Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XXIX

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A. Cadot (tome Vp. 22-24).

XXIX

UNE RÉSOLUTION SUPRÊME.


Lennox avait eu tort de douter de l’influence illimitée que Joaquin Dick exerçait sur les Peaux-Rouges ; car une demi-heure au plus tard à peine, non-seulement ils étaient prêts à s’élancer à l’assaut du camp des aventuriers, mais ils attendaient même avec une bouillante impatience qu’on leur donnât le signal de l’attaque. Il faut ajouter que le Batteur d’Estrade n’avait pas plus épargné les promesses que les exhortations auprès de ses dévoués mais cupides alliés. Tout en exaltant leur sanguinaire courage par le souvenir de leurs exploits passés, il les avait éblouis par la magnificence dès récompenses qu’il leur destinait : carabines à la portée merveilleuse, poudre fine comme le sable du désert, tomahawks si admirablement trempés qu’aucun choc ne pouvait les ébrécher, eau de feu à remplir des ruisseaux, étoffes à la trame si serrée qu’elles bravaient impunément la pluie et la glace ; enfin, il n’avait rien oublié de ce qui était de nature à flatter leurs vices les plus saillants, à satisfaire leurs besoins les plus impérieux.

Lennox, tout en blâmant cette attaque découverte et à l’arme blanche, était bien décidé à y prendre part. Il avait à préserver M. de Hallay de tout accident afin de le conserver vivant pour sa vengeance. Il avait pourtant déjà montré et signalé le marquis tant à ses propres Indiens qu’à ceux qui étaient venus depuis rejoindre Joaquin ; mais le soupçonneux et vindicatif vieillard ne se fiait pas à toutes ces précautions, tant il craignait que la mort ne lui enlevât sa proie !

Tandis que cette importante résolution était prise par Joaquin et acceptée par ses guerriers, M. de Hallay avait fait passer son opinion dans le conseil de guerre tenu par les principaux aventuriers : ils avaient reconnu, à l’unanimité, que la seule chance de salut qui leur restât était le passage du Jaquesila.

Les aventuriers se disposaient à exécuter le hardi mouvement projeté, quand des hurlements furieux, sortant des forêts avoisinantes, leur annoncèrent la reprise des hostilités. Ils durent donc remettre à un moment plus opportun le passage de la rivière. Du reste, ce nouveau combat devait leur être bien moins meurtrier, au moins ils le supposaient, que ne l’avait été le premier ; car pendant l’espèce d’entracte ou de trêve qui venait de s’écouler, ils avaient, instruits par une récente et cruelle expérience, corrigé ce que leurs retranchements présentaient de défectueux : les arbres les plus rapprochés du camp, qu’ils avaient abattus, diminuaient considérablement les chances de l’ennemi.

À une seconde explosion de hurlements, qui retentit comme un coup de tonnerre, les rifles furent épaulés, les doigts placés sur les détentes, et les aventuriers attendirent, pour couvrir leur feu, de connaître au juste la position qu’occupaient les Peaux-Rouges.

Leur étonnement fut donc extrême et non dénué d’une certaine frayeur, quand ils virent tout à coup une véritable légion d’Indiens surgir hors de la forêt et s’élancer en bondissant, ainsi que des tigres, vers les retranchements qui défendaient le camp.

Les costumes bizarres des Peaux-Rouges, leurs cris épouvantables, l’incroyable vivacité de leurs mouvements, trompèrent tout d’abord les aventuriers sur leur nombre ; ils le crurent bien plus considérable qu’il n’était en réalité : ils l’estimèrent à plus de mille hommes ; il ne dépassait guère trois cents.

Cette agression à l’arme blanche, cet assaut donné à la fois à toutes les parties du camp, dérangeait du tout au tout les dispositions prises par les Européens, dans la prévision d’un simple échange de fusillade. Une confusion assez grande régna parmi eux, lorsqu’ils durent abandonner les postes où ils étaient embusqués et blottis, et qui, loin de leur offrir alors une sécurité, les eussent livrés à la merci des assiégeants.

