Le Bossu/II/II/1

La bibliothèque libre.
Le Bossu — 5e partie
A. Dürr (p. 195-214).


LE CONTRAT DE MARIAGE.




I

— Encore la maison d’or. —


On avait travaillé toute la nuit à l’hôtel de Gonzague. Les cases étaient faites. Dès le matin, chaque marchand était venu meubler ses quatre pieds carrés. La grande salle elle-même avait ses loges toutes neuves et l’on y respirait l’âpre odeur du sapin raboté.

Dans les jardins, l’installation était complète aussi. Rien n’y restait des magnificences passées. Quelques arbres déshonorés s’élevaient à peine çà et là ; quelques statues aux carrefours des cinq ou six rues de cabanes qu’on avait percées sur l’emplacement des parterres.

Au centre d’une petite place, située non loin de l’ancienne niche de Médor et tout en face du perron de l’hôtel, on voyait encore, sur un piédestal de marbre, une statue mutilée de la Pudeur.

Le hasard a de ces moqueries. — Qui sait si l’emplacement de notre Bourse actuelle ne servira pas, dans les siècles à venir, à quelque monument honnête ?

Et tout cela était plein dès l’aube. Il n’y avait point alors d’agents de change, mais les courtiers ne manquaient pas. L’art en enfance était déjà l’art. On s’agitait, on se démenait, on vendait, on achetait, on mentait, on volait : — on faisait des affaires.

Les fenêtres de madame la princesse de Gonzague qui donnaient sur le jardin étaient fermées et leurs contrevents épais — celles du prince, au contraire, n’avaient que leurs rideaux de lampas broché d’or.

Il ne faisait jour ni chez le prince, ni chez la princesse.

M. de Peyrolles, qui avait son logement dans les combles, était encore au lit, mais il ne dormait point. Il venait de compter son gain de la veille et de l’ajouter au contenu d’une cassette de taille très respectable qui était à son chevet. Il était riche, ce fidèle M. de Peyrolles ; il était avare ou plutôt avide, car s’il aimait l’argent passionnément c’était pour les bonnes choses que l’argent procure.

Nous n’en sommes plus à dire qu’il n’avait aucune espèce de préjugé. Il prenait de toutes mains et comptait bien être un fort grand seigneur dans ses vieux jours.

C’était le Dubois de Gonzague. Le Dubois du régent voulait être cardinal. Nous ne savons quelle était l’ambition de ce discret M. de Peyrolles, mais les Anglais avaient inventé déjà ce titre « milord Million. »

Peyrolles voulait être tout simplement monseigneur Million.

Gauthier Gendry était en train de lui faire son rapport. — Gauthier Gendry lui racontait comme quoi ces deux pauvres conscrits, Oriol et Montaubert, avaient porté le cadavre jusqu’à l’arche Marion où ils l’avaient précipité dans le fleuve.

Peyrolles bénéficiait de moitié sur le payement des coquins employés par son maître. Il solda Gauthier Gendry et le congédia, mais celui-ci dit avant de partir :

— Les bons vivants deviennent rares. Vous avez là, sous votre croisée, un ancien soldat de ma compagnie qui pourrait donner, à l’occasion, un honnête coup de main.

— Tu l’appelles ?

— La Baleine… Il est fort et stupide comme un bœuf.

— Engage-le, répondit Peyrolles ; — ceci par prudence, car j’espère bien que nous en avons fini avec toutes ces violences.

— Moi, dit Gauthier Gendry, — j’espère bien le contraire… Je vais engager la Baleine.

Il descendit au jardin où La Baleine était dans l’exercice de ses fonctions, essayant en vain de lutter contre la vogue croissante de son heureux rival, Ésope II, dit Jonas.

Peyrolles se leva et se rendit chez son maître.

Il apprit avec étonnement que d’autres l’avaient devancé.

Le prince de Gonzague donnait en effet audience à nos deux amis Cocardasse junior et frère Passepoil : tous deux en belle tenue, malgré l’heure matinale, brossés de frais et ayant fait déjà leur tour à l’office.

— Mes drôles ! commença M. de Peyrolles dès qu’il les aperçut, — qu’avez-vous fait hier, pendant la fête ?

Passepoil haussa les épaules et Cocardasse tourna le dos.

— Autant il y a pour nous d’honneur et de bonheur, dit ce gascon éloquent, — à servir un illustre patron tel que vous, monseigneur, autant il est pénible d’avoir affaire à monsieur… Pas vrai, ma caillou ?

— Mon ami, répondit Passepoil, — a lu dans mon cœur.

— Vous m’avez entendu, fit Gonzague qui avait l’air exténué, — il faut que vous ayez des nouvelles ce matin même… des nouvelles certaines… des preuves palpables… je veux savoir s’il est vivant ou mort !

Cocardasse et Passepoil saluèrent de cette ample et belle façon qui faisait d’eux les coupe-jarrets les plus distingués de l’Europe. — Ils passèrent roides devant M. de Peyrolles et sortirent.

— M’est-il permis de vous demander, monseigneur, dit Peyrolles déjà tout blême, — de qui vous parliez ainsi : vivant ou mort ?

