Le Beau Danube jaune/Chapitre 1

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Société Jules Verne (p. 13-21).

LE BEAU DANUBE JAUNE

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AU CONCOURS DE SIGMARINGEN

Ce jour-là, — 25 avril — une vive animation qui se traduisait par les chants, les hochs, les applaudissements, et le choc des verres, remplissait le cabaret à l’enseigne du Rendez-vous des Pêcheurs.

Les fenêtres de ce cabaret s’ouvraient sur la rive gauche du Danube à l’extrémité de la charmante petite ville de Sigmaringen, capitale de l’enclave prussienne des Hoenzollern, située presque à l’origine de ce grand fleuve de l’Europe centrale.

Ainsi que l’indiquait son enseigne, peinte en belles lettres gothiques au-dessus de la porte d’entrée, c’est dans ledit cabaret que s’étaient réunis, ce jour-là, les membres de la « Ligne Danubienne »[1], société internationale de Pêcheurs, pour la plupart de nationalité allemande, autrichienne et hongroise. On y buvait de la bonne bière de Munich et du bon vin de Hongrie, à pleines chopes et à pleins verres. Et, pendant ces séances, la grande salle, sous le jet continu des longues pipes, disparaissait au milieu des volutes de fumée odorante. Si les sociétaires ne s’entrevoyaient même plus, ils s’entendaient de reste, et comment ne pas s’entendre à moins d’être sourds.

Il convient d’observer que si les pêcheurs à la ligne sont calmes, silencieux alors qu’ils fonctionnent, ce sont les gens les plus bruyants du monde en dehors de leurs fonctions, et lorsqu’il s’agit de raconter leurs hauts faits, ils valent les chasseurs, ce qui n’est pas peu dire.

On était à la fin d’un déjeuner des plus substantiels, qui avait rassemblé une centaine de convives autour de la table du cabaret. Tous des chevaliers de la ligne, des enragés de la flotte, des fanatiques de l’hameçon. Il y avait lieu d’admettre que leur gosier s’était singulièrement asséché pendant les exercices de cette belle matinée d’avril. Aussi nombre de bouteilles figuraient-elles au milieu de la desserte, ayant cédé la place aux diverses liqueurs qui accompagnaient le café, rack, tiré du riz fermenté, tafia des Indes orientales, ratafia, tiré du cassis, curaçao, eau-de-vie de Dantzig, genièvre, élixir de Garus, gouttes d’Hoffmann, Kirsch-Wasser, Keetsch-Wasser, Korsoli de Turin, Scubac, et même whisky extrait de l’orge d’Écosse, bien que la société ne comptât dans ses rangs aucun fils de la verte Érin[2].

Trois heures après-midi sonnaient au Rendez-vous des Pêcheurs, lorsque les convives, de plus en plus montés en couleur, quittèrent la table. Quelques-uns titubaient et cherchaient appui sur leurs voisins. Mais le plus grand nombre, pour dire la vérité, se tenaient ferme sur leurs jambes. N’étaient-ils pas habitués à ces longues séances épulatoires, qui se renouvelaient plusieurs fois dans l’année, à propos des concours de la Ligne Danubienne. Ces concours étaient très suivis, très fêtés, ayant grande et légitime réputation, réputation sur le haut cours autant que sur le bas cours du célèbre fleuve, jaune et non bleu comme le chante la fameuse Valse de Strauss. Du duché de Bade, du Wurtemberg, de la Bavière, de l’Autriche, de la Hongrie, des provinces roumaines accouraient les concurrents, grâce au dévouement, à l’activité, au bon renom du président de la Ligne, le Hongrois Miclesco.

La Société comptait déjà cinq ans d’existence. Avec l’apport des souscripteurs, elle prospérait. Ses ressources, toujours croissantes, lui permettaient d’offrir des prix d’une certaine importance dans ses concours. Elle luttait en outre, et non sans avantage, contre des associations rivales et sa bannière étincelait des médailles obtenues à chacune de ses victoires. Elle se tenait au courant de la législation en matière de pêche fluviale, soutenant ses droits aussi bien contre l’État que contre les particuliers, et, en tout pays, on le sait, chacun peut pêcher dans les fleuves, rivières, cours d’eau navigables, soit à la ligne flottante, soit à la ligne de fond. La Société possédait en plusieurs points sur le parcours du fleuve des étangs, des réserves sous la surveillance de ses gardes assermentés pour son compte. Enfin elle défendait ses privilèges avec cette ténacité, on pourrait dire cet entêtement professionnel, spécial à l’être humain que ses instincts de pêcheur à la ligne rendent digne d’être classé dans une catégorie particulière de l’humanité.

