Le Baptême au désert

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Le Baptême au désert

 
I

Dans les plaines où luit, d’un éclat jaune et morne,
Des sables ondoyants l’aridité sans borne,
Loin des puits et de l’ombre et plus loin des humains,
Est accroupi, couvrant sa tête de ses mains,
Fauve, sombre, immobile et différant à peine
Des rochers calcinés perçant la molle arène,
Un homme aux durs contours, aux flancs maigres, nerveux,
Inculte, hérissé de barbe et de cheveux :
Un éclair parfois brille en son orbite cave,
Il a l’œil d’un voyant et l’habit d’un esclave ;
Des lanières de cuir serrent contre ses reins
Les poils roux du chameau tissus avec des crins.
Hors lui seul, il n’est pas, sous ce ciel rouge, une âme ;
Pas un insecte errant dans cet air tout de flamme,

Pas un brin d’herbe et pas une haleine d « vent;
Lui seul, dans la fournaise, a pu rester vivant.
Autour de lui, sans fin, le silence et le vide,
Et du sable éternel la mer morte et livide.
La lumière, inondant son immense prison,
D’un cercle épais de feu ferme tout horizon.

Or l’hôte du désert qui, sans tomber en cendres,
Habite ainsi le feu, pareil aux salamandres,
Disait:— « Toi que j’entends, où donc es-tu caché,
Esprit retentissant à mon ombre attaché ?
J’écoute, je te suis ; seul avec ta parole,
Sourd à toutes les voix de ma chair que j’immole,
J’ai marché bien des jours, bien des nuits, sans savoir
Où tu fais ta demeure, Esprit, et sans te voir.
Dans les buissons ardents peut-être tu te voiles ?
Incliné sur les puits où tremblent les étoiles,
Le moindre bruit de l’eau tient mon âme en suspens,
Mais, au fond, je n’ai vu nager que les serpents.
Dans les bois du Carmel, en écartant leurs branches,
J’ai vu des nids s’ouvrir et fuir des ailes blanches,
Et dans l’antre, devant mon œil qui te poursuit,
L’œil sanglant du lion flamboyer dans la nuit.
En tous lieux, dans la plaine ou la vallée étroite,
Dans les flots, ta voix parle à ma gauche, à ma droite ;

Jamais pourtant, Seigneur, tu n’as voulu montrer
La gloire de ton front que je viens adorer. » /

— « Va partout où des yeux le rayon peut s’étendre ;
Ne te lasse jamais ni de voir, ni d’entendre ;
Que ton regard des bois perce les sombres murs ;
Fouille au creux des volcans ; du bord des puits obscurs,
Vois l’onduleux serpent sillonner les eaux calmes ;
Entr’ouvre les rameaux des cèdres et des palmes,
Écoute leurs oiseaux ; et considère, encor,
Le grand désert couché dans sa cuirasse d’or.
Des sables, des forêts, des flots, d’où qu’elle vienne,
La voix qui parlera sera toujours la mienne. »

— « Seigneur ! te voir un jour, pour prix des ans nombreux
Consumés au désert en jeûnes rigoureux !

Tu le sais, j’ai si bien dompté la faim grossière,
Qu’on dirait que je vis de flamme et de poussière.
Marchant vers l’horizon, qui recule toujours,
A peine ai-je trouve, tous les deux ou trois jours,
Une source, un peu d’herbe et quelques sauterelles.
J’ai quitté la maison, la vigne paternelles,
Et ma mère et les miens, pour suivre ton sentier ;
A tes commandements j’appartiens tout entier ;

A peine des humains sais-je encor le visage.
Donne-moi mon salaire après ce dur voyage,
Découvre-moi ta face, et ces lèvres d’où sort
Un souffle nourricier plus puissant que la mort. »

