Le Baromètre de Martin-Martin/4

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Le Baromètre de Martin-Martin
La Revue blancheTome XX (p. 529-536).
LE BAROMÈTRE DE MARTIN-MARTIN

La Vie parisienne

Du Petit Tambour :

Notre Député

Au lendemain de l’élection de M. Martin-Martin, nous écrivions :

«… À coup sûr, le nouvel élu ne suivra pas les errements de son prédécesseur : M. Martin-Martin n’est pas de ceux qui remettent aussi bénévolement les destinées de la France aux mains des maires du Palais : dans la période de troubles et de désorganisation sociale et morale que nous traversons, il nous sera réconfortant de penser qu’il y a encore au Parlement, travaillant et veillant, quelques personnalités de la valeur et de l’activité de M. Martin-Martin. Nul doute, en tout cas, que nous n’ayons bientôt à nous en féliciter, non seulement pour la France, mais aussi pour notre pauvre département, jusqu’à ce jour si laissé à l’écart et déshérité : M. Martin-Martin sera là pour rappeler que le Plateau-Central existe, et nous aurons enfin quelqu’un, auprès des gouvernants, en situation d’exposer nos plaintes et de faire valoir nos justes droits… »

Les documents suivants, que l’on veut bien nous communiquer, montreront à nos lecteurs si nous étions bons prophètes :

MINISTÈRE DES FINANCES
direction du personnel
Mon cher collègue,

Vous avez bien voulu appeler mon attention sur l’opportunité qu’il y aurait à créer, dans la commune de Saint-Landry, un deuxième débit de tabac. Je m’empresse de vous faire connaître que j’ai aussitôt chargé M. le directeur des contributions indirectes de votre département d’étudier la question au point de vue technique, et, dès que son rapport m’aura été transmis, avec l’avis de M. le Préfet du Plateau-Central, je serai heureux d’examiner s’il m’est possible d’accorder satisfaction à la commune de Saint-Landry.

Veuillez, etc.

Le Ministre des Finances,
Caillaux

à Monsieur Martin-Martin, député du Plateau-Central.


SOUS-SECRÉTARIAT DES POSTES ET TÉLÉGRAPHES
cabinet du sous-secrétaire d’état
Mon cher collègue,

Vous avez bien voulu appeler mon attention sur les heures des courriers qui desservent la commune de La Rémolade, et appuyer auprès de moi une pétition des habitants de cette commune, demandant qu’une levée supplémentaire soit faite après quatre heures du soir par le facteur de Malvoisin. J’ai l’honneur de vous informer que, conformément au désir que vous m’en aviez verbalement exprimé, la question est en ce moment soumise à l’examen du service compétent, et qu’aussitôt qu’une solution sera intervenue, je m’empresserai de la porter à votre connaissance.

Veuillez, etc.

Le Sous-Secrétaire d’État des Postes et Télégraphes,
Mougeot

à Monsieur Martin-Martin, député du Plateau-Central.

MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR
cabinet du ministre
Mon cher député,

Vous avez bien voulu appeler mon attention sur la situation précaire d’un groupe de cultivateurs, habitant l’agglomération des Gorgerettes, dont la récolte et une partie des habitations, non assurées, viennent d’être détruites par un incendie violent. J’ai le plaisir de vous faire connaître que, par courrier de ce jour, et à titre tout à fait exceptionnel, je fais ordonnancer au nom de M. le Préfet de votre département une somme de 40 francs, pour être répartie entre les familles les plus nécessiteuses et les plus éprouvées.

Veuillez, etc.

Pour le Président du Conseil, Ministre de l’Intérieur,
Le Chef du Cabinet,
Ulrich

à Monsieur Martin-Martin, député du Plateau-Central.

