Le Berger extravagant/Livre 14

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Tous ceux qui estoient alors chez Hircan furent long-temps à parler des diverses choses que Clarimond et Philiris avoient dites, et sur tout l’on admiroit Philiris qui sans avoir esté averty de respondre sur le suject qui s’estoit offert, s’estoit trouvé si prest, que son discours avoit semblé de beaucoup plus admirable que celuy de son adversaire, encore qu’il ne fust pas si long. L’on s’estonnoit de sa memoire qui estoit si heureuse qu’il avoit respondu par ordre à toutes les raisons de Clarimond sans hesiter que fort peu. Lysis en estoit ravy, et quoy que le poëte Musardan n’eust pas assez d’esprit pour reconnoistre celuy des autres, il estoit d’avis de suivre tousjours les propositions de celuy qui avoit parlé pour les romans. Pour tous les autres, ils estoient comme je vous ay desja dit, de differentes opinions : mais celuy qui estoit le plus pour Clarimond estoit Adrian qui prenant son temps pour l’aborder, luy dit, monsieur, vous avez fait des merveilles en vostre harangue ; il ne me semble point que vostre adverse partie ayt esté si bien fondee en sa cause, c’est pourquoy je suis extremement marry que vous n’en ayez pas receu le contentement que vous desiriez. Quant à moy j’ay tousjours porté une grande hayne à ces ridicules romans que vous avez blasmez. L’on m’a fait un peu d’injustice, dit Clarimond, mais j’espere de gagner bien tost ce que j’ay perdu aujourd’huy. Anselme n’a pas voulu choquer tout d’un coup l’opinion commune, bien qu’il fust obligé de la condamner, et pour celuy qui a parlé contre moy, je vous jure qu’il ne l’a fait que par exercice d’esprit et que son cœur à tousjours pensé le contraire de ce qu’a proferé sa bouche. Il en est ainsi de tous les advocats qui pour gagner de l’argent, ou pour acquerir de la reputation, soustiennent toutes les causes que l’on leur adresse, quelques mauvaises qu’elles soient. Je ne nie point que Philiris n’ayt allegué de bien fortes raisons contre les miennes : mais dequoy servent elles puisqu’elles ne peuvent tesmoigner que la subtilité de son esprit, et non pas l’innocence de ceux, qu’il à deffendus ? Jamais ils n’avoient proposé d’apuyer leurs ouvrages par de semblables considerations que les siennes : car s’ils les eussent euës ils n’eussent pas fait ce tort à leur gloire que de les celer. Lysis ayant entendu ce discours se tourna alors vers Clarimond : penses-tu estre veritable en cecy ? Luy dit-il, pour moy je t’avouë que bien que tu ayes parlé contre

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ce que j’aymois, j’ay plus faict d’estime de ton eloquence que je n’avois jamais faict : mais quand j’ay ouy Philiris, ç’a esté toute autre chose. Je vous proteste encore neantmoins, reprit Clarimond, que Philiris vous fera bien tost paroistre qu’il est d’une autre opinion que celle qu’il a tenuë. Ce sera un merveilleux coup, dit Lysis en sousriant. Carmelin ayant veu alors approcher Lisette, qui estoit venu dire quelque chose à l’oreille de sa maistresse, il la vouloit retenir par la manche de sa camisolle, et Lysis le voyant faire, dit à Amarille qu’il ne falloit point laisser traisner ces amours, et qu’il y falloit mettre une heureuse fin. Lisette s’enfuit incontinent, et Amarille respondit pour elle, qu’elle seroit fort heureuse d’estre jointe à Carmelin : mais qu’il falloit sçavoir s’il avoit assez de bien pour entretenir un mesnage. Il m’a tousjours asseuré qu’il ne doit rien, repartit Lysis, voila pourquoy je l’estime riche. Qui plus est, il a bonne volonté de travailler, et d’avoir une grande bergerie ; au reste je responds de ses vertus, et si l’on veut passer l’accord, ce sera l’amour qui sera le notaire, et qui dressera le contract, et en gardera la minute. Amarille dit là dessus, qu’il seroit bon de differer un peu, afin que ces deux amans cogneussent si leurs humeurs pourroient s’accorder ensemble. Clarimond s’esloigna sur ce discours pour aller parler à Hircan, qui estoit passé dans un cabinet à costé de la salle, avecque tous ceux qui contrefaisoient les bergers. Mes chers amis, leur dit-il, nous avons assez pris nostre passe-temps de Lysis. Ses folies nous seroient desormais plustost importunes qu’agreables, si nous luy permettions de les continuer ; outre cela, il y a de la conscience à entretenir tousjours un homme dedans ses extravagances qui repugnent à la vraye raison. Vous estes un grand orateur, repartit Meliante, vous nous voulez icy apprendre les preceptes de la charité, que nous sçavons aussi bien que vous. Pourquoy ne jouyrons nous pas encore de l’agreable humeur de Lysis ? S’il estoit possedé d’une folie nuisible, vous auriez sujet de le vouloir guerir ? Mais jamais ses fantaisies ne l’ont porté à faire du mal à personne. S’il ne fait point de mal, aussi ne fait-il point de bien, dit Clarimond, et encore que son esprit soit capable de grandes choses s’il estoit bien conduit, il s’est mis tellement à l’essor, que si l’on l’y laisse encore un peu, il n’y aura pas moyen de le remettre jamais en bon train. Si vous ne considerez point cela, representez vous que quand vous auriez intention de vous donner encore du plaisir de ce pauvre berger, vous ne le pourriez plus faire guere long temps, car Adrian ou Anselme l’emmeneront à Paris. C’est là où nous irons l’attendre, reprit Meliante, il y aura plaisir de le gouverner dedans les grandes compagnies. Il faut bien qu’une ville si celebre jouysse de cette recreation. Cela n’arrivera pas ainsi, dit Clarimond, car dés qu’il y sera l’on le

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tiendra enfermé, de peur qu’il ne coure les ruës, et qu’il ne scandalise sa famille. Prenez qu’il soit sur son depart, commencez d’apprendre de bonne heure à vous priver du contentement qu’il vous faudra tousjours quitter un jour. Songez qu’il n’y aura pas moins de plaisir à rendre Lysis sage, qu’à le rendre insensé comme vous desirez faire. Hircan fut alors de cet advis, et Philiris aussi, tellement qu’ils firent changer d’opinion à tous leurs compagnons. Ils creurent que ce seroit une tres-bonne œuvre de rendre le bon sens à leur berger, et l’espoir qu’ils eurent d’en venir à bout ne fut pas petit, lors qu’ils se representerent que Lysis avoit l’esprit beau naturellement, et qu’il ne se pouvoit empescher de le faire voir dans sa plus grande extravagance. Ses discours et ses inventions ravissoient tout le monde, et si ses erreurs ne l’eussent point empesché d’employer sa subtilité à de bonnes affaires, il n’eust rien faict que de tres-excellent. Tandis que l’on estoit sur ce discours, un valet vint dire à Hircan que l’hermite estoit à la porte pour faire sa queste. L’on ne l’appelloit point autrement, parce qu’il n’y avoit que luy d’hermite en ce pays là, et c’estoit le mesme que Lysis avoit rencontré une fois. Hircan ayant commandé que l’on le fist monter, ce berger le recogneut aussi tost, et luy alla faire de grandes salutations. Que je suis aise dequoy mon cousin vous cognoist, dit Adrian à l’hermite, je voudrois bien que vous luy peussiez faire tenir le chemin de la vertu. Je ne doute point qu’il ne soit beaucoup vertueux, repartit l’hermite, il a eu presque envie de suivre la vie contemplative comme je fais : mais je croy que tout ce qu’il y a de mal, c’est qu’il est tousjours amoureux. Je le suis, et le seray eternellement (dit Lysis d’un ton fort haut) Charite est celle que j’ayme ; mon cousin l’a veu, tous les bergers le sçavent, les oyseaux, les arbres, les rochers, et les fontaines mesmes ne l’ignorent pas : car lors que je me plains de mon mal, tout ce qui n’a point d’ame en prend une pour m’escouter. Pourveu que vos amours ne visent qu’à un fidelle mariage, dit l’hermite, je ne seray jamais du rang de ceux qui les blasmeront : car le mariage est de l’institution de nostre Seigneur, qui apres la creation du monde donna Eve à Adam, et Sainct Paul dit qu’il vaut mieux se marier que de brusler : mais ostez moy la concupiscence illicite, si vostre ame en est tachee. L’eau de la plus vive source du monde n’est pas si pure que mon desir, repartit Lysis, je sçay bien que l’incontinence ruine le corps et l’esprit des hommes, et qu’elle est comme ces fruicts qui croissent aux environs du lac Asphaltite, lesquels semblent beaux et meurs, mais n’ont rien que de la cendre au dedans. Dés mon enfance je trouvay les deux chemins qui se presenterent au grand Alcide, et deux femmes me firent chacun’leur harangue comme à luy, mais je suivy celle qui me vouloit

