Le Beau Danube jaune/Chapitre 11

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Société Jules Verne (p. 107-118).

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KRUSCHISTES ET ANTIKRUSCHISTES

Si Buda fut pendant un siècle et demi la résidence d’un pacha, l’une des plus importantes places fortes de l’Empire Ottoman, si elle dut se résigner à être cité turque, elle est actuellement bien autrichienne, plus même qu’elle n’est hongroise, bien qu’elle soit officiellement considérée comme capitale de la Hongrie. Mais elle ne possède que cinquante mille habitants ; ses édifices publics, cathédrale, églises et palais n’occupent point un rang élevé dans l’art architectural ; commerce et industrie y sont à peu près nuls. C’est une ville militaire, une ville à « régiments qui passent », une ville à patrouilles qui parcourent les rues à toute heure. Elle a un château, un arsenal, un théâtre, elle est la résidence du gouverneur et des autorités militaires et civiles. Et malgré tous ces avantages, elle est à bon droit jalouse de Pest, qui lui fait face de l’autre côté du grand fleuve.

Pest, au contraire, c’est la vie intense, avec cent trente et un mille habitants, c’est l’animation commerciale, c’est la ville des Magyars, autant dire une cité de gentilshommes. À Pest se tient la Diète et fonctionnent les hautes cours de justice. Ses théâtres, ses promenades sont fréquentés et les touristes trouvent le temps trop court dans une ville où l’on aime à la folie la musique et la danse. Et puis, quatre foires par an, où les affaires se traitent par millions. Si ses monuments ne dépassent point en valeur artistique ceux de sa rivale, son jardin public, le Stadtvallchen, est un parc délicieux avec frais ombrages, eaux vives, pelouses verdoyantes, petits lacs où circulent d’élégantes embarcations. Avec toutes ces attractions, on comprendra que Pest ait quelque dédain pour Buda.

Ce n’est donc pas seulement le Danube qui sépare les deux cités, c’est tout un ensemble de mœurs, de coutumes, de caractères, dont le contraste est frappant.

S’il a été possible d’établir entre les deux villes un pont de bateaux que remplace maintenant un superbe pont suspendu sur deux piles intermédiaires, il serait autrement difficile d’établir le pont moral qui réunirait dans un même sentiment de sympathie les deux cités.

Et, enfin, si le voyageur veut les contempler chacune sous leur aspect le plus pittoresque, qu’il aille voir Buda de Pest et Pest de Buda. Il ne regrettera son excursion ni d’un côté ni de l’autre.

Du reste, en ce moment, Pest présentait une animation toute particulière ; les étrangers y affluaient ; les paysans, venus des environs, encombraient les marchés ; sur les quais s’allongeaient des files de véhicules à quatre roues, surmontés à l’arrière d’une petite tente aux toiles bariolées sous laquelle s’étalaient les paniers de légumes et de fruits et les caisses de volailles. La circulation devenait difficile à travers les rues et jusque dans les quartiers plus reculés. Nombre d’embarcations, sans parler des grands chalands et des dampfschiffs, descendaient et remontaient le fleuve. Ilia Krusch eût difficilement trouvé à remiser sa barge près de la rive gauche, s’il n’eût connu ce petit coin désert, à l’extrémité de la ville, où elle était maintenant confiée à la garde d’un agent de la police.

Et pourquoi tout ce mouvement dans un chef-lieu du Comitat ? C’est que la Diète était alors réunie à Pest en cette première semaine du mois de juin. Les radicaux, réfractaires à l’influence autrichienne, entreraient en lutte plus ou moins courtoise avec les légistes qui représentaient le parti modéré. Au-dessus du palais se déroulaient les longs plis verts, blancs et rouges du drapeau hongrois.