À tous ceux qui n’ont pas oublié l’époque néfaste où les intérêts de notre département étaient abandonnés aux mains débiles et dédaigneuses du baron Lambusquet, — celui-là même qui se vantait de n’avoir jamais mis les pieds dans un ministère, — à tous nos lecteurs nous laissons le soin de dégager la moralité des lettres ci-dessus : pour notre part, nous n’aurions garde d’en atténuer l’éloquence par aucun commentaire. Dans sa profession de foi, M. Martin-Martin avait écrit : — Je ne vous fais pas de promesses : Je demande que vous me jugiez à l’œuvre, et sur mes actes ! — Les honnêtes gens, les gens éclairés et impartiaux, ont déjà jugé.

Antonin Canelle

Du Journal de Mademoiselle Yvonne Martin-Martin :

Dimanche. — Le matin, nous avons été, Mère et moi, à la messe de onze heures ; c’est l’abbé Launois qui a quêté ; il a toujours sa tête qui penche sur son épaule, et une main dans sa poitrine, mais il est fort bien quand même. Il faisait si froid déjà que Mère m’avait permis de mettre mon boléro en fourrure, ce dont je n’ai pas été fâchée, car, à la messe, j’étais juste devant ces personnes dont nous ne savons pas encore le nom, mais qui sont pour nous si désagréables, et qui sont si mal mises. Elles n’ont fait que me regarder tout le temps. Nous sommes rentrées juste pour le déjeuner. Père, très absorbé, n’a pas dit un mot, et Mère respectait son silence, de telle façon que le déjeuner a été expédié vivement. J’ai lu dans ma chambre jusqu’à quatre heures le livre de Mme Hector Malot que Germaine Tirebois m’a prêté.

Il me passionne énormément ; que cette Félicie est intéressante, et que son fiancé a tort ! Je n’en suis qu’au milieu du volume, mais déjà on sent ce qui va advenir : c’est réellement passionnant. Mère, à quatre heures, m’a appelée. Elle était prête à sortir, et il m’a fallu laisser là mon livre ! Nous avons été aux Champs-Elysées, où j’ai eu la chance de rencontrer Germaine, accompagnée de sa fidèle mademoiselle Pauline. Nous nous sommes assises toutes deux un peu à l’écart pour causer plus librement ; d’ailleurs Mère sympathise beaucoup avec mademoiselle Pauline ; Mère est si bonne qu’elle se laisse raconter pour la vingtième fois les mêmes histoires, que cette vieille mademoiselle Pauline aime tant à narrer, surtout les exploits de son oncle le capitaine Michelot ; je crois aussi que Mère en profite pour penser à autre chose. Germaine m’a dit confidentiellement avoir entendu son père et sa mère parler l’avant-veille de son futur mariage : sa mère était d’avis qu’elle se mariât jeune, le plus tôt possible, M. Tirebois préférait attendre. Germaine riait en me disant cela, mais j’ai bien vu qu’au fond elle était très émue. Elle doit avoir son idée, je pense. Peut-être même l’aurais-je confessée immédiatement, si mademoiselle Pauline ne s’était rapprochée de nos chaises, sournoisement, Nous avons fait chemin ensemble jusqu’aux grands boulevards, où il y avait un monde énorme ; Mère et moi sommes rentrées à pied, Germaine, qui était pressée, en omnibus. Nous avons dîné tard, Père ayant eu à travailler ; moi j’ai lu jusqu’à 11 heures dans ma chambre.

Lundi. — Mère et moi, à dix heures, avons été au Bon Marché, c’était l’Exposition des vêtements ; maman en a essayé plusieurs, mais sans en choisir aucun. J’ai acheté pour moi des jarretelles roses et un corset maïs ; Mère ne voulait pas, mais j’ai fait mes yeux suppliants, alors… Nous avons été ensuite chez le pâtissier, j’ai mangé trois galettes ; il y avait un jeune homme qui m’a souri, probablement il trouvait que j’étais un peu affamée ; quand nous sommes sorties, il est sorti derrière nous ; Mère, très mortifiée a pris une voiture, et nous sommes rentrées. L’après-midi, rien de neuf. Nous n’avons pas bougé. J’ai fini mon livre : Félicie ne se marie pas avec Valentin, c’est bien là ce que je pensais ; la fin est encore plus passionnante que le début.