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mener à l’aspre chemin de la vertu, quoy que l’autre me voulust mener par un chemin plus aisé. Je marche maintenant sur les espines, au lieu que tant d’autres marchent sur les roses : mais aussi je parviendray à ceste gloire eternelle que tant de heros ont recherchee. C’est pour elle qu’il faut suer, c’est pour elle qu’il faut aller tout nud, n’ayant qu’une massuë qui puisse dompter les monstres ennemis du genre humain : et c’est pour elle en fin qu’il faut quitter les delices de ceste vie, et vivre en terre comme si l’on estoit desja en l’autre monde, c’est à dire, ne se nourrir la pluspart du temps que de belles meditations. L’hermite fut tout ravy de ce discours, car il l’expliquoit pieusement, et s’imaginoit que Lysis parlast de la gloire de paradis, et qu’il voulust dompter les monstres nos ennemis, qui sont les diables. Il se tourna donc vers Adrian, et luy dit, ne recognoissez vous point vostre heur, d’avoir un si docte parent ? J’ay ouy fort peu de predicateurs qui parlent mieux que luy. Qu’il auroit de reputation et de merite s’il se vouloit adonner à prescher ! Je serois fort aise qu’il s’y employast, repartit Adrian, si vous aviez ouy d’autres discours qu’il nous faict, vous en seriez tout estonné. Il vous parlera trois heures durant sans discontinuer, et je ne sçay où c’est qu’il prend tout ce qu’il dit ; le plus souvent il est si docte que je n’en comprends pas la moitié. Il faut se representer qu’il n’a fait que lire toute sa vie. Il est arrivé qu’il a pris un valet qui est presque aussi sçavant que luy : mais je vous diray, je croy que leur sçavoir leur est inutile, ou plustost qu’il leur est nuisible, car ils ne s’en servent qu’à des choses que je ne sçaurois aprouver. Cela est-il donc vray ? Dit l’hermite à Lysis, abusez vous des dons que Dieu vous a faicts ? Mon amy, ne voulez vous pas suivre tous les articles de nostre foy ? Je garde la foy à Charite, reprit Lysis, je luy ay promis devant le throsne de l’amour que je seray tousjours à elle. Ha quelle impieté, s’escria le bon pere, quand l’on vous parle de Dieu, vous parlez de ses creatures, comme si vous les adoriez au lieu de luy. Si vous ne voulez pas vous adresser tout d’un coup à sa majesté infinie, pour crainte de vos pechez, recommandez vous à quelque bon sainct qui vous tire des peines de l’enfer. C’est une belle saincte que je sers, dit Lysis, et veritablement elle me peut bien tirer des peines de l’enfer, puis que c’est elle qui m’y a mis par sa rigueur. Elle peut bien executer d’autres choses plus difficiles. Tous ceux de ceans vous tesmoigneront, que ce matin, de mort que j’estois, elle m’a rendu vivant. Informez vous de ce miracle. Mon cousin est payen, s’escria Adrian, helas ! Il n’en faut plus douter. Il est pire que mahometan. Ha ! Que les livres qui l’ont perdu sont bien maudits. Hircan et les autres gentils-hommes vinrent à ce bruit. Clarimond ayant sceu dequoy il estoit question, cogneut bien que l’hermite n’estoit pas assez habile homme

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pour convertir le berger. Quant à luy il voulut esprouver si le dessein qu’il avoit de luy rendre son bon sens luy pourroit mieux reüssir qu’à un autre, avec les artifices qu’il s’estoit proposé d’y employer. J’ay une infinité de choses à vous communiquer en presence de cette honorable compagnie, luy dit-il, c’est maintenant que je vous veux monstrer que je suis veritablement vostre amy, comme je vous en asseuray il y a quelques jours. C’est Philiris et ses compagnons qui sont vos ennemis, quoy que vous ayez pensé le contraire. Ils ont adheré jusques icy à vos fantaisies, et c’est cela qui vous a mis au chemin de perdition. Depuis que vous vous cognoissez vous avez leu une infinité de livres fabuleux, que vous avez tenus pour veritables, à faute de rencontrer un homme qui vous tirast prudemment de vostre mauvaise opinion. Je ne vous veux plus rien celer de ce que je pense, comme j’ay faict par le passé, en me voulant insinuer petit à petit en vos bonnes graces, pour avoir la permission de vous parler un jour avec franchise. Vous venez tout presentement de tesmoigner encore une extravagance la plus grande du monde ; vous avez parlé de vostre maistresse comme d’une chose divine, encore que vous puissiez bien sçavoir que c’est une fille mortelle, qui boit et mange comme nous. Vous avez dit que vous n’aviez de la foy que pour elle ; avez vous donc oublié la foy de vos peres pour estre un idolastre ? Lysis voyant que l’on le pressoit là dessus plus fort que l’on n’avoit jamais faict, ne fut pas si extravagant, qu’il ne songeast aux bons preceptes que l’on luy avoit donnez dés son enfance, tellement que dés cette premiere attaque de Clarimond il se trouva presque tout changé. Il fut donc contraint de luy respondre qu’il n’avoit point d’autre dieu que celuy qui a creé le ciel et la terre, et qu’il l’avoit tousjours adoré en la maniere que son pere luy avoit apprise : mais que pour Charite, à laquelle il donnoit des noms divins, ce n’estoit que pour s’accommoder au stile des poëtes, lesquels il estoit resolu d’imiter. Vous avez bien faict plus que tout cecy, dit Clarimond, vous avez tousjours parlé d’une infinité de dieux anciens, comme s’ils estoient veritablement, et neantmoins quiconque adore ce grand dieu qui nous a donné l’estre, laisse parmy les fables tous ces petits dieux que les hommes se sont forgez pendant leurs premieres erreurs. Ne nous avez vous pas dit cent fois qu’il y avoit une Diane dedans les bois avec ses nymphes, et des hamadriades, et qu’il y avoit aussi des dieux de riviere, et des nymphes de fontaine. Vous avez tasché de le faire croire à tous ceux qui vous ont frequenté, et vous vous estes mesme une fois jetté dans l’eau pour aller chercher des divinitez aquatiques. Je ne sçay si vos compagnons bergers estoient si sots de croire qu’il y en eust au monde. Il ne faut point trouver estrange, si je croy qu’il y a de telles divinitez,

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repartit Lysis, je l’ay leu dans des livres qui n’ont pas esté faits par des payens, mais par des chrestiens qui vivent encore aujourd’huy. Ce que vous dites peut estre, reprit Clarimond, mais ces autheurs n’ont escrit cela que comme une fable, et si vous en doutez, sçachez l’opinion de Musardan. Ce poëte estoit encore là ; tellement qu’il confessa qu’il ne faloit point douter que luy et tous ceux qui avoient faict des livres, ne parlassent des divinitez anciennes comme d’une chose controuvee, qui ne servoit plus que d’ornement à leur poësie, bien que ce fust une des veritez que plusieurs peuples croyoient autrefois avec le plus de passion. Vous voyez ce que pensent ceux que vous avez tousjours suivis , dit Clarimond, puis que vous avez voulu embrasser leur doctrine, il les faut croire en ce qu’ils vous disent, et vous n’estes pas plus sçavant que vos maistres en une leçon qu’ils vous donnent. D’ailleurs il faut que vous consideriez, que puis qu’il y a un dieu tout puissant, tous vos petits dieux ne peuvent subsister. Puis que vous voulez que je me fonde en raison avecque vous, dit Lysis, je vous veux déclarer une chose que je ne communiquerois pas à une autre personne ; c’est que je recognois bien que ce ne sont pas veritablement des divinitez qui sont parmy les champs, mais l’on les appelle ainsi par une façon de parler ; ce ne sont que des demons qui s’y trouvent soubs diverses formes, et pour vous monstrer que cela est vray, je ne l’ay pas seulement leu dans les poëtes que vous soupçonnez de mensonge, mais aussi dans des autheurs qui font les philosophes, et j’oserois bien dire qui font les theologiens. Tesmoin m’en est Agrippa dans son occulte philosophie. L’on sçait bien que par tout il parle comme un bon chrestien, et cite les passages de la saincte escriture, mais neantmoins ayant mis des demons par tous les elemens, quand il vient à ceux qu’il met sur la terre et dans les eaux, il leur donne tous ces noms divers qui sont dans les poëtes. Il nous accorde qu’il y a des faunes, des driades et des hamadriades dans les forests, et des nayades dans les fontaines. Il ne nie pas mesme que Saturne, Jupiter, et les autres dieux ne soient chacun dans leurs cieux, pour y avoir la puissance que leur attribuoient les anciens. Il vous dit aussi tout au long quels divers noms il leur faut donner, et de quelle sorte il les faut invoquer en ses operations ; or l’on n’invoque pas des choses qui n’ont point de pouvoir. Quant à luy, il les appelle les gouverneurs du monde ; mais je me contenteray de vous dire qu’il a entendu que c’estoient des demons. Agrippa est donc aussi l’un de vos autheurs, dit Clarimond, vous nous avez bien celé que vous vous estiez amusé à sa doctrine. Apprenez que c’est un aussi impertinent homme que vous vistes jamais ; il mesle la theologie parmy les fables ; et bien qu’il nous vueille faire une magie chrestienne et licite, il se

