Le Bossu/I/I/4

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Le Bossu — 1re partie
A. Dürr (p. 69-87).


IV

— Le petit Parisien. —


Il était à peine quatre heures de relevée. Nos estafiers avaient du temps devant eux. Sauf Passepoil, qui avait trop regardé la maritorne louche et qui soupirait fort, tout le monde était joyeux.

On buvait dans la salle basse du cabaret de la Pomme-d’Adam, on criait, on chantait.

Au fond des douves de Caylus, les faneurs, après la chaleur passée, activaient leur travail, et liaient en bottes la belle récolte de foin.

Tout à coup, un bruit de chevaux se fit sur la lisière de la forêt d’Ens, et, l’instant d’après, on entendit des cris dans la douve.

C’étaient les faneurs qui fuyaient en hurlant les coups de plat d’épée d’une troupe de partisans.

Ceux-ci venaient au fourrage, et certes ils ne pouvaient trouver ailleurs de plus noble fenaison.

Nos braves s’étaient mis à la fenêtre de l’auberge pour mieux voir.

— Les drôles sont hardis ! dit Cocardasse junior.

— Venir ainsi jusque sous les fenêtres du marquis ! ajouta Passepoil.

— Combien sont-ils ?… Trois… quatre… six… huit…

— Juste autant que nous ?

Pendant cela, les fourrageurs faisaient leur provision tranquillement, riant et prodiguant les gorges chaudes ; ils savaient bien que les vieux fauconneaux de Caylus étaient muets depuis longtemps.

C’étaient encore des justaucorps de buffle, des feutres belliqueux et de longues rapières : de beaux jeunes gens pour la plupart, parmi lesquels deux ou trois paires de moustaches grises ; seulement, ils avaient de plus que nos prévôts des pistolets à l’arçon de leurs selles.

Leur accoutrement n’était, du reste, point pareil. On reconnaissait dans ce petit escadron les uniformes délabrés de divers corps réguliers ; il y avait deux chasseurs de Brancas, un canonnier de Flandres, un miquelet d’au-delà des monts, un vieil arbalétrier qui avait dû voir la Fronde. Le surplus avait perdu son cachet, comme sont les médailles frustes.

Le tout pouvait être pris pour une belle et bonne bande de voleurs de grand chemin.

Et de fait, ces aventuriers, qui se décoraient du nom de volontaires royaux, ne valaient guère mieux que des bandits.

Quand ils eurent achevé leur besogne et chargé leurs chevaux, ils remontèrent le chemin charretier. Leur chef, qui était un des deux chasseurs de Brancas, portant les galons de brigadier, regarda tout autour de lui et dit :

— Par ici, messieurs, voici justement notre affaire.

Il montrait du doigt le cabaret de la Pomme-d’Adam.

— Bravo ! crièrent les fourrageurs.

— Mes maîtres, murmura Cocardasse junior, je vous conseille de décrocher vos épées.

En un clin d’œil, tous les ceinturons furent rebouclés, et les prévôts d’armes, quittant la fenêtre, se remirent autour des tables.

Cela sentait la bagarre d’une lieue. Frère Passepoil souriait paisiblement sous ses trois poils de moustache.

— Nous disions donc, commença Cocardasse afin de faire bonne contenance, que le meilleur moyen de tenir la garde à un prévôt gaucher, ce qui est toujours fort dangereux…

— Holà ! fit en ce moment le chef des maraudeurs, dont le visage barbu se montra à la porte ; l’auberge est pleine, enfants !

— Il faut la vider, répondirent ceux qui le suivaient.

C’était simple, c’était logique. Le chef, qui se nommait Carrigue, n’eut point d’objection à faire.

Ils descendirent tous de cheval et attachèrent effrontément leurs montures chargées de foin aux anneaux qui étaient au mur du cabaret.

Jusque-là, nos prévôts n’avaient pas bougé.

— Çà ! dit Carrigue en entrant le premier, qu’on déguerpisse, et vite !… Il n’y a place ici que pour les volontaires du roi.

On ne répondit point.

Cocardasse se tourna seulement vers les siens et murmura :

— De la tenue, enfants ! Ne nous emportons pas, et faisons danser en mesure MM. les volontaires du roi.

Les gens de Carrigue encombraient déjà la porte.

— Eh bien, fit celui-ci, que vous a-t-on dit ?

