Le Banquet (trad. Cousin)
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LE BANQUET
OU
DE L’AMOUR.
PHÈDRE, PAUSANIAS, ÉRYXIMAQUE,
ARISTOPHANE, ALCIBIADE
[172a] Je crois que je ne suis pas mal préparé à vous faire le récit que vous me demandez[2] : car il y a peu de jours, comme je revenais de ma maison de Phalère[3] un homme de ma connaissance, qui venait derrière moi, m’aperçut, et m’appela de loin : Hé quoi, s’écria-t-il en badinant, un homme de Phalère aller si vite ? — Je m’arrêtai, et l’attendis. — Apollodore, me dit-il, je te cherchais justement pour te demander ce qui s’était passé chez Agathon le jour que [172b] Socrate et Alcibiade y soupèrent. On dit que toute la conversation roula sur l’amour, et je mourais d’envie d’entendre ce qui s’était dit de part et d’autre sur cette matière. J’en ai bien su quelque chose par un homme à qui Phénix, fils de Philippe, avait raconté une partie de leurs discours ; mais cet homme ne me disait rien de certain : il m’apprit seulement que tu savais le détail de cet entretien ; conte-le-moi donc, je te prie : aussi bien, c’est un devoir pour toi de faire connaître ce qu’a dit ton ami. Mais, avant tout, dis-moi si tu étais présent à cette conversation ? — Il paraît bien, lui répondis-je, que ton homme ne t’a rien dit [172c] de certain, puisque tu parles de cette conversation comme d’une chose arrivée depuis peu, et comme si j’avais pu y être présent. — Je le croyais. — Comment, lui dis-je, Glaucon[4] ne sais-tu pas qu’il y a plusieurs années qu’Agathon n’a mis le pied dans Athènes ? Pour moi, il n’y a pas encore trois ans [173a] que je fréquente Socrate, et que je m’attache à étudier toutes ses paroles et toutes ses actions. Avant ce temps-là, j’errais de côté et d’autre ; je croyais mener une vie raisonnable, et j’étais le plus malheureux de tous les hommes, m’imaginant, comme tu fais maintenant, qu’il fallait s’occuper de toute autre chose plutôt que de philosophie. — Allons, point de raillerie ; dis-moi quand eut lieu cette conversation. — Nous étions bien jeunes toi et moi ; ce fut dans le temps qu’Agathon[5] remporta le prix avec sa première tragédie, et le lendemain du sacrifice d’actions de grâces qu’il fit avec ses choristes. — Tu parles de loin ; mais de qui sais-tu ce qui fut dit dans cette assemblée ? Est-ce de Socrate ? [173b] — Non, par Jupiter, lui dis-je ; je tiens ce que j’en sais de celui-là même qui l’a conté à Phénix, je veux dire d’Aristodème[6], de Cydathène[7], ce petit homme qui va toujours nu-pieds. Il était présent, et c’était alors, à ce qu’il me semble, un des hommes qui étaient le plus épris de Socrate. J’ai quelquefois interrogé Socrate sur des choses que cet Aristodème m’avait racontées, et leurs récits étaient d’accord. — Que tardes-tu donc, me dit Glaucon, à me raconter cet entretien ? Pouvons-nous mieux employer le chemin qui nous reste d’ici à Athènes ? — J’y consentis, et nous causâmes de tout cela le long du chemin. [173c] C’est ce qui fait que, comme je vous disais tout à l’heure, je ne suis pas mal préparé, et il ne tiendra qu’à vous d’entendre ce récit : aussi bien, outre le profit que je trouve à parler ou à entendre parler de philosophie, il n’y a rien au monde où je prenne tant de plaisir, tout au contraire des autres discours. Je me meurs d’ennui quand je vous entends, vous autres riches et gens d’affaires, parler de vos intérêts ; et je déplore votre aveuglement : vous pensez faire merveilles, [173d] et en vérité vous ne faites rien de bon. Peut-être vous aussi, de votre côté, me croyez-vous fort à plaindre, et vous avez bien raison de le croire ; mais moi, je ne crois pas que vous êtes à plaindre, j’en suis sûr.
Tu es toujours le même, Apollodore : toujours disant du mal de toi et des autres, et persuadé que tous les hommes, excepté Socrate, sont misérables, à commencer par toi. Je ne sais pas pourquoi on t’a donné le nom de furieux ; mais je sais bien qu’il y a toujours quelque chose de cela dans tes discours. Tu es toujours en colère contre toi et contre tout le reste des hommes, excepté Socrate.
[173a] Il te semble donc qu’il faut être un furieux et un insensé pour parler ainsi de moi et de tous tant que vous êtes ?
Une autre fois, Apollodore, nous disputerons là-dessus. Souviens-toi maintenant de ta promesse, et redis-nous les discours qui furent tenus chez Agathon.
Les voici à peu près. Ou plutôt il vaut mieux vous raconter la chose [174a] dès le commencement, comme Aristodème me l’a racontée.
Il me dit donc qu’il avait rencontré Socrate qui sortait du bain, et qui avait mis des sandales, ce qui ne lui était pas ordinaire ; et qu’il lui avait demandé où il allait si beau. Je vais souper chez Agathon, me répondit-il. J’ai refusé hier d’assister à la fête qu’il donnait pour célébrer sa victoire, parce que je craignais la foule ; mais je lui ai promis que je serais du lendemain, qui est aujourd’hui. Voilà pourquoi tu me vois si paré. Je me suis fait beau pour aller chez un beau garçon. Mais toi, Aristodème, serais-tu d’humeur [174b] à venir aussi, quoique tu ne sois point prié ? — Comme tu voudras, lui dis-je. — Viens donc, dit-il ; changeons le proverbe, et montrons qu’un honnête homme peut aussi aller souper chez un honnête homme sans en être prié. J’accuserais volontiers Homère de n’avoir pas seulement changé ce proverbe, mais de s’en être moqué, lorsqu’après nous avoir représenté Agamemnon comme un grand guerrier, et Ménélas comme un assez faible combattant, il fait venir Ménélas[8] au festin d’Agamemnon sans être invité, c’est-à-dire un inférieur chez un homme [174c] qui vaut mieux que lui. — J’ai bien peur, dis-je à Socrate, de n’être pas l’homme que tu voudrais, mais plutôt le Ménélas d’Homère. Au reste, c’est toi qui me conduis, c’est à toi à te défendre : car pour moi, je n’avouerai pas que je viens sans invitation ; je dirai que c’est toi qui m’as prié. — Nous sommes deux[9], répondit Socrate, et nous trouverons l’un ou l’autre ce qu’il faudra dire. Allons seulement.
Nous allâmes vers le logis d’Agathon, en nous entretenant de la sorte. Mais au milieu du chemin Socrate devint tout pensif, et demeura en arrière. Je m’arrêtai pour l’attendre, mais il me dit d’aller toujours devant. Arrivé à la maison [174e] d’Agathon, je trouvai la porte ouverte, et il m’arriva même une assez plaisante aventure. Un esclave d’Agathon me mena sur-le-champ dans la salle où était la compagnie, qui était déjà à table, et qui attendait que l’on servît. Agathon aussitôt qu’il me vit : Ô Aristodème, s’écria-t-il, sois le bienvenu si tu viens pour souper ! si c’est pour autre chose, je te prie, remettons-le à un autre jour. Je te cherchai hier pour te prier d’être des nôtres sans pouvoir te trouver. Mais comment ne nous amènes-tu pas Socrate ? — Là-dessus je me retourne, et je ne vois pas de Socrate. Je suis venu avec lui, leur dis-je, c’est lui-même qui m’a invité. — Tu as bien fait, reprit Agathon ; mais lui, où est-il ? [175a] — Il marchait sur mes pas, et j’admire ce qu’il peut être devenu. — Enfant, dit Agathon, n’iras-tu pas voir où est Socrate, et ne l’amèneras-tu pas ? Et toi, Aristodème, mets-toi à côté d’Éryximaque.
Qu’on lui lave les pieds pour qu’il prenne place. Cependant un autre esclave vint annoncer qu’il avait trouvé Socrate sur la porte de la maison voisine, mais qu’il n’avait point voulu venir, quelque chose qu’on lui eût pu dire.
Voilà une chose étrange ! dit Agathon. Retourne, et ne le quitte point qu’il ne soit entré [175b]. — Non, non, dis-je alors, laissez-le ; il lui arrive assez souvent de s’arrêter ainsi, en quelque endroit qu’il se trouve. Vous le verrez bientôt, si je ne me trompe : ne le troublez pas, et ne vous occupez pas de lui. — Si c’est là ton avis, dit Agathon, je m’y rends. Et vous, enfants, servez-nous ; apportez-nous ce que vous voudrez, comme si personne ici ne vous donnait des ordres ; c’est un soin que je n’ai jamais pris : regardez-moi ainsi que mes amis comme des hôtes que vous auriez vous-mêmes invités. [175c] Enfin faites tout de votre mieux, et tirez-vous-en à votre honneur.
Nous commençâmes donc à souper, et Socrate ne venait point. Agathon perdait patience, et voulait à tout moment qu’on l’appelât ; mais j’empêchais toujours qu’on ne le fît. Enfin Socrate entra, après nous avoir fait attendre quelque temps, selon sa coutume, et comme on avait à moitié soupé. Agathon, qui était seul sur un lit au bout de la table, le pria de se mettre auprès de lui. Viens, dit-il, Socrate, que je m’approche de toi le plus que je pourrai, pour tâcher d’avoir ma part [175d] des sages pensées que tu viens de trouver ici près ; car je m’assure que tu as trouvé ce que tu cherchais, autrement tu y serais encore. Quand Socrate eut pris place : Plût à Dieu, dit-il, que la sagesse, Agathon, fût quelque chose qui pût passer d’un esprit dans un autre, quand on s’approche, comme l’eau qui coule à travers un morceau de laine d’une coupe pleine dans une coupe vide ! S’il en était ainsi, [175e] ce serait à moi de m’estimer heureux d’être auprès de toi, dans l’espérance de me remplir de l’excellente sagesse que tu possèdes ; car pour la mienne, c’est quelque chose de bien médiocre et de fort équivoque : ce n’est qu’un songe ; la tienne, au contraire, est une sagesse magnifique, et qui donne les plus belles espérances, ayant déjà jeté à ton âge le plus vif éclat, témoin avant-hier les applaudissemens de plus de trente mille Grecs. Tu te moques, Socrate, reprit Agathon ; mais nous examinerons tantôt quelle est la meilleure de ta sagesse ou de la mienne ; et Bacchus sera notre juge : présentement ne songe qu’à souper.
Socrate s’assit, et quand lui et les autres convives eurent achevé de souper, on fit les libations, on chanta un hymne en l’honneur du dieu ; et, après toutes les cérémonies ordinaires, on parla de boire. Pausanias[10] prit alors la parole :
Eh bien, voyons, dit-il, comment boire sans nous incommoder. Pour moi je déclare que je suis encore fatigué de la débauche d’hier, et j’ai besoin de respirer un peu, ainsi que la plupart de vous, ce me semble ; car hier vous étiez des nôtres. [176b] Avisons donc à boire sans inconvénient. — Tu me fais grand plaisir, dit Aristophane[11], de vouloir qu’on se ménage ; car je suis un de ceux qui se sont le moins épargnés la nuit passée. — Que je vous aime de cette humeur, dit Éryximaque, fils d’Acumènos[12]. Il ne reste plus qu’à savoir où en est Agathon. — Où vous en êtes, dit-il, pas très-fort. [176c] — Tant mieux pour moi, reprit Éryximaque, si vous autres braves vous êtes rendus ; tant mieux pour Aristodème, pour Phèdre et pour les autres, qui sommes de petits buveurs. Je ne parle pas de Socrate, il boit comme il veut ; il lui sera donc indifférent quel parti on prendra. Ainsi, puisque vous êtes d’avis de nous ménager, j’en serai moins importun, si je vous remontre le danger qu’il y a de s’enivrer. [176d] Mon expérience de médecin m’a parfaitement prouvé que rien n’est plus pernicieux à l’homme que l’excès du vin : je l’éviterai toujours tant que je pourrai, et jamais je ne le conseillerai aux autres, surtout quand ils se sentiront encore la tête pesante de la veille. Tu sais, lui dit Phèdre de Myrrhinos[13] en l’interrompant, que je suis volontiers de ton avis, surtout quand tu parles médecine ; mais tu vois que tout le monde est raisonnable aujourd’hui.
[176e] Il n’y eut personne qui ne fût de ce sentiment. On résolut de ne point faire de débauche, et de ne boire que pour son plaisir. Puisque, ainsi est, dit Éryximaque, qu’on ne forcera personne, et que nous boirons comme il plaira à chacun, je suis d’avis, premièrement, que l’on renvoie cette joueuse de flûte qui vient d’entrer ; qu’elle aille jouer pour elle, ou, si elle l’aime mieux, pour les femmes dans l’intérieur. Quant à nous, si vous m’en croyez, nous lierons ensemble quelque conversation. Je vous en proposerai même la matière, si vous le voulez. [177a] Tout le monde ayant témoigné qu’il ferait plaisir à la compagnie, Éryximaque reprit ainsi : Je commencerai par ce vers de la Mélanippe d’Euripide[14] : Ce discours n’est pas de moi, mais de Phèdre. Car Phèdre me dit chaque jour avec une espèce d’indignation : Ô Éryximaque, n’est-ce pas une chose étrange que de tant de poètes qui ont fait des hymnes et des cantiques en l’honneur de la plupart des dieux, aucun n’ait fait l’éloge de l’Amour, [177b] qui est pourtant un si grand dieu ? Regardez un peu les sophistes habiles ; ils composent tous les jours de grands discours en prose à la louange d’Hercule et des autres demi-dieux, témoin le fameux Prodicus[15]. Passe pour cela. J’ai même vu un livre qui portait pour titre : l’Éloge du sel, où le savant auteur développait les merveilleuses qualités du sel, [177c] et les grands services qu’il rend à l’homme. En un mot, tu verras qu’il n’y a presque rien au monde qui n’ait eu son panégyrique. Comment se peut-il donc faire que, parmi cette profusion d’éloges, on ait oublié l’Amour, et que personne n’ait entrepris de louer un dieu qui mérite tant d’être loué ? Pour moi, continua Éryximaque, j’approuve l’indignation de Phèdre. Je veux donc lui payer mon tribut, et lui faire ma cour ; et en même temps il me semble qu’il siérait très bien à une compagnie telle que la nôtre d’honorer l’Amour. [177d] Si cela vous plaît, il ne faut point chercher d’autre sujet de conversation. Chacun prononcera de son mieux un discours à la louange de l’Amour. On fera le tour, à commencer par la droite. Ainsi Phèdre parlera le premier, puisque c’est son rang, et puisque aussi bien il est le père de l’idée que je vous propose. — Je ne doute pas, Éryximaque, dit alors Socrate, que ton avis ne passe ici tout d’une voix. Je sais bien au moins que je ne m’y opposerai pas, moi qui fais profession de ne savoir que l’amour. Je m’assure qu’Agathon ne s’y opposera pas non plus, [177e] ni Pausanias, ni encore moins Aristophane, lui qui est tout dévoué à Bacchus et à Vénus. Je puis également répondre du reste de la compagnie, quoique, à dire vrai, la partie ne soit pas égale pour nous autres, qui sommes assis les derniers. En tout cas, si ceux qui nous précèdent font bien leur devoir et épuisent la matière, nous en serons quittes pour leur donner notre approbation. Que Phèdre commence donc, à la bonne heure, et qu’il loue l’Amour.
Le sentiment de Socrate fut [178a] unanimement adopté. De rendre ici mot pour mot tous les discours que l’on prononça, c’est ce qu’on ne doit pas attendre de moi, Aristodème, de qui je les tiens, n’ayant pu me les rapporter si parfaitement, et moi-même ayant laissé échapper quelque chose du récit qu’il m’en a fait ; mais je vous redirai l’essentiel. Voici donc à peu près, selon lui, quel fut le discours de Phèdre :
« C’est un grand dieu que l’Amour, et véritablement digne d’être honoré des dieux et des hommes par beaucoup d’endroits, mais surtout à cause de son ancienneté : [178b] car il n’y a point de dieu plus ancien que lui. En voici la preuve : il n’a ni père ni mère. Jamais ni prosateur ni poète ne les a nommés. Hésiode met avant tout le Chaos ;
Vient ensuite[16]
La Terre au large sein, base inébranlable de toutes choses ;
Et l’Amour…
Par conséquent, Hésiode, fait succéder au Chaos la Terre et l’Amour. Parménide a dit de son origine :
L’Amour est le premier dieu qu’il conçut[17].