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sert de celle d’Hermes, et des autres autheurs prophanes. Pource que dans la magie des anciens l’on invoquoit les planettes, et les autres divinitez inferieures, il en a parlé de la mesme sorte que si cela se pouvoit faire encore, et la sottise en est si grande, qu’il a suplié tout le monde de la luy pardonner, comme une faute qu’il avoit faicte en jeunesse. C’est dans son livre de la vanité des sciences que j’aprens cela : il s’est là desdit entierement. Clarimond à raison, dit Philiris, l’on ne luy peut que respondre. Quand Agrippa n’auroit pas creu qu’il y a des driades et des nayades, reprit Lysis, ce n’est pas à dire que je doive estre de son opinion. Ne me souvienne pas d’avoir veu tant de divinitez champestres, lors que j’estois changé en arbre. Vous ne le fustes jamais, dit Clarimond, et je vous dy encore que jamais personne ne l’a esté. Ne vous souvient-il pas des raisons que j’alleguay une fois contre les metamorphoses ? Je vous dy qu’il n’y avoit mesme parmy les payens que le simple peuple qui creust qu’elles se pussent faire, encore n’estoit-ce que par accident que ces opinions avoient pris leur accroissement. Je vous contay l’histoire de plusieurs personnes que l’on croyoit avoir changé de forme, et principalement celle du voleur, que l’on croyoit estre changé en corbeau. Je vous dy que les poëtes avoient mis cela en credit par leurs vers, et si je ne me trompe, Philiris, Fontenay et Carmelin mesme goustoient assez mes raisons ; je ne sçay si depuis ils ont participé à vos erreurs. Je me souviens de tout cela, dit Lysis, mais je le mesprise. Nous nous en souvenons bien aussi, dit Fontenay, mais nous y trouvons beaucoup de verité. Vous adjoustez donc foy à l’imposture, reprit le berger tout en colere. Ce n’est pas icy le seul poinct où l’on vous veut contrarier, dit Clarimond, ne vous faschez point encore, attendez à tantost, vous en aurez beaucoup plus de sujet. Je vous declare que puisque toutes ces divinitez dont vous nous avez parlé ne sont que fictions, vous n’avez aucune raison de faire prendre l’habit de berger à tous ces gentils-hommes qui sont icy, leur faisant acroire que vous les rendrez heureux par ce moyen, et que vous les ferez converser avecque les immortels ; pour vostre siecle d’or, vous sçavez bien ce que je vous en ay dit, je ne vous ay point celé que pour le faire revenir, il faudroit que nous fussions aussi sauvages que l’on est encore au nouveau monde. Personne ne s’imagine que cette vie soit plus louable que la nostre. Quoy, Lysis nous a donc trompez ? S’escria Philiris, je n’avois que faire de le venir trouver de si loing. S’il ne sçait rien que ce que j’ay desja veu, les bergers de nostre pays en sçavent autant ; je veux m’en retourner vers eux. Et moy, dit Fontenay, demeureray-je icy avec un imposteur, qui me promettoit des merveilles si je voulois estre tousjours berger ? Ha ! Mon cousin Hircan, rendez moy mon habit rouge. Polidor et Meliante

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dirent aussi qu’ils ne vouloient plus estre bergers, tellement qu’Hircan leur dit qu’ils s’apaisassent, et qu’il leur rendroit à tous les habits qu’ils avoient aportez chez luy. Lysis fort affligé de cette revolte, leur asseura qu’ils se repentiroient à loisir de l’avoir quité : mais Clarimond luy repartit, qu’il ne se devoit pas persuader cela, et qu’il luy vouloit monstrer comme il n’avoit jamais eu aucun bonheur depuis qu’il estoit berger, et qu’il ne luy estoit rien arrivé de tout ce qu’il croyoit, et puis il continua de parler en cette sorte. Il faut que vous vous imaginiez que je sçay mieux vos avantures que vous mesme, car j’ay apris non seulement ce que vous en croyez, mais aussi ce qu’en croyent les autres, qui vous ont trompé. Premierement estant arrivé à Sainct Clou où vous pristes vostre habit pastoral, Anselme vous ayant trouvé comme vous admiriez vos belles reliques, ne vous en blasma point, et escouta attentivement vostre histoire extravagante : mais combien pensez vous qu’il fut estonné voyant que vous faisiez estat des plus salles choses du monde, et que vous ayant promis une grande assistance, comme estoit celle de vous donner le portraict de Charite, vous le preniez pour le dieu Pan. Jamais les poëtes n’ont dit que ce dieu Silvain se meslast de la peinture, mais vous ne pensiez pas qu’il y eust quelque chose d’impossible à un dieu. Je ne parleray point des raisons que vous alleguastes à vostre curateur, pour luy remonstrer que vous deviez estre berger, et qu’il le devoit estre aussi, s’il se vouloit rendre heureux ; l’ on s’est assez ry de ceste impertinence ; je ne parle que de la sottise que vous fistes d’aller accoster un gros rustique en termes poëtiques et romanesques. Le pouvoir que vous attribuastes à Charite luy fit tant de peur, que luy et tous ceux de sa connoissance furent toute la nuict en alarme, s’imaginans que la fin du monde aprochoit ; je ne sçay qu’ils n’en moururent de frayeur. Que si cela leur fust arrivé, vous eussiez esté cause de leur mort, et l’on vous eust puny comme les homicides. Vous voulustes aussi interroger l’echo, mais vous fustes trompé bravement : car au lieu que vous vous imaginiez que l’echo des poëtes vous respondist, c’estoit cet Anselme que vous voyez icy, lequel ne vous le peut nier. Il vous monstra assez alors combien il se gaussoit des extravagances des poëtes, par les contes qu’il tint avecque vous touchant cette repetition de voix, et touchant les trois Parques. Il se mocqua aussi de l’opinion que vous aviez du soleil, de mesme que j’ay faict depuis. Vous voulez beaucoup conceder aux poëtes, de croire qu’il y a deux soleils, prenant ce qu’ils disent au pié de la lettre. Vous devez sçavoir qu’il n’y en a qu’un, et que si nous le voyons le matin d’un costé, bien qu’il se soit caché de l’autre, c’est qu’il n’a fait que passer au dessous pour esclairer l’autre hemisphere, sans se reposer dans la mer, comme disent vos autheurs impertinents.

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Toutefois An selme voulut vous complaire jusqu’à ce poinct, que de vous promettre encore le portraict de Charite. Je passe l’extravagance que vous fistes paroistre dans l’hostellerie, ne voulant manger que des choses rouges. Cecy estoit volontaire, et l’on vous contenta comme vous desiriez. Vous vistes bien que vous vous estiez desja trompé vous mesme, quand Anselme vous declara qu’il n’estoit pas seant de faire le berger à Sainct Clou, et ce fut un grand tesmoignage de cela, lors que tant de canailles vous poursuivirent à coups de pierre. Vous fustes aussi bien abusé quand vous pristes un paysan pour un satyre, car qui est-ce qui en a jamais veu dans la France, si ce n’est en peinture, ou bien par deguisement dans les pastorales, et dans les balets ? Où est-ce que c’est mesme que l’on en a jamais veu dans le monde ? L’on parle seulement de deux ou trois, mais c’estoient des monstres qui ne sont pas ordinaires en la nature. Quant au portraict qu’Anselme vous donna, ne voyez vous pas qu’il ne l’avoit faict que pour se mocquer des descriptions de beauté qui se trouvent dans les poëtes ? Pensez vous mesme que les traicts de ce visage metaphorique ressemblent à ceux du visage naturel de vostre maistresse ? Bien que cela se puisse faire parmy toutes ces bigearreries, Anselme ne l’a pas faict : car il n’est pas si bon peintre qu’il puisse sortir de bons portraicts de ses mains ; il n’est propre qu’à enluminer de la taille douce. Je ne feins point de dire cela devant luy, car il tire assez de gloire d’ailleurs. Ce ne fut aussi que par raillerie qu’il vous permit d’estre juge du differend qu’il avoit avec Montenor, et quand vous n’eussiez pas prononcé vostre arrest à son avantage, Geneure n’eust pas laissé d’estre deboutee de sa demande. Il feignoit d’attribuer beaucoup d’authorité à vos paroles. Vostre serenade, et vostre lettre amoureuse passerent en son opinion pour ridicules, et vous vous abusastes bien aussi vous mesme, quand vous baisiez le marteau de la porte de Leonor, veu que vous ne sentiez pas que l’on vous arrousoit d’urine au lieu d’eau d’ange. Je laisse en arriere beaucoup de petites particularitez, comme les festons dont vous vouliez orner le portail du palais de Charite, et la rencontre des marchans parisiens, que vous preniez pour des corsaires. Vous fustes en tout cela aussi bien dupe que l’on sçauroit dire. Quand vous allastes un soir chez Charite, ce fut aussi une plaisante chose de vous imaginer que l’on pouvoit r’allumer la chandelle à ses yeux. Si les poëtes treuvent tant de diverses conceptions sur les flammes qui sortent des yeux de leur maistresse, il faut prendre cela pour des impertinences poëtiques. Je ne me puis tenir de rire quand je me souviens de l’extravagante jalousie que vous eustes le jour suivant, trouvant Charite endormie dans un jardin. Vous estiez jaloux de vostre ombre, et des atomes, et à plus forte raison de tout ce qui la touchoit, comme