Or, il advint que pendant quelques jours, les passions que soulève la Diète allaient être réprimées par les passions enflammées d’une affaire qui eut un moment de retentissement sous le nom d’affaire Krusch. On va voir dans quelles conditions les villes rivales prirent fait et cause pour ou contre l’infortuné lauréat de la Ligne Danubienne. Et, tout d’abord, au début, avant d’en rien connaître, on fut Kruschiste à Pest, antikruschiste à Buda.

Sur l’injonction qu’il avait reçue, sans même demander la qualité de celui qui l’arrêtait, ni pourquoi on l’arrêtait, Ilia Krusch, en homme obéissant et soumis, avait pris pied sur le quai.

« Marchons ! » lui fut-il dit aussitôt.

Et Ilia Krusch avait marché, il est vrai entre les deux agents, car il lui fallut bien les reconnaître pour tels. Et encore, dût-il s’estimer heureux qu’on ne lui eût pas mis les menottes. Du reste, il l’eût souffert sans mot dire, étant donné sa nature si particulièrement adoucie par un long exercice de la pêche à la ligne.

Ce qui l’étonnait le plus, c’étaient les sentiments du public sur son passage, sentiments manifestement hostiles, des cris, des menaces, des regards d’indignation et d’horreur.

« C’est lui, vociférait l’un.

— Il en a bien l’air ! hurlait l’autre.

— Quelle mauvaise figure !

— Mais enfin on le tient, et on ne le lâchera pas !…

— Et il n’aura pas volé ce qui l’attend !… »

Des mégères, — il y en a partout, même à Pest — venaient lui fourrer le poing sous le nez.

Comme on l’imagine, l’escorte ne pouvait que s’accroître en chemin. Crescit emdo, aurait pensé Ilia Krusch, s’il eût su le latin, et si son ahurissement n’avait été croissant aussi.

Bref, après avoir traversé plusieurs quartiers populeux, les agents et leur prisonnier arrivèrent devant un édifice qui ressemblait singulièrement à ces maisons spéciales dans lesquelles on entre quand on ne veut pas, et dont on ne sort pas quand on veut.

C’était la prison de la ville. La porte s’ouvrit, le gardien parut, reçut Ilia Krusch comme un hôte dont il attendait l’arrivée, et la porte se referma au milieu des clameurs d’une foule qui comptait bien alors une centaine de personnes.

Quelques instants après, Ilia Krusch se trouvait seul dans une cellule, meublée d’un lit et d’un banc, et les verrous étaient poussés sur lui, sans que ni geôlier ni agents ne lui eussent dit la cause de son arrestation.

Au surplus, tant il était arrivé au dernier degré de l’hébétement, le pauvre homme ne l’avait pas même demandé.

Il n’était cependant pas condamné à mourir ni de faim ni de soif. Il y avait, sur une tablette scellée au mur, un morceau de pain, il le mangea, près du morceau de pain une cruche d’eau, il en but quelques gouttes.

Pendant ce temps, le jour, qui pénétrait par une étroite meurtrière grillée, s’effaçait peu à peu. La nuit ne tarda pas à venir, et la cellule fut plongée dans une complète obscurité.

Ilia Krusch s’étendit alors sur son lit tout habillé, et, s’interrogeant aussi consciencieusement que possible :

« Ah çà ! qu’est-ce que j’ai donc fait ?… » dit-il.

Quelles tristes heures il eut à passer, et combien la nuit lui parut longue ! Mais enfin, il finit par s’endormir, et, comme il ne se sentait pas coupable, il ne fit aucun mauvais rêve. Au contraire. Il rêva d’un brochet de vingt et une livres pris avec une amorce de têtard, également de M. Jaeger, qui était venu le rejoindre, et les deux amis descendaient paisiblement le cours du fleuve.

Au réveil, il fallut déchanter, et la réalité reparut dans toute son horreur.

Le gardien vint le matin, puis le soir renouveler les provisions du prisonnier. À ces deux visites Ilia Krusch demanda poliment pourquoi on l’avait incarcéré entre quatre murs. Mais, sans doute, le geôlier avait reçu ordre de ne point répondre, et ne répondit pas.