Mardi. — J’ai étudié mon chant une bonne partie de la matinée ; après mes sons filés, j’ai chanté une petite mélodie de Chaminade qui a vraiment beaucoup de caractère, très gentille, et bien dans ma voix ; il y a un contre-si que je donne de tête, et qui est doux, doux, doux… si doux même que maman qui comptait l’argenterie dans la pièce à côté m’a crié : — Vovonne, c’est idéal, idéal ce que ta voix me fait plaisir !… — J’ai été l’embrasser pour la remercier, mais déjà elle disait à Olympe que le manche à gigot manquait, et elle n’était plus du tout à mon contre-si de tête… L’après-midi, restées. Père seul s’est absenté, il n’est même pas rentré, un petit bleu qu’il nous avait envoyé nous prévenait qu’il dînait avec des messieurs de la Chambre, et le préfet, qui est à Paris.

Mercredi. — Nous avons été, à cinq heures, rendre visite à madame Tirebois dont c’était le jour. Germaine portait une robe assez échancrée, et un tablier rose à bavolets, elle offrait le thé quand nous arrivions. Il y avait beaucoup de monde, et comme Germaine était très affairée, j’étais assise seule, et un peu intimidée par conséquent. Madame Tirebois avait une traîne à sa robe, et des saphirs énormes aux oreilles ; elle causait tout bas à un monsieur âgé, décoré ; je pense même qu’il avait une perruque, car, quand il buvait son thé, ses oreilles remuaient, et on apercevait un vide entre elles et le crâne. Germaine m’apporta une tasse et des gâteaux, une grande jeune fille qui la suivait avec le sucrier et le pot au lait me sourit si gentiment que je sympathisai tout de suite avec elle ; pour lui être agréable, je sucrai mon thé beaucoup plus que de coutume, et, par la suite, j’en ai eu un peu mal au cœur ; elle s’appelle Marthe Gérard, m’a dit Germaine plus tard ; elle est orpheline, et vit avec son parrain, un goutteux millionnaire. Comme Germaine s’asseyait enfin avec moi sur le canapé, il entra en coup de vent dans le salon une grosse dame et son fils, un long jeune homme pâle, qui portait une serviette sous le bras ; Germaine l’appela pour me le présenter ; c’était son cousin Alfred ; il s’assit près de nous, assez gauchement, et nous entendîmes alors distinctement un tintement de grelot qui venait de son côté. Comme Germaine, Marthe et moi le regardions, surprises, il rougit affreusement, et se tint immobile. Je sus par la suite que c’était le grelot de sa bicyclette, qu’il avait par mégarde dans une de ses poches ; et, n’osant bouger, par crainte de faire du bruit, il n’accepta ni thé, ni gâteaux. Rentrées à la maison en voiture, il pleuvait beaucoup.