Acusilas[18] a suivi le sentiment d’Hésiode. [178c] Ainsi, d’un commun consentement, il n’y a point de dieu qui soit plus ancien que l’Amour. Et c’est aussi de tous les dieux celui qui fait le plus de bien aux hommes. Car je ne connais pas de plus grand avantage pour un jeune homme que d’avoir un amant vertueux ; et pour un amant que d’aimer un objet vertueux. Il n’y a ni naissance, ni honneurs, ni richesses, rien enfin qui soit capable, comme l’Amour, d’inspirer à l’homme ce qu’il faut pour se bien conduire : [178d] je veux dire la honte du mal et l’émulation du bien ; et sans ces deux choses, il est impossible que ni un particulier, ni un état, fasse jamais rien de beau ni de grand. J’ose même dire que si un homme qui aime avait ou commis une mauvaise action, ou enduré un outrage sans le repousser, il n’y aurait ni père, ni parent, ni personne au monde devant qui il eût tant de honte de paraître [178e] que devant ce qu’il aime. Il en est de même de celui qui est aimé : il n’est jamais si confus que lorsqu’il est surpris en quelque faute par son amant. De sorte que, si par quelque enchantement un état ou une armée pouvait n’être composée que d’amans et d’aimés, il n’y aurait point de peuple qui portât plus haut l’horreur du vice et l’émulation de la vertu. [179a] Des hommes ainsi unis, quoique en petit nombre, pourraient presque vaincre le monde entier. Car il n’y a personne par qui un amant n’aimât mieux être vu abandonnant son rang ou jetant ses armes que par ce qu’il aime, et qui n’aimât mieux mourir mille fois que subir cette honte, à plus forte raison que d’abandonner ce qu’il aime et de le laisser dans le péril. Il n’y a point d’homme si timide que l’Amour n’enflammât de courage et dont il ne fît alors un héros ; [179b] et ce que dit Homère que les dieux inspirent de l’audace à certains guerriers[19], on peut le dire plus justement de l’Amour, par rapport à ceux qui aiment. Il n’y a que parmi les amans que l’on sait mourir l’un pour l’autre. Non-seulement des hommes, mais des femmes même ont donné leur vie pour sauver ce qu’elles aimaient ; témoin Alceste, fille de Pélias : dans toute la Grèce il ne se trouva qu’elle qui voulût mourir pour son époux, quoiqu’il eût son père [179c] et sa mère[20]. L’amour de l’amante surpassa de si loin leur amitié, qu’elle les déclara, pour ainsi dire, des étrangers à l’égard de leur fils ; il semblait qu’ils ne fussent ses proches que de nom. Aussi, quoiqu’il se soit fait dans le monde un grand nombre de belles actions, celle d’Alceste a paru si belle aux dieux et aux hommes, qu’elle a mérité une récompense qui n’a été accordée qu’à un très-petit nombre. Les dieux, charmés de son courage, lui rendirent avec l’âme de son époux la sienne propre : [179d] tant il est vrai qu’un amour noble et généreux se fait estimer des dieux mêmes ! Ils n’ont pas ainsi traité Orphée, fils d’Æagre : ils l’ont renvoyé des enfers sans lui accorder ce qu’il demandait. Au lieu de lui rendre sa femme, qu’il venait chercher, ils ne lui en ont montré que le fantôme[21] : car il manqua de courage, comme un musicien qu’il était. Au lieu d’imiter Alceste, et de mourir pour ce qu’il aimait, il usa d’adresse, et chercha l’invention de descendre vivant aux enfers. Les dieux, indignés de sa lâcheté, ont permis enfin qu’il pérît par la main [179e] des femmes. Au contraire, ils ont honoré Achille, fils de Thétis, et l’ont placé dans les îles des bienheureux. Sa mère lui avait prédit que, s’il tuait Hector, il mourrait aussitôt après, mais que, s’il voulait ne le point combattre, il s’en retournerait à la maison de son père, et parviendrait à une longue vieillesse ; lui, ne balança point, préféra la vengeance de Patrocle à sa propre vie, [180a] et voulut non-seulement mourir pour son ami[22], mais même mourir sur le corps de son ami. Aussi les dieux, charmés de son dévouement, l’ont honoré par dessus tous les autres hommes. Eschyle se moque de nous, quand il nous dit que c’était Patrocle qui était l’aimé. Achille était plus beau non-seulement que Patrocle, mais que tous les autres héros ; il était encore sans barbe et beaucoup plus jeune, comme dit Homère[23]. Mais véritablement si les dieux approuvent ce que l’on fait [180b] pour ce qu’on aime, ils estiment, ils admirent, ils récompensent tout autrement ce que l’on fait pour celui dont on est aimé. En effet, celui qui aime est quelque chose de plus divin que celui qui est aimé ; car il est possédé d’un dieu : de là vient qu’Achille a été encore mieux traité qu’Alceste, puisque les dieux l’ont envoyé, après sa mort, dans les îles des bienheureux. Je conclus que, de tous les dieux, l’Amour est le plus ancien, le plus auguste, et le plus capable de rendre l’homme vertueux et heureux durant sa vie et après sa mort. »
[180c] Phèdre finit de la sorte. Aristodème passa par-dessus quelques autres dont il avait oublié les discours, et il vint à Pausanias, qui parla ainsi :
« Je n’approuve point, ô Phèdre, la simple proposition qu’on a faite de louer l’Amour ; cela serait bon s’il n’y avait qu’un Amour. Mais, comme il y en a plus d’un, il eût été mieux de dire, avant tout, quel est celui [180d] que l’on doit louer. C’est ce que je vais essayer de faire. Je dirai d’abord quel est l’Amour qui mérite qu’on le loue, puis je le louerai le plus dignement que je pourrai. Il est constant que Vénus ne va point sans l’Amour. S’il n’y avait qu’une Vénus, il n’y aurait qu’un Amour ; mais puisqu’il y a deux Vénus, il faut nécessairement qu’il y ait aussi deux Amours. Qui doute qu’il n’y ait deux Vénus[24] ? L’une ancienne, fille du Ciel, et qui n’a point de mère : nous la nommons Vénus Uranie. L’autre, plus moderne, fille de Jupiter et de Dionée : [180e] nous l’appelons Vénus Populaire. Il s’ensuit que des deux Amours qui sont les ministres de ces deux Vénus, il faut nommer l’un céleste, et l’autre populaire. Or, tout dieu sans doute est digne d’être honoré ; cependant distinguons bien les fonctions de ces deux Amours. Toute action est de soi indifférente ; [181a] ce que nous faisons présentement, boire, manger, discourir, rien de tout cela n’est bon en soi, mais peut le devenir par la manière dont on le fait ; bon si on le fait selon les règles de l’honnêteté, mauvais si on le fait contre ces règles. Il en est de même d’aimer : tout amour, en général, n’est ni bon ni louable, mais seulement celui qui nous fait aimer honnêtement. L’Amour de la Vénus populaire est populaire aussi [181b] et n’inspire que des actions basses : c’est l’amour qui règne parmi les gens du commun. Ils aiment sans choix, pas moins les femmes que les hommes, plutôt le corps que l’âme ; plus on est déraisonnable et plus ils vous recherchent, car ils n’aspirent qu’à la jouissance : pourvu qu’ils y parviennent, il ne leur importe par quels moyens ; de là vient qu’ils s’attachent à tout ce qui se présente, bon ou mauvais : car leur amour est celui d’une déesse plus jeune [181c] que l’autre, et née du mâle et de la femelle. Mais la Vénus Uranie n’ayant point eu de mère, l’Amour qui marche à sa suite n’a qu’un sexe pour objet. Attaché à une déesse plus âgée, et qui n’a point la fougue de la jeunesse, ceux qu’il inspire n’aiment que le sexe le plus généreux et qui participe davantage de l’intelligence. C’est à l’amour des jeunes gens que se reconnaissent les serviteurs du véritable amour. Et ils ne s’attachent point à une trop grande jeunesse, mais à l’âge où l’intelligence commence à se développer, c’est-à-dire quand la barbe est venue : car ils ne veulent pas mettre à profit l’imprudence d’un trop jeune ami, pour le laisser aussitôt après [181d] et courir à quelque autre objet, mais ils se lient dans le dessein de ne se plus séparer, et de passer toute leur vie avec ce qu’ils aiment. Il serait vraiment à souhaiter qu’il y eût une loi, par laquelle il fut défendu d’aimer de trop jeunes gens, afin qu’on ne donnât point son temps à une chose si incertaine : en effet, qui sait ce que deviendra un jour cette jeunesse, quel pli prendront et le corps et l’esprit, de quel côté ils tourneront, vers le vice ou vers la vertu ? Les gens sages s’imposent eux-mêmes [181e] une loi si juste. Mais il faudrait la faire observer rigoureusement par les amans populaires dont nous parlions, et leur défendre ces sortes d’engagements comme on les empêche, autant [182a] que cela est possible, d’aimer les femmes de condition libre. Ce sont eux qui ont déshonoré l’Amour ; ils ont fait dire qu’il était honteux de bien traiter un amant ; c’est leur amour déplacé et injuste de la trop grande jeunesse qui seul a donné lieu à une pareille opinion, tandis que rien de ce qui se fait par des principes de sagesse et d’honnêteté ne saurait être honteux. Il n’est pas difficile de comprendre les principes qui règlent l’amour dans les autres pays, car ils sont clairs et simples. Il n’y a que les villes d’Athènes [182b] et de Lacédémone où la coutume est sujette à explication. Dans l’Élide[25], par exemple, et dans la Béotie, où l’on n’est pas habile dans l’art de parler, on dit simplement qu’il est bien d’accorder ses faveurs à qui nous aime. Personne ne le trouve mal, ni jeune ni vieux ; il faut croire qu’on a ainsi autorisé l’amour pour en aplanir les difficultés, et afin qu’on n’ait pas besoin, pour se faire aimer, de recourir à des délicatesses de langage dont on n’est pas capable dans ces pays. Les choses vont autrement dans l’Ionie, et dans les pays soumis à la domination des Barbares : là on proscrit et l’amour, [182c] et la philosophie, et la gymnastique. D’où vient cela ? C’est que les tyrans n’aiment point à voir qu’il se forme parmi leurs sujets de grands courages ou de fortes amitiés : or, c’est ce que l’amour sait faire merveilleusement. Les tyrans d’Athènes en firent autrefois l’expérience : la passion d’Aristogiton et la fidélité d’Harmodius[26] renversa leur domination. Il est donc visible que, dans les états où il est honteux [182d] d’accorder ses faveurs à qui nous aime, cette excessive sévérité vient de l’iniquité de ceux qui l’ont établie, de la tyrannie des gouvernants et de la lâcheté des gouvernés ; et que dans les pays où l’on dit simplement qu’il est bien de se rendre à qui nous aime, cette indulgence outrée est une preuve de grossièreté. Tout cela est bien plus sagement ordonné parmi nous. Mais, comme j’ai dit, il n’est pas facile de comprendre l’esprit de nos mœurs. D’un côté, on y dit qu’il est mieux d’aimer aux yeux de tout le monde que d’aimer en cachette, et qu’il faut aimer, de préférence les plus généreux et les plus vertueux, alors, même qu’ils seraient moins beaux que d’autres. Tout le monde s’intéresse au succès d’un homme qui aime ; on l’encourage ; ce qu’on ne ferait point si l’on croyait qu’il ne fût pas honnête d’aimer ; [182e] on l’estime quand il a réussi dans son amour ; on le méprise quand il n’a pas réussi. On permet à l’amant de se servir de mille moyens pour parvenir à son but ; et il n’y a pas un seul de ces moyens qui ne fut capable de le perdre dans l’esprit de tous les honnêtes gens, [183a] s’il s’en servait pour toute autre chose que pour se faire aimer : car, si un homme, dans le dessein de s’enrichir, ou d’obtenir un emploi, ou de se faire quelque autre établissement de cette nature, osait avoir pour quelqu’un la moindre des complaisances qu’un amant a pour ce qu’il aime, s’il employait les mêmes supplications, s’il avait la même assiduité, s’il faisait les mêmes serments, s’il couchait à sa porte, s’il descendait à mille bassesses où un esclave aurait honte de descendre, il n’aurait ni un ennemi ni un ami qui le laissât en repos : [183b] les uns lui reprocheraient sa turpitude, les autres en rougiraient et s’efforceraient de l’en corriger. Cependant tout cela sied merveilleusement à un homme qui aime ; tout lui est permis : non-seulement ses bassesses ne le déshonorent pas, mais on l’en estime comme un homme qui fait très-bien son devoir. Et ce qu’il y a de plus merveilleux, c’est qu’on veut que les amans soient les seuls parjures que les dieux ne punissent point ; car on dit que les serments n’engagent point en amour : dans nos mœurs, [183c] les hommes et les dieux permettent tout à un amant. Il n’y a personne qui là-dessus ne demeure persuadé qu’il est très louable en cette ville et d’aimer et de vouloir du bien à ceux qui nous aiment. Cependant, si l’on regarde, d’un autre côté, avec quel soin un père met auprès de ses enfants un gouverneur qui veille sur eux, et que le plus grand devoir de ce gouverneur est d’empêcher qu’ils ne parlent à ceux qui les aiment, que leurs camarades même, s’ils les voient entretenir de pareils commerces, les accablent de railleries, et que [183d] les gens plus âgés ne s’opposent point à ces railleries et ne blâment pas ceux qui s’y livrent, à examiner cet usage de notre ville, ne croirait-on pas que nous sommes dans un pays où il y a de la honte à aimer et à se laisser aimer ? Voici comme il faut accorder cette contradiction. L’amour, comme je disais d’abord, n’est de soi-même ni bon ni mauvais ; il est bon, si l’on aime selon les règles de l’honnêteté ; il est mauvais, si l’on aime contre ces règles. Or, il est déshonnête d’accorder ses faveurs à un homme vicieux pour de mauvais motifs ; il est honnête de se rendre à l’amour d’un homme qui a de la vertu et pour des motifs vertueux. J’appelle homme vicieux, cet amant populaire [183e] qui aime le corps plutôt que l’âme ; car son amour ne saurait être de durée, puisqu’il aime une chose qui ne dure point ; dès que la fleur de la beauté qu’il aimait est passée, vous le voyez qui s’envole ailleurs, sans se souvenir de ses beaux discours et de toutes ses belles promesses. Il n’en est pas ainsi de l’amant d’une belle âme : il reste fidèle toute la vie, car ce qu’il aime ne change point. Telle est donc l’opinion [184a] parmi nous : elle veut qu’on examine avant de s’engager, qu’on se rende aux uns, et qu’on fuie les autres ; elle encourage à se donner à ceux-ci, à éviter ceux-là ; elle examine et discerne de quelle espèce est celui qui aime et celui qui est aimé. Il s’ensuit qu’il y a de la honte à se rendre promptement, et qu’on exige l’épreuve du temps. Il est encore honteux de céder à un homme riche ou puissant, [184b] soit qu’on se rende par crainte et par faiblesse, ou qu’on se laisse éblouir par l’argent, ou par l’espérance d’entrer dans les emplois : car, outre que des raisons de cette nature ne peuvent jamais lier une amitié généreuse, elles portent d’ailleurs sur des fondements trop peu durables. Reste un seul motif pour lequel, chez nous, on peut favoriser un amant ; car, tout de même que la servitude volontaire [184c] d’un homme amoureux envers celui qu’il aime, ne passe point pour de l’adulation et ne lui est point reprochée, de même y a-t-il une autre espèce de servitude volontaire qui ne peut jamais être blâmée : c’est celle où l’on s’engage pour la vertu. On croit chez nous que, si un homme s’attache à en servir un autre, dans l’espérance de se perfectionner par son moyen dans une science ou dans quelque partie de la vertu, cette servitude n’est point honteuse et ne s’appelle point de l’adulation. Il faut que l’amour se traite [184d] comme la philosophie et la vertu, si l’on veut qu’il soit honnête de favoriser celui qui nous aime ; car, si l’amant et l’aimé s’aiment tous deux à ces conditions, savoir que l’amant, en reconnaissance des faveurs de celui qu’il aime, sera prêt à lui rendre tous les services qu’il pourra lui rendre convenablement ; que l’aimé, de son côté, pour reconnaître le soin que son amant aura pris de le rendre sage et vertueux, aura pour lui toutes les complaisances convenables ; [184e] et si l’amant est véritablement capable d’inspirer la vertu et la sagesse à ce qu’il aime, et que l’aimé ait un véritable désir de se faire instruire ; si, dis-je, toutes ces conditions se rencontrent, c’est alors uniquement qu’il est honnête de se donner à qui nous aime. L’amour ne peut pas être permis pour quelque autre raison que ce soit. Alors il n’est point honteux d’être trompé. Partout ailleurs il y a de la honte, qu’on soit trompé, ou qu’on ne le soit point : [185a] car si, dans l’espérance du gain, on s’abandonne à un amant que l’on croyait riche, et qu’on reconnaisse que cet amant est pauvre et qu’il ne peut tenir parole, la honte n’est pas moins grande ; on a découvert ce que l’on était ; on a montré que pour le gain on pouvait tout faire pour tout le monde, et cela n’est guère beau. Au contraire, si, après s’être confié à un amant que l’on avait cru honnête, dans l’espérance de devenir meilleur par le moyen de son amitié, on vient à reconnaître que cet amant n’est point honnête homme [185b] et qu’il est lui-même sans vertu, il y a encore de l’honneur à être trompé de la sorte : car on a fait voir le fond de son cœur ; on a montré que pour la vertu, et dans l’espérance de parvenir à une plus grande perfection, on était capable de tout entreprendre ; et il n’y a rien de plus glorieux. La conclusion est donc qu’il est beau d’aimer pour la vertu. Cet amour est celui de la Vénus céleste, céleste lui-même, utile aux particuliers et aux états, et digne de leur principale étude, puisqu’il oblige l’amant et l’aimé de veiller sur eux-mêmes, et d’avoir soin de [185c] se rendre mutuellement vertueux. Tous les autres amours appartiennent à la Vénus populaire. Voilà, Phèdre, tout ce que je puis improviser pour toi sur l’amour. »
Pausanias ayant fait ici une pause (et voilà un de ces jeux de mots qu’enseignent nos sophistes), c’était à Aristophane à parler ; mais il en fut empêché par un hoquet qui lui était survenu, apparemment pour avoir trop mangé, ou pour quelque autre raison. [185d] Il s’adressa donc au médecin Éryximaque, auprès de qui il était, et lui dit : Il faut, Éryximaque, ou que tu me délivres de ce hoquet, ou que tu parles pour moi jusqu’à ce qu’il ait cessé. — Je ferai l’un et l’autre, répondit Éryximaque, car je vais parler à ta place, et tu parleras à la mienne quand ton incommodité sera finie ; elle le sera bientôt si tu veux retenir quelque temps ton haleine pendant que je parlerai, et, si cela ne suffit pas, il faut te gargariser la gorge [185e] avec de l’eau. Si le hoquet était trop violent, prends quelque chose pour te frotter le nez une ou deux fois et te procurer l’éternuement : il cessera infailliblement, quelque violent qu’il puisse être. — Commence toujours, dit Aristophane. — Je vais le faire, dit Éryximaque, et il s’exprima ainsi :
« Pausanias a dit de très-belles choses ; mais, comme il me semble qu’il ne les a que commencées et qu’il ne les a pas [186a] assez approfondies vers la fin, je crois devoir les achever. J’approuve fort la distinction qu’il a faite des deux amours ; mais je crois avoir découvert par mon art, la médecine, que l’amour ne réside pas seulement dans l’âme des hommes, où il a pour objet la beauté, mais qu’il a bien d’autres objets encore, et qu’il se rencontre aussi dans la nature corporelle, dans tous les animaux, dans les productions de la terre, en un mot dans tous les êtres, [186b] et que ce dieu se montre grand et admirable en toutes choses, soit divines, soit humaines. Je commencerai par la médecine, afin d’honorer mon art.