Il eût été incontestable pour un homme de guerre qui aurait assisté à cette scène, que si les Peaux-Rouges, au lieu d’agir isolément, eussent marché avec l’ensemble et l’unité que donne la discipline, le camp aurait été emporté d’assaut en quelques minutes. Joaquin Dick avait bien pu obtenir d’eux qu’ils tentassent cette attaque ; mais il n’avait pas même songé, tant il savait la chose impossible, à changer leur tactique habituelle.

Pendant quelques minutes, ce fut une indescriptible scène de confusion, un chaos sanglant. Les cris des combattants, les imprécations des blessés, le râle des mourants, formaient un lugubre et terrible concert. Peu à peu toute cette violence éparse se condensa, si l’on peut parler ainsi, la lutte prit un caractère plus général. Les aventuriers, étroitement serrés les uns contre les autres et formant une espèce de carré, repoussaient à coups de baïonnette les attaques isolées et personnelles des Indiens.

M. d’Ambron était magnifique de fureur, et à voir l’impunité qui couronnait son incroyable témérité, on aurait été tenté de le supposer invulnérable. Deux fois il avait aperçu M. de Hallay placé au milieu des siens, et il s’était précipité sur lui ; mais deux fois il avait été arrêté dans son élan par une force irrésistible. Lennox, plein de sang-froid dans cette lutte acharnée, n’avait qu’une idée, ne poursuivait qu’un but : garantir M. de Hallay.

Si M. d’Ambron ressemblait au lion, Joaquin Dick rappelait le tigre. Sa rage, quoique poussée à l’extrême, ne l’empêchait pas de jeter sans cesse un circulaire regard autour de lui, et de profiter de toutes les occasions qui se présentaient : un bond inouï, une exclamation rauque, un geste d’une vertigineuse rapidité, et le cadavre d’un aventurier tombait lourdement par terre !

Quant à Grandjean, il remplissait son rôle d’une façon fort convenable dans cette hideuse mêlée ; seulement, il manquait d’entrain et d’enthousiasme ; c’était avec une brutalité flegmatique qu’il assommait les aventuriers isolés qu’il trouvait sur son passage ; après chacune de ces exécutions, il regardait avec soin si la crosse ou le canon de son rifle, dont il se servait en guise de massue, n’avait été endommagé ni faussé !

Depuis près d’un quart d’heure que durait le carnage, l’avantage restait indécis ; si les aventuriers l’emportaient par la discipline, les Peaux-Rouges avaient pour eux leur impétueuse et incomparable agilité, et une supériorité numérique considérable.

À mesure que l’acharnement de la lutte grandissait, son fracas allait en diminuant. Les coups de feu étaient de plus en plus rares ; les respirations oppressées et sifflantes avaient remplacé les cris : c’était horrible !

Tout à coup les rangs des aventuriers s’ouvrirent à la fois de deux côtés opposés, et une trombe de flamme et de plomb enveloppa les Peaux-Rouges ; en même temps une double détonation, semblable à un violent éclat de tonnerre, faisait vibrer l’air.

C’était M. de Hallay qui, épuisant les poudrières de ses gens, avait fait charger ses deux canons jusqu’à la gueule, et, profitant du moment où les Peaux-Rouges se présentaient en foule compacte, avait fait tirer sur eux à bout portant.

L’effet que produisit cet événement fut immense. Les Indiens, après une seconde de stupeur, se sauvèrent en poussant des hurlements de douleur, et en laissant derrière eux plus de cinquante cadavres des leurs tombés pendant le combat.

Joaquin Dick n’essaya, ni de les rallier ni de les retenir ; il savait que les Peaux-Rouges, après avoir subi une catastrophe, abandonnent toujours le champ de bataille, afin de pouvoir se concerter sur ce qu’ils doivent faire. Toute l’attention du Batteur d’Estrade se porta donc sur M. d’Ambron qui, insoucieux de cette retraite, de même qu’il semblait insensible à la fatigue, continuait de combattre ; il dut employer presque la force pour l’entraîner.