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des herbes sur lesqu elles elle estoit couchee. Vous vous imaginiez que le soleil faisoit du bruit en allant par le ciel, et que les plantes en faisoient aussi en croissant ; vous fistes apres une infinité de sottises, et en fin le comble de vostre extravagance fut qu’estant aupres de Charite dans une cour, vous creustes que le feu de ses yeux avoit bruslé vostre chapeau, et c’estoit qu’un laquais d’Anselme l’avoit bruslé avec un miroir ardant. En consequence de vostre opinion, vous vous imaginastes le lendemain estre tout en feu, et vous vous plongeastes dans une fontaine, où vous vous fussiez noyé, si l’on ne vous en eust retiré vistement. Estant apres à Paris, vous allastes à l’hostel de Bourgongne, où vous pristes la comedie pour une verité, aprestant à rire à tout le monde, plus qu’aucune farce qui jamais y ait esté jouée. Vous fistes encore une belle affaire, quand vous creustes que le portraict d’un berger imaginaire estoit le vostre, et quand vous allastes estonner le libraire de la ruë Sainct Jacques par vos paroles et vos actions. Les discours que vous tinstes avec Cecille furent fort plaisans, quand vous couchastes en sa maison, et ce fut une agreable chose de voir que vous vinstes en ce pays cy, pensant aller au pays de forests. Cette tromperie vous est conneuë ; vous n’y pouvez rien repliquer. Voila Anselme qui est icy pour en tesmoigner, et de toutes les autres choses aussi, au cas que vous les vouliez nier. Anselme s’avançant alors, vint avoüer froidement que tout ce que disoit Clarimond estoit vray, dequoy Lysis eut un tel estonnement, qu’il laissa continuer l’autre en ses reproches. Ne vous souvenez vous pas aussi, dit Clarimond, que je commençay à vous connoistre par une autre erreur où je vous trouvay chez nous. Vous preniez ma mere pour la sage Felicia. Il est bien vray qu’elle est sage, mais elle n’est pas Felicia pourtant. Vous fustes apres grandement abusé, quand vous creustes que je serois de vostre party, et puis lors que donnant une serenade, vous vous imaginastes que c’estoit une hamadriade qui vous respondoit, car c’estoit nostre cher amy Hircan, que j’avois averty de vostre entreprise. Le bon hermite que voicy tesmoignera pareillement, que vous parliez à luy comme à un druide, ou à quelque magicien, pource que vous avez veu dans vos livres que les hermites se mesloient autrefois de la magie, et qu’il n’y avoit point de peché à cela. La plus belle de vos tromperies, est qu’ayant apres rencontré Hircan, vous le pristes aussi pour un magicien, et vous creustes que la damoiselle que vous nommiez Synope, estoit une nymphe des eaux. Il vous fit beau voir, quand vous vous figurastes que ce sçavant homme vous avoit si bien changé en fille, que vous n’estiez pas reconnoissable. Estant servante chez Oronte, l’on vous accusa d’impudicité, l’on vous fit monter à l’espreuve sur une simple platine qui ne pouvoit brusler personne,

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puisqu’il n’y avoit point de feu dessous, je me vins presenter à mourir pour vous, et puis comme Leonor commandoit que l’on vous bruslast, Hircan vous vint delivrer de l’injustice de vos ennemis : mais tout cela n’estoit qu’une comedie, car l’on connoissoit si bien que vous estiez Lysis, que mesme les petits enfans de la maison le sçavoient, et que l’on avoit de la peine à les empescher de vous le dire. Depuis estant venu chez moy avec Carmelin, vous y avez tant faict d’extravagances, que ma mere s’en est estonnee, mais je passe tout cela pour venir à vostre metamorphose. Estant tombé dans un saule creux, vous vous figuriez estre devenu arbre, quoy que personne ne fust de vostre opi nion. Ce qui vous confirma en cela, fut que Synope vous vint visiter la nuict avec deux servantes, qui se disoient hamadriades ; l’une estoit encore icy tantost. Pour le dieu Morin qui vint apres, c’estoit Hircan, et Lucide estoit Amarille ; quant au cypres, c’estoit un valet de chambre. Les fables qui vous furent racontees, estoient faictes tout exprez pour se mocquer de vous, et toutes les autres particularitez de cette avanture n’estoient que pour ce dessein. A la seconde nuict Anselme, Montenor et moy nous nous habillasmes aussi en dieux de riviere pour vous venir voir, et si nous ne parlions point, c’estoit de peur d’estre reconnus. Apres avoir bien pris du plaisir de vous et de Carmelin, Hircan s’aparut à vous en habit de magicien. Anselme et moy nous fismes les deux vents qui abattirent l’arbre Lysis, qui crut apres estre devenu homme, car de faict il luy estoit bien aise de se persuader de l’estre. Que si vous ne voulez croire tout cecy, souvenez vous des fausses barbes que vous trouvastes ceans il y a quelques jours, c’estoient les mesmes que nous avions en faisant les dieux de riviere, et pour le reste de nos habits, l’on vous les monstrera bien encore. Il vous est arrivé depuis une infinité de choses remarquables, et sur tout vous avez eu de beaux discours avecque moy, en parlant des poëtes, ce qui vous a porté à envoyer une affiche à Paris. Vous avez receu un commandement sans commandement de vostre maistresse, et puis vous avez voulu estre malade comme elle. Mais il n’y a rien d’admirable comme la tromperie que Philiris, Polidor, Meliante, et Fontenay vous ont faicte. Ils vous ont fait acroire qu’ils s’estoient faits bergers à cause de vous, et si l’on veut soustenir cela, il faut dire que c’estoit veritablement à cause de vous, mais que c’estoit pour en tirer du passetemps. Philiris n’est point berger de naissance, Fontenay n’a jamais eu envie de l’estre de condition, et pour Polidor et Meliante, ils sont aussi peu de Perse que moy. Toutes les histoires qu’ils vous ont racontees ont esté forgees à leur fantaisie. Pour Lucide et Synope vous fustes bien credule quand vous les vistes, vous imaginant que c’estoient deux bergeres tout autres que les nymphes

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que vous aviez desja v euës. Quant à Synope, elle s’en est retournee chez elle, et n’a point esté changee en rocher. Les paysans de ce pays vous diront que ce rocher que vous vouliez que Carmelin aymast, est de temps immemorial au lieu où vous l’avez trouvé. Quand vous vistes une hamadriade en plein jour, c’estoit que Lisette estoit vestuë d’escorce. Pour les deux deputez de Paris qui vous vinrent trouver, c’estoient des gens attiltrez, et pour ce qui est de ce chasteau enchanté où l’on vous fit aller en carrosse, c’estoit une maison d’Hircan, que l’on vous fera voir quand vous voudrez. C’estoit nous qui faisions les geants et les bossus, et vous n’estiez non plus invulnerable que les autres. Vous n’allastes point par l’air ny en allant ny en revenant, car je vous asseure qu’Hircan ne songea jamais à estre magicien. Lors que vous avez aussi pensé enlever Charite, vous n’avez rencontré qu’un fantosme, que les servantes d’Oronte avoient accommodé ; et pour conclure mon discours, vous n’avez point pris de poison qui vous peust faire mourir, et par consequent les yeux de Charite ne vous ont point faict resusciter. Clarimond ayant alors mis fin à son discours, Lysis estoit tout prest à le croire, et neantmoins il luy dit. Quoy, tu me veux donc oster la gloire de tant de belles actions ? Est-il possible que tant d’honnestes gens m’ayent trompé ? Anselme m’a desja asseuré qu’il l’avoit faict, mais pour les autres. Le doy-je croire ? Bien que nous venions de prendre congé de vous comme pour nous en retourner au pays d’où nous disions que nous estions venus, repartit Philiris, il faut que je vous avoüe que c’estoit que nous voulions faire la derniere de nos feintes. Et moy, dit Hircan, je ne fus jamais magicien. Je vous jure que tout ce que Clarimond a dit est vray, et que je vous en donneray telles preuves qu’il vous plaira. Je vous monstreray tous les habits dont nous nous sommes desguisez pour accomplir nos belles avantures, et je vous feray dire au vray qui je suis par tous ceux de ce pays-cy, et qui sont ces gentils-hommes qui ont contrefaict les bergers. Tous ceux qui estoient là ayans donné à Lysis de semblables asseurances de la verité, avec une façon serieuse, il fut tellement touché de regret d’avoir esté si long temps deceu, que malgré son extravagance il se prit à pleurer, et puis estant touché de honte, il s’enfuit dans une chambre où il n’y avoit personne. Clarimond l’ayant poursuivy jusques là, il s’escria ainsi dés qu’il le vid ; ha dieu de quelles impostures a-t’on abusé ma jeunesse ? Vous nous vouliez faire acroire que vous estiez arbre, et beaucoup d’autres choses encore, dit Clarimond, nous ne pouvions moins que de tascher à vous abuser aussi. Au reste ne vous faschez contre personne, d’avoir usé envers vous de tant de tromperies, car nous y estions tous contraints, puisque vous vous trompiez vous mesme le premier,