« La nature corporelle contient les deux amours ; car les parties du corps qui sont saines, et celles qui sont malades, constituent des choses dissemblables, lesquelles ont des inclinations dissemblables. L’amour qui réside dans un corps sain est autre que celui qui réside dans un corps malade, et la maxime que Pausanias vient d’établir, qu’il faut complaire à un ami vertueux [186c] et résister à celui qui est animé d’une passion déréglée, cette maxime s’applique au corps : un habile médecin doit la pratiquer, céder aux bons tempéraments et combattre ceux qui sont dépravés. C’est en cela que consiste la médecine ; car, pour le dire en peu de mots, la médecine est la science de l’amour dans les corps relativement à la réplétion et à l’évacuation ; et le médecin qui sait le mieux discerner en cela [186d] l’amour bien réglé d’avec le vicieux, doit être estimé le plus habile. Un bon médecin sera celui qui dispose tellement des inclinations du corps, qu’il peut les changer selon le besoin, ôter ce que nous avons appelé l’amour vicieux, introduire l’amour bien réglé où il est nécessaire, établir la concorde entre les éléments les plus ennemis et leur inspirer un amour mutuel. Or, les éléments ennemis sont ceux qui sont contraires les uns aux autres, comme le froid et le chaud, le sec et l’humide, l’amer et le doux, [186e] et les autres de la même espèce. C’est en mettant l’union et l’amour entre ces contraires qu’Esculape, le chef de notre famille, a, comme le disent les poètes et comme je le crois, inventé la médecine. J’ose donc assurer que l’amour [187a] préside à la médecine, ainsi qu’à la gymnastique et à l’agriculture. Quant à la musique, il ne faut pas grande attention pour l’y reconnaître aussi ; et c’est ce qu’Héraclite a peut-être senti, quoiqu’il ne se soit pas très-bien expliqué. L’unité, dit-il[27], en s’opposant à elle-même, produit l’accord, par exemple l’harmonie d’un arc ou d’une lyre. Il est absurde que l’harmonie soit une opposition, ou qu’elle résulte de choses opposées ; mais apparemment Héraclite entendait que c’est de choses d’abord opposées, [187b] comme le grave et l’aigu, et ensuite mises d’accord, que la musique tire l’harmonie. En effet, tant que le grave et l’aigu restent opposés, il ne peut y avoir d’harmonie ; car l’harmonie est une consonnance, la consonnance un accord, et l’accord ne peut pas se former de choses opposées, tant qu’elles demeurent opposées ; l’opposition, tant qu’elle ne s’est pas résolue en accord, ne peut donc produire l’harmonie. C’est encore de cette manière que les longues [187c] et les brèves, qui sont opposées entre elles, lorsqu’elles sont accordées, composent le rythme ; et cet accord dans tout cela c’est la musique, comme plus haut la médecine, qui l’établit, en unissant les opposés des liens de la sympathie et de l’amour. La musique est donc la science de l’amour en fait [187d] de rythme et d’harmonie. Et il n’est pas difficile de reconnaître l’amour dans la constitution même du rythme et de l’harmonie ; là, il n’y a point deux amours ; mais lorsque la musique entre en rapport avec les hommes, ou quand on invente, ce qui s’appelle composition, ou quand on se sert à propos des airs et des mesures déjà inventées, ce qui s’appelle éducation[28], alors il est besoin d’une grande attention et d’un artiste habile. C’est ici qu’il faut appliquer la maxime qui a déjà été établie, qui est de complaire aux hommes sages et à ceux qui doivent le devenir, et d’encourager leur amour, l’amour légitime et céleste, celui de la [187e] muse Uranie ; mais pour celui de Polymnie qui est l’amour vulgaire, on ne doit le favoriser qu’avec une extrême réserve, en sorte que l’agrément qu’il cause ne puisse jamais porter au dérèglement, comme dans notre art la plus grande circonspection est nécessaire pour régler les plaisirs de la table dans une si juste mesure, qu’on puisse en jouir sans nuire à la santé. Nous devons donc distinguer soigneusement ces deux amours dans la musique, dans la médecine, et dans toutes les choses humaines et divines, puisqu’il n’y en a aucune où ils ne se rencontrent. [188a] Vous les trouverez aussi dans la constitution des saisons de l’année ; car toutes les fois que les éléments dont je parlais tout à l’heure, le froid, le chaud, l’humide et le sec, contractent les uns pour les autres un amour réglé et composent une harmonie sage et bien tempérée, l’année devient fertile et salutaire aux hommes, aux plantes et à tous les animaux, sans nuire à quoi que ce soit ; mais lorsque l’amour intempérant domine dans la constitution des saisons, mille ravages marchent à leur suite ; [188b] c’est alors qu’on voit arriver la peste et une foule de maladies pour les animaux et les plantes ; les gelées, la grêle, les nielles, sont les tristes fruits des amours désordonnés des éléments et du défaut de proportion dans leur union : la connaissance de ces choses, dans les mouvements des cieux et les révolutions de l’année, s’appelle astronomie. De plus, les sacrifices, l’emploi de la divination, c’est-à-dire toutes les communications des hommes [188c] avec les dieux, se rapportent à l’amour et n’ont pour but que d’entretenir le bon et de guérir le mauvais : car toutes les actions impies viennent de négliger l’un et de suivre l’autre dans nos actions soit envers nos parents vivants et morts, soit envers les dieux : l’emploi de la divination est de surveiller et de soigner ces deux amours. [188d] La divination est donc l’ouvrière de l’amitié qui est entre les dieux et les hommes, par la science qu’elle a de ce qu’il y a de juste et d’impie dans les inclinations humaines. Ainsi il est vrai de dire en général que l’amour est puissant, et même que sa puissance est universelle. Mais c’est quand il s’applique au bien, et qu’il est réglé par la justice et la tempérance, tant à notre égard qu’à l’égard des dieux, qu’il montre toute sa puissance et nous procure une félicité parfaite, nous faisant vivre en paix les uns avec les autres, et nous conciliant la bienveillance des dieux, dont la nature est si relevée au-dessus de la nôtre.
« J’omets peut-être [188e] beaucoup de choses dans cet éloge de l’amour, mais ce n’est pas volontairement. C’est à toi, Aristophane, à suppléer ce qui m’a échappé. Si pourtant tu veux honorer le dieu autrement, tu es libre de le faire. Commence donc, puisque ton hoquet est cessé. »
[189a] Aristophane répondit : « Il est cessé en effet, mais ce n’a pu être que par l’éternuement ; et j’admire que la bonne disposition du corps demande un mouvement comme celui-là, accompagné de bruits et d’agitations ridicules ; car le hoquet a cessé aussitôt que j’ai eu éternué. — Prends garde, Aristophane, à ce que tu fais, dit Éryximaque ; tu es sur le point de parler et tu plaisantes à mes dépens. Sais-tu, mon cher, que ta raillerie pourrait bien m’obliger [189b] à te surveiller, et à voir un peu s’il ne t’échappera rien qui prête à rire ? tu cherches la guerre quand tu peux avoir la paix. — Tu as fort raison, Éryximaque, répondit Aristophane en souriant ; prends que je n’ai rien dit ; de l’indulgence, je te prie ; car je crains, non pas de faire rire avec mon discours, ce qui serait pour moi une bonne fortune et le triomphe de ma muse, mais de dire des choses qui soient ridicules. — Aristophane, reprit Éryximaque, tu jettes ta flèche et tu t’enfuis. Mais crois-tu échapper ? Fais bien attention à ce que tu vas dire, et parle comme un homme qui doit rendre compte de chacune de ses paroles. [189c] Peut-être, s’il m’en prend envie, je te traiterai avec indulgence.
« À la bonne heure, Éryximaque, dit Aristophane. Aussi bien je me propose de parler bien autrement que vous avez fait, Pausanias et toi. Il me semble que jusqu’ici les hommes n’ont nullement connu la puissance de l’Amour ; car s’ils la connaissaient, ils lui élèveraient des temples et lui offriraient des sacrifices ; ce qui n’est point en pratique, quoique rien ne fut plus convenable[29] : car c’est celui de tous les dieux qui répand le plus de bienfaits sur les hommes ; [189d] il est leur protecteur et leur médecin, et les guérit des maux qui s’opposent à la félicité du genre humain. Je vais essayer de vous faire connaître la puissance de l’Amour, et vous enseignerez aux autres ce que vous aurez appris de moi. Mais il faut commencer par dire quelle est la nature de l’homme et quels sont les changemens qu’elle a subis.
« La nature humaine était primitivement bien différente de ce qu’elle est aujourd’hui. D’abord, il y avait trois sortes d’hommes, les deux sexes qui subsistent encore, [189e] et un troisième composé des deux premiers et qui les renfermait tous deux : il s’appelait androgyne ; il a été détruit, et la seule chose qui en reste, est le nom qui est en opprobre. Puis tous les hommes généralement étaient d’une figure ronde, avaient des épaules et des côtes attachées ensemble, quatre bras, quatre jambes, deux visages opposés l’un à l’autre et parfaitement semblables, [190a] sortant d’un seul cou et tenant à une seule tête, quatre oreilles, un double appareil des organes de la génération, et tout le reste dans la même proportion. Leur démarche était droite comme la nôtre, et ils n’avaient pas besoin de se tourner pour suivre tous les chemins qu’ils voulaient prendre ; quand ils voulaient aller plus vite, ils s’appuyaient de leurs huit membres, par un mouvement circulaire, comme ceux qui les pieds en l’air imitent la roue. La différence qui se trouve [190b] entre ces trois espèces d’hommes vient de la différence de leurs principes : le sexe masculin est produit par le soleil, le féminin par la terre, et celui qui est composé de deux, par la lune, qui participe de la terre et du soleil. Ils tenaient de leurs principes leur figure et leur manière de se mouvoir, qui est sphérique. Leurs corps étaient robustes et leurs courages élevés, ce qui leur inspira l’audace de monter jusqu’au ciel et de combattre contre les dieux, ainsi qu’Homère l’écrit d’Éphialtès et d’Otos[30]. [190c] Jupiter examina avec les dieux ce qu’il y avait à faire dans cette circonstance. La chose n’était pas sans difficulté : les dieux ne voulaient pas les détruire comme ils avaient fait des géans en les foudroyant, car alors le culte que les hommes leur rendaient et les temples qu’ils leur élevaient, auraient aussi disparu ; et, d’un autre côté, une telle insolence ne pouvait être soufferte. Enfin, après bien des embarras, il vint une idée à Jupiter : Je crois avoir trouvé, dit-il, un moyen de conserver les hommes et de les rendre plus retenus, [190d] c’est de diminuer leurs forces : je les séparerai en deux ; par là ils deviendront faibles ; et nous aurons encore un autre avantage, qui sera d’augmenter le nombre de ceux qui nous servent : ils marcheront droits, soutenus de deux jambes seulement ; et, si après cette punition leur audace subsiste, je les séparerai de nouveau, et ils seront réduits à marcher sur un seul pied, comme ceux qui dansent sur les outres à la fête de Bacchus[31]. Après cette déclaration le dieu fit la séparation qu’il venait de résoudre, et il la fit de la manière [190e] que l’on coupe les œufs lorsqu’on veut les saler, ou qu’avec un cheveu on les divise en deux parties égales. Il commanda ensuite à Apollon de guérir les plaies, et de placer le visage des hommes du côté que la séparation avait été faite, afin que la vue de ce châtiment les rendît plus modestes. Apollon obéit, mit le visage du côté indiqué, et, ramassant les peaux coupées sur ce qu’on appelle aujourd’hui le ventre, il les réunit toutes à la manière d’une bourse que l’on ferme, n’y laissant qu’une ouverture qu’on appelle le nombril. Quant aux autres plis [191a] en très-grand nombre, il les polit et façonna la poitrine avec un instrument semblable à celui dont se servent les cordonniers pour polir les souliers sur la forme, et laissa seulement quelques plis sur le ventre et le nombril, comme des souvenirs de l’ancien état. Cette division étant faite, chaque moitié cherchait à rencontrer celle qui lui appartenait ; et s’étant trouvées toutes les deux, elles se joignaient avec une telle ardeur dans le désir de rentrer dans leur ancienne unité, qu’elles périssaient dans cet embrassement de faim [191b] et d’inaction, ne voulant rien faire l’une sans l’autre. Quand l’une des deux périssait, celle qui restait en cherchait une autre, à laquelle elle s’unissait de nouveau, soit qu’elle fut la moitié d’une femme entière, ce qu’aujourd’hui nous autres nous appelons une femme, soit que ce fût une moitié d’homme ; et ainsi la race allait s’éteignant. Jupiter, touché de ce malheur, imagine un autre expédient. Il change de place les instrumens de la génération et les met par-devant. Auparavant ils étaient par-derrière, et on concevait, [191c] et l’on répandait la semence, non l’un dans l’autre, mais à terre, comme les cigales. Il les mit donc par-devant, et de cette manière la conception se fit par la conjonction du mâle et de la femelle. Il en résulta que, si l’homme s’unissait à la femme, il engendrait et perpétuait l’espèce, et que, si le mâle s’unissait au mâle, la satiété les séparait bientôt et les renvoyait aux travaux et à tous les soins de la vie. Voilà comment l’amour [191d] est si naturel à l’homme ; l’amour nous ramène à notre nature primitive et, de deux êtres n’en faisant qu’un, rétablit en quelque sorte la nature humaine dans son ancienne perfection. Chacun de nous n’est donc qu’une moitié d’homme, moitié qui a été séparée de son tout, de la même manière que l’on sépare une sole. Ces moitiés cherchent toujours leurs moitiés. Les hommes qui sortent de ce composé des deux sexes, nommé androgyne, [191e] aiment les femmes, et la plus grande partie des adultères appartiennent à cette espèce, comme aussi les femmes qui aiment les hommes. Mais pour les femmes qui sortent d’un seul sexe, le sexe féminin, elles ne font pas grande attention aux hommes, et sont plus portées pour les femmes ; c’est à cette espèce qu’appartiennent les tribades. Les hommes qui sortent du sexe masculin recherchent le sexe masculin. Tant qu’ils sont jeunes, comme portion du sexe masculin, ils aiment les hommes, ils se plaisent à coucher avec eux et à être dans leurs bras ; [192a] ils sont les premiers parmi les jeunes gens, leur caractère étant le plus mâle ; et c’est bien à tort qu’on leur reproche de manquer de pudeur : car ce n’est pas faute de pudeur qu’ils se conduisent ainsi, c’est par grandeur d’âme, par générosité de nature et virilité qu’ils recherchent leurs semblables ; la preuve en est qu’avec le temps ils se montrent plus propres que les autres à servir la chose publique. Dans l’âge mûr [192b] ils aiment à leur tour les jeunes gens : ils n’ont aucun goût pour se marier et avoir des enfans, et ne le font que pour satisfaire à la loi ; ils préfèrent le célibat avec leurs amis. Ainsi, aimant ou aimé, le but d’un pareil homme est de s’approcher de ce qui lui ressemble. Arrive-t-il à celui qui aime les jeunes gens ou à tout autre de rencontrer sa moitié ? la tendresse, la sympathie, [192c] l’amour les saisit d’une manière merveilleuse : ils ne veulent plus se séparer, fût-ce pour le plus court moment. Et ces mêmes êtres qui passent leur vie ensemble, ils ne sont pas en état de dire ce qu’ils veulent l’un de l’autre : car il ne paraît pas que le plaisir des sens soit ce qui leur fait, trouver tant de bonheur à être ensemble ; il est clair que leur âme [192d] veut quelque autre chose qu’elle ne peut dire, qu’elle devine et qu’elle exprime énigmatiquement par ses transports prophétiques. Et si, quand ils sont dans les bras l’un de l’autre, Vulcain, leur apparaissant avec les instrumens de son art, leur disait : Qu’est-ce que vous demandez réciproquement ? Et que, les voyant hésiter, il continuât à les interroger ainsi : Ce que vous voulez, n’est-ce pas d’être tellement unis ensemble que ni jour ni nuit vous ne soyez jamais l’un sans l’autre ? Si c’est là ce que vous désirez, je vais vous fondre, [192e] et vous mêler de telle façon, que vous ne serez plus deux personnes, mais une seule et que, tant que vous vivrez, vous vivrez d’une vie unique, et que, quand vous serez morts, là aussi dans le séjour des ombres, vous ne serez pas deux, mais un seul. Voyez donc encore une fois si c’est là ce que vous voulez et si, ce désir rempli, vous serez parfaitement heureux. Oui, si Vulcain leur tenait ce discours, nous sommes convaincus qu’aucun d’eux ne refuserait et que chacun conviendrait qu’il vient réellement d’entendre développer ce qui était de tout temps au fond de son âme : le désir d’un mélange si parfait avec la personne aimée qu’on ne soit plus qu’un avec elle. La cause en est que notre nature primitive était une, et que nous étions autrefois un tout parfait ; le désir [193a] et la poursuite de cette unité s’appelle amour. Primitivement, comme je l’ai déjà dit, nous étions un ; mais en punition de notre injustice nous avons été séparés par Jupiter, comme les Arcadiens par les Lacédémoniens[32]. Nous devons donc prendre garde à ne commettre aucune faute contre les dieux, de peur d’être exposés à une seconde division, et de devenir comme ces figures représentées de profil au bas des colonnes, n’ayant qu’une moitié de visage, et semblables à des dés séparés en deux. Exhortons-nous réciproquement à honorer [193b] les dieux, afin d’éviter un nouveau châtiment, et de revenir à l’unité sous les auspices et la conduite de l’Amour ; que personne ne se mette en guerre avec l’Amour, et c’est se mettre en guerre avec lui que de se révolter contre les dieux : rendons-nous l’Amour favorable, et il nous fera trouver cette partie de nous-mêmes nécessaire à notre bonheur, et qui n’est accordée aujourd’hui qu’à un petit nombre de privilégiés. Qu’Éryximaque ne s’avise pas de critiquer ces dernières paroles, comme si elles regardaient Pausanias et Agathon ; car peut-être [193c] sont-ils de ce petit nombre et appartiennent-ils l’un et l’autre à la nature mâle et généreuse. Quoi qu’il en soit, je suis certain que nous serons tous heureux, hommes et femmes, si l’amour donne à chacun de nous sa véritable moitié et le ramène à l’unité primitive. Cette unité étant l’état le meilleur, on ne peut nier que l’état qui en approche le plus ne soit aussi le meilleur en ce monde, et cet état, c’est la rencontre et la possession d’un être selon son cœur. Si donc le dieu qui nous procure ce bonheur a droit à nos louanges, [193d] louons l’Amour, qui non-seulement nous sert en cette vie, en nous faisant rencontrer ce qui nous convient, mais qui nous offre aussi les plus grands motifs d’espérer qu’après cette vie, si nous sommes fidèles aux dieux, il nous rétablira dans notre première nature, et, venant au secours de notre faiblesse, nous donnera un bonheur sans mélange.