Les maîtres d’armes se levèrent et saluèrent poliment.

— Priez-les, dit le canonnier de Flandre, de passer par la fenêtre.

En même temps, il prit le verre plein de Cocardasse, et le porta à ses lèvres.

Carrigue disait cependant :

— Ne voyez-vous pas, mes rustres, que nous avons besoin de vos brocs, de vos tables et de vos escabelles ?

— A pa pur ! fit Cocardasse junior, nous allons vous donner tout cela, mes mignons !

Il écrasa le broc sur la tête du canonnier, tandis que frère Passepoil envoyait sa lourde escabelle dans la poitrine de Carrigue.

Les seize flamberges furent au vent au même instant. C’étaient tous gens d’armes solides, braves et batailleurs par goût. Ils y allèrent avec ensemble et de bon cœur.

On entendait le ténor Cocardasse dominer le tumulte par son juron favori.

— Capédébiou ! servez-les ! servez-les ! disait-il.

À quoi Carrigue et les siens répondirent en chargeant tête baissée.

— En avant ! Lagardère ! Lagardère !

Ce fut un coup de théâtre. Cocardasse et Passepoil, qui étaient au premier rang, reculèrent, et mirent la table massive entre les deux armées.

— A pa pur ! s’écria le Gascon ; bas les armes partout !

Il y avait déjà trois ou quatre volontaires fort maltraités. L’assaut ne leur avait point réussi, et ils ne voyaient que trop désormais à qui ils avaient affaire.

— Qu’avez-vous dit là ? reprit frère Passepoil, dont la voix tremblait d’émotion ; qu’avez-vous dit là ?

Les autres prévôts murmuraient et disaient :

— Nous allions les manger comme des mauviettes !

— La paix ! fit Cocardasse avec autorité.

Et, s’adressant aux volontaires en désarroi :

— Répondez franc, dit-il ; pourquoi avez-vous crié Lagardère ?

— Parce que Lagardère est notre chef, répondit Carrigue.

— Le chevalier Henri de Lagardère ?

— Oui.

— Notre petit Parisien !… notre bijou ! roucoula frère Passepoil, qui avait déjà l’œil humide.

— Un instant, fit Cocardasse ; pas de méprise ! Nous avons laissé Lagardère à Paris, chevau-léger du corps.

— Eh bien, riposta Carrigue, Lagardère s’est ennuyé de cela… Il n’a conservé que son uniforme, et commande une compagnie de volontaires royaux, ici, dans la vallée.

— Alors, dit le Gascon, halte-là ! les épées au fourreau !… Vivadiou ! les amis du petit Parisien sont les nôtres, et nous allons boire ensemble à la première lame de l’univers.

— Bien cela ! fit Carrigue, qui sentait que sa troupe l’échappait belle.

MM. les volontaires royaux rengainèrent avec empressement.

— N’aurons-nous pas au moins des excuses ? demanda Pépé le Tueur, fier comme un Castillan.

— Tu auras, mon vieux compagnon, répondit Cocardasse, la satisfaction de te battre avec moi si le cœur t’en dit ; mais, quant à ces messieurs, ils sont sous ma protection. À table ! du vin !… Je ne me sens pas de joie. Eh donc !

Il tendit son verre à Carrigue.

— J’ai l’honneur, reprit-il, de vous présenter mon prévôt Passepoil, qui, soit dit sans vous offenser, allait vous enseigner une courante dont vous n’avez pas la plus légère idée. Il est comme moi l’ami dévoué de Lagardère.

— Et il s’en vante ! interrompit frère Passepoil.

— Quant à ces messieurs, poursuivit le Gascon, vous pardonnerez à leur mauvaise humeur. Ils vous tenaient, mes braves. Je leur ai ôté le morceau de la bouche… toujours sans vous offenser… Trinquons !

On trinqua. Les derniers mots, adroitement jetés par Cocardasse, avaient donné satisfaction aux prévôts, et MM. les volontaires ne semblaient point juger à propos de les relever.

Ils avaient vu de trop près l’étrille.

Pendant que la maritorne, presque oubliée par Passepoil, allait chercher du vin frais à la cave, on transporta escabelles et tables sur la pelouse, car la salle basse du cabaret de la Pomme-d’Adam n’était réellement plus assez grande pour contenir cette vaillante compagnie.