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et qu’il falloit vous tromper pareillement, si l’on vouloit vous complaire. Il falloit fleschir aux premieres violences de vos resveries, de peur de vous mettre en fureur si l’on vous resistoit par trop. Pour moy, j’ay esté celuy qui a tasché de vous desabuser le plustost, et vous l’avez bien peu connoistre : c’est en quoy j’ay donné des tesmoignages de cette amitié que je me suis vanté de vous porter. Faictes moy voir que j’ay bien pris mon temps aujourd’huy, et que vous ne voulez plus vivre avecque les erreurs qui vous ont jusques icy troublé le cerveau. Que faut-il que je fasse, dit Lysis ? Donnez moy donc du conseil, afin que je ne sois pas destitué de toutes choses. Je vous ay faict voir assez tantost les impertinences de tous les livres fabuleux, reprit Clarimond, et par un certain hasard tous ceux qui vous ont entretenus jusqu’icy vous ont monstré la mesme chose, sans qu’ils en ayent possible eu le dessein. Tous les contes que vous fistes une nuict des divinitez champestres estoient si ridicules, qu’ils vous devoient empescher d’adjouster foy aux transformations poëtiques. Pour les histoires des quatre bergers, je vous ay desja touché quelques mots de l’exemple qui s’y trouve de quatre sorte de romans. Puis que Synope vous avoit desja conté des metamorphoses, il suffisoit que l’histoire de Fontenay representast un autre roman à l’antique, où il est parlé d’une nayade, et d’un amoureux de soy-mesme, comme Narcisse, et des artifices d’un magicien. Pour l’histoire de Philiris, elle vous representoit un roman remply de douceur et de passion, tel que l’on le pourroit faire à la mode de ce siecle, donnant tousjours des noms de berger aux personnages que l’on y introduit. Quant aux œuvres de Polidor et de Rhodogine, c’est un exemple de ces fables que les vieilles content aux enfans, et de celles que j’appelle des fables italiennes, pource que les italiens les ont inventees. Straparole en a faict de la sorte en ses facetieuses nuicts, et plusieurs autres à son imitation. Pour les avantures de Meliante, elles sont à la mode des romans guerriers, et il ne faut pas oublier non plus, que Carmelin mesme voulant raconter sa vie, vous a donné un exemple de ces romans espagnols, où l’ on void les friponneries des gueux et des valets. L’on ne sçauroit nier que toutes ces narrations ne surpassent celles que je leur donne pour patron : car bien qu’elles ne soient pas si longues, elles contiennent de meilleures choses, et l’on void par tout de l’ordre et de l’invention. Neantmoins je vous asseure qu’elles ne laissent pas d’estre extravagantes, et dignes d’estre mesprisees : et c’est par là que je vous veux persuader qu’il ne faut plus que vous vous amusiez à lire de semblables contes, puis que les meilleurs ne valent rien, et si vous en lisez, que ce soit pour vous en mocquer, ou tout au plus, pour n’y prendre qu’un plaisir passager, sans vous figurer qu’il faut vivre comme les personnes dont il est parlé là dedans.

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Vous avez voulu imiter les bergers, bien qu’il n’y ait point de plaisir à estre de cette condition ; l’on peut bien vivre aux champs sans porter une houlette. Voyez comme est Hircan, voyez comme est Oronte, et comme je suis. Nous demeurons tousjours icy ; nous chassons, nous peschons, nous nous promenons, nous faisons tout ce qui nous plaist ; n’est-ce pas tout ce que vous desirez ? Que si nous estions bergers, il faudroit que nous eussions soin de nostre troupeau, ce qui seroit fort importun. Tantost il y auroit quelque brebis esgaree, laquelle il faudroit chercher : tantost il y en auroit quelqu’une que le loup emporteroit, tellement qu’il le faudroit poursuivre, ou bien tout nostre troupeau seroit malade, et nous serions fort empe schez à le guerir. Quel moyen y a-t’il de se resjouïr comme vous desirez parmy ces diverses occupations qui n’appartiennent qu’à nos valets ? Vous me direz que les bergers qui sont dans les livres n’ont pas tant de soin de leur troupeau, et qu’ils le donnent souvent à garder à d’autres, ou qu’ils n’en ont point du tout. Il faudra donc que vous me confessiez qu’il n’est pas besoin de garder des moutons pour vivre heureux, ny par consequent d’estre vestu de blanc, et de porter une houlette : car l’equipage de berger n’est pas necessaire à celuy qui ne faict pas profession de bergerie, et quand vous me direz des exemples de plusieurs qui ont porté un tel habit que le vostre, sans garder de troupeau, je vous avoüray que vos livres sont veritables, mais que si ces gens là prenoient cet habit, c’estoit pour se conformer aux personnes qu’ils frequentoient, ce qui ne peut arriver en vous, veu que vous estiez possible le seul de berger illustre en France, quand vous avez commencé de l’estre. Or ne m’allez pas alleguer que vous sçavez bien qu’il n’y en a pas beaucoup de vostre sorte, mais que vous voulez remettre en vogue la bergerie, car à quoy cela serviroit-il ? Je vous dy encore que vous pouvez jouïr sans cela de tous les plaisirs de la terre. Souvenez vous des reproches que vous fit un jour Fontenay, quand il vous compara à Dom Quixote, il y en aura beaucoup qui croiront que vous l’imitez, et quand vos avantures seroient plus belles que les siennes, ils trouveroient tousjours que ce seroit de plus grandes preuves de vostre folie. Lysis resvoit profondement pendant ce discours, et son esprit n’estant pas si troublé que de coustume, les avertissemens de Clarimond ne luy estoient pas desagreables. Apres m’avoir privé de mes compagnons, luy dit-il, me voulez vous oster l’habit de berger ? Tant s’en faut que je vous aye osté vos compagnons, reprit Clarimond, que Philiris et les autres seront plus que jamais avecque vous, et seront eternellement vos amis : mais pour l’habit de berger, à la verité personne n’est d’avis que vous le portiez plus long temps. Si vous ne m’ostiez que cela, ce seroit peu, dit Lysis, mais

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vous m’ostez encore tous les tesmoignages d’affection que je voulois monstrer à Charite, et ce sera un grand hasard si vous ne me voulez point encore oster cette Charite mesme. Les tesmoignages d’amour que vous avez donnez jusques icy à vostre maistresse ont esté trop extravagans, dit Clarimond, il se faut mettre dans les choses raisonnables, et vous verrez que si vous faictes ce que je vous diray, vous obtiendrez d’elle tout ce que vous voudrez, car je suis bien loin de vous deffendre de la servir. Au reste pour vous porter à quiter l’habit de berger, c’est que je vous apren que vous luy desplaisez en cét estat. Je vous laisse icy quelque temps pour songer à cela. Clarimond ayant quité Lysis sur ces paroles, il s’en retourna trouver la compagnie. Il dit à tout le monde qu’il avoit gouverné si doucement Lysis, et qu’il luy avoit tousjours respondu en termes si rassis, qu’il croyoit qu’en peu de temps il le remettroit au bon chemin. Amarille demanda alors s’il seroit bon de luy envoyer l’hermite, afin que sa presence luy donnast quelque respect, et qu’il se souvinst encore mieux de son devoir, mais personne ne le jugea à propos, d’autant qu’il faloit laisser accomplir entierement à Clarimond le bon dessein qu’il avoit entrepris, tellement que l’hermite s’en alla un peu apres. Chacun confessoit que l’artifice dont Clarimond avoit usé pour remettre Lysis en son bon sens, estoit si agreable, que toutes les saillies extravagantes du berger ne leur avoient pas aporté tant de satisfaction. Carmelin mesme qui avoit tout entendu, estoit fort aise que l’on eust faict connoistre à son maistre tant de veritez, qu’il avoit eu beaucoup de peine à luy vouloir mettre autrefois dans l’esprit, et bien qu’il ne sceust quelle vie ils meneroient desormais ensemble, si est-ce qu’il ne se pouvoit attrister quand il consideroit qu’il n’y auroit plus personne qui les voulust abuser, et qu’ils ne se lairroient plus abuser aussi. Car quand à luy, pour remedier à toutes les tromperies que l’on leur pourroit faire, il se proposoit que dés qu’il seroit apellé à quelque enchantement, ou à quelque metamorphose, il ne croiroit jamais qu’il y eust aucune chose veritable, non pas mesme quand tous les hommes du monde luy persuaderoient le contraire de son opinion. Pour ce qui estoit d’Adrian, il estoit si aise de voir comment Clarimond s’estoit employé à rendre sage son cousin, et combien il y avoit profité, qu’il luy faisoit tous les remercimens qu’il se pouvoit imaginer. Clarimond ne voyant plus Musardan, s’enquit où il estoit. L’on luy dit qu’il estoit party pour s’en aller coucher à Lagny, quoy qu’Hircan le voulust retenir, et que le sujet de son depart estoit, qu’Adrian ayant sceu qu’il estoit un faiseur de romans dés l’heure qu’il estoit entré, et que Lysis avoit leu de ses livres, il l’avoit pris en telle haine, qu’il l’avoit acosté le plustost qu’il luy avoit esté possible, et luy avoit dit