— « Que veux-tu ? je n’ai pas de lèvres ni de face.
Renonce à me trouver dans un coin de l’espace ;
Je n’habite pas l’antre, ou le cèdre, ou le puits.
Tes bras s’ouvrent en vain pour me saisir ; je suis
Plus prompt que le simoun, et plus insaisissable
Que n’est dans un rayon l’atome ailé du sable,
Plus subtil que le feu, plus transparent que l’eau,
Plus fluide que l’air agité par l’oiseau.
Touche, là-haut, des nuits les blanches étincelles ;
Moi je suis plus lointain, plus innombrable qu’elles.
Enlace dans tes bras le désert ou les mers,
Moi je suis plus grand qu’eux, plus un et plus divers ;
Je suis plus beau, je n’ai ni couleur ni figure.
Qui prétend m’avoir vu commet une imposture.
Reste mon serviteur ; écoute ; obéis-moi,
Moi, lorsque tout se tait, qui retentis en toi…
Si tu pouvais me voir, c’est à l’heure suprême
Où, fermant tes deux yeux, tu plonges dans toi-même. »

— « Pour vous suivre, ô Seigneur ! de ces sables mouvants

J’ai traversé les flots inconnus des vivants ;
J’espérais vous trouver au moins sur l’autre rive :
Vers le lieu du repos dites-moi si j’arrive ;
De cette mer de feu trouverai-je le port ?
Me faut-il, au désert, marcher jusqu’à la mort ? »

— « La sphère éblouissante où l’on entre à ma suite
Est un feu sans repos, sans foyer, sans limite ;

Sur mon aile emporté, dans ces mondes brûlants
Sans atteindre le fond tu volerais mille ans.
Mais c’est assez ; tes yeux ont puisé de lumière
Ce qui peut en tenir sous l’humaine paupière ;
Va, tout plein du désert, prêchant ce qu’il t’apprit,
Homme, retourne aux lieux d’où t’a tiré l’Esprit. »

— « Moi, ton hôte, ô Seigneur ! m’enfermer dans les villes,
Et porter avec eux le joug des lois serviles…
Faire aspirer ton souffle à leurs poumons impurs ! »

— « T’ai-je dit d’habiter à l’ombre de leurs murs ?
Tu parlerais en vain dans leurs palais frivoles ;
Il faut l’ardent soleil, l’air libre à tes paroles.
Dans le bruit des cités la voix de Dieu se perd.
Il faut que les humains retournent au désert ;
Qu’ils brûlent leurs vieux toits, qu’ils partent ; qu’ils oublient

Leurs trésors, leurs plaisirs, ces chaînes qui les lient,
Les festins éternels, les fornications,
Viciant jusqu’aux os les. générations.
Le jeûne du désert est leur dernier remède ;
Tu ne peux rien sur eux si le désert ne t’aide.
Mais, aussi loin que toi, nul, sans mourir brûlé,
N’offensera du pied ce sable immaculé.
Va plus près d’eux ; habite une terre moins rude
Dont leurs cœurs puissent mieux porter la solitude,
Où l’air, plus tempéré par l’ombre et par les eaux,
Ait l’humide douceur qu’il faut à ces roseaux.
Va-t’en vers le Jourdain, prêchant la pénitence,
La crainte, la justice : un autre, qui s’avance,
D’une loi plus parfaite enseignant le devoir,
Porte un mot plus divin que tu n’as pu savoir.
Va donc, reprends le peuple ; et qu’un flot pur le lave
Des taches de la chair qui le rendait esclave.
A toi de nettoyer, de tout Je vieux levain,
Le vase qu’un plus digne emplira de son vin.
Pars, et si tu trouvais, avant d’atteindre au fleuve,
Le zèle du désert dans quelque âme encor neuve,
Mène-la plus avant dans ce pays ardu
Où ta chair s’est durcie, où tu m’as entendu.
Tout homme doit venir aussi près que possible
De ces lieux où ton œil voulut voir l’invisible, »



II

Or, docile à l’Esprit, Jean se leva soudain,
Et l’ardent Précurseur marcha vers le Jourdain.
Et déjà le suivaient, dans ces sentiers austères,
Des hommes imitant ses jeûnes solitaires.
Tous, dans les vives eaux, à sa voix, se plongeaient
Affranchis de la chair, et tous l’interrogeaient :
— « O maître, qu’as-tu vu, qu’as-tu fait, dis, ô maître,
Dans la contrée où nul après toi ne pénètre ? »

— « Comme vous m’écoutez, j’écoutais une voix. »

— « Qui te parlait ? celui qu’aperçut autrefois
Moïse, et qui grava ses décrets sur dix tables ?
Maître, dis-nous sa forme et ses traits redoutables. »