Assurés qu’ils étaient ou du moins qu’ils croyaient l’être, d’une assez longue suspension des hostilités, les aventuriers ramassaient leurs camarades blessés, sans oublier d’achever les Indiens qui respiraient encore, lorsque M. de Hallay, après avoir donné quelques ordres, se dirigea précipitamment vers le ravin où il avait laissé Antonia.

Il trouva l’infortunée jeune femme en proie à une terreur surhumaine, non qu’elle songeât à sa propre sûreté, mais elle pensait à son bien-aimé Luis.

Le regard par lequel elle accueillit M. de Hallay exprimait l’angoisse poussée jusqu’à la démence ; mais tout aussitôt elle poussa un cri de joie, et, tombant à genoux, elle se mit à remercier Dieu !

Le front soucieux du marquis lui apprenait non-seulement que son mari vivait encore, mais qu’il n’avait pas même été atteint pendant le combat. M. de Hallay congédia les deux Mexicains et le Français à qui il avait confié la garde de la jeune fille ; puis, lorsqu’ils se furent éloignés :

— Connaissant l’extrême intérêt que vous voulez bien me porter, chère Antonia, dit-il d’une voix railleuse et stridente, j’accours pour vous rassurer sur mon sort !… Le Ciel a exaucé vos prières, il m’a conservé à votre amour et pour votre bonheur !…

Ces sarcasmes, loin d’irriter ou de blesser la jeune femme, amenèrent un sourire de joie divine sur ses lèvres.

— Votre colère me prouve, señor, dit-elle, que vous venez de subir un grave échec ! Oh ! je savais bien que le ciel ne pouvait pas laisser impuni votre triomphe !… L’heure de la liberté va donc enfin sonner pour moi… bientôt je vais revoir mon Luis bien-aimé !… Vous pâlissez, señor… Oh ! ne craignez rien… il n’y a plus pour vous dans mon cœur ni haine ni colère… c’est à peine s’il peut contenir la joie qui l’inonde…

— Assez ! trêve d’insultes, Antonia, interrompit le jeune homme dont les joues livides et les yeux étincelants dénotaient les plus mauvaises passions. Je ne suis pas ici pour perdre mon temps en vains propos. Je suis venu vous trouver, Antonia, pour vous rappeler ce que je vous ai promis il y a huit jours… que notre arrivée aux bords du Jaquesila changerait votre destinée.

La jeune femme sentit un frisson lui passer à travers le corps ; elle comprenait instinctivement qu’elle était à la veille d’un irréparable malheur.

— Señor, vous avez été bien méchant pour moi ; vous m’avez bien fait souffrir, s’écria-t-elle. Eh bien ! je vous jure que si, revenant à d’autres sentiments, vous me rendez de vous-même une liberté que, selon toutes les probabilités, je ne tarderai pas à devoir aux événements, je vous jure que j’oublierai tout ce qui s’est passé… que jamais je ne prononcerai votre nom… que jamais je ne révélerai à personne au monde votre conduite à mon égard.

M. de Hallay haussa les épaules.

— Antonia, dit-il, si je n’avais pas jusqu’à présent lâchement mendié votre amour, vous ne m’offririez pas maintenant votre pitié. Les femmes affectent de se récrier contre la force, mais ce qu’elles méprisent véritablement, c’est la faiblesse.

— Mais enfin, que prétendez-vous, señor ?

— Ce que je veux, Antonia, je vous l’ai déjà dit il y a huit jours, et je vous le répète pour la dernière fois ; je veux que vous cessiez d’avoir le droit de me jeter sans cesse le nom de M. d’Ambron au visage ; je veux que si la pensée de votre réunion avec ce modèle des amants sourit toujours à votre cœur, elle amène du moins la rougeur à votre front !… Je veux, Antonia, en un mot, être votre maître… Je veux que vous soyez à moi !…

Le calme affecté de M. de Hallay était certes bien plus menaçant que ne l’eût été un emportement violent ; il accusait une résolution inébranlable, implacable, et que rien, ni larmes, ni prières, ne pourrait fléchir.

