nos légers bagages !
 Suspendons nos hamacs flottants !
 Et disons aux prudents moroses
 Que nous partons cueillir les roses
 Sur l’arbre même du printemps !

« Enfants ! oh ! n’allez pas si vite !
« Le ciel est à Dieu ! votre gite
« Est cette pauvre terre ; attachez-y vos pas !… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ils vont ! ils vont toujours et ne s’arrêtent pas !


IV



 
En effet, le départ était riche et splendide !
Le ballon de l’espoir sur l’Océan sans ride
Montait, calme et docile aux mains qui conduisaient,
Et les airs parfumés aux voix obéissaient.
Le soleil, qui planait sur leurs têtes superbes,
Comme un faisceau de fleurs les inondait de gerbes ;
Tout fuyait à leurs yeux et l’aigle courroucé
Les regardait, honteux de se voir dépassé.
Eux seuls regnaient au loin dans cet empire énorme,
Du monde atténué raillant la masse informe
Qui n’était plus pour eux, dominateurs des airs,
Qu’une humanité naine enchaînée à ses fers.

 Dans ces émotions nouvelles,
 Tout un jour leur âme eut des ailes,
 Leurs lèvres un rire éclatant
Qui, doublé par l’écho dans ces montagnes blanches,
 Des nuages qui vont flottant
 Allait frapper les avalanches !

Comme le météore emporté dans son cours,
Bercé dans une molle et douce quiétude,
 On montait, on montait toujours !
Mais bientôt vint le soir, triste tombeau des jours,


Et l’ombre s’étendant mura la solitude.
Que faire ? où s’arrêter dans l’invisible nuit ?
Faut-il encor poursuivre et ramer dans ces mondes
Où s’élargit errant le vide aux froides ondes.
Sans limite, sans but, sans parole et sans bruit !
Allons ! il faut descendre et ressaisir la terre
Où se meut l’existence, où parle la lumière !
Mais, désespoir terrible aux pauvres passagers !
Pendant que leur esprit voit poindre les dangers,
Par un péril nouveau démentant leur prudence,
Effroyable ennemi, la tempête s’avance !
Des abîmes du ciel à ses souffles ouverts
Elle marche, bondit, et roule les nuages
Devant ses mille voix et ses clameurs sauvages
L’un par l’autre heurtés ou fuyant dans les airs.
Comme sur l’Océan souverain redoutable,
Les vents, voilà leur maître et leur maître indomptable,
 Roi de l’orage et des terreurs
 Qu’en tremblant écoute le monde.
Tandis qu’au fond des cieux, dans sa splendeur profonde,
L’astre aux calmes regards sourit de ses fureurs !

Mais tout pouvoir mortel, hélas ! n’est qu’impuissance !
Quel sera ton soutien, ton recours, ta défense,
Pauvre chef-d’œuvre humain ?…
Le jeune embarquement
Suit des vents furieux le brusque mouvement,
Comme au gré du hazard roule la branche morte
Que l’ouragan poursuit et qu’un torrent emporte !
Il lutte, mais en vain ! il s’élève, il s’abat ;
Les airs autour de lui redoublent leur combat ;

Haletant, déchiré, meurtri de ses blessures,
Il gémit sous les vents aiguisant leurs morsures,
Et, fantôme égaré dans la brume et le bruit,
Monte, descend, remonte et se perd dans la nuit !




V



 
Ainsi des passions à nos désirs rebelles !
Notre esprit, tout à coup las d’avoir combattu,
Par ses chutes dompté, par l’obstacle abattu,
 Sent un jour qu’il n’a plus ses ailes !
Car un pouvoir plus fort, impassible soldat,
Agit sur nous, sans nous, et poursuit son mandat !
Tourbillon imprévu comme dans la nature,
La tempête des sens en notre sein murmure ;
Les cœurs, comme les vents, ont de secrets retours ;
L’orage, ainsi que nous, ne connaît pas ses jours ;
Le mystère est partout qui de nos vœux se joue ;
Nous bâtissons l’espoir ; c’est lui qui le dénoue.
Autant que l’ignorance il trompe les savants ;
Dieu lui seul est le maître et de l’âme et des vents !
Vous pouvez entasser voyage sur voyage,
 Vieux livres sur nouveaux écrits,
 Siècle sur siècle, âge sur âge ;
Analyser les corps, les formes, les esprits !
Dans son ciel infini, sans heure, sans limite,
 Le Verbe crée ; il est… sans vous !

Vous pouvez discuter l’inconnu qu’il habite !
Mais vous ne saurez rien que prier à genoux !
Dieu seul tient la boussole et conduit la bataille ;
Il laisse de son seuil approcher l’orgueilleux,
Et quand l’aérostat pense toucher aux cieux,
 Il aboutit au lit de paille.




VI



 
 On a vingt ans ! on part ! on croit !
Mais follement séduits par de trompeurs mirages,
N’élevons pas la vie au-dessus des nuages !
Car le temps passe ; on doute ! on vieillit ; on a froid !
À la réalité condamnés à nous rendre,
Nos rêves montaient haut, il nous en faut descendre !
 Les ancres, le lest, notre appui,
C’est le bonheur perdu, quand la jeunesse a fui !
 Notre âme meurtrie, épuisée,
De Dieu lui seul attendant son secours,
 C’est notre nacelle brisée
 Par les longs combats de nos jours !
Fraîches illusions, pensée inassouvie,
 Tout dément ici notre espoir ;
Le beau matin fait place aux ténèbres du soir !
 Le Ballon géant, c’est la vie !




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