Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/VIII

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A. Cadot (Tome IVp. 1-5).

LE BATTEUR D’ESTRADE
PAR PAUL DUPLESSIS
QUATRIÈME SÉRIE
Séparateur


DEUXIÈME PARTIE

— suite —

VIII

LES DEUX RIVAUX.


Le surlendemain de l’arrivée des aventuriers du marquis de Hallay sur la côte mexicaine, la route qui conduit de Guaymas à la Ventana présentait, dès le point du jour, un coup d’œil aussi pittoresque qu’étrange et animé : celui de la marche de cette troupe hétérogène.

Depuis l’astucieux et chétif Chinois jusqu’au robuste et brutal Kentuckien, cette petite armée, composée d’environ deux cents hommes, comptait dans ses rangs des représentants de toutes les nations. Toutefois, l’élément français remportait de beaucoup comme nombre sur tous les autres.

Le voyageur que le hasard aurait mis inopinément en présence de cette multitude indisciplinée et bruyante, n’aurait certes pas hésité un seul instant à tourner bride et à s’enfuir au galop ; jamais certes, depuis les grandes expéditions des Boucaniers de l’île de Saint-Domingue, expéditions que des succès fabuleux rendirent historiques, pareille réunion de bandits n’avait foulé le sol de l’Amérique espagnole.

La plupart de ces aventuriers, ivres des suites d’une colossale orgie, accomplie la veille au soir pour célébrer leur entrée en campagne, chantaient, ou, pour être plus exact, hurlaient les chants patriotiques de leur nation. La Marseillaise, le God save the Queen et le Yankee doodle formaient un ensemble des plus désagréables et des plus discordants. Aussi plusieurs Américains avaient-ils, eux ordinairement si froids et si impassibles, des larmes d’attendrissement dans les yeux. Les citoyens des États-Unis, nous l’avons déjà dit, sont extrêmement sensibles au bruit de la voix humaine et surtout de celui des instruments de cuivre, à la condition que les voix et les instruments ne soient pas d’accord ; or, cette fois ils étaient servis à souhait.

Si cette troupe présentait une incroyable diversité de costumes, elle offrait, en revanche, une certaine uniformité d’armement ; chaque homme, à très-peu d’exceptions près, avait un coutelas, un revolver et une carabine ; les Chinois, eux, portaient des casseroles et de petits chaudrons en fer ; car les quelques, fils du Céleste Empire qui suivaient l’expédition s’étaient tous enrôlés en qualité de cuisiniers. Le Chinois n’est pas insensible à la gloire, mais il lui préfère le pot-au-feu.

Vingt mules étaient chargées des ustensiles nécessaires aux campements ; dix autres, de petits barils de poudre et de sacs en cuir contenant des balles ; quant à l’artillerie, qui avait si fort effrayé et émerveillé la population de Guaymas, elle se réduisait à un seul petit canon de quatre.

Sur les deux cents aventuriers placés sous les ordres du marquis, une trentaine à peine étaient montés ; les autres suivaient à pied. M. de Hallay, entouré par un état-major volontaire et composé à peu près uniquement de Français, se tenait en tête de la colonne. Il était alors quatre heures de l’après-midi ; les aventuriers, partis de Guaymas au point du jour, marchaient depuis près de douze heures ; aussi de nombreux retardataires étaient-ils couchés le long du chemin.

— Ne pensez-vous pas, cher marquis, dit à M. de Hallay ce même Français qui lui avait prêté ses pistolets le soir de son fameux duel, aux flambeaux, dans la Polka, avec le chercheur d’or Jenkins ; ne pensez-vous pas, cher marquis, que notre première étape est un peu longue, et ne craignez-vous pas que ce pénible début ne refroidisse l’enthousiasme de beaucoup des nôtres, et, ce qui serait plus grave, n’en mette un certain nombre dans l’impossibilité de continuer leur chemin ?