Bientôt tout le monde fût à l’aise et commodément attablé sur le glacis.

— Parlons de Lagardère ! s’écria Cocardasse ; c’est pourtant moi qui lui ai donné sa première leçon d’armes ! Il n’avait pas seize ans, mais quelles promesses d’avenir !

— Il en a à peine dix-huit aujourd’hui, dit Carrigue, et Dieu sait qu’il tient parole !

Malgré eux, les prévôts prenaient intérêt à cette manière de héros dont on leur rebattait les oreilles depuis le matin. Ils écoutaient, et personne parmi eux ne souhaitait plus se trouver en face de lui ailleurs qu’à table.

— Oui, n’est-ce pas, continua Cocardasse en s’animant, il a tenu parole ?… Pécaïre ! il est toujours beau, toujours brave comme un lion ?

— Toujours heureux auprès du beau sexe ? murmura Passepoil en rougissant jusqu’au bout de ses longues oreilles.

— Toujours évaporé, poursuivit le Gascon, toujours mauvaise tête ?

— Bourreau des crânes, et si doux avec les faibles !

— Casseur de vitres, tueur de maris !

Ils alternaient, nos deux prévôts, comme les bergers de Virgile. Arcades ambo !

— Beau joueur !

— Jetant l’or par les fenêtres !

— Tous les vices, capédébiou !

— Toutes les vertus !

— Pas de cervelle…

— Un cœur !… un cœur d’or !

Ce fut Passepoil qui eut le dernier mot. Cocardasse l’embrassa avec effusion.

— À la santé du petit Parisien ! à la santé de Lagardère ! s’écrièrent-ils ensemble.

Carrigue et ses hommes levèrent leurs tasses avec enthousiasme. On but debout. Les prévôts n’en purent point donner le démenti.

— Mais, par le diable ! reprit Joël de Jugan, le bas Breton, en posant son verre, apprenez-nous donc au moins ce que c’est que votre Lagardère !

— Les oreilles nous en tintent, ajouta Saldagne. Qui est-il ? d’où vient-il ? que fait-il ?

— Mon bon, répondit Cocardasse, il est gentilhomme aussi bien que le roi ; il vient de la rue Croix-des-Petits-Champs ; il fait des siennes. Êtes-vous fixés ?… Si vous en voulez plus long, versez à boire.

Passepoil lui emplit son verre, et le Gascon reprit, après s’être un instant recueilli :

— Ce n’est pas une bien merveilleuse histoire, ou plutôt cela ne se raconte pas. Il faut le voir à l’œuvre. Quant à sa naissance, j’ai dit qu’il était plus noble que le roi, et je n’en démordrai pas ; mais, en somme, on n’a jamais connu ni son père ni sa mère. Quand je l’ai rencontré, il avait douze ans ; c’était dans la cour des Fontaines, devant le Palais-Royal. Il était en train de se faire assommer par une demi-douzaine de vagabonds plus grands que lui. Pourquoi ? Parce que ces jeunes bandits avaient voulu dévaliser la petite vieille qui vendait des talmouses sous la voûte de l’hôtel Montesquieu. Je demandai son nom.

» — Le petit Lagardère.

» — Et ses parents ?

» — Il n’a pas de parents.

» — Qui a soin de lui ?

» — Personne.

» — Où loge-t-il ?

» — Dans le pignon ruiné de l’ancien hôtel de Lagardère, au coin de la rue Saint-Honoré.

» — A-t-il un métier ?

» — Deux plutôt qu’un : il plonge au Pont-Neuf, et il se désosse dans la cour des Fontaines.

» — A pa pur ! voilà de beaux métiers !

» Vous autres, étrangers, s’interrompit ici Cocardasse, vous ne savez pas quelle profession c’est que de plonger au Pont-Neuf. Paris est la ville des badauds. Les badauds de Paris lancent du parapet du Pont-Neuf des pièces d’argent dans la rivière, et il y a des enfants intrépides qui vont chercher ces pièces d’argent au péril de leur vie. Cela divertit les badauds. Vivediou ! entre toutes les voluptés, la meilleure est de bâtonner un de ces bagasses !… Et ça ne coûte pas cher.

