Le Bossu/I/III/1

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Le Bossu — 3e partie
A. Dürr (p. 167-186).


LES MÉMOIRES D’AURORE.




I

— La maison aux deux entrées. —


C’était dans cette étroite et vieille rue du Chantre qui naguère salissait encore les abords du Palais-Royal. Elles étaient trois, ces ruelles qui allaient de la rue Saint-Honoré à la montagne du Louvre : la rue Pierre-Lescot, la rue de la Bibliothèque et la rue du Chantre ; toutes les trois noires, humides, mal hantées, toutes les trois insultant aux splendeurs de ce Paris central, étonné de ne pouvoir guérir cette lèpre honteuse qui lui faisait une tache en plein visage.

De temps en temps, de nos jours surtout, on entendait dire : « Un crime s’est commis là-bas, » dans les profondeurs de cette nuit que le soleil lui-même ne perçait qu’aux beaux jours de l’été.

Tantôt c’était une prêtresse de la Vénus boueuse, assommée par des brigands en goguette.

Tantôt c’était quelque pauvre bourgeois de province dont le cadavre nu se retrouvait, scellé dans un vieux mur.

Cela faisait horreur et dégoût. L’odeur ignoble de ces tripots venait jusque sous les fenêtres de ce charmant palais, demeure des cardinaux, des princes et des rois. — Mais la pudeur du Palais-Royal lui-même date-t-elle de si loin ? — Et nos pères ne nous ont-ils pas dit ce qui se passait dans les galeries de bois et dans les galeries de pierre ?

Maintenant, le Palais-Royal est un bien honnête carré de pierres. Les galeries de bois ne sont plus. Les autres galeries forment la promenade la plus sage et la plus ennuyeuse du monde entier.

Paris n’y vient jamais. Tous les parapluies des départements s’y donnent rendez-vous.

Mais dans les restaurants à prix fixe qui foisonnent aux étages supérieurs, les oncles de Quimper ou de Carpentras se plaisent encore à rappeler les étranges mœurs du Palais-Royal de l’Empire et de la Restauration. — L’eau leur vient à la bouche, à ces oncles, tandis que les nièces timides dévorent le somptueux festin à deux francs, en faisant mine de ne point écouter.

Maintenant, à la place même où coulaient ces trois ruisseaux fangeux du Chantre, de Pierre-Lescot et de la Bibliothèque, un immense hôtel, conviant l’Europe à sa table de mille couverts, étale ses quatre façades sur la place du Palais-Royal, sur la rue Saint-Honoré alignée, sur la rue du Coq élargie, sur la rue de Rivoli allongée.

Des fenêtres de cet hôtel, on voit le Louvre neuf, fils légitime et ressemblant du vieux Louvre. La lumière et l’air s’épandent partout librement. La boue s’en est allée on ne sait où, les tripots ont disparu : la lèpre hideuse, soudainement guérie, n’a pas même laissé de cicatrices.

Mais où donc demeurent à présent les brigands et leurs dames ?

Au xviiie siècle, ces trois rues que nous venons de flétrir si dédaigneusement étaient déjà fort laides ; mais elles n’étaient pas beaucoup plus étroites ni plus souillées que la grande rue Saint-Honoré, leur voisine.

Il y avait sur leurs voies mal pavées quelques beaux portails : des hôtels nobles, çà et là parmi les masures.

Les habitants de ces rues étaient tous pareils aux habitants des carrefours voisins : en général des petits bourgeois, merciers, revendeurs ou tailleurs de soupe. — Il se rencontrait dans Paris de beaucoup plus vilains endroits.

À l’angle de la rue du Chantre et de la rue Saint-Honoré, s’élevait une maison de modeste apparence, proprette et presque neuve. L’entrée était par la rue du Chantre : une petite porte cintrée au seuil de laquelle on arrivait par un perron de trois marches.

Depuis quelques jours seulement, cette maison était occupée par une jeune famille dont les allures intriguaient passablement le voisinage curieux.