— « Je n’ai rien vu de plus que, sous les vastes cieux,
Ne peuvent en s’ouvrant voir les plus faibles yeux :
Les fleuves, les forêts et les bêtes vivantes,
Puis des sables sans fin les montagnes mouvantes. »


— « Peut-être ce conseil qui marchait avec toi,
C’était entre tes mains le livre de la loi ;
Les aïeux, le passé dont tu faisais l’étude,
De leurs doctes leçons peuplaient ta solitude ? »

— « Mes yeux n’ont jamais lu qu’aux pages du désert,
Et son esprit au mien s’est peut-être entr’ouvert.
J’ignore clés aïeux la sagesse éphémère,
Et j’oubliai, là-bas, jusqu’au nom de ma mère.
Je vous offre, après moi, le livre souverain
Que nul n’a copié sur l’écorce ou l’airain ;
Les étoiles au ciel en ont tracé les pages ;
Par les monts sinueux, les forêts, les rivages,
Par le flot qui serpente et l’herbe qui fleurit,
Son vaste enseignement sur la terre est écrit ;
Pour y lire, il suffit d’en aimer les merveilles,
D’être pur, et d’ouvrir ses yeux et ses oreilles,
Et d’aller, quelquefois, priant, loin des cités,
Seul, écouter son cœur, dans les lieux écartés ;
C’est mon livre éternel, je laisse en paix les autres. »

— « Chaque année, à Sion, comme ordonnent les nôtres,
Disciple du désert, les autels négligés
N’ont pas eu ta prière et les dons obligés,
Tu n’as jamais offert encens ni sacrifice ? »


— « Non ; à d’autres présents je crois Dieu plus propice.
Je n’égorgeai jamais, sur les autels anciens,
Les brebis et les bœufs comme les Pharisiens.
Sur les sables fumants des plaines d’Idumée,
J’offrais ma propre chair de jeûnes consumée,
Et mes vils appétits, et tout penchant grossier,
Retranché par l’esprit plus aigu que l’acier.
Non, je n’ai pas prié dans ces enceintes vides
Où tombent des docteurs les paroles arides,
Mais au temple de vie, où mes sens immolés,
Dans la lumière et l’air se sont renouvelés ;
Je m’y dépouille encor, chaque fois que j’y plonge,
De quelque impur lambeau de haine et de mensonge.
Donc, vous qui me suivez dans le lit des torrents,
Rendez-vous comme moi nus, maigres, ignorants ;
Chassez loin dans l’oubli toutes vieilles doctrines,
Et que la vieille chair sèche sur vos poitrines. »
— « Ta voix, maître, nous semble inviter à la mort ! »
— « Nul ne vivra toujours sans s’immoler d’abord,
Sans avoir traversé, voyageur intrépide,

La région du vide et le sable torride.
Écoutez le désert : « Sur mes sables sans fin
« J’endure le soleil et la soif et la faim ;
« Je n’ai ni frais manteau de gazon, ni ceinture

« De ruisseaux ombragés, ni turban de verdure.
« Je jeûne et je suis nu de toute éternité ;
« C’est pourquoi le Seigneur m’a toujours habité ;
« Et tous les cœurs impurs, en qui la mort pénètre,
« Doivent se consumer dans mes feux pour renaître. »

— « Maître, à qui le désert a parlé si souvent,
Dans ses secrets sentiers conduis-nous plus avant ;
Sans doute il t’a montré ce que l’œil ne voit guères ? »

— « Non ; la terre m’offrit ses spectacles vulgaires :
J’ai vu les loups gloutons et les chacals, plongés
D’ans le sang des troupeaux par le tigre égorgés.
Luttant pour assouvir leur faim terrible, ancienne,
Quand l’horrible chasseur avait repu la sienne,

Ils mangeaient ardemment, longuement, sans repos ;
Après la chair encor leurs dents broyaient les os.
Mais je n’ai jamais vu la brute dans son antre
Mourir de plénitude en festoyant son ventre.
En vérité, sachez que les chiens et les loups,
Hommes, dans leurs repas, sont moins hideux que vous.
J’ai vu, lorsqu’au printemps le rut les aiguillonne,
Se cherchant, s’appelant, le lion, la lionne ;
Le couple en rugissant sur l’herbe se roulait ;
De leurs fauves plaisirs le sol même tremblait :