« Enfin… est-ce grave ? » se permit de dire ingénument le prisonnier.

Un hochement de tête, ce fut tout ce qu’il obtint, et encore ce hochement semblait-il indiquer que l’affaire était de la dernière gravité.

Vint la nuit, puis le sommeil, — assez tard il est vrai. Les rêves furent moins heureux, et, cette fois, M. Jaeger n’était plus dans la barge.

« Et qu’est-ce qu’ils ont fait de mon bateau ?… s’était répété plusieurs fois Ilia Krusch, et mes lignes, et mes hameçons, et tout mon attirail de pêche, qu’est-ce que cela va devenir ?… et puis, est-ce qu’ils vont me garder longtemps dans leur prison ? »

Et, enfin, cette désolante question qu’il ne cessait de s’adresser, et qui revenait constamment sous cette forme :

« Qu’est-ce que cela signifie ?… Qu’est-ce que cela signifie ?… »

Ilia Krusch ne devait pas tarder à être fixé sur ce point.

Le lendemain, 2 juin, vers dix heures, la porte de la cellule s’ouvrit, puis, un peu plus tard, la porte de la prison que le prisonnier franchit en compagnie du geôlier. Une voiture l’attendait dans la rue, il y monta avec deux agents. Les curieux étaient nombreux et tout aussi hostiles que la veille.

« C’est lui… c’est lui ! criait-on de toutes parts.

— Qui ? Lui ?… » se demandait Ilia Krusch.

La voiture fila rapidement, et, un quart d’heure après, elle s’arrêtait devant, non point le palais de justice, devant l’Hôtel de Ville. Le prisonnier descendait et était introduit dans une chambre basse où les deux agents avaient ordre de lui tenir compagnie.

Si la Diète était alors réunie à Pest, conformément au pacte constitutionnel, la Commission internationale l’était également sur convocation urgente et spéciale. Tous les membres qui la composaient n’avaient pu venir, les uns absents, les autres prévenus trop tard. Elle ne comprenait donc que le président Roth du duché de Bade, le secrétaire Choczim de la Bessarabie, M. Hanish de la Hongrie, M. Ouroch de la Serbie et M. Titcha de la Moldavie. En tout cinq membres ayant qualité pour délibérer régulièrement.

On ne l’a point oublié, à l’unanimité la Commission avait fait choix du chef de police Karl Dragoch pour organiser de nouvelles poursuites contre les fraudeurs qui faisaient la contrebande par le Danube. Karl Dragoch s’était mis immédiatement en campagne. On lui avait laissé toute liberté d’agir sous sa responsabilité, et il ne devait en référer aux commissaires que lorsqu’il le jugerait opportun. Que faisait-il ? Dans quelles conditions opérait-il, on ne savait, et d’ailleurs, toute indiscrétion eût pu compromettre le succès de ses recherches.

Or, on avait été sans nouvelles de lui jusqu’au jour où le bruit courut d’un engagement de l’escouade qu’il dirigeait avec la bande de Latzko, à l’entrée des Petites Karpates. Dans cette rencontre avec des forces trop supérieures, il avait dû se retirer, et depuis lors, on ne savait plus ce qu’il était devenu.

Ce fut peu de temps après que le président Roth reçut une dénonciation de telle gravité qu’il crut devoir réunir la Commission internationale à Pest où le coupable présumé serait assurément mis en état d’arrestation dès son arrivée. Cette dénonciation attirait l’attention des commissaires sur une série de faits qui lui donnaient un caractère des plus sérieux. Elle n’était point anonyme, d’ailleurs, et portait la signature du chef de police de Belgrade, qui disait ses renseignements puisés aux meilleures sources.

Il aurait été contraire à toute raison que le président Roth n’en tint pas compte, et, après en avoir causé avec ceux de ses collègues qu’il put rencontrer, résolution fut prise de convoquer la Commission pour le 2 juin dans la capitale de la Hongrie. Et c’est ainsi que sur les dix membres qui la composaient, cinq à cette date tenaient séance dans une des salles de l’Hôtel de Ville à Pest.