Jeudi. — J’ai reçu, le matin, un mot de Germaine qui me dit que son père l’emmène ce soir chez Marck le dompteur, à la fête de Montmartre, et elle me demande si Mère me permettrait de les y accompagner. J’ai la permission et je saute de joie ! Toute l’après-midi, je suis restée à la maison. Vers huit heures du soir, on a sonné, c’était M. Tirebois et Germaine qui venaient me prendre. Père a dit à M. Tirebois : — Je ne vous accompagne pas, la Chambre me suffit ! — ce qui a beaucoup fait rire M. Tirebois. Moi, j’étais prête déjà, et nous n’avons eu qu’à partir. Ça sent très fort quand on entre dans la ménagerie, qui est pourtant admirablement tenue. Au premier rang, des fauteuils étaient réservés, derrière lesquels nous nous sommes installés. Il y avait un lion magnifique assis tout contre les barreaux, il nous regardait bien en face, en passant sa langue sur ses babines, j’ai été si intimidée que je ne l’ai plus regardé. Il y avait trois adorables petits lionceaux tout jeunes ; c’est comme de gros chats, ça joue, ça se couche si gentiment ! Il y avait le plus petit qui s’est mis sur le dos, les pattes en l’air, et il nous regardait avec des yeux si câlins, le pauvre chéri… Dans un coin, il y avait aussi deux singes, dont l’un ne faisait qu’aller et venir de long en large dans sa cage, il avait des yeux brillants et de véritables petites mains roses avec lesquelles il attrapait les barreaux, et se serrait contre ; il y avait un perroquet et un ara, il avait l’air stupide comme tout, cet ara ! M. Tirebois s’en est approché pour lui faire dire quelque chose, mais il a tourné son dos et est monté le long du perchoir en se dandinant, et en nous regardant de côté, comme s’il riait de nous. Nous avons été nous rasseoir sur nos chaises, et alors nous avons vu que les fauteuils réservés étaient pour des chinois, on disait autour de nous que c’était l’ambassadeur de Chine, toute une famille composée de l’ambassadeur, sa femme, ses deux filles, et de plusieurs autres jeunes gens, tous vêtus à l’européenne ; il n’y avait que l’ambassadeur et trois autres chinois qui portaient le costume ; il y avait un tout petit garçon chinois assis juste devant Germaine, il était coiffé d’un béret bleu et vêtu d’une capote de collégien, il avait des joues énormes et des yeux imperceptibles ; le spectacle ne l’amusait pas du tout, il se tint tout le temps le visage contre le dossier de sa chaise à regarder derrière lui, malgré les protestations du chinois à lunettes placé à son côté et qui lui tenait la main. Les jeunes filles chinoises étaient très gentilles, une surtout, très coquette, lançant des œillades à droite, à gauche : elle avait du rouge sur les lèvres et les joues, les yeux tirés sur les tempes et noirs comme des grains de café. Le spectacle a commencé ; il y avait des ours, des hyènes, des loups, qui ont travaillé avec un dompteur polonais, frisé comme un caniche, et bête comme une oie probablement, car, après chacune des prouesses de ses animaux, il envoyait des baisers aux chinois. Marck (le dompteur mondain, me souffle Germaine) est un jeune homme très décoré, et brillant, il avait des gants blancs, et des moustaches noires frisées très légèrement. Il salua dignement en entrant dans la cage, et fit travailler à la fois deux lionnes, et l’énorme lion qui m’avait tant impressionnée ; il faisait comme s’il était dans le désert, il tirait des coups de revolver, et excitait les bêtes à rugir et à sauter toutes ensemble ; c’était un vacarme épouvantable, et pourtant le petit garçon chinois ne tournait pas la tête, il avait l’air aussi tranquille que si rien ne s’était passé de terrible à deux pas de sa chaise ; il regardait Germaine qui se bouchait les oreilles et fermait les yeux, il la regardait curieusement, et l’air positivement narquois, ce mioche… Pour finir, une jeune femme outrageusement décolletée vint danser, avec des castagnettes, dans la cage, pendant que Marck fixait son gros lion, accroupi dans un coin à côté des trois lionnes réellement abruties par tout ce bruit du diable. La danseuse espagnole faisait les yeux langoureux aux chinois, qui n’en avaient jamais tant vu. je pense : mais elle ne courait aucun risque avec les lions, naturellement, dansant devant la porte, et derrière le dompteur Marck. Nous sommes sortis à onze heures, très contentes de notre soirée, Germaine et moi. Germaine et son père m’ont accompagnée, et sont montés dans l’appartement où Mère nous attendait, et a proposé de faire du thé ; mais M. Tirebois n’a voulu rien prendre. J’ai raconté les chinois à Père, il ne savait pas si c’était vraiment l’ambassadeur, mais il m’a dit qu’il le demanderait à M. Delcassé.