— Votre observation, fort juste, cher monsieur, répondit le marquis, a dû naturellement déjà se présenter à ma pensée ; deux motifs m’ont déterminé à ne pas en tenir compte… le premier, c’est que notre séjour à Guaymas a été signalé à toutes les autorités militaires du département de Sonora, et que le général commandant lève en ce moment le ban et l’arrière-ban des troupes et des milices pour marcher contre nous… Je sais fort bien que nous passerions aisément sur le corps de cette armée… mais je trouve qu’il est préférable de ne pas engager des hostilités stériles !… Quand sonnera l’heure de la vraie lutte, nous n’aurons pas trop de nos forces pour disputer notre vie aux Indiens ; et puis, transporter les blessés, car l’armée mexicaine pourrait bien nous estropier une dizaine d’hommes pendant la bataille, surtout si cette bataille se prolongeait deux ou trois jours, retarderait notre marche, et exigerai l’emploi de mules dont les services nous sont précieux !… Quant au second motif qui m’a fait accélérer notre marche, il est encore plus décisif peut-être que celui que je viens de vous expliquer… seulement, il doit rester secret jusqu’à demain… La moindre indiscrétion me vaudrait un insuccès.

La façon dont le marquis avait donné ces explications, c’est-à-dire en élevant graduellement la voix et en parlant lentement, de manière à éveiller l’attention et à être entendu de tous les Français qui l’enteraient, permettait de supposer qu’il obéissait à une pensée intime et qu’il suivait un projet personnel et caché. Depuis quelques instants, M. de Hallay semblait interroger l’horizon. À peine achevait-il de donner ces explications, que, reprenant vivement la parole :

— Messieurs, ajouta-t-il, un rendez-vous important sollicite impérieusement ma présence à une certaine distance d’ici ; ne vous méprenez pas, je vous prie, de mon absence momentanée, et ne prenez pas la peine de m’attendre. Je vous rejoindrai avant peu.

Le marquis, sans attendre une réponse, éperonna son cheval et s’éloigna au galop.

Dix minutes plus tard, il abordait miss Mary et le Canadien Grandjean.

Le jeune homme prit à peine le temps de saluer l’Américaine.

— Eh bien ? lui demanda-t-il.

Miss Mary regarda quelque temps le marquis avant de lui répondre, puis d’une voix qui exprimait à la fois la douleur et l’ironie :

— Vous êtes resté un mois de trop à San-Francisco, monsieur, lui répondit-elle.

— Quoi ! Antonia n’habiterait plus la Ventana !

— Au contraire !

— Que signifie cet « au contraire, » miss Mary ? Vous venez, si je ne m’abuse, d’appuyer sur ce mot d’une façon toute particulière…

— Cela signifie, marquis, que jamais le séjour de la Ventana n’a dû être plus agréable et plus cher à la señorita Antonia qu’en ce moment-ci !…

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle n’y est pas seule.

— Ah ! et avec qui est-elle ? avec M. d’Ambron, sans doute ? N’est-ce pas, elle est avec le comte ?…

L’Américaine, avant de répondre, fixa de nouveau sur le marquis des yeux brillants de fièvre, puis d’une voix lente et énergiquement accentuée :

— La comtesse d’Ambron connaît trop bien ses devoirs et aime trop son mari pour vivre loin de lui, dit-elle.

Cette réponse produisit un effet extraordinaire sur M. de Hallay ; ses joues prirent une blancheur de marbre ; ses lèvres s’agitèrent comme mues par un tic nerveux, et les extrémités de ses sourcils se rejoignirent, encadrant un réseau de veines démesurément gonflées qui lui sillonnaient le milieu du front. Un silence de près d’une minute interrompit l’entretien de l’Américaine et du marquis. Ce fut ce dernier qui renoua la conversation.

— Vous avez parlé sérieusement, miss Mary ?

— Regardez-moi bien en face, monsieur, dit l’Américaine d’une voix sourde, et si après vous doutez encore de ma véracité, c’est que vous n’avez jamais aimé.

M. de Hallay considéra alors la jeune fille, que, dans son impatience d’avoir des nouvelles d’Antonia, il avait remarquée à peine, et cet examen amena tout aussitôt un cri d’étonnement sur ses lèvres. Le changement qui s’était opéré dans miss Mary était prodigieux ; elle n’était pour ainsi dire plus reconnaissable.