C’était un homme, un jeune homme, du moins si l’on s’en rapportait à la beauté toute juvénile de son visage, au feu de son regard, à la richesse de sa chevelure blonde encadrant un front ouvert et pur. — Il s’appelait maître Louis et ciselait des gardes d’épée.

Avec lui demeurait une toute jeune fille, belle et douce comme les anges, dont personne ne savait le nom.

On les avait entendus se parler. Ils ne se tutoyaient point et ne vivaient pas en époux.

Ils avaient pour serviteurs une vieille femme qui ne causait jamais, et un garçonnet de seize à dix-sept ans qui faisait bien ce qu’il pouvait pour être discret.

La jeune personne ne sortait jamais, — au grand jamais ! — si bien qu’on aurait pu la croire prisonnière, si à toute heure on n’avait entendu sa voix fraîche et jolie qui chantait des cantiques ou des chansons.

Maître Louis sortait, au contraire, fort souvent et rentrait même assez tard dans la nuit. — En ces occasions, il ne passait point par la porte du perron. La maison avait deux entrées : la seconde était par l’escalier de la propriété voisine.

C’était par là que maître Louis revenait en son logis.

Depuis qu’ils étaient habitants de la maison, aucun étranger n’en avait passé le seuil, — sauf un petit bossu à figure douce et sérieuse, qui entrait et sortait sans mot dire à personne, toujours par l’escalier, jamais par le perron.

C’était une connaissance particulière à maître Louis sans doute ; — les curieux ne l’avaient jamais aperçu dans la salle basse où se tenait la jeune fille avec la vieille femme et le garçonnet.

Avant l’arrivée de maître Louis et de sa famille, personne ne se souvenait d’avoir rencontré le bossu dans le quartier. — Aussi intriguait-il la curiosité générale, presque autant que maître Louis lui-même, le beau et taciturne ciseleur.

Le soir, quand les petits bourgeois du voisinage bavardaient au pas de leurs portes, après la tâche finie, on était bien sûr que le bossu et les nouveaux habitants de la maison faisaient les frais de l’entretien.

Qui étaient-ils ? d’où venaient-ils ? et à quelle heure mystérieuse ce maître Louis, qui avait les mains si blanches, taillait-il ses gardes d’épée ?

La maison était ainsi aménagée : une grande salle basse avec la petite cuisine à droite, sur la cour, et la chambre de la jeune fille ouvrant sa croisée sur la rue Saint-Honoré ; dans la cuisine deux soupentes, une pour la vieille Françoise Berrichon, l’autre pour Jean-Marie Berrichon, son petit-fils.

Tout ce rez-de-chaussée n’avait qu’une sortie : la porte du perron.

Mais au fond de la salle basse, tout contre la cuisine, était adossé un escalier à vis qui montait à l’étage supérieur.

L’étage supérieur était composé de deux chambres ; celle de maître Louis, qui s’ouvrait sur l’escalier, et une autre qui n’avait ni issue ni destination connue.

Cette deuxième chambre était constamment fermée à clef. Ni la vieille Françoise, ni Berrichon, ni même la charmante jeune fille n’avaient pu obtenir permission d’y entrer.

À cet égard, maître Louis, le plus doux des hommes, était d’une rigueur inflexible.

La jeune fille, cependant, eût bien voulu savoir ce qu’il y avait derrière cette porte close ; Françoise Berrichon en mourait d’envie, bien que ce fût une femme discrète et prudente. — Quant au petit Jean-Marie, il aurait donné deux doigts de sa main pour mettre seulement son œil à la serrure.

Mais la serrure avait par derrière une plaque qui interceptait le regard.

Une seule créature humaine partageait, au sujet de cette chambre, le secret si bien gardé de maître Louis. C’était le bossu.

On avait vu le bossu entrer dans la chambre et en sortir.