— Je parlais du chevalier de Lagardère, répliqua Gonzague qui remit sa tête fatiguée sur l’oreiller.

— Mais, fit Peyrolles stupéfait, — pourquoi ce doute ? Je viens de payer Gauthier Gendry…

— Gauthier Gendry est un méchant coquin… et toi, tu te fais vieillot, mons Peyrolles ! nous sommes mal servis… Pendant que tu dormais, j’ai déjà travaillé ce matin. J’ai vu Oriol et j’ai vu Montaubert… Pourquoi nos hommes ne les ont-ils pas accompagnés jusqu’à la Seine ?

— La besogne était achevée… Monseigneur a eu lui-même cette pensée de forcer deux de ses amis…

— Amis !… répéta Gonzague avec un dédain si profond, que Peyrolles resta bouche close.

— J’ai bien fait, reprit le prince ; — et tu as raison : ce sont mes amis… Tudieu ! il faut qu’ils le croient !… Ce sont mes amis… De qui userait-on sans mesure, sinon de ses amis ?… Je veux les mater, devines-tu cela ? Je veux les lier à triple nœud… les enchaîner… Si M. de Horn avait eu seulement une centaine de bavards derrière lui, le régent se fût bouché les oreilles… Le régent aime avant tout son repos… Le sort fâcheux de M. le comte de Horn…

Il s’interrompit, voyant que le regard de Peyrolles était fixé sur lui avidement.

— Vive Dieu ! dit-il avec un rire un peu contraint, — en voici un qui a déjà la chair de poule !…

— Est-ce que vous en êtes à craindre quelque chose de M. le régent ! demanda Peyrolles.

— Écoute, fit Gonzague qui se souleva sur le coude, — je te jure devant Dieu que si je tombe tu seras pendu !

Peyrolles recula de trois pas ; les yeux lui sortaient de la tête.

Gonzague, pour le coup, éclata de rire franchement.

— Roi des trembleurs ! s’écria-t-il ; — de ma vie je n’ai été si bien en cour… mais on ne sait pas ce qui peut arriver… Le cas échéant, je ne veux point subir le sort de M. de Horn… je veux qu’il y ait autour de moi, non pas des amis… il n’y a plus d’amis… mais des esclaves, — non pas des esclaves achetés, mais des esclaves enchaînés… des êtres vivant de mon souffle pour ainsi dire… et sachant bien qu’ils mourraient de ma mort.

— Pour ce qui est de moi, balbutia Peyrolles, — monseigneur n’avait pas besoin…

— C’est juste… toi, je te tiens depuis longtemps… mais les autres ?… sais-tu qu’il y a de beaux noms dans cette bande ?… sais-tu qu’une clientèle semblable est un bouclier ?… Navailles est de sang ducal, Montaubert appartient aux Molé de Champlâtreux : des seigneurs de robe dont la voix sonne comme le bourdon de Notre-Dame, — Choisy est le cousin de Mortemart, Nocé est l’allié des Lauzun, — Gironne tient à Cellamare, Chaverny aux princes de Soubise…

— Oh ! celui-là…, interrompit Peyrolles.

— Celui-là, dit Gonzague, sera lié comme les autres… Il ne s’agit que de trouver une chaîne à sa fantaisie… — Si nous n’en trouvions pas, se reprit-il d’un air sombre, ce serait tant pis pour lui… Mais poursuivons notre revue : Taranne est protégé par M. Law en personne ; Oriol, ce grotesque, est le propre neveu du secrétaire d’État Leblanc ; Albret appelle M. de Fleury mon cousin… Il n’y a pas jusqu’à cet épais baron de Batz qui n’ait ses entrées chez la princesse palatine… Je n’ai pas pris mes gens à l’aveugle, sois sûr de cela… Vauxmenil me donne la duchesse de Berry ; j’ai l’abbesse de Chelles par le petit Saveuse… Par la sambleu ! je sais bien qu’ils me livreraient pour trente écus, tous, tant qu’ils sont ; mais les voici dans ma main depuis hier soir… et demain matin je les veux sous mes pieds.

Il rejeta sa couverture et sauta hors de son lit.

— Mes pantoufles ! dit-il.

Peyrolles s’agenouilla aussitôt et le chaussa de la meilleure grâce du monde.

Cela fait, il aida Gonzague à passer sa robe de chambre.

C’était une bête à toutes fins.

— Je te dis tout cela, mon ami Peyrolles, reprit Gonzague ; car tu es mon ami, toi aussi !…

— Oh ! monseigneur… allez-vous me confondre avec… ?

— Du tout !… Il n’y en a pas un qui l’ait mérité, interrompit le prince avec un sourire amer ; mais je te tiens si parfaitement mon ami, Peyrolles, que je te puis parler comme à un confesseur… On a besoin parfois de faire ses confidences : cela recorde… Nous disions donc qu’il nous les faut pieds et poings liés. La corde que je leur ai mise au cou ne fait encore qu’un tour : nous serrerons cela… Tu vas juger de suite combien la chose presse : nous avons été trahis cette nuit…

— Trahis ! se récria Peyrolles ; et par qui ?