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force injures, à quoy l’autheur n’avoit sceu que respondre, voyan t son ennemy apuyé de tant de personnes, si bien qu’il avoit voulu desloger. Clarimond estoit bien fasché de n’avoir point veu cette querelle, mais ce qu’il avoit faict cependant valoit encore mieux. Il se contenta du recit particulier qu’Adrian luy fit luy-mesme de ce qui avoit esté dit, et apres changeant de discours, il remonstra à ce bon homme que la premiere maladie de son cousin estoit l’amour, et que le seul desir de bien servir une maistresse, estoit ce qui luy avoit mis en la teste de former toutes ses avantures sur celles des romans, comme il avoit reconnu par tout ce qui estoit arrivé, tellement que luy ayant mis en l’esprit que l’on pouvoit plaire à une fille sans faire de telles extravagances, c’estoit le seul moyen de le faire sage tout à faict, mais qu’il ne le faloit pas tromper, si l’on ne le vouloit rendre entierement insensé ; comme en effect si l’on luy asseuroit que Charite ne luy seroit point rigoureuse, il ne faloit pas qu’elle luy fist paroistre de rigueur. Hircan dit alors qu’il y avoit donc un moyen fort aisé de le rendre un galand homme, et qu’il luy faloit faire espouser cette belle Charite. Adrian voulut aprendre au vray qui elle estoit, pour sçavoir si le party estoit sortable. Leonor dit qu’elle estoit parente assez proche de feu son mary, et qu’elle l’avoit prise à son service, pource que de verité elle n’estoit pas beaucoup riche, mais qu’elle luy donneroit quelque chose en mariage. L’on remonstra à Adrian qu’encore que son cousin eust beaucoup de moyens, si est-ce qu’il ne pourroit trouver un party plus avantageux que celuy là, à cause qu’il n’y auroit pas presse à l’avoir, ayant eu la reputation de n’avoir pas la cervelle bien faicte. Adrian et sa femme trouvans l’alliance de Leonor fort honorable, et songeans aux autres raisons, dirent qu’ils ne trouveroient point le mariage de Lysis et de Charite mal à propos, pourveu que toute la parenté l’eust agreable. Ils se souvinrent aussi d’avoir veu au matin cette Charite, laquelle leur sembloit estre d’une fort douce humeur, tellement qu’elle leur plaisoit fort. Voila comme on parla tout à bon de marier Lysis, se promettant qu’il deviendroit sage, comme de faict il y avoit beaucoup d’apparence. Leonor sçachant qu’il estoit fort riche, voyoit bien qu’à tout hasard elle ne feroit point mal de luy donner Charite, parce que quand il eust tousjours eu l’esprit mal fait, sa folie n’estoit pas dangereuse, et il n’eust pas fait tant d’extravagances si l’on ne luy en eust fait naistre l’occasion. Oronte s’en allant alors avec tous ceux de chez luy, Adrian prit congé d’eux, promettant à Leonor qu’il parleroit du mariage de son cousin à ses parens, et qu’il leur en manderoit des nouvelles. Clarimond monta alors à la chambre où estoit Lysis, et luy dit, il faudra bien que vous confessiez que le moment auquel vous avez commencé de mespriser vos opinions

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passees vous a esté heu reux, car l’on n’a pas si tost ouy parler que vous desiriez vous ranger à la raison, que tout le monde a juré que vous obtiendriez de Charite tout ce que vous en souhaiteriez. Leonor, Angelique, Adrian, et Pernelle sont pour vous ; qui est-ce qui vous peut nuire apres cela ? Cette mesme Charite, repartit Lysis. Vous verrez que non, dit Clarimond. Lysis se mit encore à resver apres cecy, et neantmoins il estoit fort resjouy d’avoir apris que ceux qui pouvoient le plus en son affaire luy estoient favorables. Quand il falut souper, il vint se mettre à table avec les autres, mais la honte qu’il avoit euë d’avoir esté si long temps trompé par ceux en qui il se fioit le plus, l’avoit tellement abatu, qu’il n’osa dire un seul mot. Adrian et sa femme croyoient que c’estoit un bon signe, et qu’il alloit devenir fort sage : tellement que le lendemain ils s’en retournerent à Paris fort contents, luy promettant qu’il auroit d’eux tout ce qu’il desireroit, pourveu qu’il ne fust plus berger. Pour Clarimond, il s’imaginoit que cette taciturnité n’estoit pas bonne, et qu’il estoit à craindre que Lysis ne tombast d’un malheur en l’autre, et que d’extravagant il ne devinst stupide. Afin d’y donner remede il crut qu’il le faloit retirer d’avecque les personnes qui le rendoient si timide et si honteux. Ce dessein fut communiqué à Hircan, qui le trouva fort à propos, tellement que Clarimond emmena Lysis et Carmelin dans son chasteau. Ils ne furent pas si tost partis, que Fontenay et ses compagnons partirent aussi pour s’en aller en Bourgongne, où ils avoient affaire. Ils firent des remercimens nompareils à Hircan, de les avoir si long temps si bien traictez, et de leur avoir donné de si rares divertissemens. Cependant Angelique aprit à Charite que l’on avoit resolu de la marier à Lysis. Elle luy respondit que l’on se mocquoit d’elle, de luy vouloir doner un homme qui servoit de risee par tout où il estoit. Angelique luy promit qu’il seroit d’oresnavant plus sage, et que personne n’iroit plus luy persuader de faire des extravagances. Sa façon ne luy estoit pas desagreable, car son visage estoit plus beau que laid, et pourveu qu’il n’y eust rien à reprendre en son esprit, elle ne s’esloignoit pas trop du dessein que l’on avoit pris. Lysis estant chez Clarimond, il trouva que Montenor luy avoit envoyé de chez luy les habits qu’il avoit accoustumé de porter dans la ville, lesquels Anselme n’avoit pas oublié de faire conserver. Clarimond luy dit qu’il les faloit mettre, et qu’aussi bien estoient-ils plus propres pour la saison que ceux des bergers. Sa jupe estoit toute tachee et toute deschiree ; elle n’avoit pas pû resister parmy ses diverses avantures ; et puis elle estoit si peu doublee, qu’elle ne le pouvoit pas garantir de la froideur des vents et des pluyes qui regnoient pendant l’automne. Il reprit donc cet habit, qu’il y avoit long temps qu’il n’avoit mis,

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mais il se vestit avec tant de longueur, que l’on voyoit bien qu’il avoit de la peine à se resoudre à ce qu’il faisoit. Il n’en faut point mentir, dit-il à Clarimond, il me faict mal de quiter un vestement auquel je m’estois accoustumé. Je m’imaginois que de le porter, c’estoit un puissant moyen pour jouïr de toutes les douceurs de la vie. Ces opinions sont fascheuses à vaincre. N’estes vous donc pas encore converty ? Dit Clarimond ; n’avez vous pas esté berger assez long temps ? Je vous veux aporter une raison la plus veritable du monde. Souvenez vous que dans tous vos livres de bergerie, il n’y a que ceux qui font l’amour qui soient habillez en bergers. Pour ceux qui sont mariez l’on ne parle point qu’ils menent paistre des troupeaux. Il faudra que vous en soyez ainsi si vous espousez Charite, comme j’espere. Il est vray que vous n’estes pas encore marié, mais que vous coustera de quiter tout à faict l’habit de garçon peu de temps auparavant, puisque tous vos amis vous le conseillent ? Cette subtilité de Clarimond fut fort gentille. Il vouloit ramener Lysis à la raison par l’authorité de ces anciens autheurs, et le rendre sage par les maximes de sa folie. Toutesfois Lysis se prenant à sousrire, luy dit, cher amy vous ne considerez pas que si dans les romans il n’est point parlé que ceux qui sont mariez gardent des troupeaux, c’est que l’on ne les met sur les rangs en façon du monde, d’autant que c’est le dessein des autheurs de ne faire que l’histoire des jeunes amans qui sont à marier. Que si vous voyez quelques peres de famille qui se retirent à la maison, ce n’est que sur leur vieillesse, et lors qu’ils ont des enfans assez grands pour garder leurs moutons. Clarimond oyant cecy, eut peur que Lysis ne gardast ses premieres fantaisies, si bien qu’il luy repartit ainsi un peu rudement ; quelque chose que vous disiez, si est-ce que j’enten que vous quitiez de bon cœur l’habit de berger. Est-il besoin d’en porter un pour charmer une maistresse ? Regardez lequel a mieux reüssi en ses amours, de vous ou d’Anselme ? Anselme a-t’il jamais esté berger pour obtenir son Angelique ? S’il l’eust esté, il ne l’auroit pas encore ; et pour vous, tant que vous le serez, jamais vous n’aurez Charite. Ne vous ay-je pas dit que les filles de ce temps n’ayment pas les bergers ? Vous qui faictes tout ce que vous pouvez pour plaire à vostre maistresse, ne voyez vous pas que vous luy avez despleu jusqu’à cette heure ? Ces raisons si bien prises, et si faciles à concevoir, acheverent d’oster Lysis de son erreur, et pour luy faire encore mieux connoistre la verité, Clarimond voyant qu’il ne disoit mot, continua de parler en cette sorte. Qu’aviez vous esperé de faire en vous habillant comme un comedien ? Je vous fais encore souvenir du malheur que cela vous a aporté. Vous n’avez sceu faire reüssir aucun de vos desseins amoureux. Voulant