Mais, comme si tout ce qui se rapportait à ce mystère devait être inexplicable et bizarre, chaque fois que le bossu rentrait dans la chambre, on en voyait bientôt sortir maître Louis. Réciproquement, après l’entrée de maître Louis, le bossu sortait parfois tout à coup.

Jamais personne n’avait vu réunis ces deux amis inséparables.

Parmi les voisins curieux était un poëte, habitant naturellement le dernier étage de la maison ; ce poëte, après avoir mis son esprit à la torture, expliqua aux commères de la rue du Chantre qu’à Rome les prêtresses de Vesta, Ops, Rhée ou Cybèle, la Bonne Déesse, fille du Ciel et de la Terre, femme de Saturne et mère des dieux, étaient chargées d’entretenir un feu sacré qui jamais ne devait s’éteindre. En conséquence, au dire du poëte, ces demoiselles se relayaient : quand l’une veillait au feu, l’autre allait à ses affaires.

Le bossu et maître Louis devaient très-certainement avoir fait entre eux quelque pacte analogue. Il y avait là-haut quelque chose qu’on ne pouvait quitter d’une seconde : maître Louis et le bossu montaient la garde à tour de rôle auprès de ce quelque chose-là.

C’étaient deux façons de vestales, sauf le sexe et le baptême.

La version du poëte ne fut pas sans avoir du succès. Il passait pour être un peu fou ; désormais, on le regarda comme un parfait idiot.

Mais on ne trouva point d’explication meilleure que la sienne.

Le jour même où avait eu lieu en l’hôtel de M. le prince de Gonzague cette solennelle assemblée de famille, vers la brune, la jeune fille qui tenait la maison de maître Louis était seule dans sa chambrette.

C’était une jolie petite pièce toute simple, mais où chaque objet avait son élégance et sa propreté recherchée… Le lit en bois de merisier s’entourait de rideaux de percale, éclatant de blancheur. Dans la ruelle, un petit bénitier pendait, couronné d’un double rameau de buis ; — quelques livres pieux sur des rayons attenant à la boiserie, un métier à broder, des chaises, — une guitare sur l’une d’elles, — à la fenêtre un oiseau mignon dans une cage, tels étaient les objets meublant ou ornant cet humble et gracieux réduit.

Nous oublions pourtant une table ronde et sur la table quelques feuilles de papiers éparses.

La jeune fille était en train d’écrire.

Vous savez comme elles abusent de leurs yeux, les jeunes folles ! laissant courir leur aiguille ou leur plume bien longtemps après le jour tombé.

On n’y voyait presque plus et la jeune fille écrivait encore.

Les derniers rayons du jour arrivant par la fenêtre dont les rideaux venaient d’être relevés, éclairaient en plein son visage et nous pouvons vous dire du moins comme elle était faite.

C’était une rieuse, une de ces douces filles dont la gaieté rayonne si bien, qu’elle suffit toute seule à la joie d’une famille. Chacun de ses traits semblait fait pour le plaisir : son front d’enfant, son nez aux belles narines roses, sa bouche dont le sourire montrait la parure nacrée.

Mais ses yeux rêvaient : de grands yeux d’un bleu sombre dont les cils semblaient une longue frange de soie.

Sans le regard pensif de ces beaux yeux, à peine lui eussiez-vous donné l’âge d’aimer.

Elle était grande ; sa taille était un peu trop frêle : quand nul ne l’observait, ses poses avaient de chastes et délicieuses langueurs.

L’expression générale de sa figure était la douceur ; mais il y avait dans sa prunelle, brillant sous l’arc de ses sourcils noirs, dessinés hardiment, une fierté calme et vaillante. Ses cheveux, noirs aussi, à chaud reflets d’or fauve, ses cheveux longs et riches, si lourds qu’on eût dit parfois que sa tête s’inclinait sous leur poids, ondulaient en masses larges sur son cou et sur ses épaules, faisant à son adorable beauté un cadre et une auréole.