» Quant au métier de désossé, on en voit partout. Lou petit couquin de Lagardère faisait tout ce qu’il voulait de son corps. Il se grandissait, il se rapetissait ; ses jambes étaient des bras, ses bras étaient des jambes, et il me semble encore le voir, sandiéou ! quand il singeait le vieux bedeau de Saint-Germain-l’Auxerrois, qui était bossu par devant et par derrière.

» Va bien ! eh donc ! Je le trouvais gentil, moi, ce petit homme, avec ses cheveux blonds et ses joues roses. Je le tirai des mains de ses ennemis, et je lui dis :

» — Couquin ! veux-tu venir avec moi ?

» Il me répondit :

» — Non, parce que je veille la mère Bernard.

» La mère Bernard était une pauvre mendiante qui s’était arrangé un trou dans le pignon en ruine. Le petit Lagardère lui apportait chaque soir le produit de ses plongeons et de ses contorsions.

» Alors, je lui fis un tableau complet des délices d’une salle d’armes. Ses beaux grands yeux flamboyaient. Il me dit avec un gros soupir :

» — Quand la mère Bernard sera morte, j’irai chez vous.

» Et il s’en alla. Ma foi ! je n’y songeai plus.

» Trois ans après, Passepoil et moi, nous vîmes arriver à notre salle un grand chérubin timide et tout embarrassé.

» — Je suis le petit Lagardère, nous dit-il ; la mère Bernard est morte.

» Quelques gentilshommes qui étaient là eurent envie de rire. Le grand chérubin rougit, baissa les yeux, se fâcha, et les fit rouler sur le plancher.

» Un vrai Parisien, quoi ! mince, souple, gracieux comme une femme, dur comme du fer.

» Au bout de six mois, il eut querelle avec un de nos prévôts, qui lui avait méchamment rappelé ses talents de plongeur et de désossé. Sandiéou ! le prévôt ne pesa pas une once.

» Au bout d’un an, il jouait avec moi comme je jouerais avec un de MM. les volontaires du roi… soit dit sans les offenser.

» Alors, il se fit soldat. Il tua son capitaine ; il déserta. Puis, il s’engagea dans les enfants perdus de Saint-Luc pour la campagne d’Allemagne. Il prit la maîtresse de Saint-Luc ; il déserta. M. de Villars le fit entrer dans Fribourg-en-Brisgau ; il en sortit tout seul, sans ordre, et ramena quatre grands diables de soldats allemands liés ensemble comme des moutons. Villars le fit cornette ; il tua son colonel ; il fut cassé… Pécaïre ! quel enfant !

» Mais M. de Villars l’aimait. Et qui ne l’aimerait ? M. de Villars le chargea de porter au roi la nouvelle de la défaite du duc de Bade. Le duc d’Anjou le vit et le voulut pour page. Quand il fut page, en voici bien d’une autre ! les dames de la Dauphine se battirent pour l’amour de lui, le matin et le soir. On le congédia.

» Enfin, la fortune lui sourit ; le voilà chevau-léger du corps ! Capédébiou ! je ne sais pas si c’est pour un homme ou pour une femme qu’il a quitté la cour ; mais, si c’est une femme, tant mieux pour elle ; si c’est un homme, de profundis ! »

Cocardasse se tut et lampa un grand verre. Il l’avait bien mérité. Passepoil lui serra la main en manière de félicitation.

Le soleil s’en allait descendant derrière les arbres de la forêt. Carrigue et ses gens parlaient déjà de se retirer, et l’on allait boire une dernière fois au bon hasard de la rencontre, lorsque Saldagne aperçut un enfant qui se glissait dans les douves et tâchait évidemment de n’être point découvert.

C’était un petit garçon de treize à quatorze ans, à l’air craintif et tout effaré. Il portait le costume de page, mais sans couleurs, et une ceinture de courrier lui ceignait les reins.

Saldagne montra l’enfant à ses compagnons.

— Parbleu ! s’écria Carrigue, voilà un gibier que nous avons déjà couru. Il a éreinté nos chevaux tantôt. Le gouverneur de Vénasque a des espions ainsi faits, et nous allons nous emparer de celui-ci.

— D’accord, répliqua le Gascon ; mais je ne crois pas que ce jeune drôle appartienne au gouverneur de Vénasque. Il y a d’autres anguilles sous roche de ce côté-ci, monsieur le volontaire, et ce gibier-là est pour nous, soit dit sans vous offenser.

Chaque fois que le Gascon prononçait cette formule impertinente, il regagnait un point auprès de ses amis les prévôts.