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parler à vostre maistresse, ou baiser au moins la fenestre sur laquelle elle s’apuyoit, vous cheustes du haut en bas d’une eschelle, ayant le nez tout barboüillé de sang, tellement que l’on vous prit au collet comme un larron et un meurtrier. Pour vostre desguisement en fille, il ne vous servit de rien, et vostre metamorphose encore moins. Quand un homme pourroit estre changé en arbre, qu’est-ce que cela feroit pour luy ? Vous vous imaginiez qu’il y avoit de l’honneur et de l’avantage en cela, et de vray les poëtes amenent beaucoup d’exemples de plusieurs personnes cheries des dieux, lesquelles ont changé de forme : mais ne verrez vous pas aussi dans les mesmes autheurs, que ceux qui avoient commis une infinité de crimes avoient esté transformez aussi ? L’on ne sçait donc si la metamorphose est une punition ou une recompense, et tout ce que l’on en peut juger, c’est que l’on ne la doit prendre que pour une absurdité ridicule ? Pour ce qui est de la delivrance imaginaire de Pamphilie, où vous pensiez avoir faict des miracles de valeur, et avoir merité d’estre au rang des plus fameux heros dont la memoire soit venuë jusqu’à nous ; qu’eussiez vous faict de merveilleux, quand vous eussiez esté invulnerable comme vous pensiez ? Ce n’estoit que pour la croyance que vous aviez de l’estre que vous alliez librement au combat. Il en estoit ainsi de cét Achille, et de tant d’autres guerriers qui ne pouvoient estre blessez, lesquels vous pensiez imiter. Que leurs avantures soient fabuleuses ou veritables, mais je me mocque bien de ceux qui les prennent pour de vaillans champions, et qui comparent à eux tous les princes qu’ils veulent exalter : car s’ils eussent crû qu’ils pouvoient recevoir quelque playe, possible se fust-il monstré en eux quelque coüardise naturelle, et jamais ils n’eussent esté si resolument à la bataille. Je croy bien que vous ne songez plus à faire le heros, mais vous me voulez faire connoistre que difficilement vous abstiendrez vous d’estre encore berger, pour donner à Charite des preuves extravagantes de vostre amour ; quoy, voulez vous encore prendre garde aux morceaux que vous mangez, et combien de fois vous beuvez, afin d’honorer Charite ? Voudriez vous aussi manger des choses rouges, et ne serez vous point à vostre aise si vous n’estes tousjours tourné vers l’endroit où cette belle peut estre ? Songerez vous d’oresnavant à vos conformitez amoureuses ? Ne mangerez vous que de ce que Charite trouve bon ? Tousserez vous quand elle toussera, et si elle a encore l’oeil bandé, banderez vous aussi le vostre ? A quoy pensez vous que cela serve, sinon pour se faire mocquer de vous ? Une fille n’est point touchee d’amour pour toutes ces sottises, c’est d’une autre sorte qu’il faut rendre du service à vostre maistresse. Vos actions passees ne luy peuvent estre qu’inutiles. Que si vous croyez avoir monstré par là combien vous estiez dans la complaisance, je vous apren que

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vous le monst rerez beaucoup davantage, si vous quitez pour jamais l’habit de berger. C’est là que je voulois venir, et je vous veux faire voir icy clairement vostre erreur, car vous n’avez pas mis peine à la principale conformité qui est maintenant necessaire, puisque vous voulez vous adonner à des conformitez. Charite est habillee d’ordinaire comme une fille de moyenne condition, et vous vous estes habillé en basteleur. Puis qu’elle n’est pas vestuë en bergere, il ne faut pas que vous soyez vestu en berger. Lysis ayant ouy tout cecy, fut honteux d’avoir dit quelque chose qui fist croire à Clarimond qu’il luy voulust contrarier. Les raisons de ce gentil-homme estoient si puissantes, qu’il les voulut suivre desormais. La crainte de desplaire à Charite gouverna son esprit tout à faict, tellement qu’il permit que l’on mist son habit de berger en tel lieu que l’on ne le vid jamais depuis. Ayant trouvé aussi dans son equipage le portraict metaphorique, et toutes les choses qu’il gardoit, parce qu’elles estoient venuës de sa maistresse, il les donna librement à Clarimond pour en faire ce qu’il luy plairoit. Il ne faloit plus qu’il vist des marques de ses anciennes erreurs, et son esperance estoit qu’il obtiendroit bien tost de Charite des faveurs qui seroient de plus grande consequence que celles-là. Puisque la seule lecture des romans avoit esté capable de luy donner tant de diverses imaginations, avecque les tromperies que l’on luy avoit faictes ; il faut croire qu’il avoit un esprit fort facile à persuader, et qu’il estoit aussi aisé de luy faire haïr ses extravagances, comme il avoit esté aisé de les luy faire aymer. Aussi avoüat’il à Clarimond qu’il se repentoit de bon cœur de tout ce qu’il avoit faict : mais qu’il luy avoit esté impossible de s’en abstenir, pource qu’encore qu’il connust bien la verité, quelquefois il se vouloit abuser pour abuser aussi les autres, afin de rendre ses avantures plus remarquables ; comme par exemple, il n’avoit jamais crû qu’à moitié qu’il eust esté changé en arbre, ny tant d’autres choses extraordinaires. Il s’estoit en fin rendu de meilleure humeur qu’il n’avoit jamais esté, comme les esprits vont d’une extremité à l’autre, et Clarimond y prenant garde, luy dit qu’il recevoit tous les contentemens du monde, de le voir faict comme les autres hommes ; et là dessus, pour nettoyer son esprit de toutes mauvaises fantaisies, il luy fit un discours sur la divinité, luy remonstrant que nous ne devons adorer qu’un seul dieu, et non pas idolastrer ses creatures, qu’il faut seulement aymer à cause de luy, au lieu qu’il sembloit qu’il n’adorast Dieu qu’à cause de sa maistresse. Il luy aprit aussi une autre physique que celle que la poësie luy avoit aprise. Il luy remonstra que les yeux d’une beauté n’estoient point des soleils qui nous donnassent le jour, ny qui pussent reduire en cendre les choses où ils jettoient leurs regards. Ainsi il luy fit connoistre clairement

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les erreurs qu’il commettoit en toute sorte de scie nces, lors qu’il prenoit les poëtes à garand de tout ce qu’il disoit. Pour l’instruire encore davantage, il luy permit d’entrer dans son estude, et d’y prendre quelques bons livres. Ils passerent cinq ou six jours en de semblables entretiens, pendant lesquels Anselme et Hircan furent fort soigneux d’aprendre de leurs nouvelles. Ils se resjouyrent quand ils sceurent que Lysis se faisoit fort honneste homme : car ils eussent eu le cœur barbare, si apres avoir pris de luy tout le plaisir qu’ils pouvoient desirer, ils eussent voulu le voir encore dans son extravagance. Clarimond ayant envie que chacun fust tesmoin comme il estoit un excellent medecin des esprits, avoit envie de mener son hoste en visite chez leurs amis communs, mais Lysis luy dit qu’il faisoit beaucoup de difficulté d’y aller, pource qu’il reconnoissoit qu’il avoit faict une infinité de folies devant eux, et qu’il craignoit qu’ils ne luy donnassent quelques traits de raillerie sur ce sujet. Clarimond luy fit de grands serments pour luy asseurer qu’il n’en seroit rien, et puis il luy dit que chacun consideroit facilement qu’une personne amoureuse n’est pas à soy, et qu’il faloit excuser ses actions passees comme les resveries d’une fievre chaude. Ils allerent donc en premier lieu chez Hircan, et puis chez Oronte, où chacun fut estonné de voir que Lysis n’estoit plus celuy qui avoit faict devant eux des choses si ridicules. Il estoit extremement triste, comme estoit son naturel, et son humeur estoit semblable à celle qu’il avoit euë dés sa petite jeunesse. Il parloit neantmoins quand l’on le faisoit parler, mais c’estoit sans rire aucunement, de quelque plaisante chose que l’on peust dire. C’est l’ordinaire de ceux qui ont le cerveau leger ; s’ils rient, ou s’ils se resjouyssent, ce n’est qu’au fort de leur maladie. Leur joye n’est qu’une extravagance, et leurs ris ne passent pas le bord des levres, mais quand leur frenesie cesse un peu, ils ne font plus guere de bruit, et la pluspart des choses qui se disent leur sont comme indifferentes. Je ne m’estonne que de ce que Lysis ne changea point d’amour en changeant d’humeur, mais il faut croire que sa passion venoit d’une autre cause que de celle de la folie. Il aprit secrettement le lieu où estoit sa maistresse, et l’on luy permit de l’aller trouver. Il luy dit qu’il luy demandoit pardon s’il l’avoit autrefois importunee par des discours extraordinaires, et qu’il ne luy rendroit plus de tesmoignages d’amour où il ne suivist les preceptes de la raison. Elle qui avoit commandement de Leonor de le traiter avecque douceur, luy respondit qu’il luy feroit beaucoup d’honneur de l’aymer, pourveu que son affection ne passast point les bornes de l’honnesteté. Il en eut tant de satisfaction, qu’il s’imagina que les miseres n’estoient plus faictes pour luy, et de verité il ne se trompoit pas, car au mesme temps Anselme