Il y en a qui doivent être aimées ardemment, mais un seul jour ; — il y en a d’autres qu’on chérit longtemps d’une tranquille tendresse.

Celle-ci devait être aimée passionnément et toujours.

Elle était ange, mais surtout femme.

Son nom, que les voisins ignoraient et que dame Françoise et Jean-Marie Berrichon avaient défense de prononcer depuis l’arrivée à Paris, était Aurore.

Nom prétentieux et sot pour une belle demoiselle des salons, nom grotesque pour une fille à mains rouges et pour ma tante dont la voix chevrote, — nom ravissant pour celles qui peuvent l’enlacer comme une fleur de plus à leur diadème de chère poésie.

Les noms sont comme les parures qui écrasent les unes et que les autres rehaussent.

Elle était là toute seule. — Quand l’ombre du crépuscule lui cacha le bout de sa plume, elle cessa d’écrire et se mit à rêver.

Les mille bruits de la rue arrivaient jusqu’à elle et ne l’éveillaient point.

Sa belle main blanche était dans ses cheveux ; sa tête s’inclinait ; ses yeux regardaient le ciel.

C’était comme une muette prière. Elle souriait à Dieu.

Puis, parmi son sourire, une larme vint, — une perle qui un moment trembla au bord de sa paupière, pour rouler ensuite lentement sur le satin de sa joue.

— Comme il tarde !… murmura-t-elle.

Elle rassembla les pages éparses sur la table et les serra dans une petite cassette qu’elle poussa derrière le chevet de son lit.

— À demain ! dit-elle, comme si elle eût pris congé d’un compagnon de chaque jour.

Puis elle ferma sa fenêtre et prit sa guitare, dont elle tira quelques accords au hasard.

Elle attendait.

Aujourd’hui, elle avait relu toutes ces pages enfermées maintenant dans la cassette.

Hélas ! elle avait le temps de lire.

Ces pages contenaient son histoire, — ce qu’elle savait de son histoire.

L’histoire de ses impressions, de ses sentiments, de son cœur.

Pour qui avait-elle écrit cela ? Les premières lignes du manuscrit répondaient à cette question.

Aurore disait :

« Je commence d’écrire un soir où je suis seule après avoir attendu tout le jour. Ceci n’est point pour lui. C’est la première chose que je fais et qui ne lui soit point destinée.

» Je ne voudrais pas qu’il vît ces pages où je parlerai de lui sans cesse, où je ne parlerai que de lui. Pourquoi ?… Je sais pourquoi. J’aurais peine à le dire.

» Elles sont heureuses, celles qui ont des compagnes à qui confier le trop-plein de leur âme : peine ou bonheur. Moi, je n’ai point d’amie. Je suis seule, toute seule. Je n’ai que lui. Quand je le vois, je deviens muette. Que lui dirai-je ? Il ne me demande rien.

» Et pourtant, ce n’est pas pour moi que je prends la plume. Je n’écrirais pas si je n’avais l’espoir d’être lue, sinon de mon vivant, au moins après ma mort.

» Je crois que je mourrai bien jeune.

» Je ne le souhaite pas : Dieu me garde de le craindre.

» Si je mourais, il me regretterait. — Moi, je le regretterais même au ciel.

» Mais, d’en haut, je verrais peut-être le dedans de son cœur. Quand cette idée me vient, je voudrais mourir.

» Il m’a dit que mon père était mort. Ma mère doit vivre.

» Ma mère, j’écris pour vous. Mon cœur est à lui tout entier, mais il est tout à vous aussi. Je voudrais demander à ceux qui le savent le mystère de cette double tendresse. Avons-nous deux cœurs ?

» J’écris pour vous. Il me semble qu’à vous je ne cacherais rien et que j’aimerais à vous montrer les plus secrets replis de mon âme. Me trompé-je ? Une mère n’est-elle pas l’amie qui doit tout savoir, le médecin qui peut tout guérir ?