Le concours qui venait d’avoir lieu, ce jour-là, était le premier de cette année 186… Dès cinq heures du matin, les membres de la Ligne, au nombre d’une soixantaine, avaient quitté la ville pour gagner la rive gauche du Danube, un peu en aval.

Le temps était beau, assez chaud même, et il n’y avait pas eu à se prémunir contre la pluie. Les concurrents portaient l’uniforme de la Société, amples vêtements de laine que la toile remplaçait à l’époque des grandes chaleurs, la blouse courte laissant les mouvements faciles, le pantalon engagé dans les bottes à forte semelle, la casquette blanche à large visière, au besoin protégée par un (…)[3] de même couleur. Ils étaient munis des divers engins, tels qu’ils sont énumérés dans le Manuel du pêcheur, cannes, gaules, épuisettes, lignes empaquetées dans leur enveloppe de peau de daim, empile, boîte de flotteurs, sondes, grains de plomb fendu de toutes tailles pour les plombées, réserve de mouches artificielles, de cordonnet de crin de Florence. La pêche devait être libre, en ce sens que les poissons, quels qu’ils fussent, seraient de bonne prise, et chaque pêcheur pouvait amorcer sa place comme il l’entendrait, suivant l’espèce, ablettes, anguilles, barbeaux, brèmes, carpes de rivière, chevesnes, épinoches, gardons, goujons, hottus, ombres, perches, tanches, plies, truites, vérons, brochets, et autres qui vivent dans les eaux du Danube.

À six heures sonnant, exactement quatre-vingt dix-sept concurrents étaient à leur poste, la ligne flottante en main, prêts à lancer l’hameçon.

Un coup de clairon donna le signal, et les quatre-vingt dix-sept lignes s’étaient tendues au-dessus du courant le long de la rive.

Plusieurs prix de divers sortes étaient affectés à ce concours, mais les deux premiers d’une valeur de deux cents florins seraient accordés 1o au pêcheur qui aurait le plus grand nombre de poissons, 2o au pêcheur qui aurait un poisson d’un poids supérieur au poids des autres.

Le concours s’effectua dans des conditions parfaites. Il y eut bien quelques contestations pour des places trop sévèrement mesurées, des lignes embrouillées. Petits incidents habituels qui nécessitèrent l’intervention des commissaires, mais rien de grave ne se produisit jusqu’au second coup de clairon qui, à onze heurs moins cinq, mit fin à ce concours.

Chaque lot fut alors soumis au jury composé du président Miclesco et de quatre membres de la Ligne Danubienne. Ces honnêtes personnages jugèrent avec la plus grande impartialité, et telle qu’elle ne devait amener aucune réclamation, bien que dans ce monde spécial, on ait la tête chaude, lorsque l’amour-propre est en jeu. Quant au résultat du concours, à l’attribution des divers prix, soit au poids soit au nombre, il fut tenu secret par le jury. On ne le connaîtrait qu’à l’heure de la distribution, c’est-à-dire après le repas qui allait réunir tous les concurrents à la même table.

Cette heure était arrivée. Les pêcheurs, sans parler des curieux venus de Sigmaringen, étaient rassemblés devant l’estrade sur laquelle se tenaient le président et les autres membres du jury.

La vérité est que si les sièges, bancs, escabeaux ne faisaient point défaut, les tables ne manquaient pas non plus, ni les brocs de bière, ni les flacons de liqueurs variées, ni les verres grands et petits. Dans les réunions de pêcheurs à la ligne, on ne saurait écouter un discours sans s’asseoir, et s’asseoir sans se désaltérer.

Le président se leva alors, et fut salué par des cris de : Écoutez… écoutez !… aussi nombreux que bruyants.

M. Miclesco, un homme de quarante-cinq ans, dans toute la force de l’âge, offrait le type pur du Hongrois, physionomie sympathique, voix chaude et bien timbrée, gestes élégants et persuasifs. Il faisait vraiment bonne figure, entre ses deux assesseurs, l’un plus vieux, le Serbe Ivetozar, l’autre plus jeune, le Bulgare Titcha. Il parlait, on ne peut mieux, la langue allemande que comprenaient tous les membres de la Ligne Danubienne, et pas une de ses paroles ne serait perdue pour l’assistance.