Les contours arrondis de son visage, jadis si placide, avaient fait place à des lignes anguleuses d’une sombre énergie, s’il est permis de s’exprimer ainsi ; une teinte bistrée avait effacé la fraîcheur saxonne de ses joues, et le souffle de la passion avait bruni le vermillon de ses lèvres.

— Vous me trouvez bien changée, n’est-ce pas, monsieur ? reprit-elle tristement, c’est que j’ai aussi bien souffert !… Oh ! les ravages de ma figure ne sont rien en comparaison de ceux de mon cœur !… Je n’aurais jamais cru que l’on pût souffrir autant sans devenir folle ou sans mourir !…

— Vous ne devez imputer votre malheur qu’à vous-même, miss ! dit le marquis avec un égoïsme qui touchait à la dureté. Si vous aviez loyalement tenu la promesse que vous m’avez faite, ce mariage ne se serait pas accompli… Permettez-moi de m’étonner qu’en présence d’un événement aussi grave, aussi décisif, vous n’ayez pas su consacrer à l’action une partie de l’énergie que vous avez dépensée en souffrance.

— Ce qui signifie, en d’autres termes, marquis, que j’aurais dû conjurer la destinée par un crime ? demanda l’Américaine avec une violence contenue.

— Un crime, non, mais…

— Ne marchandons pas sur la valeur d’un mot, interrompit miss Mary. Oh ! je ne tiens nullement, marquis, à me montrer à vos yeux meilleure que je ne suis ! Votre passion pour Antonia doit vous faire comprendre mon amour pour le comte !… Ce crime que vous me reprochez de n’avoir pas osé tenter, non-seulement j’y ai songé, mais j’étais même résolue à le commettre.

— Eh bien ?

— Eh bien ! M. d’Ambron n’a pas quitté un seul instant Antonia… et, pour arriver jusqu’à elle ; il m’aurait fallu exposer ses jours… Du reste, rien n’est encore perdu ! Ce mariage insensé n’a point pour lui la loi !… M. d’Ambron a omis, dans son impatience, les formalités qui seules pouvaient le légaliser. M. d’Ambron est étranger, et la bénédiction d’un prêtre mexicain ne saurait remplacer l’acte civil par lequel le consul de France avait seul le droit de sanctionner cette union, Antonia n’est pas la femme, elle n’est que la maîtresse du comte…

— Miss Mary, vous ne connaissez pas M. d’Ambron. Il est la personnification de l’orgueil. Dans son désir de se montrer supérieur aux autres hommes, il ne reculera jamais, quelles que soient les conséquences de son obstination, devant l’exécution d’un serment ou d’une promesse ! Il se figure que les yeux de l’univers entier sont fixés sur lui, et qu’une dérogation à sa parole le ferait descendre du haut piédestal où il se croit placé.

— Je sais en effet que le comte est la loyauté et l’honneur en personne, dit l’américaine avec enthousiasme, et je m’explique parfaitement, marquis, que vous ne puissiez ni comprendre ni apprécier son caractère !… Soyez persuadé que du jour où M. d’Ambron aurait à rougir d’Antonia, il n’hésiterait pas à user du bénéfice de la loi, qui lui permettrait de sauver son honneur !… Mais nous perdons un temps précieux, monsieur !… Au fait, je vous prie…

— Je n’ai plus rien à ajouter, miss. J’ai trouvé à Guaymas la lettre que vous étiez convenue d’y laisser pour m’informer de l’endroit où je devais vous rejoindre ; m’y voici. Vous venez de m’apprendre que vous n’avez pas tenu vos engagements ; l’espèce de pacte qui nous liait momentanément n’existe donc plus, et je reprends ma liberté d’action pleine et entière.

— Alors, votre intention, marquis, est de donner suite à la querelle de San-Francisco ?

— C’est possible, miss Mary.

— De provoquer de nouveau le comte ?