Cette séance ne devait pas être publique, mais, ainsi que cela se fait d’habitude pour les séances qui ne doivent pas être publiques, la salle était pleine de privilégiés dès neuf heures du matin. Du reste, la Commission n’avait point à juger l’accusé en dernier ressort. Mais, ayant été instituée en vue de poursuivre Latzko et sa bande, elle déclarerait simplement si l’homme qui allait comparaître devant elle serait oui ou non traduit devant la justice qui lui appliquerait la loi.

À dix heures et demie, les commissaires étaient en place, et sur l’ordre de M. Roth, l’accusé fut introduit.

Ilia Krusch parut, véritablement plus hébété que jamais, les yeux baissés, l’air honteux, et, il faut l’avouer, ayant bien la mine d’un coupable. Il se tint debout devant le bureau, et l’interrogatoire se poursuivit entre le président Roth et lui dans les termes suivants, tandis que le secrétaire Choczim notait demandes et réponses.

« Votre nom ?…

— Ilia Krusch.

— Votre nationalité ?…

— Hongroise.

— Votre lieu de naissance ?…

— Racz sur la Theiss.

— Votre lieu d’habitation ?…

— Racz.

— Votre âge ?…

— Cinquante-deux ans…

— Votre profession ?…

— J’ai été pendant une vingtaine d’années pilote sur le Danube.

— Et maintenant ?…

— Maintenant, je suis à la retraite, et ne serais jamais sorti de Racz, sans doute, si l’idée ne m’était pas venue d’aller prendre part au concours de la Ligne Danubienne…

— Où vous avez remporté un double prix ?…

— Oui, monsieur le président, le prix du nombre avec soixante-dix-neuf poissons, et le prix du poids avec un brochet de dix-sept livres. »

Ilia Krusch s’était peu à peu remonté en parlant, et d’ailleurs, à des demandes aussi précises, il avait pu répondre par des réponses non moins précises. Jusqu’alors, son attitude lui avait été plutôt favorable, et dût-on lui reprocher le plus grave des méfaits, il faut avouer qu’il n’avait point l’air d’un malfaiteur.

Au surplus, il ne savait pas encore pourquoi il avait été arrêté en arrivant à Pest, et pour quel motif il comparaissait devant la Commission internationale.

« Ainsi, reprit le président, c’est uniquement dans le but de concourir que vous avez quitté Racz pour vous rendre à Sigmaringen.

— Uniquement dans ce but, répondit Ilia Krusch, et cela m’a valu de gagner deux primes d’une valeur de deux cents florins.

— En effet, répondit le président, mais d’un ton qui parut quelque peu ironique. Mais, après ce succès, il semble que vous n’auriez plus eu qu’à retourner tranquillement à Racz pour y jouir de votre triomphe !…

— Et c’est ce que j’ai fait, monsieur le président… répondit Ilia Krusch qui ne cacha point la surprise que lui causait cette observation.

— C’est ce que vous avez fait, oui… mais non dans les conditions ordinaires. Au lieu de prendre les voies ferrées, qui vous auraient ramené de la Saxe à la Hongrie, ou les dampfschiffs qui font le service des voyageurs sur le Danube, vous avez eu cette originalité de descendre le fleuve, la ligne à la main, depuis sa source jusqu’à son embouchure.

— Est-ce donc défendu, monsieur le président ?…

— Non, certes, à moins que cette originalité ne vous ait servi à masquer des projets, comme nous n’en sommes que trop certains !

