Le Baptême de la cloche

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Odes et PoèmesMichel Lévy frères (p. 306-310).


X

Le Baptême de la cloche


À mon ami B. de Saint-Bonnet.


 
I

Monte à la tour sonore, ô reine des cantiques !
Répands les grands soupirs de ton sein débordants !
Dieu touchait d’un feu pur les lèvres prophétiques ;
Il t’a fait naître aussi dans les charbons ardents.

Le temple t’accueillit tiède encor de la flamme ;
Comme un fils des humains, d’eau, d’encens et de sel,
Le prêtre te baptise en te donnant une âme ;
Prends désormais ta place au chœur universel.

Tu reçois la parole, auguste ministère :
Sur ton front, comme au front d’un pontife ou d’un roi,
L’huile sainte, en coulant, livre à ta bouche austère
Le droit de réunir un peuple autour de toi.

Monte, pour dominer de plus haut nos murmures ;
Pour verser, de ton urne aux flancs mélodieux,
Tes notes, s’épanchant plus fraîches et plus pures,
En des flots d’air puisés plus avant dans les cieux.

Vers la cime où ton maître à jamais t’a placée,
Mille bruits monteront du hameau, du désert ;
Toi tu feras, fidèle à sa grande pensée,
Un accord immuable en ce changeant concert.


A tes pieds, les rumeurs et les échos varient ;
Du sein de ces forêts et des prés d’alentour
S’élèvent bien des voix qui pleurent ou qui rient ;
Les chants et les soupirs en montent tour à tour.

Dans la chapelle, ici, gémissent les prières ;
Près du mur, des passants se disputent entre eux ;
Des baisers ont frémi sur le bord des clairières ;
Là-bas le laboureur excite ses grands bœufs.

Ainsi l’homme se mêle aux sons que tu disperses !
Et, dans le calme essor de tes vibrations,
Ainsi meurt et renaît, en des notes diverses,
Le bruit de nos travaux et de nos passions.

Et la nature aussi, cette voix éternelle,
Ce clavier infini que nul n’a mesuré,
Des tons, en un moment, parcourt la grande échelle,
Gémit, gronde et sourit après avoir pleuré.

Selon que la forêt ou grandit ou décline,
Le vallon rend là-bas des accords différents !
Dans ces ravins, coulant de la même colline,
L’eau soupire en ruisseaux ou gémit en torrents.

La nature avec nous regrette, invoque, aspire,
Tour à tour, doute, espoir ou crainte y sont vainqueurs,
Et, pour longtemps encor, sur cette immense lyre
L’harmonie est changeante, ainsi que dans nos cœurs.

Toi pourtant, quels que soient la saison, le jour, l’heure,
Dans le calme ou l’orage ayant le même son,
Tu nous diras, du haut de la sainte demeure,
Toujours le même mot et la même leçon.

Parole incorruptible, enseignements suprêmes !
Grande voix dominant tons les bruits d’ici-bas,

Semblable à cette voix qui parle dans nous-mêmes,
Nous suit, et cependant ne nous appartient pas !

Ce mot qui te remplit, ce nom que tu proclames,
Pensée à ton métal mêlée au sein du feu,
Souffle d’éternité qui soulève nos âmes,
C’est le nom, la pensée et le souffle de Dieu.

Et tu la sèmeras ton immuable idée,
Des cités aux forêts, des sommets aux vallons ;
Et, comme d’harmonie une mer débordée,
Ta voix nous poursuivra partout où nous allons.

De l’encens et du sel si le prêtre t’honore,
C’est qu’il consacre en toi le psaume fait airain ;
De tous les instruments, tu n’es le plus sonore
Que pour proclamer Dieu d’un ton plus souverain.

Répands donc, répands donc, par toute la nature,
Ce nom qu’au fond du cœur chaque homme doit sentir,
Et qu’il ne soit pas d’antre et d’âme assez impure,
Où ton pieux écho n’aille au loin retentir.


II

Et moi, l’oisif amant des bois et des prairies,
Qui, de leurs doux esprits enivré trop souvent,
Laisse fuir ma pensée en molles rêveries,
Et disperse ma vie au souffle de tout vent ;

Moi qu’avec un bruit d’onde, une haleine de roses,
La brise, dont ce tremble à peine est agité,
Mêlant mon âme errante avec l’âme des choses,
Peut emporter si loin hors de l’humanité ;

Lorsque j’irai, perdu dans les forêts prochaines,
Des actives cités déserteur affaibli,

Enviant le repos des rochers et des chênes
Et laissant là ma tâche et ma vie en oubli ;

Alors tu parleras, voix de la vieille église,
Voix comprise de tous comme un appel humain,
Et tu m’éveilleras, et mon âme indécise,
S’arrachant au désert, prendra le vrai chemin.

Et je n’entendrai plus la Sirène énervante
Qui chante avec le vent, les rameaux, le flot bleu ;
Un plus ferme conseil m’arrêtant sur ma pente,
Je me rapprocherai des hommes et de Dieu.

Car ta voix c’est la voix des hommes agrandie,
Leurs sueurs ont coulé pour fondre ton métal ;
C’est leur esprit qui parle avec ta mélodie ;
Ton front reçut comme eux le baptême natal.

À la cité des cœurs cette voix me convie,
Me dit que je suis homme et dois porter mes fers,
Et me ramène, enfin, au combat de la vie,
Que j’ai tenté de fuir pour la paix des déserts.

Par toi chantent l’appel des travaux, des prières,
St l’écho solennel de la joie et des pleurs ;
En t’écoutant, j’irai demander a mes frères
lia part de leurs destins, surtout de leurs douleurs.


III

Va donc, fille du feu, sur les tombeaux assise !
Donne à chacun sa place en tes hymnes fervents ;
Chante pour ceux à qui la lumière est promise ;
Parle aux vivants des morts comme aux morts des vivants !

Prends ton poste au donjon, sonore sentinelle,
Veille sur ces vallons, veille sur ces sommets ;

Garde à ces bois chéris une paix éternelle ;
Que la sainte amitié les habite à jamais.

Qu’au loin en t’écoutant la terre soit bénie ;
Comme à la voix de Dieu, qu’elle enfante à ta voix ;
L’abondance du ciel tombe avec l’harmonie :
Verse aux sillons le grain et le feuillage aux bois.

Garde cette maison, tu dois chérir son hôte,
Grand cœur où, comme en toi, l’esprit divin descend
C’est lui qui t’a bâti la tour solide et haute :
Il est de l’œuvre sainte un ouvrier puissant.

Et tous nous aimerons vos deux voix fraternelles ;
Car Dieu sur ce sommet, qui voit poindre le jour,
Vous mît pour nous parler des choses éternelles,
Et saluer de loin le règne de l’amour…