Après avoir vidé un bock écumeux dont la mousse perla sur la pointe de ses longues moustaches, M. Miclesco s’exprima en ces termes :

« Mes chers collègues, ne vous attendez pas à un discours avec préambule, développement et conclusion bien ordonnés. Non, nous n’en sommes plus à nous griser de harangues officielles, et je viens seulement causer de nos petites affaires en bons camarades, je dirai même en frères, si cette qualification vous paraît justifiée pour une assemblée internationale ! »

Ces deux phrases, longues comme toutes celles qui se débitent généralement au commencement d’un discours, même quand l’orateur se défend de discourir, furent accueillies par d’unanimes applaudissements, auxquels se joignirent de nombreux très bien ! très bien ! mélangés de hochs et même de hoquets.

Puis, comme le président levait son verre, tous les verres pleins lui firent raison en se choquant. Ceux qui se brisèrent dans ce choc un peu rude, furent immédiatement remplacés.

M. Miclesco continua son discours en mettant le pêcheur à la ligne au premier rang de l’humanité. Il fit valoir toutes les vertus, toutes les qualités dont l’avait pourvu la généreuse nature. Il dit ce qu’il lui fallait de patience, d’ingéniosité, de sang-froid, d’intelligence supérieure pour réussir dans cet art, car c’est plutôt un art qu’un métier. Et cet art, il le voyait bien au-dessus des prouesses cynégétiques dont se vantent à tort les chasseurs.

« Pourrait-on comparer, s’écria-t-il, la chasse à la pêche ?…

— Non ! non !… fut-il répondu de tous les côtés de l’assistance.

— Et quel mérite y a-t-il à tuer un perdreau ou un lièvre, lorsqu’on le voit à bonne portée et qu’un chien — est-ce que nous avons des chiens, nous ?… — l’a fait lever à votre profit ?… Ce gibier, vous l’apercevez en temps voulu, vous le visez à loisir, et vous l’accablez de multiples grains de plomb dont le plus grand nombre est tiré en pure perte !… Le poisson, au contraire, vous ne pouvez le suivre du regard… il est caché sous les eaux… Rien qu’avec un seul hameçon au bout de votre Florence, ce qu’il faut de manœuvres adroites, de délicates invites, de dépense intellectuelle, d’adresse instinctive pour décider le poisson à mordre, pour le ferrer adroitement, pour le sortir de l’eau, tantôt pâmé à l’extrémité de la ligne, tantôt frétillant, et pour ainsi dire applaudissant lui-même à la victoire du pêcheur ! »

Cette fois, ce fut un tonnerre de bravos qui se propagèrent jusqu’à l’estrade. Assurément, le président Miclesco répondait aux sentiments de la Ligne Danubienne. Il savait qu’il ne pouvait aller trop loin dans l’éloge de ses confrères, en plaçant leur noble exercice au-dessus de tous ceux qui mettent en œuvre l’intelligence humaine. Il ne pouvait craindre d’être taxé d’exagération en élevant jusqu’aux nues les fervents disciples de la science piscicaptologique, même en évoquant la superbe déesse qui présidait aux jeux piscotariens de l’ancienne Rome dans les cérémonies halieutiques !

Ces mots furent-ils compris, il n’y a pas à en douter, car ils provoquèrent de nouveaux éclats plus bruyants encore.

Et alors, après avoir repris haleine en vidant une chope qu’il remplit de bière neigeuse :

« Il ne me reste plus, dit-il, qu’à enguirlander de louanges notre Société dont la prospérité va toujours croissant, qui recrute chaque année de nouveaux membres, et dont la réputation est si notablement établie dans toute l’Europe Centrale ! Ses succès, je ne vous en parlerai pas, vous les connaissez, vous en avez votre part, et c’est grand honneur que de figurer dans ses concours ! La presse allemande, la presse tchèque, la presse roumaine ne lui ont jamais marchandé leurs éloges si précieux, j’ajoute si mérités, et je porte un toast, en vous priant de me faire raison, aux personnalités qui se dévouent à la cause internationale de la Ligne Danubienne ! »

Si, sur son invitation, on fit raison au président Miclesco, inutile d’y insister. Les flacons se vidèrent dans les verres, et les verres se vidèrent dans les gosiers avec autant de facilité que l’eau du grand fleuve et de ses affluents coule entre ses cinq mille kilomètres de rives !

Et l’on en fut demeuré là si le discours présidentiel eût pris fin sur ce dernier toast. Mais, — ce qui ne saurait étonner — il allait être suivi de quelques autres d’un à-propos tout aussi convenable.