Puis, de forts lionceaux, apparus à la vie,
Attestaient de l’amour la sainte loi suivie.
Et je dis : les lions, dans leurs fougueux hymens,
Sont plus purs devant Dieu qu’aujourd’hui les humains,
Et, libres des forfaits que la nature abhorre,
Condamnent vos cités, ces filles de Gomorrhe ! »

— « Parle encor du désert, ô maître ! tes discours
Dussent-ils accuser et maudire toujours ;
Ne t’a-t-il pas montré des choses moins cruelles ? »

— « J’ai vu les grands troupeaux des daims et des gazelles,
Après un long parcours de sables, de rochers,
Trouver enfin la source et le gazon cherchés ;

Et tous se répandaient sur la pelouse verte,
Chacun broutait un peu de l’herbe à tous offerte.
Et je ne voyais pas le plus faible, à l’écart,
Contraint par le plus fort à lui céder sa part ;
Et, plutôt que laisser mourir de la famine
Le troupeau fraternel qui suit sa loi divine,
Notre père commun, devant les pieds des daims,
De ce vert oasis allongeait les jardins.
J’ai vu, dans ses travaux, le peuple des abeilles
De sa ville embaumée ordonnant les merveilles.
Des flancs de l’arbre creux, nettoyés avec soin,

De nombreux ouvriers se répandent au loin ;
Et nul, en épuisant le parfum des calices,
Ne songe à s’enivrer d’égoïstes délices.
Tous travaillent ; aussi la féconde cité
Conserve tout l’hiver les présents de l’été ;
L’abondance l’habite, et la ruche encor laisse
Fuir des fentes du chêne un trop-plein de richesse,
Et répand, pour la faim du pauvre voyageur,
L’aumône d’un miel pur béni par le Seigneur. »


III

Loin des hommes ainsi, la voix de Jean captive
Des élus du désert la famille attentive.
Puis, quand il vint plus près des pays habités,
De nouveaux pénitents sortaient de tous côtés.
Car le bruit de son nom, dans les cités surprises,
Tombait, comme apporté du désert par les brises.
Tels d’un fleuve lointain, dans le calme des nuits,
Avec l’odeur des bois roulant vers nous les bruits,
Un vent frais les répand, en sonores bouffées,
Dans les murs des cités de poussière étouffées.
Plusieurs, dans la mollesse et les mauvaises mœurs,

S’éveillaient et marchaient, frappés de ces rumeurs ;
Et couraient au-devant de celui qui châtie,
Et courbaient sous sa main leur tête repentie,
Jeûnant, marchant les reins du cilice entourés,
D’un besoin de douleur tout à coup dévorés.
Or, du maître en courroux, dont la voix tonne et gronde,
Plus le joug est sévère et plus la foule abonde ;
Et lui, les flagellant du fouet de leurs péchés,
Savait rouvrir aux pleurs les yeux les plus séchés.

« Age impur ! race avide, au front bas, à l’œil terne,
Qui gouverne le peuple et que la chair gouverne 1
Leurs monstrueux festins, leurs amours plus hideux,
Répandent, la famine et la peste autour d’eux.
Les plus divins trésors de la terre y périssent,
La perle s’y dissout, les vierges s’y flétrissent,
Et meurent par milliers dans leurs embrassements.
Tous leurs jeux sont ornés de l’aspect des tourments.
Des hommes, déchirés par ces hommes de proie,
Dans leurs viviers sanglants engraissent la lamproie.
Toi qui portes leur joug et le trouves si dur,
Peuple, en ta pauvreté, tu n’es pas moins impur !
Tu prends part, quand tu peux, à leur orgie infâme,
Où tous vous oubliez que vous avez une âme.
Vous, lâches affranchis, vous avez regretté