— C’est probable.

— De le tuer ?

— Il est incontestable que quand deux hommes comme M. d’Ambron et moi se rencontrent sur le terrain, l’un des deux doit y rester !… J’ai confiance dans mon adresse et foi dans mon étoile !

Le jeune homme ramenait à lui la bride de son cheval et se disposait à s’éloigner, l’Américaine le retint par un geste.

— Deux mots encore, marquis ?

— Dites vite, miss Mary, l’on m’attend ailleurs.

— Vous comptez coucher ce soir au rancho de la Ventana ?

— Certes ! Il me tarde de savoir si madame d’Ambron est aussi belle que l’était la señorita Antonia.

Miss Mary réfléchit pendant quelques secondes

— Monsieur de Hallay, reprit-elle, il est une chose à laquelle vous n’avez pas songé, c’est que si le hasard vous donne l’avantage sur le comte, votre victoire vous rendra doublement odieux aux yeux d’Antonia !…

Il serait impossible de rendre l’expression de haine, de passion et de vengeance que la réflexion de l’Américaine amena sur le visage du marquis.

— Je ne tiens nullement à ce qu’Antonia m’aime ! répondit-il lentement.

Miss Mary tressaillit ; on eût dit qu’elle avait pour la première fois la conscience du rôle abominable qu’elle jouait ; mais elle se remit promptement, et, reprenant tout aussitôt la parole :

— Soit, marquis, dit-elle, provoquez le comte, puisque tel est votre désir ; mais promettez-moi, du moins, que vous attendrez vingt-quatre heures avant d’en arriver à cette extrémité.

— Pourquoi ?

— Parce que j’espère, je ne m’en cache pas, mettre ce temps à profit pour empêcher ce duel ! Oh ! ne vous récriez pas, monsieur de Hallay… laissez-moi d’abord achever ce que j’ai à vous dire. Vous obéissez en ce moment-ci à un double mobile : à celui de la vengeance et à celui de la passion. Eh bien ! votre haine ne serait-elle pas mieux satisfaite, votre but ne serait-il pas plus entièrement atteint, si M. d’Ambron, au lieu de succomber avec la consolante pensée que son Antonia adorée restera éternellement attachée à son souvenir, assistait, lui vivant et plein d’amour, à la chute de son épouse bien-aimée ! Oui… mille fois oui !… Vous ne me persuaderez jamais non plus que le fougueux et indomptable sentiment qui vous entraîne vers Antonia, aime mieux rencontrer l’aversion que la tendresse ! Les femmes excusent souvent et finissent même parfois par admirer les grandes audaces qu’elles ont inspirées, mais la vue du sang les laisse toujours fidèles au culte de la victime ! Téméraire et heureux rival du comte, vous avez la chance de vous voir aimé ; meurtrier, vous avez la certitude d’être abhorré !…

— Et vous imaginez-vous, miss Mary, que M. d’Ambron, tant qu’une goutte de sang coulera dans ses veines, se laisserait ravir Antonia ?… Désabusez-vous !… Cette fois, son amour est à la hauteur de son amour-propre !… On n’arrivera à la femme qu’en passant sur le cadavre du mari…

À ces paroles, prononcées avec un sinistre sang-froid, l’Américaine frissonna.

— Oui, je le sais, s’écria-t-elle, et c’est là ce que je veux empêcher, ce que j’empêcherai… dussé-je…

— Achevez, miss Mary, dit le marquis, dussiez-vous, pour arrêter mon bras, me faire assassiner ! N’est-ce pas là votre pensée ?

— Oui, monsieur ! répondit l’Américaine en le regardant fixement ; c’est bien là en effet ma pensée.

M. de Hallay sourit.

— Votre franchise a toute mon estime, miss !… Je ne regrette qu’une chose pour vous… c’est que vos moyens d’action ne répondent pas à votre bonne volonté…

— Vous pourriez vous tromper, marquis…

— Ah ! et quel serait donc votre redoutable champion ?…

— Master Grandjean ! Vous doutez de ma parole ?… Je vais vous prouver que vous avez tort !…

— Comment cela ?