Et, en effet, le président s’était redressé de toute sa hauteur, le secrétaire et le trésorier, debout également. De la main droite chacun tenait une coupe pleine d’un champagne fortement teutonisé, la main gauche posée sur le cœur. Puis, d’une voix, dont les éclats ne cessaient de s’accroître :

« Je bois à la Société de la Ligne Danubienne », dit-il en promenant ses regards sur l’assistance.

Tous s’étaient levés, une coupe au niveau des lèvres, quelques-uns montés sur les bancs, quelques autres montés sur les tables, et ils répondirent avec un ensemble parfait à la proposition de M. Miclesco.

Celui-ci, les coupes vides, reprit de plus belle, après avoir puisé à la bière intarissable placée devant ses assesseurs et lui :

« Aux nationalités diverses, aux Badois, aux Wurtembergeois, aux Bavarois, aux Autrichiens, aux Hongrois, aux Serbes, aux Valaques, aux Moldaves, aux Bessarabiens, aux Bulgares que la Ligne Danubienne compte dans ses rangs ! »

Et Bulgares, Bessarabiens, Moldaves, Valaques, Serbes, Hongrois, Autrichiens, Bavarois, Wurtembergeois, Badois lui répondirent comme un seul homme, en absorbant le contenu de leurs coupes.

Enfin le président termina sa harangue en annonçant qu’il buvait à la santé de chacun des membres de la Société. Mais, leur nombre atteignant deux cent soixante-treize, il dut se borner à les comprendre dans un seul toast.

On y répondit d’ailleurs par mille et mille hochs qui se prolongèrent jusqu’à extinction des forces vocales.

Tel fut l’intéressant numéro de cette cérémonie, le second du programme après le premier, qui comprenait les exercices épulatoires.

Le troisième devait se renfermer dans la proclamation des lauréats du concours de Sigmaringen.

On ne l’a point oublié, les pêcheurs devaient être classés en deux catégories distinctes, et des prix, distincts également, étaient réservés à chaque catégorie.

Les premiers étaient attribués à ceux de ces chevaliers de la gaule qui auraient pêché le plus grand nombre de poissons pendant les heures du concours. Les seconds récompenseraient ceux qui auraient levé les plus grosses pièces avec leurs lignes. Il pouvait se faire d’ailleurs, que ce double résultat eût été acquis par le même concurrent, heureux vainqueur du poids et du nombre.

Chacun attendait donc avec une anxiété bien naturelle, car, ainsi qu’il a été dit, le secret du jury avait été gardé. Mais le moment était venu où il allait se révéler enfin.

Le président Miclesco prit le papier officiel, une sorte de palmarès, qui comprenait la liste des lauréats des deux catégories.

Par suite d’une habituelle méthode, conforme d’ailleurs aux statuts de la Société, les prix de moindre valeur allaient être proclamés les premiers. L’intérêt devait donc s’accroître avec la lecture du palmarès, et même des paris s’engageaient sur les noms de tels ou tels. Il est même probable, en Amérique tout au moins, que ces paris seraient montés à de grosses sommes comme s’il se fût agi de la Présidence des États-Unis.

Les lauréats des prix inférieurs dans la catégorie du nombre se présentèrent devant l’estrade, et le président leur donnait l’accolade à laquelle il joignait un diplôme et une somme d’argent variable suivant le rang obtenu.

Les poissons qui avaient été réunis dans les filets, après décompte, étaient de ceux que tout pêcheur peut prendre indistinctement dans les eaux du Danube, épinoches, gardons, goujons, plies, perches, tanches, brochets, chevesnes et autres. Valaques, Hongrois, Badois, Wurtemburgeois figuraient dans la nomenclature de ces prix inférieurs. Bien que le jury eût fonctionné avec parfaite justice, bien qu’on ne pût lui reprocher ni partialité ni passe-droits, quelques réclamations se produisirent cependant. À propos du troisième prix, pour lequel un Moldave et un Serbe étaient déclarés ex-æquo, le nombre de poissons pêchés étant le même, une discussion, qui ne tarda pas à dégénérer en dispute violente, mit les deux lauréats aux prises. Ils avaient été voisins de place ; leurs scions et leurs flottes s’étaient embrouillés. Ils prétendaient que le jury avait compté à l’un les poissons appartenant à l’autre ; le Serbe affirmant que trente-sept devaient être portés à son actif contre trente-cinq, affirmation que le Moldave reprenait à son profit.