— Que voulez-vous dire, monsieur le président, demanda Ilia Krusch, que cette réponse semblait troubler. Oui ! l’idée m’est venue à Sigmaringen de parcourir tout le Danube… J’avais une barge… je me suis rendu aux sources à Donaueschingen. J’ai jeté ma ligne… je suis arrivé tout en pêchant à Pest, et maintenant je serais en route pour Belgrade, si depuis deux jours je n’étais arrêté sans qu’on ait voulu m’en donner la raison…

— Je vais vous la donner, dit le président Roth. Et d’abord, répondez de nouveau à cette question : vous vous appelez bien Ilia Krusch ?…

— Assurément.

— Eh bien non !… vous n’êtes point Ilia Krusch…

— Et qui suis-je donc ?…

— Vous êtes Latzko, le chef des fraudeurs.

— Moi… Latzko !… »

Et Ilia Krusch eût bien voulu protester contre cette affirmation, il ne put se faire entendre, car les clameurs de l’auditoire couvrirent sa voix.

Alors le président donna lecture de la lettre qu’il avait reçue. Réellement, elle était accablante pour le prétendu Ilia Krusch. À quel homme de bon sens serait jamais venue cette idée de pêcher à la ligne tout le long du Danube… si ce projet n’eût été destiné à en masquer d’autres… Si on ne mettait pas la main sur ce Latzko, c’est qu’il se cachait sous le nom d’Ilia Krusch. Il se savait traqué de toutes parts, il n’osait pas embarquer à bord de l’un de ses bateaux, exposés aux visites de la police et de la douane… Le chemin de terre lui était aussi difficile que le chemin du fleuve… De là, cette idée de venir au concours de Sigmaringen, puis, après le succès obtenu, soit grâce à son habileté, soit grâce au hasard, le projet formé et annoncé de descendre le Danube dans ces conditions peu ordinaires !… Et alors, sur cette barge qui passait inaperçue, il se laissait aller au courant comme son ou ses bateaux qu’il suivait nuit et jour, avec lesquels il pouvait rester en communication et dont il pouvait aussi surveiller le chargement clandestin sans éveiller les soupçons… Bref, tous ces arguments s’élevaient contre l’accusé et faisaient de lui le véritable Latzko et un faux Ilia Krusch.

Lorsque le pauvre homme eut entendu la lecture de cette lettre, il demeura accablé. Mille terreurs troublaient sa cervelle, ses yeux ne voyaient plus, ses oreilles n’entendaient plus, sa raison s’obscurcissait et il en venait à se dire :

« Est-ce par hasard, je serais Latzko et ne serais plus Ilia Krusch ?… »

Enfin, il sortit de sa torpeur pour demander que le président fit au moins prendre des renseignements sur lui à Racz, sa ville natale, ce qui lui permettrait d’établir son identité. Par condescendance, et toujours ironique, le président Roth lui donna la promesse que ce serait fait dans le délai le plus court, et il fut ramené à sa prison. Mais il ne faisait doute pour personne qu’il ne fût le chef des fraudeurs, caché sous le nom et l’habit du lauréat de la Ligne Danubienne !

Cependant, il est à constater de nouveau que si la grande majorité de la population de Pest se prononça dans ce sens, la grande majorité de la population de Buda se prononça en sens contraire. Ici les Kruschistes, là les Antikruschistes. Pure affaire de rivalité.

Encore une mauvaise nuit pour Ilia Krusch, nuit d’insomnie cette fois. Certes, il se savait aussi innocent que l’enfant qui va naître. Mais est-on sûr de rien avec la justice humaine, et tant d’erreurs judiciaires trop tard reconnues !… Et, pour finir, sans doute, il allait être renvoyé devant des juges !

Soudain une pensée lui traversa l’esprit… Et M. Jaeger ?… On ne lui avait pas parlé de M. Jaeger ?… Est-ce qu’on ignorait la présence de M. Jaeger dans la barge ?…

Oui, on l’ignorait. Lorsqu’il s’était embarqué à Ulm, c’est à peine si l’attention avait été attirée sur lui… Puis, en cours de navigation, Ilia Krusch évitant les démonstrations publiques, il avait passé inaperçu… Enfin, il n’était plus là le jour où la barge avait été saisie par les agents à Pest.