« Voilà, Éryximaque, mon discours sur l’amour ; il est différent du tien, mais, je t’en conjure encore une fois, ne t’en moque point, afin que nous puissions entendre les autres, ou plutôt les deux autres ; [193e] car Agathon et Socrate sont les seuls qui restent.
« Je t’obéirai, dit Éryximaque, et d’autant plus volontiers que ton discours m’a charmé, mais à un tel point que, si je ne connaissais combien sont éloquents Socrate et Agathon en matière d’amour, je craindrais fort qu’ils ne demeurassent court, la matière paraissant épuisée par tout ce qui a été dit jusqu’à présent. Cependant j’attends encore beaucoup d’eux. [194a] — Tu t’es très-bien tiré d’affaire, Éryximaque, dit Socrate ; mais, si tu étais où j’en suis et où j’en serai plus encore quand Agathon aura parlé, tu tremblerais et serais tout aussi embarrassé que moi. — Tu veux donc, ô Socrate, dit Agathon, me jeter un sort, et me troubler l’esprit en me faisant croire que l’assemblée est dans l’attente, comme si je devais dire les plus belles choses. — J’aurais bien peu de mémoire, Agathon, reprit Socrate, [194b] si toi, que j’ai vu monter avec tant de fermeté sur la scène, environné des comédiens, et, regardant en face une si grande assemblée, réciter tes vers sans aucune émotion, j’allais croire que tu puisses te troubler pour quelques personnes comme nous ! — Ah ! je te prie, répondit Agathon, ne crois pas, Socrate, que je sois tellement enivré du théâtre, que j’ignore combien, pour un homme sensé, le jugement d’un petit nombre de sages est plus redoutable que celui d’une multitude de fous. [194c] — Je serais bien injuste si je doutais de ton bon goût ; je suis persuadé que si tu te trouvais avec un petit nombre de personnes qui te paraîtraient sages, tu les préférerais à la foule ; mais peut-être ne sommes-nous pas de ces sages ; car enfin nous étions aussi au théâtre et nous faisions partie de la foule. Mais supposé que tu te trouvasses avec d’autres qui fussent des sages, ne craindrais-tu pas de faire quelque chose qu’ils pussent désapprouver ? — Oui certainement, je le craindrais, répondit Agathon. — Et n’aurais-tu pas la même crainte vis-à-vis la foule ? reprit Socrate. [194d] — Là-dessus, Phèdre prit la parole, et dit : Mon cher Agathon, si tu continues de répondre à Socrate, il ne se mettra plus en peine du reste, pourvu qu’il ait avec qui causer, surtout si c’est quelqu’un qui ait de la beauté. Moi aussi j’aime à entendre Socrate ; mais c’est aujourd’hui un devoir pour moi de veiller à ce que l’Amour ne perde rien des louanges qui lui sont dues, et je dois demander à chacun de vous sa part. Quand vous aurez l’un et l’autre payé votre dette au dieu, vous pourrez causer tant qu’il voudra. [194e] — Tu as raison, Phèdre, reprit Agathon, et me voilà prêt à parler ; car aussi bien pourrai-je rentrer une autre fois en conversation avec Socrate.
Je vais donc établir d’abord le plan de mon discours, et je commencerai.
« Il me semble que ceux qui ont parlé jusqu’ici ont moins loué l’Amour que félicité les hommes du bonheur qu’il leur donne ; mais le dieu même [195a] à qui on doit ce bonheur, nul ne l’a fait connaître. Et cependant la seule bonne manière de louer est d’expliquer quelle est la chose en question et quels effets elle produit. Ainsi dans cet éloge de l’Amour nous devons dire premièrement quel il est, et parler après de ses bienfaits. Or, j’ose affirmer que de tous les dieux qui jouissent du suprême bonheur, l’Amour, s’il est permis de le dire sans crime, est le plus heureux, comme étant le plus beau et le meilleur. Je dis le plus beau, et voici [195b] pourquoi : d’abord, ô Phèdre, c’est qu’il est le plus jeune, et lui-même le prouve bien, puisque dans sa course il échappe à la vieillesse, qui pourtant, on le voit, court assez vite, plus vite au moins qu’il ne faudrait. L’Amour la déteste et se garde bien d’en approcher, même de loin ; mais il accompagne la jeunesse, il se plaît avec elle : car, suivant l’ancien proverbe, chacun s’attache à son semblable. Ainsi d’accord avec Phèdre sur d’autres choses qu’il a dites, je ne saurais convenir avec lui que l’Amour soit plus ancien que Saturne et Japet ; [195c] je soutiens au contraire qu’il est le plus jeune des dieux et qu’il est toujours jeune. Ces vieilles querelles de l’Olympe que nous racontent Hésiode et Parménide ont dû, si tant est qu’elles soient vraies, se passer plutôt sous l’empire de la nécessité que sous celui de l’Amour : car si l’Amour eût été avec les dieux il n’y eût eu parmi eux ni mutilations, ni chaînes, ni tant d’autres violences[33], mais la concorde et l’affection, comme depuis le règne de l’Amour. Il est donc certain qu’il est jeune, et de plus il est tendre et délicat. Mais il faudrait [195d] un Homère pour bien rendre toute la délicatesse de ce dieu. Homère dit d’Até, qu’elle est déesse et délicate :
Ses pieds sont délicats, et elle ne marche pas sur le sol,
Mais elle plane sur la tête des hommes[34].
C’est, je pense, prouver assez sa délicatesse qui ne peut souffrir un appui trop dur. [195e] Je me servirai pour l’Amour d’une preuve semblable. Il ne marche ni sur la terre ni sur des têtes qui déjà ne sont pas un point d’appui fort doux, mais il plane et se repose sur tout ce qu’il y a de plus tendre : car c’est dans les âmes des dieux et des hommes qu’il fait sa demeure. Et encore n’est-ce pas dans toutes les âmes indistinctement ; rencontre-t-il un cœur dur, il passe et ne s’arrête que dans un cœur tendre. Or, s’il ne touche jamais de son pied ou du reste de son corps que la partie la plus délicate des êtres les plus délicats, ne faut-il pas qu’il soit doué lui-même de la délicatesse la plus exquise ? [196a] Il est donc le plus jeune et le plus délicat des dieux ; j’ajoute qu’il est d’une essence toute subtile : autrement il ne pourrait pénétrer partout, se glisser inaperçu dans tous les cœurs et en sortir de la même manière. Et qui ne reconnaîtrait une subtile essence à la grâce qui, de l’aveu commun, distingue l’Amour ? Amour et laideur sont partout en guerre. Peut-on douter de la fraîcheur de son teint, lui qui ne vit que parmi les fleurs ? Jamais [196b] l’Amour ne se fixe dans rien de flétri, corps ou âme ; mais où il trouve des fleurs et des parfums, c’est là qu’il se plaît et qu’il s’arrête. En voilà assez pour montrer la beauté de ce dieu, je tairai le reste pour parler de sa vertu. Son plus grand avantage est qu’il ne peut recevoir aucune offense de la part des hommes ni des dieux, et que ni dieux ni hommes ne sauraient être offensés par lui ; car s’il souffre ou s’il fait souffrir, c’est sans contrainte, la violence étant incompatible [196c] avec l’amour. Chacun se soumet à lui volontairement, et tout accord conclu librement et de gré à gré, les lois, reines de l’état, le déclarent juste. Si l’Amour est juste il n’est pas moins tempérant ; car on convient que la tempérance consiste à dominer les plaisirs et les passions ; et est-il un plaisir qui ne soit au-dessous de l’amour ? Si donc l’Amour domine tous les autres plaisirs, pour être supérieur à tous les plaisirs et à toutes les passions, il faut qu’il soit doué d’une rare tempérance. [196d] Pour la force Mars lui-même ne le peut égaler ; car ce n’est point Mars qui est le maître de l’Amour, mais l’Amour qui est le maître de Mars, l’amour de Vénus, dit-on : or celui qui est le maître est plus fort que celui qui est maîtrisé ; et surmonter celui qui surmonte tous les autres n’est-ce pas être le plus fort de tous ? Nous avons parlé de la justice, de la tempérance et de la force de ce dieu, reste encore son habileté. Tâchons de ne point demeurer en arrière de ce côté. Afin donc que j’honore notre art comme. Éryximaque [196e] a fait le sien, je dirai que l’Amour est un poète si habile qu’il rend poète qui il veut. On le devient en effet, fût-on auparavant étranger aux Muses, sitôt qu’on est inspiré par l’Amour : ce qui prouve que l’Amour excelle dans tout ce qui regarde les Muses ; car on n’enseigne point ce qu’on ignore, et on ne donne point ce qu’on n’a pas. Pourrait-on [197a] nier que tout ce qui a vie ne soit l’ouvrage de ce grand artiste ? Et ne voyons-nous pas dans tous les arts celui auquel il donne des leçons devenir célèbre et glorieux, tandis que celui qu’il n’inspire pas reste dans l’ombre ? C’est à la passion et à l’Amour qu’Apollon dut l’invention de la médecine, de la divination, de l’art de tirer de l’arc ; [197b] et l’on peut dire que l’Amour est le maître d’Apollon, comme des Muses pour la musique, de Vulcain pour l’art de forger les métaux, de Minerve pour l’art du tisserand, de Jupiter pour celui de gouverner les dieux et les hommes. Ainsi, l’ordre a été établi parmi les dieux par l’Amour, c’est-à-dire par la beauté ; car jamais l’Amour ne s’attache à la laideur. Avant l’Amour, comme je l’ai dit au commencement, il était arrivé aux dieux beaucoup d’événements fâcheux sous la loi de la Nécessité ; mais aussitôt que l’Amour parut, l’amour du beau répandit tous les biens parmi les dieux et parmi les hommes. [197c] Voilà donc, ô Phèdre, comment l’Amour me semble d’abord très-beau et très-bon, et comment ensuite il communique aux autres ces mêmes avantages. Je terminerai par un hommage poétique : oui c’est l’Amour qui donne
La paix aux hommes, le calme à la mer,
Le silence aux vents, un lit de repos et le sommeil à l’inquiétude.
[197d] « C’est l’Amour qui écarte les barrières qui rendent l’homme étranger à l’homme ; c’est lui qui les rapproche et les réunit en société. Il préside aux fêtes, aux chœurs, aux sacrifices. Il enseigne la douceur, bannit la rudesse, excite la bienveillance, arrête la haine. Favorable aux bons, admiré des sages, agréable aux dieux, objet des désirs de ceux qui ne le possèdent pas encore, trésor précieux de ceux qui le possèdent, père du bien-être, de la volupté, des délices, des agréments, des doux charmes, des tendres désirs, il veille sur les bons et néglige les méchants ; dans la peine, dans la crainte, dans le désir, et quand il s’agit [197e] de parler, c’est un conseiller, un guide, un sauveur. Enfin il est la gloire des dieux et des hommes, le maître le plus beau et le meilleur ; tout mortel doit le suivre, le célébrer, et répéter en son honneur les hymnes divins dont il se sert lui-même pour répandre la douceur dans les cieux et sur la terre. À ce dieu, ô Phèdre, je consacre ce discours entremêlé de propos légers et sérieux, aussi bien que j’ai pu le faire. »
Quand Agathon eut fini de parler il s’éleva un murmure d’approbation, et tout le monde jugea qu’il avait parlé d’une manière digne du dieu et de lui. Après quoi Socrate s’étant tourné vers Éryximaque : Eh bien, dit-il, fils d’Acumènos, crois-tu maintenant que ma crainte était vaine ? et n’étais-je pas bon prophète quand je vous avertissais qu’Agathon ferait un discours merveilleux et me jetterait dans l’embarras ? — Tu as été un bon prophète pour Agathon, mais un mauvais, pour toi, si tu as prédis que tu serais embarrassé, répondit Éryximaque. [198b] — Et qui, mon cher, reprit Socrate, ne serait embarrassé aussi bien que moi, ayant à parler après un discours si beau, si varié, admirable en toutes ses parties, mais principalement sur la fin, où il y a une élégance et une beauté de diction en vérité surprenante ? Je me trouve si éloigné de pouvoir rien dire d’aussi beau, que me sentant saisi de honte [198c] j’aurais quitté la place, si je l’avais pu ; car l’éloquence d’Agathon m’a rappelé Gorgias, au point que véritablement il m’est arrivé ce que dit Homère : je craignais qu’en finissant son discours Agathon ne lançât sur le mien, pour ainsi dire, la tête de Gorgias[35], cet orateur terrible, qui m’allait pétrifier et me réduire au silence. J’ai reconnu en même temps combien j’étais ridicule, lorsque je me suis engagé avec vous [198d] à rapporter en mon rang les louanges de l’Amour, et que je me suis vanté d’être savant en amour, moi qui ne sais pas même comment il faut louer quoi que ce soit. En effet, jusqu’ici j’avais eu la folie de croire qu’on ne peut faire entrer dans l’éloge que des choses vraies, que c’était là le fond, et qu’il ne s’agissait plus que de choisir entre toutes ces choses les plus belles, et de les placer le plus convenablement. Je me croyais donc assuré de bien parler, puisque je savais la vraie manière de louer. Mais il paraît que cette méthode n’est pas la bonne, et qu’il faut attribuer [198e] les plus grandes perfections à l’objet qu’on a entrepris de louer, soit qu’elles lui appartiennent, soit qu’elles ne lui appartiennent pas, la vérité ou la fausseté n’étant en cela de nulle importance. Il avait été convenu, à ce qu’il semble, que chacun de nous aurait l’air de louer l’amour et non d’en faire l’éloge réellement. Voilà pourquoi apparemment vous vous appliquez à lui attribuer toutes les perfections, et vous le faites si grand et la cause de si grandes choses, afin [199a] qu’il paraisse très-beau et très-bon, je veux dire aux ignorants et non certes aux gens éclairés : cette manière de louer est fort belle et fort imposante ; mais elle m’était tout-à-fait inconnue, lorsque je vous ai donné ma parole. C’est donc ma langue et non mon cœur qui a pris cet engagement[36]. Veuillez m’en dispenser ; je ne vous ferai pas encore aujourd’hui un éloge de ce genre, car je ne le pourrais absolument pas. Mais si vous le voulez, je parlerai à ma manière, ne m’attachant qu’à dire des choses vraies, [199b] sans me donner ici le ridicule de prétendre disputer d’éloquence avec vous. Ainsi vois, Phèdre, si tu veux te contenter d’un éloge qui ne passera pas les bornes de la vérité, et dont le style sera tout simple. — Phèdre et l’assemblée répondirent qu’ils approuvaient fort qu’il parlât comme il lui plairait. — Permets-moi donc, Phèdre, reprit Socrate, de faire d’abord quelques questions à Agathon, afin qu’étant d’accord avec lui, je puisse parler avec plus d’assurance. [199c] — Très-volontiers, répondit Phèdre. — Après quoi Socrate commença.