Les oignons de l’Egypte et la captivité ;
D’une chaîne à vos cous souffrant la flétrissure,
Pour savourer en paix l’ivresse et la luxure.
Devant l’or et l’argent vous vous agenouillez.
Les grands et les petits vous êtes tous souillés ;
Vous êtes corrompus dans vos forces viriles ;
Votre exécrable hymen rend les femmes stériles.
Donc, pour les mieux haïr, confessez vos péchés.
Je parle, et c’est par Dieu que vous serez touchés !
Pleurez donc et souffrez ; la douleur nous épure ;
Seule elle peut des cœurs guérir la flétrissure.
Jeûnez donc ; refusez le pain même et le vin,
L’amour dont vous avez flétri le nom divin.
Quittez femmes et sœurs, car vous avez fait d’elles
Un servile bétail et d’impures femelles.
Laissez là vos enfants qui, dans votre maison,
D’un exemple mortel aspiraient le poison.
Vous ne méritez plus ni cités ni familles.
Jeûnez donc de l’aspect de vos fils, de vos filles ;
Fuyez même la face humaine ; allez, épars,
Habitant les rochers comme les léopards ;
Et pleurez, au désert, les jours où vous vécûtes,
Tels que vous gagneriez en imitant les brutes,
Tels que, dans votre chair menacés de pourrir,
Il faut la retrancher si vous voulez guérir. »


Debout sur une roche étroite, et que du fleuve
La blanche écume atteint, si peu que l’eau s’émeuve,
Pieds nus, d’un long bâton armé comme un pasteur,
Il s’appuie, et, parlant de toute sa hauteur,
Châtie ainsi la foule incessamment accrue,
De loin, pour l’écouter, vers le fleuve accourue.
Foule étrange de gens incultes ou maudits,
Pâtres, bandits, soldats semblables aux bandits ;
Obscènes mendiants aux sourires farouches ;
Publicains aux doigts noirs, au front blême, aux yeux louches,
Sur de tels compagnons encor peu rassurés ;
Et, couvertes de fard, de voiles bigarrés,
Sanglotant et joignant leurs mains de pleurs mouillées,
Maintes filles de joie, en groupe agenouillées.
Tous attentifs : les uns sur le sable couchés ;
D’autres, assis plus loin dans les creux des rochers,
Sous les grands aloès et sous les palmiers rares,
Cherchant l’ombre et le frais dont ces lieux sont avares ;
D’autres, pour voir le maître et l’ouïr à leur gré,
Entrent jusqu’aux genoux dans le fleuve sacré.
Tout fait silence au loin, le vent, l’eau jaune et lente,
Et des plaines du Gad l’immensité brûlante.
Seul, l’homme du désert parle à ce peuple, et dit
Ce qu’il peut répéter de ce qu’il entendit :


« Rendez droits les sentiers et préparez la voie ;
Toute chair connaîtra le salut et la joie.
Approchez ! Le Seigneur est déjà sur le seuil ;
Des superbes sommets son pied courbe l’orgueil.
Loin des molles cités que l’esclavage habite,
Venez, dans le désert, attendre sa visite ;
Venez, et, par le jeûne et les mâles travaux,
Faites-vous des cœurs neufs et des membres nouveaux.
Ah ! que l’eau du torrent mêlée au miel sauvage
Mieux que le vin dans l’or m’a fait un doux breuvage !
Comme à mes pieds tombant dans l’herbe, le matin,
La sauterelle apporte un facile festin !
Sans autre soin que Dieu dans la journée entière,
Combien vive au désert s’écoule la prière !
Et, faisant avec nous leurs adorations,
Quels saints rugissements, le soir, ont les lions !

« Pour tirer ses élus des longues servitudes,
Dieu les pousse lui-même au fond des solitudes.
Il fait, pour les nourrir dans l’aride séjour,
De la manne du ciel leur pain de chaque jour.
Le désert affranchit le corps ainsi que l’âme ;
La fierté se respire avec ses vents de flamme.
Venez ! dans la prière et l’air libre des monts
Vous secourez le joug des rois et des démons.