« Grand Dieu, se dit-il, si M. Jaeger était ?… »

Mais il repoussa cette idée avec horreur.

« Non, se répétait-il, non !… un si excellent homme !… Ah ! j’ai bien fait de n’en point parler… Après moi, c’est lui qu’on eût accusé d’être ce Latzko qu’il ne connaît pas plus que je ne le connais moi-même ! Il est heureux que ce président n’ai pas su que nous naviguions de compagnie… Et je ne dirai pas un mot de cela… Non ! je ne le dirai pas ! »

Telle fut la résolution de cette excellente nature. Admettre que M. Jaeger fût Latzko… qu’il eût voulu faire ce que l’on reprochait à Ilia Krusch d’avoir fait… C’est une pensée à laquelle il ne voulait pas même s’arrêter… Et cependant, l’obstination de M. Jaeger à surveiller la batellerie danubienne… et ses visites dans les villes… et son absence précisément à l’époque où l’escouade de Karl Dragoch avait été mise en échec ?… N’y avait-il pas des conséquences à tirer de ces circonstances… Eh bien non ! Ilia Krusch n’en tirerait aucune. Il ne doutait pas d’ailleurs que si M. Jaeger venait à Pest, il n’hésiterait pas à se porter garant de son honnêteté, pas plus qu’il ne doutait, en somme, d’être reconnu innocent, lorsque son identité serait établie par les documents venus de Racz.

Le lendemain, Ilia Krusch attendit vainement d’être amené devant la Commission internationale. S’il ne quitta point la prison c’est sans doute parce qu’on attendait les renseignements demandés sur son compte.

Même journée celle du 4 juin, et pendant laquelle Ilia Krusch fut abandonné à ses seules réflexions. Et comme il n’était pas encore poursuivi juridiquement, aucun avocat ne vint s’entretenir avec lui au sujet de l’affaire. Il en était donc réduit à s’entretenir avec lui-même. Et alors sa pensée revenait toujours à M. Jaeger. Assurément, ladite affaire jouissait d’un retentissement assez considérable pour être venue aux oreilles de M. Jaeger. Il était donc certain que M. Jaeger ne pouvait ignorer l’arrestation de son compagnon, qu’il ne chercherait point à le rejoindre sur quelque point du fleuve en aval, mais qu’il se transporterait plutôt en toute hâte à Pest pour déposer en faveur d’Ilia Krusch…

« À moins, pensait le brave homme, qu’il n’ait la crainte d’être lui aussi pris pour cet abominable Latzko, comme je le suis moi-même, et, ma foi, la perspective d’être incarcéré n’a rien de tentant. »

Et jamais, non jamais, ne lui venait un soupçon, même léger, sur son compagnon, soupçon qui serait assurément venu au président Roth, au secrétaire Choczim, et aussi à bien d’autres pour ne pas dire à tout le monde, si on avait su dans quelles conditions M. Jaeger et Ilia Krusch avaient fait connaissance et descendu depuis Ulm le cours du grand fleuve !…

Enfin, dans la matinée du 5 juin, la porte de la cellule s’ouvrit de nouveau. Une voiture attendait l’accusé qui fut conduit à l’Hôtel de Ville dans le même cérémonial judiciaire qui lui avait été imposé déjà. S’il revenait devant la Commission, c’est que bien évidemment l’instruction de l’affaire avait fait quelques progrès. Du reste, la salle regorgeait comme la première fois, et comme la première fois les sentiments de l’auditoire ne paraissaient pas moins hostiles. Ilia Kursch était toujours Latzko.

Il faut dire, d’ailleurs, que depuis son arrestation, la police n’avait plus eu aucune nouvelle de Latzko, et, pour tout le monde, cela s’expliquait par le fait même de l’incarcération du faux Ilia Krusch.