« Je trouve, mon cher Agathon, que tu débutes fort bien en disant qu’il faut montrer d’abord quelle est la nature de l’amour, et ensuite quels sont ses effets. J’aime tout-à-fait ce début. Voyons, après tout ce que tu as dit de beau et de magnifique sur la nature de l’amour, dis-moi aussi, [199d] je te prie, s’il est l’amour de quelque chose ou de rien[37]. Et je ne te demande pas s’il est fils d’un père ou d’une mère ; car ce serait une question ridicule. Mais suppose qu’à propos d’un père, je te demande s’il est père de quelqu’un ou non, ta réponse, pour être juste, devrait être, qu’il est père d’un fils ou d’une fille : n’en conviens-tu pas ? — Oui sans doute, dit Agathon. Et il en serait de même d’une mère ? — Agathon en convint encore. [199e] — Souffre donc, ajouta Socrate, que je te fasse encore quelques interrogations, pour te découvrir mieux ma pensée. Un frère est-il frère de quelqu’un ? — Oui. — Et d’un frère ou d’une sœur ? — Sans contredit. — Tâche donc, reprit Socrate, de nous montrer si l’Amour est l’amour de quelque chose ou de rien. — De quelque chose certainement. [200a] — Retiens bien ce que tu avances là, et souviens-toi de quoi l’Amour est amour selon toi. Mais, avant d’aller plus loin, dis-moi si l’Amour désire la chose dont il est amour. — Il la désire. — Mais reprit Socrate, est-il possesseur de la chose qu’il désire et qu’il aime ; ou bien ne la possède-t-il pas ? — Vraisemblablement, reprit Agathon, il ne la possède pas. — Vraisemblablement ! Vois plutôt s’il ne faut pas nécessairement que celui qui désire une chose, manque de la chose qu’il désire, [200b] ou bien qu’il ne le désire pas, s’il n’en manque pas. Pour moi, je trouve cela tout-à-fait nécessaire. Et toi que t’en semble ? — Je suis de ton avis. — À merveille. Par exemple, celui qui est grand, voudrait-il être grand, et celui qui est fort, être fort ? — Impossible, d’après ce dont nous sommes convenus. — Car étant grand et fort, il ne manque ni de grandeur ni de force. — Tu as raison. — Si celui qui est fort, reprit Socrate, voulait être fort, celui qui est agile, agile, et celui qui est bien portant, bien portant… car peut-être y a-t-il quelqu’un qui ne trouverait pas cette hypothèse absurde, savoir qu’il y a des gens qui possédant la force, l’agilité et la santé, [200c] désirent encore ce qu’ils possèdent ; j’insiste sur ce point, de peur d’illusion : réfléchis bien, Agathon ; ce que ces gens possèdent, il est de toute nécessité qu’ils le possèdent, bon gré mal gré ; comment donc s’aviseraient-ils de le désirer ? Et si on objectait qu’un homme riche et sain pourrait dire : Je souhaite [200d] les richesses et la santé, et par conséquent je désire ce que je possède, nous lui répondrions : Mon cher, ton désir ne peut tomber que sur l’avenir : car présentement, il est certain que tu possèdes ces biens, bon gré mal gré ; vois donc si lorsque tu dis, je désire une chose que j’ai présentement, cela ne signifie pas ; je désire d’avoir encore à l’avenir ce que j’ai en ce moment. N’en conviendrait-il pas ? — Il le faudrait, reprit Agathon. — Eh bien, continua Socrate, cela n’est-il pas aimer et désirer ce dont on n’est pas sûr, ce qu’on ne possède pas encore, savoir la conservation de ce qu’on possède présentement ? [200e] — Oui, vraiment. — Ainsi désirer dans ce cas, comme toujours, c’est désirer ce dont on n’est pas sûr, ce qui n’est pas encore présent, ce qu’on ne possède pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque ; voilà ce qui constitue le désir et l’amour. — Il est vrai. — Repassons, ajouta Socrate, tout ce que nous venons de dire. Premièrement l’Amour est amour de quelque chose, en second lieu, d’une chose qui lui manque. [201a] — J’en conviens, dit Agathon. — Souviens-toi maintenant, reprit Socrate, de quoi tu as dit que l’Amour est amour. Si tu veux, je t’en ferai souvenir. Tu as dit, ce me semble, que les différends des dieux ont été arrangés par l’amour de la beauté, car il n’y a pas d’amour de la laideur. N’est-ce pas ce que tu disais ? — Oui. — Et avec raison. Selon tes propres paroles l’amour est l’amour de la beauté ? — Sans doute. [201b] — Or, ne sommes-nous pas convenus que l’Amour désire les choses qu’il n’a pas ? — Nous en sommes convenus. — Donc l’Amour manque de beauté. — Il le faut conclure. — Eh bien, appelles-tu beau ce qui manque de beauté, ce qui ne possède la beauté d’aucune manière ? — Non certainement. — S’il en est ainsi, reprit Socrate, assures-tu encore que l’Amour est beau ? — J’avoue, répondit Agathon, que je n’avais pas bien compris ce que je disais. [201c] — Tu parles sagement, Agathon, reprit Socrate : mais continue un peu à me répondre. Te paraît-il que les bonnes choses soient belles ? — Il me le paraît. — Si l’Amour manque de beauté, et que le beau soit inséparable du bon, l’Amour manque donc aussi de bonté. — Il en faut demeurer d’accord, Socrate ; car il n’y a pas moyen de te résister. [201d] — Ô mon cher ami, c’est à la vérité qu’il est impossible de résister ; car pour Socrate, c’est bien facile. Mais je quitte Agathon, et je vais vous rapporter le discours que j’ai entendu tenir à une femme de Mantinée, à Diotime. Elle était savante en amour et sur beaucoup d’autres choses. Ce fut elle qui prescrivit aux Athéniens les sacrifices qui suspendirent dix ans une peste dont ils étaient menacés. Je tiens d’elle tout ce que je sais sur l’amour. Je vais essayer de vous rapporter comme je pourrai les instructions qu’elle m’a données d’après les principes dont nous venons de convenir, Agathon et moi ; et, pour ne point m’écarter de ta méthode, Agathon, [201e] j’expliquerai d’abord ce que c’est que l’amour, et ensuite quels sont ses effets. Je trouve plus commode de vous rendre fidèlement la conversation entre l’étrangère et moi, comme elle eut lieu. J’avais dit à Diotime presque les mêmes choses qu’Agathon vient de dire : que l’Amour était un dieu grand et beau ; et elle se servait des mêmes raisons que je viens d’employer contre Agathon, pour me prouver que l’Amour n’était ni beau ni bon. Je lui répliquai : Qu’entends-tu, Diotime ? quoi, l’Amour serait-il laid et mauvais ! — Parle mieux, me répondit-elle. Crois-tu que tout ce qui n’est pas beau soit nécessairement laid ? [202a] — Je le crois. — Et crois-tu qu’on ne puisse manquer de science sans être absolument ignorant, ou ne penses-tu pas qu’il y a un milieu entre la science et l’ignorance ? — Quel milieu ? — Avoir une opinion vraie sans pouvoir en rendre raison, ne sais-tu pas que cela n’est ni science, puisque la science doit être fondée sur des raisons, ni ignorance, puisque ce qui participe du vrai ne peut s’appeler ignorance. L’opinion vraie tient donc le milieu entre la science et l’ignorance. — J’avouai à Diotime qu’elle disait vrai. [202c] — Ne conclus donc pas, reprit-elle, que tout ce qui n’est pas beau est laid, et que tout ce qui n’est pas bon est mauvais ; et conviens que pour avoir reconnu que l’amour n’est ni beau ni bon, tu n’es pas dans la nécessité de le croire laid et mauvais. — Mais pourtant, lui répliquai-je, tout le monde est d’accord que l’amour est un grand dieu. — Par tout le monde, entends-tu, Socrate, les savants ou les ignorants ? — J’entends tout le monde, lui dis-je, sans exception. — Comment, reprit-elle en souriant, [202c] pourrait-il passer pour un grand dieu parmi ceux qui ne le reconnaissent pas même pour un dieu ? — Qui peuvent être ceux-là ? dis-je. — Toi et moi, répondit-elle. — Comment, repris-je, peux-tu assurer que je t’aie rien dit d’approchant ? — Je te le montrerai aisément. Réponds-moi, je te prie. Ne dis-tu pas que tous les dieux sont beaux et heureux ? ou oserais-tu dire qu’il y a un dieu qui ne soit ni heureux ni beau ? — Non, par Jupiter. — N’appelles-tu pas heureux ceux qui possèdent les belles et bonnes choses ? — Ceux-là seulement. [202d] — Mais précédemment tu es convenu que l’amour désire les belles et les bonnes choses, et que le désir est une marque de privation. — J’en suis convenu en effet. — Comment donc, reprit Diotime, se peut-il que l’amour soit dieu, étant privé de ce qui est bon et beau ? — Il faut que j’avoue que cela ne se peut — Ne vois-tu donc pas bien que tu penses que l’amour n’est pas un dieu ? — Quoi, lui répondis-je, est-ce que l’amour est mortel ? — Je ne dis pas cela. — Mais enfin, Diotime, dis moi qu’est-il donc ? — C’est comme je te le disais tout à l’heure, quelque chose d’intermédiaire entre le mortel et l’immortel. — Mais quoi enfin ? — C’est un grand démon, Socrate, et tout démon tient le milieu [202e] entre les dieux et les hommes. — Quelle est, lui demandai-je, la fonction d’un démon ? — D’être l’interprète et l’entremetteur entre les dieux et les hommes apportant au ciel les vœux et les sacrifices des hommes, et rapportant aux hommes les ordres des dieux et les récompenses qu’ils leur accordent pour leurs sacrifices. Les démons entretiennent l’harmonie de ces deux sphères : ils sont le lien qui unit le grand tout. C’est d’eux que procède toute la science divinatoire et l’art des prêtres relativement aux sacrifices, aux initiations, [203a] aux enchantements, aux prophéties et à la magie. Dieu ne se manifeste point immédiatement à l’homme, et c’est par l’intermédiaire des démons que les dieux commercent avec les hommes et leur parlent, soit pendant la veille soit pendant le sommeil. Celui qui est savant dans toutes ces choses est un homme démoniaque ou inspiré ; et celui qui excelle dans le reste, dans les arts et métiers, est appelé manœuvre. Les démons sont en grand nombre, et de plusieurs sortes ; et l’Amour est l’un d’eux. — De quels parents tire-t-il sa naissance ? dis-je à Diotime. — Le récit en est un peu long, reprit-elle, mais je vais toujours te le faire.
« À la naissance de Vénus, il y eut chez les dieux un festin où se trouvait, entre autres, Poros[38], fils de Métis[39]. Après le repas, comme il y avait eu grande chère, Penia[40] s’en vint demander quelque chose, et se tint auprès de la porte. En ce moment, Poros, enivré de nectar (car il n’y avait pas encore de vin), se retira dans le jardin de Jupiter, et là, ayant la tête pesante, il s’endormit. Alors Penia, s’avisant qu’elle ferait bien dans sa détresse d’avoir un enfant de Poros, [203c] s’alla coucher auprès de lui, et devint mère de l’Amour. Voilà d’abord comment, ayant été conçu le jour même de la naissance de Vénus, l’Amour devint son compagnon et son serviteur, outre que de sa nature il aime la beauté, et que Vénus est belle. Maintenant, comme fils de Poros et de Penia, voici quel fut son partage. D’un côté, il est toujours pauvre, et non pas délicat et beau comme la plupart des gens se l’imaginent, mais maigre, [203d] défait, sans chaussure, sans domicile, point d’autre lit que la terre, point de couverture, couchant à la belle étoile auprès des portes et dans les rues, enfin, en digne fils de sa mère, toujours misérable. D’un autre côté, suivant le naturel de son père, il est toujours à la piste de ce qui est beau et bon ; il est mâle, entreprenant, robuste, chasseur habile, sans cesse combinant quelque artifice, jaloux de savoir et mettant tout en œuvre pour y parvenir, passant toute sa vie à philosopher, enchanteur, magicien, sophiste. Sa nature n’est [203e] ni d’un immortel, ni d’un mortel : mais tour à tour dans la même journée il est florissant, plein de vie, tant que tout abonde chez lui ; puis il s’en va mourant, puis il revit encore, grâce à ce qu’il tient de son père. Tout ce qu’il acquiert lui échappe sans cesse : de sorte que l’Amour n’est jamais ni absolument opulent ni absolument misérable ; de même qu’entre la sagesse et l’ignorance [204a] il reste sur la limite, et voici pourquoi : aucun dieu ne philosophe et ne songe à devenir sage, attendu qu’il l’est déjà ; et en général quiconque est sage n’a pas besoin de philosopher. Autant en dirons-nous des ignorants : ils ne sauraient philosopher ni vouloir devenir sages : l’ignorance a précisément l’inconvénient de rendre contents d’eux-mêmes des gens qui ne sont cependant ni beaux, ni bons, ni sages ; car enfin nul ne désire les choses dont il ne se croit point dépourvu. — Mais, Diotime, lui dis-je, quels sont donc les gens qui font de la philosophie, si ce ne sont ni les sages ni les ignorants ? [204b] — Il est tout simple, même pour un enfant, répondit-elle, que ce sont ceux qui tiennent le milieu entre les uns et les autres, et l’Amour est de ce nombre. La sagesse est une des plus belles choses du monde, or l’Amour est amoureux de ce qui est beau, d’où il suit que l’Amour est amoureux de la sagesse, c’est-à-dire philosophe, et qu’à ce titre il tient le milieu entre sage et ignorant. Tout cela, par le fait de sa naissance : car il vient d’un père sage et qui est dans l’abondance, et d’une mère qui n’est ni l’un ni l’autre. Telle est, mon cher Socrate, la nature de ce démon. [204c] Quant à l’idée que tu t’en formais, elle ne me surprend point. Tu te figurais, si j’ai bien saisi le sens de tes paroles, que l’Amour est l’objet aimé, non le sujet aimant ; et c’est, je pense, pour cela que l’Amour t’a semblé si beau ; car tout objet aimable est par cela même beau, charmant, accompli, céleste ; mais ce qui aime doit être conçu autrement, et je l’ai peint sous ses vraies couleurs. — Eh bien, soit, étrangère. Tu raisonnes à merveille : mais l’Amour étant tel que tu viens de le dire, de quelle utilité est-il aux hommes ? [204d] — C’est à présent, Socrate, reprit-elle, ce que je vais tâcher de t’apprendre. Nous savons ce que c’est que l’Amour, d’où il vient, et que la beauté, comme tu le dis, est son objet. Si quelqu’un maintenant venait nous dire : Socrate, Diotime, qu’est-ce que l’amour de la beauté ? Ou, pour me faire mieux entendre : Celui qui aime ce qui est beau, que lui veut-il ? — Il veut se l’approprier, répondis-je. — Cette réponse attend une nouvelle question, dit-elle : s’il se l’approprie, que lui en adviendra-t-il ? — Je convins que je n’étais pas en état de répondre à cela. [204e] — Eh bien, reprit-elle, si l’on change de terme, et qu’en mettant le bon à la place du beau on te demande : Socrate, celui qui aime ce qui est bon, que lui veut-il ? — Il veut se l’approprier. — Et s’il se l’approprie, que lui en adviendra-t-il ? — Je trouve, lui dis-je, la réponse plus facile cette fois : c’est qu’il deviendra heureux. [205a] — Bien, répondit-elle ; c’est par la possession des bonnes choses que les heureux sont heureux. Et il n’est plus besoin de demander en outre pour quelle raison celui qui veut être heureux veut l’être : tout est fini, je pense, par ta réponse. — Il est vrai, Diotime. — Mais cette volonté, cet amour, dis-moi, penses-tu qu’ils soient communs à tous les hommes, et que tous veuillent avoir toujours ce qui est bon ? qu’en penses-tu ? — Oui, Diotime, cela me paraît commun à tous les hommes. — Pourquoi donc, Socrate, ne disons-nous pas de tous les hommes qu’ils aiment, [205b] puisqu’ils aiment tous et toujours la même chose ? et pourquoi le disons-nous de quelques-uns plutôt que d’autres ? — C’est ce dont je suis moi-même surpris. — Il ne faut point t’en étonner : nous distinguons une espèce particulière de l’Amour et nous l’appelons amour, du nom de tout le genre, tandis que pour les autres espèces nous employons divers autres termes. — Je voudrais quelque exemple de ceci. — Un exemple ? Le voici. Tu sais que poésie[41] est un mot qui renferme bien des choses : il exprime en général la cause qui fait passer du non être à l’être quoi que ce soit : de sorte que toute invention est poésie, et que tous les inventeurs sont poètes. — Cela est vrai. — Tu vois cependant qu’on ne les qualifie pas tous de poètes, mais qu’on leur donne divers autres noms ; et, que de tout ce qui est poésie, une seule partie prise à part, celle de la musique et de la métrique a reçu le nom de tout le genre. C’est cette partie seule, et ceux qui s’y livrent, qu’on appelle poésie et poètes. — À merveille, Diotime. [205d] — De même en est-il de l’amour : en somme, c’est tout désir des bonnes choses, c’est pour tout le monde ce grand et industrieux amour du bonheur : et pourtant d’une foule de gens qui tendent à ce même but dans mille directions diverses, soit par une profession lucrative, soit par la gymnastique, soit par la philosophie, on ne dit pas qu’ils aiment, qu’ils sont amans ; mais ceux-là seuls qui se livrent tout entiers à une espèce particulière de l’amour reçoivent les noms de tout le genre : amour, aimer, amans. — Tu me parais avoir raison, lui dis-je. — On a dit, reprit-elle, que chercher la moitié de soi-même, [205e] c’est aimer ; pour moi je dirais plutôt qu’aimer ce n’est chercher, mon cher, ni la moitié ni le tout de soi-même, quand ni cette moitié ni ce tout ne sont bons, témoin tous ceux qui se font couper le bras ou la jambe à cause du mal qu’ils y trouvent, bien que ces membres leur appartiennent. En effet ce n’est pas ce qui est nôtre que nous aimons ; je pense ; à moins que l’on n’appelle sien et personnel tout ce qui est bon, et étranger tout ce qui est mauvais, [206a] car ce qu’aiment les hommes c’est uniquement le bon : n’est-ce pas ton avis ? — Assurément. — Maintenant donc, suffit-il d’affirmer simplement que les hommes aiment le bon ? — Oui. — Comment ! ne faut-il pas ajouter qu’ils aiment que le bon soit à eux ? — Oui. — Et de plus encore, qu’il soit toujours à eux ? — Soit. — Ainsi, en résumé, l’amour consiste à vouloir posséder toujours le bon ? — Rien de plus juste, répondis-je. [206b] — Tel est l’amour en général, reprit-elle ; mais quelle est la recherche et la poursuite particulière du bon à laquelle s’applique proprement le nom d’amour ? que peut-ce être ? Pourrais-tu me le dire ? — Non, Diotime : autrement je ne serais pas en admiration devant ta sagesse, et je ne viendrais pas vers toi pour que tu m’apprennes ces secrets. — C’est donc à moi de te le dire : c’est la production dans la beauté, selon le corps et selon l’esprit. — Ceci demanderait un devin, lui dis-je : pour moi, je ne comprends point. [206c] — Eh bien, je vais m’expliquer. Oui, Socrate, tous les hommes sont féconds selon le corps et selon l’esprit ; et à peine arrivés à un certain âge, notre nature demande à produire. Or elle ne peut produire dans la laideur, mais dans la beauté ; l’union de l’homme et de la femme est production : et cette production est œuvre divine ; fécondation, génération, voilà ce qui fait l’immortalité de l’animal mortel. Mais ces effets ne sauraient s’accomplir dans ce qui est discordant ; or, il y a désaccord de tout ce qui est divin avec le laid ; il y a accord au contraire avec le beau. Ainsi la beauté est comme la déesse de la conception et comme celle de l’enfantement[42]. C’est pourquoi, lorsque l’être fécond s’approche de la beauté, il éprouve du contentement, il se répand dans sa joie, il engendre, il produit. [206d] Si au contraire il s’approche du laid, alors, triste et découragé, il se retire, se détourne, se contracte, il ne produit point, et porte le poids de son germe avec douleur. De là, chez tous ceux qui sont féconds et que presse le besoin de produire, [206e] cette inquiète poursuite de la beauté, qui doit les délivrer des douleurs de l’enfantement. Par conséquent, Socrate, l’objet de l’amour, ce n’est pas la beauté, comme tu l’imagines. — Et qu’est-ce donc ? — C’est la génération, et la production dans la beauté. — J’y consens, Diotime. — Il le faut bien, reprit-elle. — Mais, dis-je, pourquoi l’objet de l’amour est-il la génération ? — Parce que ce qui nous rend impérissable, toute l’immortalité que comporte notre nature mortelle, c’est la génération. Or, d’après ce que nous avons reconnu précédemment, [207a] il est nécessaire que le désir de l’immortalité s’attache à ce qui est bon, puisque l’amour consiste à vouloir posséder toujours le bon. D’où il résulte évidemment que l’immortalité est aussi l’objet de l’amour.