Vendredi. — Le matin j’ai écrit quelques lettres à mes amies de La Marche ; Justine Benoit m’avait envoyé un long journal de ce qu’elle avait fait dans la quinzaine, j’ai été obligée de lui répondre aussi une fort longue missive ; sans ça elle m’aurait tenu rigueur et aurait dit qu’étant à Paris, je faisais ma fière, et la dédaignais. J’ai écrit aussi aux demoiselles Rodrigues, mais deux pages seulement. Le soir nous avions à dîner M. Gélabert, et son fils Marc qu’on nous présentait. C’est un petit jeune homme court et avec un certain embonpoint ; il avait une superbe cravate rouge, et une épingle représentant un pied de biche. Son père a été fort attentionné pour moi, il m’a fait des compliments sur ma toilette, et sur mes boucles de cheveux. Il avait apporté à Mère une superbe gerbe de chrysanthèmes jaunes, que j’ai placés tout de suite sur la petite table, devant la fenêtre du salon. Pendant le dîner j’étais entre M. Gélabert et son fils, qui me passait à chaque instant la moutarde et les cure-dents, j’avais très envie de rire, naturellement, mais Mère ne me quittait pas des yeux, et m’obligeait à être sérieuse malgré moi ; je me suis bien rattrapée dans ma chambre, par exemple ! On a pris le café dans le salon de maman, et alors on m’a priée de faire un peu de musique. J’ai chanté ma petite mélodie de Chaminade, et mon contre-si a produit son effet habituel ; Monsieur Marc me tournait les pages et, son père nous ayant dit qu’il touchait un peu de piano, nous l’avons forcé à jouer à quatre mains avec maman. Père et M. Gélabert se sont alors retirés dans le cabinet de travail pour causer affaires, et j’ai été plus libre avec maman et le fils Gélabert. Mère ne joue vraiment pas mal, elle a du sentiment même… Ils ont à eux deux fort bien rendu la sérénade de Pierné, puis, sur la demande de M, Marc, j’ai encore chanté une de mes anciennes romances de Massenet. Après avoir fait de la musique, nous avons causé, nous aussi ; ce jeune homme est fort intéressant dans sa conversation, il fait beaucoup de bicyclette et d’escrime. — pour maigrir, a-t-il ajouté en souriant ; nous nous sommes récriées, mère et moi : — Mais vous êtes très bien comme ça, voyons, à votre âge, il vaut mieux être un peu solide, voyez donc votre père à qui vous ressemblez tant, eh bien ! il est magnifique, etc… — Mère était lancée et elle ne s’est arrêtée que pour servir le thé qui refroidissait dans la salle à manger. Nous avons parlé voyages ; il m’a avoué qu’il adorerait visiter l’Afrique, qu’il avait deux camarades de lycée qui y étaient, et qui lui écrivaient des lettres enthousiasmées, qui lui donnaient chaque fois plus envie de partir. Notre soirée a passé très vite et il était plus de onze heures quand ces messieurs se sont retirés.