» Je vis une fois, par la fenêtre ouverte d’une maison, une jeune fille agenouillée devant une femme à la beauté douce et grave. L’enfant pleurait : mais c’étaient de bonnes larmes ; la mère, émue et souriante, se penchait pour baiser ses cheveux.

» Oh ! le divin bonheur, ma mère ! Je crois sentir votre baiser sur mon front !… Vous aussi, vous devez être bien douce et bien belle… Vous aussi, vous devez savoir consoler en souriant !

» Ce tableau est toujours dans tous mes rêves. J’envie les larmes de la jeune fille. Ma mère, si j’étais entre vous et lui, que pourrait me donner le ciel ?

» Moi, je ne me suis agenouillée jamais que devant un prêtre. La parole d’un prêtre fait du bien ; mais c’est par la bouche des mères que parle la voix de Dieu.

» M’attendez-vous ? me cherchez-vous ? me regrettez-vous ? Suis-je dans vos prières du matin et du soir ? Me voyez-vous, vous aussi, dans vos songes ?

» Il me semble, quand je pense à vous, que vous devez penser à moi. Parfois, mon cœur vous parle ; m’entendez-vous ? — Si Dieu m’accorde jamais ce grand bonheur de vous voir, ma mère, ma mère chérie, je vous demanderai s’il n’était pas des instants où votre cœur tressaillait sans motif.

» Et je vous dirai : c’est que vous entendiez le cri de mon cœur, ma mère !…

. . . . . . . . . . . . . . .

» … Je suis née en France. On ne m’a pas dit où. Je ne sais pas mon âge au juste, mais je dois avoir aux environs de vingt ans.

» Est-ce rêve ? est-ce réalité ? Ce souvenir, si c’en est un, est si lointain et si vague ! Je crois me rappeler parfois une femme au visage angélique, qui penchait son sourire au-dessus de mon berceau.

» Était-ce vous, ma mère ?

» … Puis, dans les ténèbres, un grand bruit de bataille. — Peut-être la nuit de fièvre d’un enfant…

» Quelqu’un me portait dans ses bras. Une voix de tonnerre me fit trembler. — Nous courûmes dans l’obscurité. — J’avais froid…

» Il y a une brume autour de tout cela. — Mon ami doit tout savoir ; mais, quand je l’interroge sur mon enfance, il sourit tristement et se tait.

» Je me vois pour la première fois distinctement habillée en petit garçon dans les Pyrénées espagnoles. Je menais paître les chèvres d’un quintero montagnard qui nous donnait sans doute l’hospitalité. Mon ami était malade et j’entendais dire souvent qu’il mourrait. Je l’appelais alors mon père.

» Quand je revenais le soir, il me faisait mettre à genoux près de son lit, joignant lui-même mes petites mains et me disait en français :

» — Aurore, prie le bon Dieu pour que je vive.

» Une nuit, le prêtre vint lui apporter l’extrême-onction. Il se confessa et pleura.

» Il croyait que je ne l’entendais pas ; il dit :

» — Voilà ma pauvre petite fille qui va rester seule !

» — Songez à Dieu, mon fils ! exhortait le prêtre.

» — Oui, mon père… oh ! oui, je songe à Dieu… Dieu est bon ; je ne m’inquiète point de moi… Mais ma pauvre petite fille qui va rester seule sur la terre…, serait-ce un grand péché, mon père, que de l’emmener avec moi ?

» — La tuer ! s’écria le prêtre avec épouvante ; mon fils, vous avez le délire !

» Il secoua la tête et ne répondit point. Moi, je m’approchai tout doucement.

» — Ami Henri, dis-je en le regardant fixement, — et si vous saviez, ma mère, comme sa pauvre figure était maigre et hâve, — ami Henri, je n’ai pas peur de mourir et je veux bien aller avec toi au cimetière !

» Il me prit dans ses bras, que brûlaient la fièvre. Et je me souviens qu’il répétait :

» La laisser seule ! la laisser toute seule !