Telles étaient les explications que Diotime me donnait dans nos entretiens sur l’amour. Une fois elle me dit : D’où proviennent, à ton avis, Socrate, cet amour et ce désir ? N’as-tu pas observé dans quelle crise étrange se trouvent tous les animaux volatiles et terrestres, quand arrive le désir d’engendrer ? comme ils sont malades, [207b] et en peine d’amour, d’abord quand ils ont à s’accoupler entre eux ; ensuite quand il s’agit de nourrir leur progéniture ; toujours prêts pour sa défense, même les plus faibles, à combattre contre les plus forts et à mourir pour elle, s’imposant la faim et mille autres sacrifices pour la faire vivre ? À l’égard des hommes, on pourrait dire que c’est par raison qu’ils agissent ainsi : mais les animaux ! pourrais-tu me dire d’où leur viennent [207c] ces dispositions si amoureuses ? — Je répondis que je l’ignorais. — Et te flatterais-tu, reprit-elle, d’entendre jamais rien à l’amour, si tu ignores une pareille chose ? — Mais, Diotime, je te le répète, c’est pour cela même que je m’adresse à toi, sachant que j’ai besoin de leçons. Explique-moi donc la cause de ce phénomène et de tous ceux qui se rapportent à l’amour. — Eh bien, dit-elle, ma question ne doit point t’embarrasser, si tu crois que naturellement l’objet de l’amour est celui que nous lui avons plusieurs fois reconnu : [207c] car c’est encore ici, comme précédemment, le même principe d’après lequel la nature mortelle tend à se perpétuer autant que possible et à se rendre immortelle ; et son seul moyen c’est la naissance, laquelle substitue un individu jeune à un autre plus vieux. On dit bien d’un individu, en particulier, qu’il vit et qu’il est le même, et l’on en parle comme d’un être identique depuis sa première enfance jusqu’à sa vieillesse ; et cela sans considérer qu’il ne présente plus les mêmes parties, qu’il naît et se renouvelle sans cesse, et meurt sans cesse dans son ancien état, et dans les cheveux et dans la chair, et dans les os [207e] et dans le sang, en un mot dans le corps tout entier. Et non-seulement le corps, mais l’âme change aussi bien d’habitudes, de mœurs, d’opinions, de désirs, de plaisirs, de chagrins, de craintes : de toutes ces choses nulle ne demeure la même, chacune naît et meurt à son tour. Et, ce qui est plus singulier encore, non-seulement les connaissances [208a] naissent et meurent en nous de la même façon (car, à cet égard encore, nous changeons sans cesse), mais chacune de ces connaissances subit en particulier les mêmes métamorphoses que nous. En effet, ce qu’on appelle réflexion se rapporte à une connaissance qui s’en va : car l’oubli est la fuite d’une connaissance ; or la réflexion formant en nous un nouveau souvenir à la place de celui qui n’est plus, maintient la connaissance, si bien que nous croyons que c’est la même. Telle est la manière dont tous les êtres mortels se conservent ; ils ne restent pas constamment et absolument les mêmes comme [208b] ce qui est divin, mais ceux qui s’en vont et vieillissent laissent après eux de nouveaux individus semblables à ce qu’ils ont été eux-mêmes ! Voilà, Socrate, par quel arrangement l’être mortel participe de l’immortalité, et quant au corps et à tout autre égard. Pour l’être immortel, c’est autre chose. Ne t’étonne donc plus que naturellement tous les êtres attachent tant de prix à leurs rejetons ; car l’ardeur et l’amour dont chacun est tourmenté sans cesse, a pour but l’immortalité. — Après qu’elle m’eut parlé de la sorte, je lui dis, plein d’admiration : À merveille, ô sage Diotime ; mais se peut-il bien qu’il en soit réellement ainsi ? [208c] — Elle, du ton d’un sophiste parfait : N’en fais aucun doute, répondit-elle. Et, maintenant, Socrate, pour peu que tu veuilles réfléchir sur l’ambition des hommes, tu ne saurais manquer de la trouver bizarre et inconséquente, si tu ne songes au désir puissant qui les domine de se faire un nom et d’acquérir une gloire impérissable. C’est ce motif, plus encore que l’amour [208d] de leurs enfants, qui leur fait braver tous les dangers, sacrifier leur fortune, endurer toutes les fatigues, et donner même leur vie. Penses-tu en effet qu’Alceste eût souffert la mort à la place d’Admète ; qu’Achille l’eût cherchée pour venger Patrocle, ou que votre Codrus s’y fût dévoué pour assurer la royauté à ses enfans[43], s’ils n’eussent point compté sur cet immortel souvenir de leur vertu qui vit encore parmi nous ? Non certes, et il s’en faut de beaucoup. Pour cette immortalité de la vertu, pour cette noble renommée, il n’est rien, ce me semble, que chacun ne fasse, et les plus gens de bien sont les plus empressés à ce dévouement, [208e] car ils désirent l’immortalité. Maintenant, continua Diotime, ceux qui sont féconds selon le corps, préfèrent s’adresser aux femmes, et leur manière d’être amoureux c’est de procréer des enfants pour s’assurer l’immortalité, la perpétuité de leur nom et le bonheur, à ce qu’ils s’imaginent, dans un avenir sans fin. Mais pour ceux qui sont féconds selon [209a] l’esprit… Et, ajouta Diotime en s’interrompant, il en est qui sont plus féconds d’esprit que de corps, pour les choses qu’il appartient à l’esprit de produire. Or, qu’appartient-il à l’esprit de produire ? La sagesse et les vertus, qui doivent leur naissance aux poètes, et généralement à tous les artistes doués du génie de l’invention. Mais la plus haute et la plus belle de toutes les sagesses est celle qui établit l’ordre et les lois dans les cités et les sociétés humaines : elle se nomme prudence et justice. Quand donc un mortel [209b] divin porte en son âme dès l’enfance les nobles germes de ces vertus, et qu’arrivé à l’âge mûr il éprouve le désir d’engendrer et de produire, alors il s’en va aussi cherchant de côté et d’autre la beauté dans laquelle il pourra exercer sa fécondité, ce qu’il ne pourrait jamais faire dans la laideur. Pressé de ce besoin, il aime les beaux corps de préférence aux laids, et s’il y rencontre une âme belle, généreuse et bien née, cette réunion en un même sujet lui plaît souverainement. Auprès d’un être pareil, il lui vient en foule d’éloquents discours sur la vertu, sur les devoirs et les occupations [209c] de l’homme de bien ; enfin il se voue à l’instruire. Ainsi, par le contact et la fréquentation de la beauté, il développe et met au jour les fruits dont il portait le germe ; absent ou présent il y pense sans cesse et les nourrit en commun avec son bien-aimé. Leur lien est bien plus intime que celui de la famille, et leur affection bien plus forte, puisque leurs enfans sont bien plus beaux et plus immortels. Il n’est point d’homme qui ne préfère de tels enfans à toute autre postérité, s’il vient à considérer, avec une noble jalousie, la renommée et la mémoire immortelle [209d] que garantissent à Homère, à Hésiode et aux grands poètes leurs immortelles productions ; ou bien encore, s’il considère quels enfans un Lycurgue a laissés après lui à Sparte, pour le salut de sa patrie, et je dirai presque de la Grèce entière. Telle a été parmi vous la gloire d’un Solon, père des lois, et d’autres grands hommes, [209e] en diverses contrées, soit en Grèce, soit chez les Barbares, pour avoir accompli de nombreux et admirables travaux, et enfanté toutes sortes de vertus. De tels enfans leur ont valu des temples ; ceux des hommes, qui sortent du sein d’une femme, n’en ont jamais fait élever à personne.
J’ai bien pu, Socrate, t’initier jusque-là [210a] dans les mystères de l’amour : mais pour les derniers degrés de ces mystères, et les révélations les plus secrètes auxquelles tout ce que je viens de te dire n’est qu’une préparation, je ne sais trop si tu pourrais suivre même un bon guide[44]. Toutefois je ne laisserai point de continuer, et il ne manquera rien du moins à ma bonne volonté. Tâche de me suivre du mieux qu’il te sera possible. — Elle continua en ces termes : Celui qui veut s’y prendre comme il convient, doit, dès son jeune âge, commencer par rechercher les beaux corps. D’abord, s’il est bien dirigé, il doit n’en aimer qu’un seul, et là concevoir et enfanter de beaux discours. Ensuite il doit reconnaître que la beauté [210b] qui réside dans un corps est sœur de la beauté qui réside dans les autres. Et s’il est juste de rechercher ce qui est beau en général, notre homme serait bien peu sensé de ne point envisager la beauté de tous les corps comme une seule et même chose. Une fois pénétré de cette pensée, il doit faire profession d’aimer tous les beaux corps, et dépouiller toute passion exclusive, qu’il doit dédaigner et regarder comme une petitesse. Après cela, il doit considérer la beauté de l’âme comme bien plus relevée que celle du corps, de sorte qu’une âme belle, d’ailleurs accompagnée de peu d’agréments extérieurs, [210c] suffise pour attirer son amour et ses soins, et pour qu’il se plaise à y enfanter les discours qui sont le plus propres à rendre la jeunesse meilleure. Par là il sera amené à considérer le beau dans les actions des hommes et dans les lois, et à voir que la beauté morale est partout de la même nature ; alors il apprendra à regarder la beauté physique comme peu de chose. De la sphère de l’action il devra passer à celle de l’intelligence et contempler la beauté des sciences ; ainsi [210d] arrivé à une vue plus étendue de la beauté, libre de l’esclavage et des étroites pensées du servile amant de la beauté de tel jeune garçon ou de tel homme ou de telle action particulière, lancé sur l’océan de la beauté, et tout entier à ce spectacle, il enfante avec une inépuisable fécondité les pensées et les discours les plus magnifiques et les plus sublimes de la philosophie ; jusqu’à ce que, grandi et affermi dans ces régions supérieures, il n’aperçoive plus qu’une science, celle du beau dont [210e] il me reste à parler.
Donne-moi, je te prie, Socrate, toute l’attention dont tu es capable. Celui qui dans les mystères de l’amour s’est avancé jusqu’au point où nous en sommes par une contemplation progressive et bien conduite, parvenu au dernier degré de l’initiation, verra tout-à-coup apparaître à ses regards une beauté merveilleuse, celle, ô Socrate, qui est la fin de tous ses travaux précédents : [211a] beauté éternelle, non engendrée et non périssable, exempte de décadence comme d’accroissement, qui n’est point belle dans telle partie et laide dans telle autre, belle seulement en tel temps, dans tel lieu, dans tel rapport, belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là ; beauté qui n’a point de forme sensible, un visage, des mains, rien de corporel ; qui n’est pas non plus telle pensée ni telle science particulière ; qui ne réside dans aucun être différent d’avec lui-même, comme un animal ou la terre [211b] ou le ciel ou toute autre chose ; qui est absolument identique et invariable par elle-même ; de laquelle toutes les autres beautés participent, de manière cependant que leur naissance ou leur destruction ne lui apporte ni diminution ni accroissement ni le moindre changement. Quand de ces beautés inférieures on s’est élevé, par un amour bien entendu des jeunes gens, jusqu’à la beauté parfaite, et qu’on commence à l’entrevoir, on n’est pas loin du but de l’amour. [211c] En effet, le vrai chemin de l’amour, qu’on l’ait trouvé soi-même ou qu’on y soit guidé par un autre, c’est de commencer par les beautés d’ici-bas, et les yeux attachés sur la beauté suprême, de s’y élever sans cesse en passant pour ainsi dire par tous les degrés de l’échelle, d’un seul beau corps à deux, de deux à tous les autres, des beaux corps aux beaux sentiments, des beaux sentiments aux belles connaissances, jusqu’à ce que, de connaissances en connaissances, on arrive à la connaissance par excellence, qui n’a d’autre objet que le beau lui-même, et qu’on finisse [211d] par le connaître tel qu’il est en soi. Ô mon cher Socrate ! continua l’étrangère de Mantinée, ce qui peut donner du prix à cette vie, c’est le spectacle de la beauté éternelle. Auprès d’un tel spectacle, que seraient l’or et la parure, les beaux enfants et les beaux jeunes gens, dont la vue aujourd’hui te trouble, et dont la contemplation et le commerce ont tant de charme pour toi et pour beaucoup d’autres que vous consentiriez à perdre, s’il se pouvait, le manger et le boire, pour ne faire que les voir et être avec eux. Je le demande, [211e] quelle ne serait pas la destinée d’un mortel à qui il serait donné de contempler le beau sans mélange, dans sa pureté et simplicité, non plus revêtu de chairs et de couleurs humaines, et de tous ces vains agréments condamnés à périr, à qui il serait donné de voir face à face, sous sa forme unique, la beauté divine ! Penses-tu [212a] qu’il eût à se plaindre de son partage celui qui, dirigeant ses regards sur un tel objet, s’attacherait à sa contemplation et à son commerce ? Et n’est-ce pas seulement en contemplant la beauté éternelle avec le seul organe par lequel elle soit visible, qu’il pourra y enfanter et y produire, non des images de vertus, parce que ce n’est pas à des images qu’il s’attache, mais des vertus réelles et vraies, parce que c’est la vérité seule qu’il aime ? Or c’est à celui qui enfante la véritable vertu et qui la nourrit, qu’il appartient d’être chéri de Dieu ; c’est à lui plus qu’à tout autre homme qu’il appartient d’être immortel.
Mon cher Phèdre, et vous tous qui m’écoutez, tels furent les discours de Diotime ; ils m’ont persuadé, je l’avoue, et je voudrais à mon tour persuader à d’autres que, pour atteindre un si grand bien, nous n’avons guère, ici-bas d’auxiliaire plus puissant que l’Amour. Aussi je prétends que tout homme doit honorer l’Amour, et pour moi je rends hommage à tout ce qui s’y rapporte, je m’y adonne d’un zèle tout particulier, je le recommande à autrui, et, en ce moment même, je viens, selon ma coutume, de célébrer de mon mieux l’énergie toute-puissante de l’Amour.
Je te laisse [212c] à juger, Phèdre, si ce discours doit être appelé un éloge ; sinon, donne-lui telle qualification qu’il te plaira.
Socrate ayant ainsi parlé, chacun se répandait en louanges, et Aristophane se disposait à faire quelque observation, parce que Socrate, dans son discours, avait fait allusion à une chose qu’il avait dite, quand soudain on entendit un grand bruit à la porte extérieure que l’on frappait à coups redoublés, et on put même distinguer la voix de jeunes gens pris de vin et d’une joueuse de flûte. Esclave, s’écria Agathon, [212d] qu’on voie ce qu’il y a ; si c’est quelqu’un de nos amis, faites entrer : sinon, dites que nous ne buvons plus, et que nous reposons. Un instant après, nous entendîmes, dans la cour, la voix d’Alcibiade, à moitié ivre, et qui faisait grand bruit en criant, Où est Agathon ? qu’on me mène auprès d’Agathon. Alors la joueuse de flûte, et quelques autres de ses suivans, le prenant sous le bras, l’amenèrent vers la porte de la salle où nous étions. Alcibiade s’y arrêta, [212e] la tête ornée d’une épaisse couronne de violettes et de lierre, et de nombreuses bandelettes. Amis, je vous salue, dit-il. Voulez-vous admettre à boire avec vous un buveur déjà passablement ivre ? ou faudra-t-il nous en aller après avoir couronné Agathon ? car c’est là l’objet de notre visite. Hier il ne m’a pas été possible de venir, mais me voici maintenant avec mes bandelettes sur la tête, pour en orner celle du plus sage et du plus beau des hommes, s’il m’est permis de parler ainsi. Vous moquerez-vous de mon ivresse ? [213a] Riez tant qu’il vous plaira, je sais que ce que je dis est la vérité. Çà, expliquez-vous : entrerai-je à cette condition ou n’entrerai-je point ? Voulez-vous boire avec moi, ou non ? Alors on s’écria de toutes parts pour l’engager à entrer. Agathon lui-même l’appela. Alcibiade, conduit par ses compagnons, s’approcha ; et, tout occupé, d’ôter ses bandelettes pour en couronner Agathon, il ne vit point Socrate, qui pourtant se trouvait vis-à-vis de lui ; et il s’alla placer auprès d’Agathon, [213b] précisément entre eux deux. Socrate s’était un peu écarté, afin qu’il pût se mettre là. Dès qu’Alcibiade fut placé, il fit ses complimens à Agathon, et lui ceignit la tête. Esclaves, dit celui-ci, déchaussez Alcibiade : il va rester en tiers avec nous sur ce lit[45]. Volontiers. Mais quel est donc notre troisième convive ? reprit Alcibiade. En même temps il se retourne et voit Socrate. À son aspect, il se lève brusquement, et s’écrie : Par Hercule ! qu’est ceci ? Quoi, Socrate, te voilà encore ici à l’affût[46] pour me surprendre en réapparaissant [213c] au moment où je m’y attends le moins ! Mais qu’es-tu venu faire aujourd’hui ici, je te prie ? ou bien pourquoi te vois-je établi à cette place ? Comment, au lieu de t’aller mettre auprès d’Aristophane ou de quelque autre bon plaisant ou soi-disant tel, t’es-tu si bien arrangé que je te trouve placé auprès du plus beau de la compagnie ? — Au secours, Agathon ! s’écria Socrate. L’amour de cet homme n’est pas pour moi un médiocre embarras, je t’assure. Depuis l’époque où j’ai commencé [213d] à l’aimer, je ne puis plus me permettre de regarder un beau garçon ni de causer avec lui sans que, dans sa fureur jalouse, il ne vienne me faire mille scènes extravagantes, m’injuriant, et s’abstenant à peine de porter les mains sur moi. Ainsi, prends garde qu’ici même il ne se laisse aller à quelque excès de ce genre, et tâche de nous raccommoder ensemble, ou bien protège-moi s’il veut se porter à quelque violence ; car il m’épouvante en vérité avec sa folie et ses emportemens d’amour. — Non, dit Alcibiade point de réconciliation entre nous deux ; je trouverai bien l’occasion de me venger de ce trait. Quant à présent, [213e] Agathon, continua-t-il ; rends-moi quelqu’une de tes bandelettes : j’en veux ; couronner cette tête merveilleuse de l’homme que voici, pour qu’il n’ait pas à me reprocher de ne l’avoir pas couronné ainsi que toi, lui qui dans les discours est vainqueur de tout le monde, non pas, comme tu l’as été avant-hier, en une occasion seulement, mais en toutes. En parlant ainsi, il détacha quelques bandelettes, les plaça sur la tête de Socrate, et se remit sur le lit.