Samedi. — Je me suis levée tard ce matin. Olympe avait beau cogner à ma porte, je n’avais pas la moindre envie de répondre. Mais Mère est venue en personne et il m’a fallu aller ouvrir ; j’ai bu mon chocolat au lit, par exemple. L’après-midi, Germaine et sa mère nous ont fait la bonne surprise de venir nous voir. Maman, elle, n’était pas très enchantée, à cause du salon qui n’était pas tout à fait en ordre comme elle aurait voulu ; ces dames venaient pour la première fois, nous aurions évidemment tenu à les mieux recevoir ; mais elles sont si simples, si aimables, que nous aurions mauvaise grâce à leur en vouloir de ne nous avoir pas averties. Mère et madame Tirebois sont restées dans le boudoir, Germaine et moi sommes allées dans ma chambre. J’avais à lui montrer ma photographie que j’ai fait faire il y a quinze jours, et un petit meuble que père m’a offert pour mon anniversaire de naissance. Germaine s’est extasiée sur le portrait, et a absolument exigé que je lui en donne un, avec une dédicace derrière ; le petit meuble lui a beaucoup plu, également. Je lui ai raconté ma soirée de la veille, elle m’a posé des quantités de questions sur le fils Gélabert, à la plupart desquelles je ne savais même que répondre. Quand elle a eu fini d’être indiscrète (si gentiment, chère Germaine !), elle m’a embrassée en riant, et je n’ai jamais pu savoir ce qui la faisait rire de la sorte. Elle m’a raconté des choses inouïes sur son cousin Alfred, que j’avais vu l’autre jour chez elle ; lui qui a l’air d’un petit saint, eh bien ! il passe ses nuits à jouer aux cartes, et il est l’amant de la femme d’un professeur ; c’est inouï, je trouve ! Germaine m’a dit qu’elle savait bien d’autres choses encore sur lui et sur son ami Edward, mais qu’elle ne pouvait me les confier. Je n’ai pas insisté, naturellement, mais il faudra bien qu’elle me le dise, un jour ou l’autre. Nous avons ri de tout notre cœur lorsqu’elle m’a raconté que mademoiselle Pauline écrivait ses mémoires et ceux de son oncle le capitaine Michelot, et qu’elle allait les faire paraître très prochainement : — Elle passe des nuits, ma chère, m’a dit Germaine, et elle soupire, et elle parle toute seule, c’est un vrai bonheur que de l’entendre : nous sommes censés ignorer tout ça, bien entendu, mais père commence à en avoir assez, et il parle déjà de la remplacer ; pour moi, j’en aurai du chagrin, car elle m’amuse beaucoup, et elle est si distraite dans la rue ! — Madame Tirebois et Mère sont venues voir ce que nous complotions toutes les deux ; Madame Tirebois a trouvé très bien notre appartement, beaucoup d’air, de soleil, a-t-elle dit, pas de voisins, le rêve enfin… — Il est probable que nous déménagerons au printemps, a-t-elle ajouté : si rien n’est survenu d’ici là… — et elle a regardé Germaine. Elles sont parties toutes deux à sept heures passées. Je voulais finir cette tapisserie qui traîne partout, et qui fait le désespoir de Mère si ordonnée : mais j’ai un nouveau livre de madame Hector Malot, et je crois bien qu’il va me passionner autant que l’autre, probablement… Dimanche. — Été à la messe de 11 heures, Mère et moi, il pleuvait à torrents, nous y sommes allées en voiture. Vu encore les personnes désagréables, elles avaient des chapeaux nouveaux, mais quels chapeaux : des bérets de velours chaudron à plumes écarlates, quel goût pour des Parisiennes, mon Dieu ! Aperçu aussi Marthe Gérard et sa gouvernante : elle m’a salué de la tête très aimablement…

De « la Localité » :

paye, paysan !

… Le budget de 1900 s’équilibrera avec cinquante millions d’impôts en augmentation sur le précédent exercice. Voilà le résultat le plus clair, le plus net, auquel devait aboutir l’impéritie de nos gouvernants. Sera-t-il permis de se demander alors à quoi bon envoyer à la Chambre des gens qui sont censés représenter et défendre nos intérêts, si le premier de nos intérêts, qui est notre bourse, se trouve entre leurs mains aussi mal gardé et lésé ? Il nous semblait que le devoir essentiel d’un député honnête et conscient des obligations de son mandat, serait de monter à la tribune et de crier : — Halte-là ! Le pays a assez de ce régime de bon plaisir, il a assez de servir de proie quotidienne aux sangsues de toute sorte qui l’épuisent et qui l’oppriment, sous prétexte de l’administrer : halte-là, vous dis-je ! — Mais sans doute sommes-nous bien naïfs ! Lorsqu’une majorité faussée, ou aveuglée, fait un député d’un Martin-Martin, je suppose que personne ne doit s’attendre à ce que le Palais-Bourbon retentisse de pareils accents, éloquents et vengeurs. Les électeurs de Martin-Martin ont ce qu’ils méritent : qu’importe que leur bas de laine se vide jusqu’au dernier écu, leur cher député ne s’en portera pas plus mal ; il est à Paris, confortablement installé, il peut se promener sur les boulevards, boire des bocks, aller aux Folies-Bergère, il visitera à l’œil l’Exposition universelle : qu’est-ce à côté de cela que cinquante millions d’impôts ? Et puis il faut bien que quelqu’un paie les vingt-cinq francs par jour qui lui sont alloués pour ses frais de cigares…

Jean le Contribuable


P. c. c.
Franc-Nohain