« Et si la solitude, en votre âme agrandie,
De sa soif immortelle allume l’incendie,
Le prophète apparaît qui jamais ne faillit ;
Il frappe le rocher, et l’eau vive jaillit,
Jaillit à flots pressés et coule intarissable ;
Elle creuse son lit sur le roc, dans le sable,
Et vous y buvez tous, esclaves triomphants,
La liberté, la vie. Hommes, femmes, enfants,
Tous s’y viennent plonger ; et toute plaie immonde,
Toute marque des fers disparaît dans cette onde :
Vous marchez jeunes, purs, pleins d’audace et de foi,
Vers le mont foudroyant d’où descendra la loi,

« Venez donc ! au passé dites l’adieu suprême,
Entrez tous hardiment dans la mer du baptême ;
L’eau renferme la force avec la pureté
Et l’oubli des douleurs de la captivité ;
La terre, aux anciens jours, coupable, y fut lavée.
L’onde, en touchant le corps, fait que l’âme est sauvée ;
Elle donne une voix prophétique aux roseaux ;
L’esprit du Dieu vivant flotte encor sur les eaux ! »

Tel Jean les entraînait dans le sein pur du fleuve
Pour engendrer au père une famille neuve ;

Et tous y descendaient, confessant leurs péchés,
Et devant lui passaient ; et sur leurs fronts penchés,
Élevant à deux mains la conque qui déborde,
Jean répandait à flots l’eau de miséricorde.
D’un peuple si nombreux le Jourdain se remplit,
Que les hommes couvraient ses rives et son lit.

Durant l’automne, ainsi, quand les forêts sont mûres,
Un grand vent annoncé par de lointains murmures,
Éclatant tout à coup, enlève en tourbillons
Les feuilles, les rameaux qui comblent les sillons ;
Sur la vigne et les prés, comme un épais nuage,
Ils courent, longuement balayés par l’orage,
Tant qu’au bout de la plaine ils n’ont pas rencontré
Le lac qui les reçoit dans son lit azuré ;
Le feuillage en monceaux sur l’eau tombe et s’amasse,
Et d’une nappe sombre il en couvre la face.


IV

Or, des pharisiens, enveloppés d’orgueil,
Des scribes pleins de fiel, mais le sourire à l’œil,
Des prêtres méditant déjà quelque anathème,
Attendaient à l’écart pour s’offrir au baptême.
Et Jean les reconnut ; et de sa rude voix :


« Hypocrites maudits, est-ce vous que je vois ?
Qui vous apprit à fuir les futures colères,
A tromper l’œil du maître, ô race de vipères ?
Malheur à vous ! Armés de longues oraisons,
Des veuves, des enfants vous mangez les maisons ;
Et, selon le tribut que la peur vous apporte,
Vous nous ouvrez du ciel ou nous fermez la porte ;
Comme de votre bien trafiquant ici-bas
Du royaume d’amour où vous n’entrerez pas.
Malheur ! vous attachez aux épaules des autres
Les fardeaux importuns que rejettent les vôtres.
Vous faites pour les yeux votre moindre action ;
Vous payez à l’autel par ostentation
La dîme de l’anis, du cumin, de la menthe,
Et pas un dont la vie à ses discours ne mente,
Et pas un qui, fidèle au vrai sens de la loi,
Fasse pour le prochain ce qu’il ferait pour soi.
Vous ne comprenez plus de vos lois que la lettre ;
À son joug infécond vous voulez nous soumettre ;
L’esprit qui les dicta de vous s’est retiré,
Son livre est dans vos mains un mensonge sacré.
Malheur à vous ! Quand Dieu daigne envoyer un sage,
De l’avenir au peuple apportant le message,
Votre haine le suit et le désigne aux rois
Qui le font flageller et clouer à la croix.

Maintenant s’enquiert-on de vos œuvres, vous dites :
Oh ! nous sommes les fils des saints et des lévites !
Et Dieu dit : Ces gentils, ces hommes sans aïeux,
J’en fais mes ouvriers, mes fils les plus pieux.
Cessez donc de parler des vertus de vos pères,
Montrez à votre tour des œuvres salutaires ;
Car la hache est à l’arbre, et va dans un moment
Jeter au feu tout bois infertile et gourmand. »

Et le peuple inquiet l’interrogeait : « O maître !
Que faire donc ? »

Et Jean : « Voici ce qui doit être :
Quiconque a deux habits lorsqu’un autre homme est n
Doit donner le meilleur à ce frère inconnu ;
Et quiconque a du pain, un toit, un héritage,
Doit à ceux qui n’ont rien en faire le partage. »

Or au fond de leurs cœurs ils se demandaient tous :
« Jean n’est-il pas le Christ apparu parmi nous ? »

Et lui : « Je ne suis pas le Messie, et pas même
Un prophète. Je viens vous donner le baptême.
Je viens laver dans l’eau les hommes pénitents,
Et préparer la voie à celui que j’attends.