Antonia devint pâle comme une morte et se recula vivement : elle voulut répondre, mais elle était à bout de forces et de courage ; le passage subit de l’espérance la plus enivrante au désespoir le plus complet l’avait brisée.

M. de Hallay, les bras croisés, la respiration oppressée, les lèvres serrées et agitées par une contraction nerveuse, contemplait la jeune femme avec une effrayante fixité de regard.

— Antonia, continua-t-il d’une voix que la passion rendait sourde et tremblante, je ne veux pas que vous puissiez imputer plus tard à une minute d’égarement ou de folie ce qui n’aura été, de ma part, que l’accomplissement d’une détermination depuis longtemps arrêtée. Je vous accorde une demi-heure pour regretter M. d’Ambron.

L’infortunée jeune femme avait bien entendu la voix de son bourreau ; mais elle n’avait pas même compris ce qu’il lui disait : elle était folle de terreur.

Elle se laissa tomber machinalement à genoux, et appuyant son front contre l’arbre qui s’élevait au fond du ravin, elle essaya de prier ; mais cette dernière et suprême ressource lui manqua : ses idées étaient si confuses, si troublées, que sa bouche seule invoquait Dieu. Tout à coup, et par un mouvement plutôt machinal que raisonné, elle porta sa main à sa tête ; elle venait de sentir une humide fraîcheur glisser sur son front.

— C’est du sang ! murmura-t-elle : Luis est mort !

Alors elle leva ses yeux séchés par la fièvre et troublés par la peur.

Peu à peu, une étrange révolution s’opéra dans ses traits ; son visage, crispé par l’effroi, revint d’abord à la sérénité, puis peu après refléta une indéfinissable expression de résignation exaltée et de joie orgueilleuse.

— Ô merci, mon Dieu, murmura-t-elle. Vous m’avez sauvée !

Antonia passa ses bras autour de l’arbre et resta en prières.

Bientôt elle tressaillit ; la main de M. de Hallay pressait son épaule. Elle se releva par un bond léger et gracieux comme celui d’une biche sauvage.

— Que me voulez-vous, señor ? dit-elle en le regardant d’un œil limpide et assuré.

Il y avait dans l’attitude, sur le visage, dans les moindres mouvements de la jeune femme, un calme si suavement solennel, si l’on peut parler de la sorte, que M. de Hallay resta comme interdit.

Antonia eut un adorable sourire ; puis, d’une voix dont l’harmonie avait quelque chose de céleste :

— Señor, dit-elle, je ne vous crains plus et je vous pardonne… Oh ! laissez-moi poursuivre ; j’ai bien peu de mots à ajouter : que vous ayez voulu me ravir à la tendresse de mon époux bien-aimé, vous le pouviez : c’était simplement un crime… Mais que vous m’arrachiez à la mort, voilà qui dépasserait votre puissance… ce serait un miracle… je suis libre… je me suis empoisonnée !…

Antonia leva lentement la main, et montra du doigt à M. de Hallay un épais filet de leche de palo qui coulait le long de l’arbre planté dans le ravin, du trou d’une balle qui avait frappé le géant végétal pendant la bataille.

M. de Hallay n’avait pas compris tout d’abord à quelle terrible extrémité venait de se porter sa victime ; il allait l’interroger quand des cris confus attirèrent son attention. Cette fois ce n’étaient plus des clameurs indiennes. Le jeune homme tressaillit et se mit à écouter avec une anxieuse attention ; puis, laissant échapper bientôt une exclamation qui exprimait tout à la fois la rage et l’étonnement poussés jusqu’à leurs dernières limites, il gravit en deux bonds le talus du ravin et s’élança vers le camp.

Les cris disaient : Vive le señor Joaquin Dick ! Mort au traître de Hallay !…