Dès qu’il s’y fut placé : Eh bien ! dit-il, mes amis, qu’est-ce ? Il me semble que vous avez été bien sobres. Mais c’est ce que je ne prétends pas vous permettre : il faut boire, c’est notre traité. Je me constitue moi-même président, jusqu’à ce que vous ayez bu comme il faut. Agathon, fais-nous venir, si tu l’as, quelque large coupe. Mais non ! cela n’est pas nécessaire : esclave, apporte-moi ce vase[47] que voilà. Et, en parlant ainsi, il en montrait un qui pouvait contenir [214a] plus de huit cotyles[48]. Après l’avoir fait remplir, il le vida le premier, et le fit ensuite servir à Socrate. Au moins, s’écria-t-il, qu’on n’entende pas malice à ce que je fais là ; car Socrate aurait beau boire autant qu’on voudrait, il n’en serait jamais plus ivre pour cela. L’esclave ayant rempli le vase, Socrate but ; Alors Éryximaque prenant la parole : Voyons un peu, Alcibiade, que voulons-nous faire ? [214b] Resterons-nous là à boire, sans parler, ni chanter ? et ne ferons-nous que nous remplir de vin tout uniment comme des gens qui ont soif ? — Alcibiade répondit : Ô Éryximaque, digne fils du meilleur et du plus sage père, salut ! — Salut à toi aussi, reprit l’autre ; mais, enfin, que ferons-nous ? — Nous ferons tout ce que tu nous prescriras. Il est juste qu’on fasse ce que tu ordonnes.
Ainsi, fais-nous savoir tes intentions. — En ce cas, écoute-moi, dit Éryximaque. Avant ton arrivée, nous étions convenus que chacun à son tour, en commençant par la droite, [214c] parlerait sur l’Amour du mieux qu’il le pourrait, et célébrerait ses louanges. Nous avons tous pris la parole successivement : il est juste que toi qui n’as rien dit, et qui n’en as pas moins bu, tu la prennes à ton tour. Quand tu auras fini, tu prescriras à Socrate ce qu’il doit dire après toi ; lui de même à son voisin de droite, et ainsi de suite. — Tout cela est à merveille, dit Alcibiade ; mais qu’un homme ivre dispute d’éloquence avec des gens sobres et de sang-froid ! la partie ne serait pas égale. Et puis, mon cher, ce qu’a dit tout à l’heure [214d] Socrate de ma jalousie, t’a-t-il persuadé ? ou sais-tu que c’est justement tout le contraire qui est la vérité ? Pour lui, si je m’avise de louer en sa présence qui que ce soit autre que lui-même, homme ou dieu, il voudra me battre. — Allons, s’écria Socrate, ne cesseras-tu pas de blasphémer ? — Par Neptune ! ne t’y oppose point, reprit Alcibiade ; je jure que je n’en louerai pas d’autre que toi en ta présence. — Eh bien ! dit Éryximaque, à la bonne heure ! fais-nous donc l’éloge de Socrate. [214e] — Quoi, tout de bon ! Éryximaque, me conseilles-tu de tomber sur cet homme-là, et de le châtier en votre présence ? — Holà ! jeune homme, dit alors Socrate ; que penses-tu faire ? me persifler, sans doute ; explique-toi. — Je ne dirai que la vérité, Socrate ; vois si tu veux y consentir. — Oh ! pour la vérité, je consens que tu la dises, et je l’exige même. — M’y voici tout prêt, dit Alcibiade. Pour toi je t’engage, si ce que je dis n’est pas vrai, à m’interrompre tant qu’il te plaira, et à relever mes mensonges. [215a] Du moins n’en dirai-je aucun sciemment. Que si, dans mes souvenirs, je passe d’une chose à l’autre sans beaucoup de suite, il ne faut pas t’en étonner. En l’état où je suis, il n’est pas trop aisé de rendre compte clairement et avec ordre de tes originalités.
Or, mes chers amis, afin de louer Socrate, j’aurai besoin de comparaisons : lui croira peut-être que je veux plaisanter ; mais rien n’est plus sérieux, je vous assure. Je dis d’abord qu’il ressemble tout-à-fait à ces Silènes [215b] qu’on voit exposés dans les ateliers des sculpteurs et que les artistes représentent avec une flûte ou des pipeaux à la main, et dans l’intérieur desquels, quand on les ouvre, en séparant les deux pièces dont ils se composent, on trouve renfermées des statues de divinités. Je prétends ensuite qu’il ressemble particulièrement au satyre Marsyas[50]. Quant à l’extérieur, Socrate, toi-même, tu ne contesteras pas que cela ne soit vrai ; pour les autres traits de ressemblance, écoute ce que j’ai à dire. N’est-il pas certain que tu es un effronté railleur ? Si tu n’en convenais pas, je produirais mes témoins. Et n’es-tu pas aussi joueur de flûte ? [215c] Oui, sans doute, et bien plus étonnant que Marsyas. Celui-ci charmait les hommes par les belles choses que sa bouche tirait de ses instruments, et autant en fait aujourd’hui quiconque répète ses airs ; en effet, ceux que jouait Olympos, je les attribue à Marsyas son maître. Qu’un artiste habile ou une mauvaise joueuse de flûte les exécute, ils ont seuls la vertu de nous enlever à nous-mêmes, et de faire reconnaître ceux qui ont besoin des initiations et des dieux ; car leur caractère est tout-à-fait divin. La seule différence, Socrate, qu’il y ait ici entre Marsyas et toi, c’est que sans instruments, [215d] avec de simples discours, tu fais la même chose. Lorsque nous entendons tout autre discoureur, même des plus habiles, pas un de nous n’en garde la moindre impression. Mais que l’on t’entende ou toi-même ou seulement quelqu’un qui répète tes discours, si pauvre orateur que soit celui qui les répète, tous les auditeurs, hommes, femmes ou adolescents, en sont saisis et transportés. Pour moi, mes amis, n’était la crainte de vous paraître totalement ivre, je vous attesterais avec serment l’effet extraordinaire que ses discours [215e] m’ont fait et me font encore. En l’écoutant, je sens palpiter mon cœur plus fortement que si j’étais agité de la manie dansante des corybantes, ses paroles font couler mes larmes, et j’en vois un grand nombre d’autres ressentir les mêmes émotions. Périclès et nos autres bons orateurs, quand je les ai entendus, m’ont paru sans doute éloquents, mais sans me faire éprouver rien de semblable ; toute mon âme n’était point bouleversée ; elle ne s’indignait point contre elle-même de se sentir dans un honteux esclavage, tandis qu’auprès du Marsyas que voilà, [216a] je me suis souvent trouvé ému au point de penser qu’à vivre comme je fais ce n’est pas la peine de vivre. Tu ne saurais, Socrate, nier qu’il en soit ainsi, et je suis sûr qu’en ce moment même, si je me mettais à t’écouter, je n’y tiendrais pas davantage, et que j’éprouverais les mêmes impressions. C’est un homme qui me force de reconnaître que, manquant moi-même de bien des choses essentielles, je néglige mes propres affaires pour me charger de celles des Athéniens. Il me faut donc malgré moi m’enfuir bien vite en me bouchant les oreilles comme pour échapper aux sirènes[51], si je ne veux pas rester jusqu’à la fin de mes jours assis à la même place auprès de lui. Pour lui seul [216b] dans le monde, j’ai éprouvé ce dont on ne me croirait guère capable, de la honte en présence d’un autre homme : or il est en effet le seul devant qui je rougisse. J’ai la conscience de ne pouvoir rien opposer à ses conseils, et pourtant de n’avoir pas la force, quand je l’ai quitté, de résister à l’entraînement de la popularité ; je le fuis donc ; mais quand je le revois, j’ai honte d’avoir si mal tenu ma promesse, [216c] et souvent j’aimerais mieux, je crois, qu’il ne fut pas au monde, et cependant si cela arrivait, je suis bien convaincu que j’en serais plus malheureux encore ; de sorte que je ne sais comment faire avec cet homme-là.
Tels sont les prestiges qu’exerce, et sur moi et sur bien d’autres, la flûte de ce satyre. Sachez maintenant combien ma comparaison est juste et de quelles merveilleuses qualités il est doué. Je puis vous assurer que personne [216d] ici ne sait ce qu’est Socrate ; mais, puisque j’ai commencé, je veux vous le faire connaître. Vous voyez combien Socrate montre d’ardeur pour les beaux jeunes gens, comme il est constamment auprès d’eux, et à quel point il en est épris ; vous voyez aussi que c’est un homme qui ignore toutes choses, et n’entend rien à quoi que ce soit ; il en a l’air au moins. Tout cela n’est-il pas d’un Silène ? tout-à-fait. Mais ce n’est là que l’enveloppe, c’est le Silène qui couvre le dieu. Ouvrez-le : quels trésors de sagesse, mes chers convives, n’y trouverez-vous pas renfermés ! Il faut que vous sachiez qu’il lui importe fort peu que l’on soit beau : il méprise cela [216e] à un point qu’on ne saurait croire : il ne se soucie pas plus qu’on soit riche, ou qu’on possède aucun des avantages enviés du vulgaire. Il regarde tous ces biens comme de nulle valeur, et nous-mêmes comme rien ; il passe sa vie à se moquer de tout le monde et dans une ironie perpétuelle. J’ignore si d’autres ont vu, quand il parle sérieusement et qu’il s’ouvre enfin, les trésors sacrés de son intérieur ; mais je les ai vus moi, et je les ai trouvés si précieux, si divins, [217a] si ravissants, qu’il m’a paru impossible de résister à Socrate. M’imaginant qu’il en voulait à ma beauté, je crus m’aviser d’une heureuse pensée et d’un admirable projet : je me flattai qu’avec de la complaisance pour ses désirs, il ne manquerait pas de me communiquer toute sa science. Aussi bien étais-je excessivement prévenu en faveur des agrémens de ma personne. Dans cette idée, renonçant à l’usage où j’étais de ne me trouver avec lui qu’en présence de l’homme chargé de m’accompagner, [217b] je renvoyai ce dernier, et nous nous trouvâmes seuls ensemble. Il faut ici que je vous dise la vérité tout entière : prêtez-moi donc toute votre attention, et toi, Socrate, reprends-moi si je ments.
Je me trouvai donc en tête à tête avec lui : je m’attendais qu’il ne tarderait guère à engager ce genre de propos que tout amant adresse à son bien-aimé quand il est seul avec lui, et je m’en réjouissais déjà. Mais il n’en fut rien absolument. Socrate demeura toute la journée, s’entretenant avec moi à son ordinaire, et puis il se retira. Après cela, je le provoquai à des exercices de gymnastique : [217c] je m’essayai avec lui, espérant gagner par là quelque chose. Nous nous exerçâmes souvent, et nous luttâmes ensemble sans témoins. Que vous dirai-je, mes amis ? je n’en étais pas plus avancé. Voyant qu’ainsi je n’obtenais rien, je me décidai à l’attaquer vivement, à ne point lâcher prise ayant une fois commencé, et à savoir enfin à quoi m’en tenir. Je l’invitai à souper comme font les amans qui tendent un piège à leurs bien-aimés. Il ne se rendit pas d’abord [217d] à mes instances : mais avec le temps il finit par céder. Il vint, mais aussitôt après le repas, il voulut s’en aller. Je le laissai sortir par une sorte de pudeur. Mais une autre fois je lui tendis un nouveau piège, et, après qu’il eut soupé, je prolongeai notre entretien assez avant dans la nuit. Lorsque ensuite il voulut se retirer, j’alléguai qu’il était trop tard pour retourner chez lui, et le contraignis de rester. Il se coucha donc sur le lit, tout proche du mien, le même sur lequel il avait soupé ; personne, excepté nous, ne dormait dans cet appartement. [217e] Jusqu’ici il n’y a rien encore qui ne se puisse raconter en présence de tout le monde. Pour ce qui suit, vous ne l’entendriez pas de ma bouche ; mais d’abord le vin, avec ou sans l’enfance, dit la vérité, selon le proverbe[52] ; ensuite dissimuler un trait admirable de Socrate, après avoir entrepris son éloge, ne me semblerait pas juste. D’ailleurs je suis un peu dans la disposition des gens qui ont été mordus par une vipère ; ils ne veulent, dit-on, rendre compte de leur accident à personne, si ce n’est à ceux qui en ont éprouvé un pareil, comme étant seuls [218a] en état de concevoir et d’excuser tout ce qu’ils ont fait et dit dans leurs souffrances[53]. Et moi qui me sens mordu par quelque chose de plus douloureux et dans l’endroit le plus sensible, au cœur, dois-je dire, ou à l’âme, ou comme on voudra l’appeler, moi mordu et piqué par la philosophie, plus poignante que le dard d’aucune vipère pour une âme jeune et bien née, et capable de lui faire faire et dire mille folies ; en me voyant en présence d’un Phèdre, d’un Agathon, [218b] d’un Pausanias, d’un Aristodème, d’un Aristophane, ai-je besoin d’ajouter d’un Socrate, et de tous les autres, tous atteints comme moi de la manie et de la rage de la philosophie, je ne fais aucune difficulté de vous raconter à tous ce que j’ai fait ; car vous excuserez, j’espère, et mes actions d’alors et mes paroles d’aujourd’hui. Mais pour les esclaves, pour tout profane, et tout homme sans culture, mettez sur leurs oreilles une triple porte[54].
Quand donc, mes amis, la lampe fut éteinte et que les esclaves [218c] se furent retirés, je jugeai qu’il ne fallait point biaiser avec lui, et que je devais m’expliquer franchement. Je le poussai un peu, et lui dis : Socrate, dors-tu ? — Pas tout-à-fait, répondit-il. — Eh bien ! sais-tu ce que je pense ? — Quoi donc ? — Je pense, repris-je, que tu es le seul de mes amans qui soit digne de moi ; et il me semble que tu n’oses m’ouvrir ton cœur. Pour moi, je me trouverais fort déraisonnable de ne pas te complaire en cette occasion comme en toute autre où je pourrais t’obliger, [218d] soit par moi-même, soit par mes amis. Je n’ai rien tant à cœur que de me perfectionner, et je ne vois personne dont le secours puisse m’être en cela plus utile que le tien. En refusant quelque chose à un homme tel que toi, je craindrais bien plus d’être blâmé des sages que je ne crains d’être blâmé du vulgaire et des sots en t’accordant tout. À ce discours, il me répondit avec ce ton d’ironie qui lui est familier : Oui-dà, mon cher Alcibiade, tu ne me parais pas mal avisé, si ce que tu dis de moi est vrai, [218e] et si je possède en effet la vertu de te rendre meilleur ; vraiment tu as découvert là en moi une beauté merveilleuse et bien supérieure à la tienne ; à ce compte, si tu veux faire avec moi un échange, tu m’as l’air de vouloir faire un assez bon marché ; tu prétends avoir le réel de la beauté pour son apparence, tu me proposes [219a] du cuivre contre de l’or[55]. Mais, bon jeune homme, regardes-y de plus près : peut-être te fais-tu illusion sur le peu que je vaux. Les yeux de l’esprit ne commencent guère à devenir plus clairvoyants qu’à l’époque où ceux du corps s’affaiblissent, et cette époque est encore bien éloignée pour toi. — Là-dessus je repris : De mon côté, Socrate, c’est une affaire arrangée : je ne t’ai rien dit que je ne pense ; c’est à toi de voir ce que tu jugeras le plus à propos et pour toi et pour moi. — Très-bien parlé ! répondit-il. Ainsi nous verrons, et nous ferons ce qui nous paraîtra [219b] le plus à propos pour nous deux sur ce point comme sur tout le reste.
Cela dit de part et d’autre, je crus que le trait que je lui avais lancé avait atteint son but ; je me lève donc, et sans lui laisser rien dire de plus, enveloppé dans ce manteau que vous me voyez, car c’était en hiver, je m’étends sous la vieille capote de cet homme-là, et jetant mes deux bras [219c] autour de ce divin et merveilleux personnage, je passai près de lui la nuit entière. Sur tout cela, Socrate, tu n’as qu’à dire si je ments ! Eh bien ! après de telles avances de ma part, voilà comme il a triomphé du pouvoir de ma beauté, comme il l’a dédaignée et honnie. Et pourtant je ne la croyais pas sans quelque valeur, ô juges : c’est à votre tribunal que je soumets cette insolence de Socrate. Sachez-le, donc, par les dieux ! par les déesses ! je me levai d’auprès de lui tel, [219d] ni plus ni moins, que si je fusse sorti du lit d’un père ou d’un frère aîné.
Depuis cette époque, dans quelle situation d’esprit n’ai-je pas dû me trouver, je vous le demande, moi qui, d’un côté, me voyais humilier, et qui, de l’autre, admirais son caractère, sa tempérance, sa force d’âme, et me félicitais d’avoir rencontré un homme dont je ne croyais pas pouvoir jamais trouver l’égal pour la sagesse et l’empire sur lui-même ; de sorte que je ne pouvais, en aucune manière, ni me fâcher, ni me passer de sa compagnie, et que je ne voyais pas davantage [219e] le moyen de le gagner ; car je savais bien qu’à l’égard de l’argent il était invulnérable plus qu’Ajax ne l’était contre le fer[56], et je le voyais m’échapper du seul côté par où je m’étais flatté qu’il se laisserait prendre ! Ainsi je restais embarrassé, plus asservi à cet homme qu’esclave ne le fut jamais à son maître, et je n’allais plus qu’au hasard.
Telle fut la première époque de mes relations avec lui. Ensuite nous nous trouvâmes ensemble à l’expédition contre Potidée[57], et nous y fûmes de la même chambrée. Dans les fatigues, il l’emportait, non-seulement sur moi, en fermeté et en constance, mais sur tous nos camarades. S’il nous arrivait d’avoir nos provisions interceptées et d’être forcés de souffrir de la faim, comme c’est assez l’ordinaire [220a] en campagne, les autres n’étaient rien auprès de lui pour supporter cette privation. Nous trouvions-nous dans l’abondance, il était également unique par son talent pour en user : lui qui d’ordinaire n’aime pas à boire, s’il y était forcé, il laissait en arrière tous les autres buveurs ; et ce qu’il y a de plus surprenant, nul homme au monde, n’a jamais vu Socrate ivre ; et c’est ce dont il m’est avis que vous pourrez bien avoir la preuve tout à l’heure. Fallait-il endurer la rigueur des hivers, qui sont très-durs dans ces contrées-là, ce qu’il faisait quelquefois est inouï. [220b] Par exemple, dans le temps de la plus forte gelée, quand personne n’osait sortir du quartier, ou du moins ne sortait que bien vêtu, bien chaussé, les pieds enveloppés de feutre et de peaux d’agneau ; lui ne laissait pas d’aller et de venir avec le même manteau qu’il avait coutume de porter, et il marchait pieds nus sur la glace plus aisément que nous qui étions bien chaussés ; au point que les soldats le voyaient de mauvais œil, [220c] croyant qu’il les voulait braver. Telle fut sa conduite.