Voyez : lorsque la nuit vers l’occident recule,
Annonçant le soleil, paraît le crépuscule ;
Le Seigneur, de là-haut, l’envoie avec amour
Aux yeux que blesserait le brusque éclat du jour.
Il vient ; il verse à flots sa limpide rosée,
La moindre fleur des champs est par lui baptisée.
Aux arbres des chemins comme à ceux des forêts
Chaque rameau lavé luit plus vert et plus frais,
Afin que le soleil n’échauffe rien d’immonde
En visitant le sein du bourgeon qu’il féconde.
Ainsi, moi, précurseur d’un baptême nouveau,
Pour vous purifier je vous plonge dans l’eau.
Mais, comme un grand soleil nécessaire à la vigne,
Un autre va venir, dont je ne suis pas digne
De toucher la sandale, et dans l’esprit de Dieu
Il vous baptisera du baptême de feu ;
Sa flamme au sang d’Adam rendra toute sa force,
A la sève ascendante il ouvrira l’écorce,
Afin que le vieux cep que le père a planté
Donne au saint vendangeur le fruit de charité. »


V

Jusqu’alors confondu dans le peuple en prières,
Et simple comme un frère au milieu de ses frères,

Un homme au front pensif, mais sans austérité,
Se lève et vient s’offrir ; si divin de beauté
Qu’une lueur paraît émaner de sa face,
Et que les yeux émus s’humectent quand il passe.
Un sourire aperçu de tout être innocent
Attire à lui les cœurs d’un attrait tout-puissant.
Les tout petits enfants, pareils encore aux anges,
De son manteau d’azur viennent baiser les franges,
Et, de ses cheveux blonds, les oiseaux soupçonneux
De l’aile en se jouant touchent l’or lumineux.

Il marche ; aux pieds de Jean à son tour il s’arrête,
Au baptême commun il tend déjà la tête.
Voilà qu’un grand frisson saisit, à son aspect,
Le baptiseur courbé de crainte et de respect ;
Il refuse et lui dit : « Ah ! Seigneur, c’est vous-même
De qui j’implore ici le don du vrai baptême ;
Je baptise dans l’eau, Maître, et vous dans l’Esprit. »

Mais celui-ci : « Faisons ce que Dieu nous prescrit. »

Jean cède, et de sa main sur l’homme pur s’écoule
La même eau qui lavait les péchés de la foule.

Et dès qu’au bord du sable ont paru, hors de l’eau,

Les pieds étincelants du baptisé nouveau,
Voilà que le ciel s’ouvre, un large éclair en tombe,
L’Esprit de Dieu descend sous forme de colombe ;
Une voix dit dans l’air, où la splendeur a lui :
« C’est mon fils bien-aimé, je me complais en lui. »

De lui seul et de Jean cette voix entendue
Remplit de longs échos l’invisible étendue ;
Et, palpitant d’amour du nadir au zénith,
Dans son sein attentif l’univers la bénit.
Les germes non éclos de toutes créatures,
Les vieux morts attendant au fond des sépultures,
Les globes nouveau-nés et dans leur floraison,
Les anges, les Esprits d’amour et de raison,
Le cèdre et l’humble mauve en ses frêles corolles,
Tout a frémi d’attente au vent de ces paroles ;
Car, en montrant à Jean celui qu’il espérait,
La colombe annonça Jésus de Nazareth !

Faites silence, ô voix des prophètes,.des sages,
Descendez de votre aigle, ô porteurs de messages ;
Mourez avec la nuit, étoiles, pâles sœurs :
Le vrai soleil éteint les flambeaux précurseurs !
En rayons inégaux autrefois dispersée,
La lumière elle-même enfin s’est élancée,


Et le Verbe, que Dieu mesurait entre vous,
Est donné sans mesure à ce cœur humble et doux.
Donc, ô Jean, la plus grande entre les voix humaines,
Sagesse du désert, flot des douze fontaines,
Ton baptême finit sur ce front tout-puissant ;
Tu n’as plus sur la terre à verser que ton sang.