— En interrogeant le Canadien devant vous.

— Ma foi, volontiers, miss Mary !… Ce dialogue ne saurait être banal !… Ce sera la comédie dans le drame !… Appelez cet excellent Grandjean.

L’Américaine se retourna vers le Canadien, qui, appuyé sur son rifle, se tenait à quelques pas en arrière, de façon à ne pas gêner les deux interlocuteurs dans leur conversation, et lui fit signe de la rejoindre. Le géant obéit à cette invitation avec sa lenteur habituelle et pleine d’indifférence.

— Master Grandjean, lui dit-elle, je vous ai parlé dans le temps d’un homme que j’aurais peut-être à vous présenter !… Vous rappelez-vous de notre conversation ?

— Oui, miss ; après ?

— Si je vous apprenais que cet homme est M. de Hallay, votre ancien maître ici présent, cette annonce ne changerait-elle pas vos intentions ?

Le Canadien salua poliment d’une inclination de tête le marquis, et s’adressant à l’Américaine :

— Qu’est-ce que cela me fait à moi qu’il s’agisse de M. Henry ou de tout autre ? vous savez bien qu’excepté le señor Joaquin Dick, je n’aime personne. Seulement M. de Hallay est un homme de valeur, ce serait cher, très-cher.

— De quoi donc est-il question ? demanda le marquis en affectant l’ignorance. À quelle présentation faites-vous allusion, miss Mary ?

— Interrogez master Grandjean lui-même… il vous répondra, dit l’Américaine.

— Moi !… vous n’y songez pas, miss Mary !… Après tout, cela m’est bien égal… j’en serai quitte, si l’affaire se conclut, pour exiger davantage ; car un homme prévenu en vaut deux… Le service que miss Mary a l’air de vouloir, solliciter de mon habileté, poursuivit le Canadien, ses yeux attachés sur ceux du marquis, c’est tout bonnement de vous loger une balle dans la tête ou dans la poitrine, à mon choix, et de vous jeter mort sur le carreau.

— Ah bah ! rien que cela, Grandjean !

— Oh ! pas davantage.

— Et vous vous imaginez que si vous vous chargiez des cette délicate mission vous réussiriez ?

— Cela ne fait pas un pli, pour moi, monsieur… Bon ! voilà que vous pâlissez de colère !… Vous avez joliment tort. Je vous assure que ma confiance ne signifie nullement que je doute de votre courage ; elle me vient tout bonnement de l’excessive expérience que j’ai acquise dans ces sortes de choses !… Je vous l’ai déjà cent fois répété jadis, je suis l’homme des embuscades : je marcherai pendant un mois, à quelques centaines de pas de vous, sans qu’il vous soit possible de remarquer une seule fois ma présence. Vous comprenez quel avantage cela me donnerait sur vous. Et puis, voyez-vous, monsieur Henry, les hommes qui s’adonnent sérieusement, consciencieusement, à une profession, sont bien supérieurs, dans leur métier, à ceux qui s’exercent accidentellement et en amateur.

Il y avait une telle bonhomie dans le cynisme du géant, que le marquis ne put s’empêcher de sourire de nouveau.

— Je ne suis nullement fâché contre vous, Grandjean, ! lui dit-il. Maintenant, veuillez vous éloigner.

— M’éloigner ! Ah ! non, non ! Cela ne m’est plus possible… Oh ! ne vous figurez pas que je tienne le moins du monde à écouter votre conversation… elle ne m’offre aucun intérêt !… Seulement, après l’aveu que je viens de vous faire, je dois me méfier de vous. Qui m’assure que vous ne m’enverriez pas une balle dans le dos ?

— Restez, au contraire, master Grandjean, s’écria vivement l’Américaine, votre présence est nécessaire à ce que j’ai à ajouter.

L’entretien entre le marquis, l’Américaine et le Canadien ne se prolongea guère au delà d’un quart d’heure.