L’accusé comparut donc devant les commissaires dans une attitude de découragement bien naturelle après quatre jours d’emprisonnement. Si fort qu’il fût de son innocence, son abattement, son inquiétude n’étaient que trop visibles. En vain cherchait-il dans la salle un regard ami… Il n’en voyait pas un, et, faut-il le dire, c’est sur le visage du président Roth qu’il crut apercevoir quelques symptômes de sympathie. Oui ! et aussi sur le visage du secrétaire Choczim et des autres membres de la Commission.

Ah ! quel effet, lorsque le président, prenant la parole, s’exprima en ces termes :

« Ilia Krusch, nous avons fait demander à Racz des renseignements sur votre compte. Je ne tarderai pas plus longtemps à vous dire qu’ils sont excellents de tous points… »

Un mouvement de surprise, et qui sait peut-être de désapprobation, courut à travers l’auditoire, qui voyait sa proie lui échapper.

« Excellents, reprit le président Roth. Le chef de police de Racz nous envoie des preuves indiscutables de votre identité et de votre probité personnelle… Oui, vous êtes bien Ilia Krusch. Vous avez bien été pilote, et un des plus habiles du Danube. Vous êtes bien à la retraite dans cette petite ville de Racz où est actuellement votre domicile… ».

Ilia Krusch saluait, ma foi, comme s’il recevait des compliments, et il n’avait pas l’air plus ébahi de satisfaction le jour où il reçut sa double prime des mains du président Miclesco au concours de Sigmaringen.

Et alors, quelques hochs retentirent dans la salle.

« Nous avons fait fausse route, Ilia Krusch, dit en terminant le président Roth. Vous êtes libre, et il ne nous reste plus qu’à vous présenter nos excuses pour cette erreur, et en vous souhaitant plein succès dans votre original voyage ! »

L’affaire était terminée, tout à l’honneur d’Ilia Krusch, victime d’une méprise judiciaire hautement reconnue. Il n’avait plus qu’à regagner sa barge. Mais cela ne se fit pas sans enthousiastes démonstrations. Toute une foule l’accompagnait, où se mélangeaient les magnats, les Magyars, les Slovaques si nombreux parmi les ouvriers de la ville. Hommes, femmes, enfants accouraient de tous les quartiers pour voir le héros du jour, plus héros que jamais, et non moins que jamais embarrassé de tant de bravos et d’honneurs. Bien que ce fût allonger son chemin, il dut passer par le Stadtvallchen, où s’entassait le public, et un concert de Tsiganes qui allait se donner dans cet admirable jardin vint joindre ses voix et ses instruments aux acclamations générales.

Il fut même, à un instant, question de conduire Ilia Krusch au Brückenbad, ces bains célèbres, où on l’eût passé à l’étuve pour le mieux laver encore des fausses accusations qui avaient sali son existence. Mais, comme il aurait fallu traverser le fleuve en amont de Buda, les Pestois y renoncèrent, et Ilia Krusch put se soustraire à cette triomphale cérémonie dont il n’avait pas besoin, d’ailleurs.

Enfin, la petite pointe derrière laquelle était amarrée la barge sous la garde d’un agent fut atteinte après un défilé de trois heures. Ilia Krusch put s’embarquer et se jeter dans le courant du Danube qui l’entraîna rapidement loin de cette cité nerveuse et démonstrative, où le digne homme avait connu les affres de la prison en attendant celles du supplice ! et les immenses joies de la réhabilitation. Quelques temps encore, une flottille d’embarcations l’accompagna jusqu’à ce qu’il eût perdu de vue les derniers clochers de la capitale, à quelques lieues en aval.

Il ne faudrait pas pourtant croire que l’affaire fût terminée par ce dénouement si heureux. Non, il y eut encore à se disputer de nombreux partis pour ou contre Ilia Krusch. Seulement, c’était Pest qui d’Antikruschiste était devenue Kruschiste, et c’était Buda qui de Kruschiste était devenue Antikruschiste.