» Il s’endormit, me tenant toujours dans ses bras. On voulait m’arracher de là, mais il eût fallu me tuer… Je pensais :

» — S’il s’en va, on m’emportera avec lui…

» Au bout de quelques heures, il s’éveilla. J’étais baignée de sa sueur.

» — Je suis sauvé, dit-il.

» Et, me voyant serrée contre lui, il ajouta :

» — Beau petit ange, c’est toi qui m’as guéri…

» … Je ne l’avais jamais bien regardé. Un jour, je le vis beau comme il est et comme je le vois toujours depuis.

» Nous avions quitté la ferme du quintero pour aller un peu plus avant dans le pays. Mon ami avait repris ses forces et travaillait aux champs comme un manœuvre. J’ai su depuis que c’était pour me nourrir.

» C’était dans une riche alqueria des environs de Venasque ; le maître cultivait la terre et vendait en outre à boire aux contrebandiers.

» Mon ami m’avait bien recommandé de ne point sortir du petit enclos qui était derrière la maison et de ne jamais entrer dans la salle commune. — Mais, un soir, des seigneurs vinrent manger à l’alqueria : des seigneurs qui arrivaient de France.

» J’étais à jouer avec les enfants du maître dans le clos. Les enfants voulurent voir les seigneurs ; je les suivis étourdiment.

» Ils étaient deux à table, entourés de valets et de gens d’armes : sept en tout.

» Celui qui commandait aux autres fit un signe à son compagnon. Tous deux me regardèrent. Le premier seigneur m’appela et me caressa, tandis que l’autre allait parler tout bas au maître de la métairie.

» Quand il revint, je l’entendis qui disait :

» — C’est elle !

» — À cheval ! commanda le grand seigneur.

» En même temps, il jeta au maître de l’alqueria une bourse pleine d’or.

» À moi, il me dit :

» — Viens jusqu’aux champs, petite, viens chercher ton père.

» Le voir un instant plus tôt ! moi, je ne demandais pas mieux. Je montai bravement en croupe derrière un des gentilshommes.

» La route pour aller aux champs où travaillait mon père, je ne la savais pas. Pendant une demi-heure, j’allai, riant, chantant, me balançant au trot du grand cheval. J’étais heureuse comme une reine !

» Puis je demandai :

» — Arriverons-nous bientôt auprès de mon ami ?

» — Bientôt ! bientôt ! me fut-il répondu.

» Et nous allions toujours.

» Le crépuscule du soir venait ; j’eus peur. Je voulus descendre du cheval. Le grand seigneur commanda :

» — Au galop !

» Et l’homme qui me tenait me mit la main sur la bouche pour étouffer mes cris.

» Mais, tout à coup, à travers champs, nous vîmes accourir un cavalier qui fendait l’espace comme un tourbillon. Il était sur un cheval de labour, sans selle ni bride ; ses cheveux allaient au vent avec les lambeaux de sa chemise déchirée.

» La route tournait autour d’un bois taillis, coupé par une rivière ; il avait traversé la rivière à la nage et coupé le taillis.

» Il arrivait ! il arrivait ! — Je ne reconnaissais pas mon père si doux et si calme ; je ne reconnaissais pas mon ami Henri toujours souriant près de moi. — Celui-là était terrible et beau comme un ciel d’orage.

» Il arrivait. — D’un dernier bond, le cheval franchit le talus de la route et tomba épuisé.

» Mon ami tenait à la main le soc de sa charrue.

» — Chargez-le ! cria le grand seigneur.

» Mais mon ami l’avait prévenu. — Le soc de charrue, brandi à deux mains, avait frappé deux coups. — Deux valets armés d’épées étaient tombés par terre et gisaient dans leur sang.

» Et à chaque fois que mon ami frappait, il criait :

— « J’y suis ! j’y suis ! Lagardère ! Lagardère !… »