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receut des lettres de la part d’Adrian, par lesquelles il luy mandoit que tous les parents de Lysis, dont par hasard quelques-uns connoissoient Charite, estoient d’avis qu’il la prist en mariage, moyennant que ses fantaisies passees ne luy revinssent plus. Anselme luy rendit aussi tost response au grand avantage de Lysis, et le pria de revenir en Brie avecque tous ceux qu’il voudroit amener, pour faire le mariage de son cousin. Le messager partit incontinent, et Lysis asseuré de son bonheur, estoit tellement surpris de ravissement qu’il ne sçavoit comment le tesmoigner. Il n’en dit que fort peu de chose, parce que Clarimond luy avoit defendu de tenir des propos inutiles quand il seroit en compagnie, de peur que par mesgarde il ne laschast quelqu’un de ses anciens discours romanesques. Il aymoit tant ce gentilhomme depuis qu’il avoit connu qu’il avoit pour luy une affection sincere, qu’il avoit tousjours crainte de luy desobeir, et que quand il le regardoit seulement, il changeoit de posture, et s’imaginoit que tous les propos qui luy venoient en la pensee estoient superflus, de sorte qu’il gardoit le silence long temps apres. A deux jours de là Adrian arriva avecque deux autres cousins de Lysis. Leonor les receut fort courtoisement chez Oronte. Quand ils virent leur parent, ils s’imaginerent qu’ils n’avoient jamais veu d’homme plus sage, comme en effect il y avoit tant de difference de ce qu’il avoit esté à ce qu’il estoit, que s’il se laissoit encore aller par coustume à quelque petite impertinence, leurs esprits grossiers n’estoient pas capables de le reconnoistre. Le contract de son mariage fut passé sans qu’il y songeast : il ne se mesla que de le signer. Adrian songea pour luy à le faire mettre en bonne forme, pource qu’estant tout ravy d’amour, il ne se pouvoit amuser à de si basses pensees que celles des biens de fortune. Charite avoit quelque peu de bien que luy avoit laissé son pere, et outre cela Leonor luy donnoit une maison qui luy apartenoit, laquelle estoit proche de celle d’Oronte. C’estoit là que l’on avoit resolu que le nouveau mesnage demeureroit : car encore que Lysis ne fust plus berger, si est-ce qu’il ne vouloit point quiter les champs. L’on fit bonne chere aux fiançailles, et à la nopce qui se fit le lendemain. Bien que l’assemblee ne fust pas grande, l’on ne laissa pas de s’y bien resjouyr, toutefois l’on ne donna jamais aucune attaque à Lysis : n’y ayant que fort peu de temps qu’il commençoit à suivre le sens commun de tous les autres hommes, il estoit fort dangereux de le mettre en colere. Carmelin voyant son maistre marié, voulut jouyr d’un semblable contentement. Lysis luy ayant donné quelque petite somme pour ses bons et agreables services, Lisette ne luy fut pas rebelle. L’on le maria un jour apres, et quoy qu’il fust simple et naif, Oronte le fit procureur fiscal de ses seigneuries, le trouvant assez entendu pour cette charge.

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Adrian, et les autres parens de Lysis s’en retournerent à Paris avec Leonor et Anselme qui y remena sa femme. Oronte leur escrivit depuis que les deux amans qui estoient ses voisins, menoient une vie fort douce, et qu’il ne faloit plus rien autre chose, que de faire trouver à Lysis quelque petit office qui le pust exempter de taille. Comme l’on luy en eut acheté un il s’estima fort heureux d’estre gentil-homme champestre, et les habits de toute sorte de couleurs qu’il portoit ne luy pleurent pas moins que le paletot rustique. Toutesfois des qu’il entendoit beeller des moutons, il ne se pouvoit empescher d’avoir quelque ressouvenir du faux plaisir qu’il avoit eu à en garder. Il s’esgaroit aussi fort souvent dedan s les bois en lisant quelque livre : mais ce n’estoit plus aux livres d’amour qu’il s’attachoit : il n’avoit plus que des livres de philosophie morale. Toutesfois Clarimond voyant que son esprit recevoit toute sorte d’impressions avec trop de vehemence, craignoit qu’il ne tombast dans quelque nouvelle follie, et qu’il ne voulust faire par tout le philosophe stoique ou le philosophe cynique. Il avoit desja leu dans Charron et dans quelque autre autheur, qu’il faloit prendre peine à la generation des enfans, non pas s’y adonner avec brutalité, et qu’il y avoit des moyens asseurez pour avoir de beaux enfans, bien adroits et de bon esprit ; il vouloit observer avec Charite le regime de vivre qui estoit ordonné pour cela, et il n’avoit garde de la caresser qu’au temps qui estoit prescrit : mais Clarimond ne voulant pas qu’il fust jamais superstitieux ny extravagant, luy osta toutes ces fantaisies des qu’il eut apris qu’il en estoit possedé. Il luy dit qu’il se faloit mocquer de ces philosophes qui ne s’estoient jamais mariez, et qui vouloient resver à leur mode sur le mariage, et puis il luy asseura que pour avoir des enfans parfaits, il suffisoit bien de vivre avec temperance, laissant operer la nature, et qu’apres que les enfans estoient nez, la bonne nourriture achevoit le reste. Clarimond et Oronte l’ont tousjours ainsi destourné de toutes les choses qui ne sont pas à propos, et quoy que beaucoup de personnes ayent esté le voir à dessein de le remettre dans ses follies il leur à esté inutile. Je ne veux pas dire qu’il ne luy soit arrivé des avantures assez plaisantes depuis son mariage, mais ses amys particuliers en ont esté les seuls tesmoins, et ce n’est pas mon dessein d’en accroistre icy mon histoire ; il faut laisser cela à quiconque en voudra prendre la peine, afin que deux diverses personnes ayans travaillé sur un mesme sujet l’on juge qui aura le mieux reussi. Je n’ay plus qu’a vous donner une satisfaction que l’on cherche à la fin de toutes les histoires amoureuses, qui est de sçavoir ce que sont devenus tous les personnages dont l’on a parlé. Je vous apren donc que Fontenay et Philiris sont mariez en Bourgongne, que Polidor à esté tué en düel, et que Meliante

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est allé voyager. Montenor et Clarimond sont tousjours garçons, Leonor est morte, et pour Hircan, Oronte et Anselme, ils sont tousjours en bon mesnage avec leurs femmes, aussi fait bien Carmelin. Je vous ay raconté maintenant tout ce que j’avois dessein de vous dire des diverses fortunes de mon berger extravagant suivant les memoires que j’en ay eus de Philiris et de Clarimond qui n’ont pas eu le loisir de les mettre par ordre. Lysis ayant veu quelque chose de cecy, n’a point esté fasché de voir ses avantures publiees, parce qu’il croit que telles qu’elles soient, elles donneront un tesmoignage de l’affection qu’il a tousjours portee à Charite, et que d’ailleurs ce sera un exemple pour la jeunesse, de ne point regler sa vie sur des impertinences qui sont contre l’ordre du monde. Mais à cause que je vous parle de luy comme d’une personne qui vit encore, je ne sçay si plusieurs qui auront leu son histoire, n’auront point la curiosité d’aller en Brie, pour voir s’ils y trouveront ce tant renommé Lysis : c’est pourquoy je les averty dés maintenant qu’ils n’en doivent pas prendre la peine, et que possible ne l’y trouveroient-ils pas, d’autant qu’il est si changé, qu’il a quité mesme jusques à ce nom qu’il portoit estant berger ; et puis ne se deffient-ils point de moy ? Que sçavent-ils si je ne leur ay point conté une fable pour une histoire, ou bien si pour deguiser les choses, et ne point faire connoistre les personnages dont j’ay parlé, comme je ne leur ay pas donné les noms qu’ils portent d’ordinaire, je n’ay point pris la Brie pour quelque autre province ?

FIN