Voici encore ce que fit et supporta cet homme courageux[58] pendant cette même expédition ; le trait vaut la peine d’être écouté. Un matin il se mit à méditer sur quelque chose, debout et immobile à la place où il était. Ne trouvant pas ce qu’il cherchait, il ne bougea point, et continua de réfléchir dans la même situation. Il était déjà midi : nos gens l’observaient et se disaient avec étonnement les uns aux autres que Socrate était là rêvant depuis le matin. Enfin, vers le soir, des soldats ioniens, après avoir soupé, [220d] apportèrent leurs lits de campagne en cet endroit, afin de coucher au frais (on était alors en été), et d’observer si Socrate passerait la nuit dans la même posture. En effet il continua de se tenir debout jusqu’au lendemain au lever du soleil. Alors, après avoir fait sa prière au soleil, il se retira.
Voulez-vous maintenant le voir dans les combats ? C’est encore une justice qu’il faut lui rendre. Dans cette affaire[59] dont les généraux m’attribuèrent tout l’honneur, je ne dus mon salut qu’à lui, [220e] qui, me voyant blessé, ne voulut jamais m’abandonner, et parvint à sauver et mes armes et moi des mains de l’ennemi. J’insistai bien alors auprès des généraux, Socrate, pour qu’on te décernât les récompenses militaires destinées au plus brave : c’est encore un fait que tu ne pourras pas me contester ni traiter de mensonge ; mais les généraux, par égard pour mon rang, voulant me donner le prix, tu te montras toi-même plus empressé qu’eux à me le faire accorder à ton préjudice. Une autre circonstance où la conduite de Socrate mérite d’être observée, c’est la retraite de notre armée [221a] quand elle fut mise en déroute devant Delium[60]. Je m’y trouvais à cheval, lui en hoplite.[61] La troupe s’était déjà fort éclaircie, et il se retirait avec Lachès. Je les rencontre, et leur crie d’avoir bon courage, que je ne les abandonnerai pas. Ce fut là pour moi une plus belle occasion encore d’observer Socrate que la journée de Potidée ; car ici j’étais le moins exposé, me trouvant à cheval. Je remarquai d’abord combien il surpassait [221b] Lachès en présence d’esprit : de plus, je trouvai qu’il marchait, pour parler comme toi, Aristophane, là tout comme dans nos rues d’Athènes, l’allure superbe et le regard dédaigneux[62]. Il considérait tranquillement et les nôtres et l’ennemi, et montrait au loin à la ronde par sa contenance un homme qu’on n’aborderait pas sans être vigoureusement reçu. Aussi se retira-t-il sans accident, lui et son compagnon : car celui qui montre de telles dispositions dans un combat n’est pas d’ordinaire celui qu’on attaque ; [221c] on poursuit plutôt ceux qui fuient à toutes jambes.
Il serait facile de rapporter à l’éloge de Socrate un grand nombre d’autres faits non moins admirables : peut-être cependant trouverait-on à citer de la part d’autres hommes de pareils traits de vertu. Mais ce qu’on ne peut assez admirer en lui, c’est de ne ressembler à personne, ni parmi les anciens, ni parmi nos contemporains. Au personnage d’Achille, par exemple, on pourrait assimiler Brasidas[63] ou tel autre ; Périclès à Nestor et à Antenor ; et il ne manque pas d’autres modèles [221d] pour de pareils rapprochements. Mais une telle originalité, un tel homme, de tels discours, on aurait beau chercher, on ne trouverait rien qui y ressemblât, ni chez les anciens, ni chez les modernes, parmi les hommes du moins ; pour les Silènes et les satyres, à la bonne heure : il y a lieu à le mettre en parallèle avec eux, et pour sa personne et pour ses discours ; car c’est un fait que j’ai oublié de dire en commençant, que ses discours ressemblent aussi à merveille aux Silènes qui s’ouvrent. [221e] Quand on se met à l’écouter, ce qu’il dit paraît d’abord tout-à-fait burlesque : sa pensée ne se présente à vous qu’enveloppée dans des termes et des expressions grossières, comme dans la peau d’un impertinent satyre. Il ne vous parle que d’ânes bardés, de forgerons, de cordonniers, de corroyeurs, et il a l’air de dire toujours la même chose dans les mêmes termes : de sorte qu’il n’est pas d’ignorant et de sot [222a] qui ne puisse être tenté d’en rire. Mais que l’on ouvre ses discours, qu’on pénètre dans leur intérieur, d’abord on reconnaîtra qu’eux seuls sont remplis de sens, ensuite on les trouvera tous divins, renfermant en eux les plus nobles images de la vertu, et embrassant à peu près tout ce que doit avoir devant les yeux quiconque veut devenir un homme accompli.
Voilà, mes amis, ce que je loue dans Socrate, et ce dont je me plains : car j’ai joint à mes éloges le récit des injures qu’il m’a faites. Et [222c] ce n’est pas moi seul qu’il a ainsi traité ; c’est Charmide[64], fils de Glaucon, Euthydème[65], fils de Dioclès, et nombre d’autres, qu’il a trompés en ayant l’air de vouloir être leur amant, et auprès desquels il a joué plutôt le rôle du bien-aimé. Et toi, à ton tour, Agathon, si tu veux m’en croire, tu ne seras pas la dupe de cet homme-là ; mais tu te tiendras sur tes gardes, prenant conseil de ma triste expérience, et tu ne feras pas comme l’insensé, qui, selon le proverbe, ne devient sage qu’à ses dépens[66].
[222c] Alcibiade ayant cessé de parler, on se mit à rire de sa franchise, et de ce qu’il paraissait encore épris de Socrate. Celui-ci prenant la parole : Je soupçonne, Alcibiade, dit-il, que tu as été sobre aujourd’hui ; sans quoi tu n’aurais jamais si habilement tourné autour de ton sujet en t’efforçant de nous donner le change sur le vrai motif qui t’a fait dire toutes ces belles choses, et que tu n’as touché qu’incidemment la fin de ton discours : comme si l’unique dessein qui t’a fait parler n’était pas de nous brouiller, Agathon [222d] et moi, en prétendant, comme tu le fais, que je dois t’aimer et n’en point aimer d’autre, et qu’Agathon ne doit pas avoir d’autre amant que toi. Mais l’artifice ne t’a point réussi ; et on voit ce que signifiaient ton drame satirique et tes Silènes. Ainsi, mon cher Agathon, tâchons qu’il ne gagne rien à toutes ces manœuvres, et fais en sorte que personne ne nous puisse détacher l’un de l’autre. — En vérité, dit Agathon, je crois que [222e] tu as raison, Socrate ; et justement il est venu se placer entre toi et moi pour nous séparer, j’en suis sûr. Mais il n’y gagnera rien, car je vais à l’instant me placer à côté de toi. — Fort bien ! reprit Socrate ; viens te mettre ici à ma droite. — Ô Jupiter, s’écria Alcibiade, que n’ai-je pas à endurer de la part de cet homme ! Il s’imagine pouvoir me faire la loi partout. Mais pour le moins, cher maître, permets qu’Agathon se place entre nous deux. — Impossible, dit Socrate. Tu viens de faire mon éloge : c’est maintenant à moi de faire celui de mon voisin de droite. Si Agathon se met à ma gauche, apparemment il ne fera pas de nouveau mon éloge avant que je me sois acquitté du sien. Consens donc, [223a] mon cher, à le laisser faire, et n’envie pas à ce jeune homme les louanges que je lui dois et que je suis impatient de lui donner. — Oh ! Alcibiade, s’écria Agathon, il n’y a pas moyen que je reste ici ; et je m’en vais décidément changer de place, afin d’être loué par Socrate. — Voilà ce qui arrive toujours, dit Alcibiade. Où que se trouve Socrate, il n’y a de place que pour lui auprès des beaux jeunes gens. Voyez quel prétexte naturel et plausible il a su trouver pour avoir Agathon auprès de lui !
[223b] Alors Agathon se leva pour s’aller mettre auprès de Socrate ; mais en ce moment une foule joyeuse se présenta à la porte, et, la trouvant ouverte au moment où quelqu’un sortait, s’avança vers la compagnie et prit place à table. Dès ce moment, grand tumulte, plus d’ordre ; chacun fut obligé de boire à l’excès. Éryximaque, Phèdre et quelques autres s’en retournèrent chez eux, ajouta Aristodème[67] : pour lui, le sommeil le prit, [223c] et il resta longtemps endormi ; car les nuits étaient longues en cette saison. Il s’éveilla vers l’aurore, au chant du coq, et en ouvrant les yeux il vit que les autres convives dormaient ou s’en étaient allés. Agathon, Aristophane et Socrate étaient seuls éveillés, et buvaient tour à tour de gauche à droite dans une large coupe. En même temps Socrate discourait avec eux. [223d] Aristodème ne pouvait se rappeler cet entretien, dont il n’avait pas entendu le commencement à cause du sommeil qui l’accablait encore ; mais il me dit en gros que Socrate força ses deux interlocuteurs à reconnaître qu’il appartient au même homme de savoir traiter la comédie et la tragédie, et que le vrai poète tragique qui l’est avec art est en même temps poète comique. Forcés d’en convenir, et ne suivant plus qu’à demi la discussion, ils commençaient à s’assoupir. Aristophane s’endormit le premier, ensuite Agathon, comme il était déjà grand jour. Socrate, les ayant ainsi endormis tous les deux, se leva et sortit avec Aristodème, qui l’accompagna selon sa coutume : il se rendit au lycée, et, après s’être baigné, y passa tout le reste du jour comme à l’ordinaire, et ne rentra chez lui que vers le soir pour se reposer.
Notes
[modifier]- ↑ Sur Apollodore, voyez le Phédon, Diog. de Laërte, II, 53. Elien, Var. Hist., I, 16. Xénoph., Apol. Socrat. Mem. III, 2.
- ↑ Ce pluriel indique ici des personnages muets.
- ↑ Port et dème, qui appartenait à la tribu Antiochis, à peu près à vingt stades d’Athènes. Il paraît que dans les cérémonies publiques les Phaléréens marchaient avec une lenteur qui était devenue presque proverbiale, et qui fait ici contraste avec la vivacité d’Apollodore.
- ↑ Est-ce le frère de Platon ?
- ↑ Voyez le Protagoras. Aristoph. Grenouilles, 84 ; Thesmoph. 59. Aristot. Poétique. Elien, Var. Hist., XII, 4. Plutarque, Banquet, III, i. Athen. V. Platon a parfaitement conservé, dans le discours qu’il lui prête, l’élégance molle et un peu maniérée que lui reproche Aristophane.
- ↑ Xénoph. Mem. I, 4.
- ↑ Dème de la tribu Pandionis.
- ↑ Iliade, II, v. 408. — Le proverbe (Voyez Athénée, IV, 27. — Zenobius, II, 19, attribue ce vers à Eupolis.) était : L’honnête homme va souper chez un inférieur sans en être prié. Socrate change le proverbe ; mais Homère semble le renverser.
- ↑ Iliade, X, 224. Voyez le Protagoras et le second Alcibiade.
- ↑ On ne trouve guère dans l’antiquité sur Pausanias que ce qui en est dit dans ce dialogue, et quelques mots du Protagoras, du Banquet de Xénophon, c. 8, de Maxime de Tyr, XXVI, et d’Élien, V. H. II, 21 ; d’après ce dernier, il aurait été l’amant d’Agathon, et se serait retiré avec lui à la cour d’Archélaüs.
- ↑ Le célèbre comique.
- ↑ Acumènos était le plus grand médecin de cette époque, et il paraît qu’Éryximaque suivait la même profession que son père. Voyez le Phèdre et le Protagoras.
- ↑ Voyez le Phèdre.
- ↑ Tragédie d’Euripide perdue. Walckenaër, Euripid. Fragment. Voyez le Premier Alcibiade.
- ↑ Hercule entre la volupté et la vertu, par Prodicus. Xénoph. Mem. II, i. Cicer. De officiis, I, 31.
- ↑ Hésiod. Théogon., v. 116, 117, 120. Les vers 118 et 119 des éditions paraissent avoir été ignorés de Platon. Voyez Theogonia Hesiodea, de Wolf, 76, 78.
- ↑ Voyez les Fragmens de Parménide, par Fulleborn, p. 86.
- ↑ Très-ancien historien. Selon saint Clément d’Alexandrie (Strom. VI) il n’aurait guère fait que mettre Hésiode en prose.
- ↑ Iliade, X, 482 ; XV, 263.
- ↑ Euripide, Alceste, 15, et le fragment de Musonius dans Stobée. Florileg. 64.
- ↑ Virgile, Géorgiq. IV.
- ↑ Iliade, XVIII, 94. Voyez l’Apologie.
- ↑ Iliade, XI, v. 786.
- ↑ Sur les deux Vénus, voyez le Banquet de Xénophon ; Euripide dans Stobée, Eclog. Physic. I, p. 372 ; Cicer. De natura deorum, III 23.
- ↑ Xénoph. de Republ. Lacedem. II, 113. Sext. Empir. Hypot. III, 24. Plutarq. Lacedem. Instit. Strab. X.
- ↑ Voyez l’Hipparque et Thucydide, I, 20.
- ↑ Plutarque, Is. et Osir. Stéphan. Poesis philosophica, p. 129, 155. Schleiermacher, sur Héraclite, Mus. Alterth. I, cah. 3.
- ↑ Voyez la République, II, III ; les Lois, II, VII ; Aristot. Polit. VIII.
- ↑ On pourrait croire, d’après ce passage, que l’Amour n’était pas une divinité positive de la mythologie païenne, mais une simple création poétique.
- ↑ Homère, Odyssée, liv. XI, v. 307.
- ↑ Ἀσκώλια était une fête de Bacchus particulière à l’Attique, où l’on chantait, et où on dansait sur un seul pied sur une outre remplie de vin et huilée. Le Scholiaste du Plutus, v. 1130. Suidas, ἀσκὸς Κτησιφῶντος.
- ↑ Les Lacédémoniens envahirent l’Arcadie, détruisirent les murs de Mantinée, et en déportèrent les habitans dans quatre ou cinq endroits. Xénoph. Hellen. V, 2.
- ↑ Voyez l’Euthyphron.
- ↑ Homère, Iliade, XIX, v. 92.
- ↑ Allusion à un passage de l’Odyssée, liv. XI, v. 632, sqq. :
Je craignais
Que Proserpine ne me lançât, du fond de l’enfer,
La tête de la Gorgone, ce monstre terrible. - ↑ Nouvelle allusion au vers fameux de l’Hippolyte d’Euripide, v. 612. Voyez le Théétète.
- ↑ La locution grecque signifie également, s’il est l’amour de quelque chose… ou s’il est fils de quelqu’un. L’équivoque est intraduisible.
- ↑ Abondance.
- ↑ Prudence.
- ↑ Pauvreté.
- ↑ Ceci est plus intraduisible encore que le passage, p. 286, 287, Ποιήσις est proprement l’action de faire, et par conséquent en général toute invention ; mais ce mot signifiait plus habituellement l’action particulière de faire des vers et de la musique.
- ↑ Μοῖρα et Εἰλείθυια.
- ↑ Codrus fut, comme on sait, le dernier roi d’Athènes. Son dévouement procura la paix à sa patrie attaquée par les Héraclides et les Doriens : mais il eut aussi pour effet d’assurer à ses descendans, pendant une longue suite d’années, la dignité d’archontes qui n’était guère moindre que celle des anciens rois. Voyez Lycurgue contre Léocrate.
- ↑ Il y avait trois degrés dans l’initiation : 1o la purification ou introduction aux mystères, καθάρσις ou προτέλεια ; ce degré est ici représenté par la polémique de Diotime contre les fausses idées de Socrate. 2o Les petits mystères, μύησις, savoir la doctrine spéciale que vient d’exposer Diotime. 3o Enfin, les grands mystères, τέλεα καὶ ἐπόπτικα, où les dernières révélations avaient lieu.
- ↑ Dans les repas des anciens, les lits étaient ordinairement de trois places.
- ↑ Allusion à cette chasse dont parle Socrate au commencement du Protagoras.
- ↑ Littéralement, psuchtère, vase pour rafraîchir la boisson. Tim. Lex., p. 278, Mæris et Suidas.
- ↑ Le cotyle était à peu près notre demi-setier.
- ↑ Homère. Iliade, liv. XI, v. 514.
- ↑ Sur Marsyas et Olympos, musiciens phrygiens, voyez le Minos, les Lois III, Plutarque sur la musique.
- ↑ Odyssée, liv. XII, v. 47.
- ↑ Allusion à ce proverbe : Le vin et l’enfance disent la vérité. Phot. Lex., p. 235.
- ↑ Il s’agit de mille extravagances superstitieuses que l’on employait pour conjurer le mal.
- ↑ Dans le début de quelques poésies orphiques, on demande que les portes soient fermées aux profanes. Voyez Fragm. Orph., p. 441, 450. Hermann, le Scholiaste de Sophocle, Œdipe à Colone, v. 9, Suidas, v. βέϐηλος.
- ↑ Locution proverbiale qui fait allusion à l’échange des armes entre Diomède et Glaucus dans l’Iliade, liv. VI, v. 236.
- ↑ Voyez sur le refus que fit Socrate des présents d’Alcibiade, Ælien, Var. Hist. IX, 29 ; et sur Ajax invulnérable dans presque tout son corps, Palephat. De Incred. XII.
- ↑ Voyez l’Apologie et le commencement du Charmides.
- ↑ Odyss. liv. IV, v. 242.
- ↑ Plutarq., Vie d’Alcibiade.
- ↑ Voyez l’Apologie et le Lachès.
- ↑ Fantassin pesamment armé.
- ↑ Expressions appliquées à Socrate par le chœur des Nuées d’Aristophane, v. 36.
- ↑ Général lacédémonien, tué à Amphipolis, dans la guerre du Péloponnèse. Thucydide, V, 6.
- ↑ Voyez, le Charmide.
- ↑ Différent de l’Euthydème du dialogue de ce nom. Xénoph. Mémor., IV, 2, 40.
- ↑ Voyez Homère, XVII, 32 ; XX, 198. Hésiode, Op. et D. 216.
- ↑ C’est, comme on l’a vu au commencement, le personnage de qui Apollodore tient toutes les circonstances de son récit. Dans l’original, ce récit est constamment présenté sous la forme indirecte à laquelle la langue grecque se prête bien mieux que la nôtre. Littéralement la formule générale est : Aristodème me raconta que…, et que….