— Eh bien, soit ! c’est convenu, dit ce dernier d’un ton bourru et mécontent, je n’ai jamais manqué à ma parole, et ce n’est pas à mon âge que l’on change de caractère ; vous pouvez donc compter sur moi ! Adjoint au maire de Villequier… quel beau rêve ! Ah ! si ce n’était cette considération qui l’emporte sur toute autre, je vous aurais refusé !… c’est là une mission qui ne me sourit pas du tout ! Là, franchement, j’aurais préféré, monsieur Henry, vous rifler que… Enfin, ce qui est dit est dit… À demain !…

Le marquis salua alors miss Mary et partit au galop pour rejoindre son état-major. L’Américaine et le Canadien reprirent le chemin de Buenavista, dont ils étaient éloignés d’environ trois quarts de lieue.

Une heure plus tard M. de Hallay arrêtait son cheval et mettait pied à terre devant le rancho de la Ventana. La première personne que rencontra le marquis fut M. d’Ambron.

— Vous ici, comte ! dit-il avec froideur, quoique en simulant l’étonnement.

M. d’Ambron regarda fixement son ancien adversaire, et, d’une voix qui dénotait plutôt une affectation de calme qu’un calme réel :

— Ignoriez-vous donc ma présence au rancho ? demanda-t-il.

— Certes ! comment en aurais-je été instruit ?

Un sourire de mépris passa fugitif et à peine visible sur les lèvres de M. d’Ambron.

— Que désirez-vous, monsieur de Hallay ? reprit-il à son tour.

Le marquis envisagea son rival, et d’un ton qui, tout en restant dans les strictes limites des convenances, accusait néanmoins une incontestable tendance à l’ironie :

— Permettez-moi de vous faire observer, monsieur, répondit-il, que votre question serait mieux placée dans la bouche d’Antonia que dans la vôtre. Il me semble que c’est au maître d’une maison qu’on doit s’adresser tout d’abord quand on sollicite l’hospitalité. Or, Antonia…

— La señorita Antonia, interrompit M. d’Ambron en appuyant avec affectation sur le mot de señorita, n’existe plus…

— Que m’apprenez-vous là ? Parbleu ! la voici elle-même. Cette plaisanterie, comte…

M. d’Ambron alla prendre Antonia par la main, et la ramenant vers M. de Hallay :

— Madame la comtesse d’Ambron, dit-il, je vous présente M. le marquis de Hallay ; monsieur le marquis, madame la comtesse d’Ambron.

Le marquis s’inclina profondément et gravement devant Antonia ; M. d’Ambron suivait d’un œil ardent et scrutateur les moindres mouvements de M. de Hallay.

Pendant les quelques secondes que mit Antonia à maîtriser son émotion, on aurait pu distinguer les respirations oppressées des deux jeunes gens ; l’un et l’autre étaient parvenus, à force de volonté, à attacher et à conserver un masque sur leurs visages, mais ils étaient impuissants à comprimer les battements de leurs cœurs.

— Monsieur de Hallay, dit la jeune femme en s’empressant de rompre le silence, vous n’ignorez point que les portes de la Ventana sont ouvertes à tous les voyageurs… Vous êtes ici chez vous !… Veuillez m’excuser si je vous quitte aussi brusquement… mais j’éprouve depuis hier un violent, un horrible mal de tête et j’ai besoin de repos. Je vous le répète, vous êtes ici chez vous : les serviteurs sont à vos ordres.

Antonia, sans attendre la réponse du jeune homme, prit le bras de son mari et s’éloigna.

— Elle est cent fois plus belle qu’auparavant, murmura le marquis, dont les yeux brillaient d’un sauvage éclat, et lui, plus arrogant, plus superbe que jamais !… J’ai craint un instant de ne pouvoir plus contenir la colère furieuse qui fermentait en moi !…

Bah ! une nuit est bientôt passée !… et demain doit sonner pour moi l’heure du triomphe et de la vengeance !… Miss Mary est une abominable fille… mais il faut avouer qu’elle est douée d’un esprit éminemment inventif et qu’elle a souvent des inspirations fort heureuses !