En vain, ce qui était de règle, leur fut-il déclaré que le jury n’admettait aucune réclamation de ce genre. Il jugeait en dernier ressort, et ses jugements devaient être tenus pour bon en droit comme en équité. Or, il avait décidé que les deux concurrents occupaient le même rang dans le concours, le Serbe et le Moldave n’avaient que faire de protester.

Comme ni l’un ni l’autre ne consentaient à céder, après les accusations ils en vinrent aux injures, et après les injures aux coups. Le président Miclesco fut dans la nécessité d’intervenir avec l’assistance de ses assesseurs. De plus, les Moldaves de la Société ayant pris fait et cause pour le Moldave, et les Serbes pour le Serbe, il s’en suivit une regrettable bataille qui ne fut pas réprimée sans peine. Il est vrai, de la part de ces pêcheurs à la ligne, qui passent pour des gens si calmes, si placides, si en dehors des violences humaines, tout est possible quand leur amour-propre est en jeu !

Lorsque l’ordre eut été rétabli, la proclamation des lauréats fut reprise, et, cette fois, nul autre ex-æquo n’ayant été signalé, aucun incident ne vint troubler la cérémonie.

Le deuxième prix fut attribué à un Allemand, de nom de Weber, qui avait soixante dix-sept poissons de diverses sortes, et ce nom fut accueilli par les applaudissements de la Société. Du reste, ledit Weber était fort connu de ses confrères ; maintes et maintes fois déjà, il avait été classé dans les rangs supérieurs lors des précédents concours, et peut-être s’étonnera-t-on que, ce jour-là, il n’ait pas obtenu le premier prix du nombre.

Non ! Soixante dix-sept poissons seulement figuraient dans son filet, soixante dix-sept bien comptés et recomptés, alors qu’un concurrent, sinon plus habile, du moins plus heureux, en avait rapporté soixante dix-neuf dans le sien.

Le nom de ce lauréat fut alors proclamé pour le premier prix de la première catégorie du nombre ; c’était le Hongrois Ilia Krusch.

Un murmure d’étonnement parcourut l’assemblée dont les applaudissements n’éclatèrent pas. En effet, le nom de ce Hongrois n’était guère connu des membres de la Ligne Danubienne, dans laquelle il ne venait d’entrer que tout récemment.

Le lauréat n’ayant pas paru devant l’estrade, où il devait toucher la prime de cent florins, la seconde catégorie du poids commença. Les primés furent des Roumains, des Serbes, des Autrichiens, et aucun prix n’ayant été déclaré ex-æquo, il n’y eut de ce chef ni discussion ni dispute.

Lorsque le nom auquel était attribué le second prix fut prononcé — celui de Ivetozar, l’un des assesseurs — il fut également applaudi comme l’avait été celui de l’Allemand Weber. Il triomphait avec un chevesne de trois livres et demie, qui lui eût assurément échappé sans son sang-froid et son adresse. C’était l’un des membres les plus en vue, les plus actifs, les plus dévoués de la Société, et qui, à cette époque, détenait le record des récompenses. Aussi, fut-il salué par d’unanimes applaudissements.

Il ne restait plus qu’à décerner le premier prix de cette catégorie, et les cœurs palpitaient en attendant le nom du lauréat.

Or, quelle fut la surprise, plus que de la surprise, une sorte de stupéfaction, lorsque le président Miclesco dit d’une voix dont il ne put modérer le tremblement :

« Premier au poids, pour un brochet de dix-sept livres, le Hongrois Ilia Krusch ! »

Encore ce lauréat, deux fois couronné, et qui ne s’était pas présenté la première fois à l’appel de son nom !…

Un grand silence se fit dans l’assistance, les mains prêtes à battre demeurèrent immobiles ; les bouches prêtes à acclamer le vainqueur se turent. Un vif sentiment de curiosité avait immobilisé tout ce monde.

Ilia Krusch allait-il enfin apparaître ? se déciderait-il à recevoir du président Miclesco le diplôme d’honneur et les cent florins qui l’accompagnaient ?

Soudain, un murmure courut à travers l’assemblée.

Un des assistants, qui se tenait un peu à l’écart, venait de se lever et se dirigeait vers l’estrade…

C’était le Hongrois Ilia Krusch.


  1. À noter, qu’en raison d’une mauvaise lecture de la frappe, Michel Verne écrit « Ligue » au lieu de « Ligne », pourtant plus logique pour une association de pêcheurs qu’une union d’intérêts politiques (NDLR).
  2. Ignorance ou plaisanterie, « la verte Érin » désigne l’Irlande et non l’Écosse (NDLR).
  3. En blanc dans le manuscrit, remplacé par le signe (…)