On arrivait de deux manières au fond du fossé : par la route charretière et par un escalier à pic pratiqué à la tête du pont. Nos gens se partagèrent en deux troupes et descendirent par les deux chemins à la fois. Quand le pauvre enfant se vit ainsi cerné, il n’essaya point de fuir, et les larmes lui vinrent aux yeux.

Sa main se plongea furtivement sous le revers de son justaucorps.

— Mes bons seigneurs ! s’écria-t-il, ne me tuez pas… Je n’ai rien ! je n’ai rien !

Il prenait nos gens pour de purs et simples brigands. Ils en avaient bien l’air.

— Ne mens pas ! dit Carrigue, tu as passé les monts, ce matin ?

— Moi ?… fit le page ; les monts ?

— Au diable ! interrompit Saldagne ; il vient d’Argelès en ligne directe ; n’est-ce pas, petit ?

— D’Argelès ? répéta l’enfant.

Son regard, en même temps, se dirigeait vers la fenêtre basse qui se montrait sous le pont.

— A pa pur ! lui dit Cocardasse, nous ne voulons pas t’écorcher, jeune homme… à qui portes-tu cette lettre d’amour ?

— Une lettre d’amour ? répéta encore le page.

Passepoil s’écria :

— Tu es né en Normandie, ma poule !

Et l’enfant de répéter :

— En Normandie, moi ?

— Il n’y a qu’à le fouiller, opina Carrigue.

— Oh ! non ! non ! s’écria le petit page en tombant à genoux, ne me fouillez pas, mes bons seigneurs !

C’était souffler sur le feu pour l’éteindre. Passepoil se ravisa et dit :

— Il n’est pas du pays ; il ne sait pas mentir !

— Comment t’appelles-tu ? interrogea Cocardasse.

— Berrichon, répondit l’enfant sans hésiter.

— Qui sers-tu ?

Le page resta muet.

Estafiers et volontaires, qui l’entouraient, commençaient à perdre patience. Saldagne le saisit au collet, tandis que tout le monde répétait :

— Voyons, réponds ! qui sers-tu ?

— Penses-tu, petit bagasse, reprit le Gascon, que nous ayons le temps de jouer avec toi ?… Fouillez-le, mes mignons, et finissons-en !

On vit alors un singulier spectacle : le page, tout à l’heure si craintif, se dégagea brusquement des mains de Saldagne, et tira de son sein, d’un air résolu, une petite dague qui ressemblait bien un peu à un jouet. D’un bond, il passa, entre Faënza et Staupitz, prenant sa course vers la partie orientale des fossés.

Mais frère Passepoil avait gagné maintes fois le prix de la course aux foires de Villedieu. Le jeune Hippomène, qui conquit en courant la main d’Atalante, ne détalait pas mieux que lui. En quelques enjambées, il eut rejoint le pauvre Berrichon.

Celui-ci se défendit vaillamment. Il égratigna Saldagne avec son petit poignard ; il mordit Carrigue, et lança de furieux coups de pied dans les jambes de Staupitz. Mais la partie était trop inégale, Berrichon, terrassé, sentait déjà près de sa poitrine la grosse main des estafiers, lorsque la foudre tomba au beau milieu de ses persécuteurs.

La foudre !

Carrigue s’en alla rouler à trois ou quatre pas, les jambes en l’air ; Saldagne pirouetta sur lui-même et cogna le mur du rempart ; Staupitz mugit et s’affaissa comme un bœuf assommé ; Cocardasse lui-même, Cocardasse junior fit la culbute et embrassa rudement le sol.

— Eh donc !

C’était un seul homme qui avait produit tout ce ravage en un clin d’œil, et, pour ainsi dire, du même coup.

Un large cercle se fit autour du nouveau venu et de l’enfant.

Pas une épée ne sortit du fourreau. Tous les regards se baissèrent.

— Lou couquin ! grommela Cocardasse, qui se relevait en frottant ses côtes.

Il était furieux, mais un sourire naissait malgré lui sous sa moustache.

— Le petit Parisien ! fit Passepoil tremblant d’émotion ou de frayeur.

Les gens de Carrigue, sans s’occuper de celui-ci, qui gisait étourdi sur le sol, touchèrent leurs feutres avec respect, et dirent :

— Le capitaine Lagardère.