— Par Gauthier Gendry, par Oriol et par Montaubert.

— Est-il possible !

— Tout est possible tant que la corde ne les étranglera pas.

— Et comment monseigneur sait-il… ? demanda Peyrolles.

— Je ne sais rien, sinon que nos coquins n’ont pas fait leur devoir…

— Gauthier Gendry vient de m’affirmer qu’il avait porté le corps à l’arche Marion…

— Gauthier Gendry a menti comme un misérable qu’il est… Je ne sais rien… J’avoue que je renonce difficilement à l’espoir d’être débarrassé de ce coquin de Lagardère…

— Est-ce que vous avez des doutes ?…

Gonzague prit sous son oreiller un papier roulé et le déplia lentement.

— Je ne connais guère de gens qui voulussent se moquer de moi, murmura-t-il ; ce serait un jeu dangereux qu’une semblable espièglerie vis-à-vis du prince de Gonzague.

Peyrolles attendit qu’il s’expliquât plus clairement.

— Et, d’un autre côté, poursuivit celui-ci, ce Gauthier Gendry a du moins la main sûre… Nous avons entendu le cri de l’agonie…

— Vous avez donc des doutes, monseigneur ? répéta Peyrolles au comble de l’inquiétude.

Gonzague lui passa le papier déroulé, et Peyrolles lut avidement.

Ce papier contenait une liste ainsi conçue :

« Le capitaine Lorrain, — Naples ;
» Staupitz, — Nuremberg ;

» Pinto, — Turin ;
» El Matador, — Glascow ;
» Joël de Jugan, — Morlaix ;
» Faënza, — Paris ;
» Saldagne, — id ;
» Peyrolles, — … ;
» Philippe de Mantoue, prince de Gonzague, — … »

Ces deux derniers noms étaient écrits à l’encre rouge, — ou au sang.

Il n’y avait point de nom de ville à leur suite, parce que le vengeur ne savait pas encore en quel lieu il devait les punir.

Les sept premiers noms, écrits à l’encre noir, étaient marqués d’une croix rouge.

Gonzague et Peyrolles ne pouvaient ignorer ce que signifiait cette marque.

Peyrolles avait le papier entre ses mains et tremblait comme la feuille.

— Quand avez-vous reçu ce papier ?… balbutia-t-il.

— Ce matin… de bonne heure… mais pas avant que les portes fussent ouvertes, car j’entendais déjà le bruit infernal que font tous ces fous dedans et dehors.

Par le fait, c’était un assourdissant tapage. L’expérience n’avait pas appris encore à régler une bourse, et à donner au tripot un joli air de décence. Tout le monde criait à la fois, et ce concert de voix tonnait comme le bruit d’une émeute.

Mais Peyrolles songeait bien à cela !

— Comment l’avez-vous reçu ? demanda-t-il encore.

Gonzague montra la fenêtre qui faisait face à son lit, et dont un des carreaux était brisé.

Peyrolles comprit et chercha des yeux sur le tapis, où il vit bientôt un caillou parmi les éclats de vitre.

— C’est cela qui m’a éveillé, dit Gonzague. J’ai lu… et l’idée m’est venue que Lagardère avait pu se sauver.

Peyrolles courba la tête.

— À moins, reprit Gonzague, que cet acte audacieux n’ait été exécuté par quelque affidé, ignorant le sort de son maître.

— Espérons-le, murmura Peyrolles.

— En tout cas, j’ai mandé sur-le-champ Oriol et Montaubert… J’ai feint de tout ignorer… j’ai plaisanté… je les ai poussés… Ils m’ont avoué qu’ils avaient déposé le cadavre sur un monceau de débris dans la rue Pierre Lescot.

Le poing fermé de Peyrolles frappa son genou.

— Il n’en faut pas davantage, s’écria-t-il ; un blessé peut recouvrer la vie…

— Nous saurons dans peu le vrai de l’affaire… Cocardasse et Passepoil sont sortis pour cela.

— Est-ce que vous vous fiez à ces deux renégats, monseigneur ?

— Je ne me fie à personne, ami Peyrolles, pas même à toi… Si je pouvais tout faire par moi-même, je ne me servirais de personne… Ils se sont enivrés cette nuit ; ils ont eu tort ; ils le savent… raison de plus pour qu’ils marchent droit… Je les ai fait venir ; je leur ai ordonné de me trouver les deux braves qui ont défendu cette nuit la jeune aventurière qui prend le nom d’Aurore de Nevers.

Il ne put s’empêcher de sourire en prononçant ces derniers mots.

Peyrolles resta sérieux comme un croque-mort.

— Et de remuer ciel et terre, acheva Gonzague, — pour savoir si notre bête noire nous a encore échappé.

Il sonna et dit au domestique qui entra :

— Qu’on me prépare ma chaise ! — Toi, mon ami Peyrolles, tu vas monter chez madame la princesse, afin de lui porter, selon l’habitude, l’assurance de mon profond respect. Tâche d’avoir de bons yeux : tu me diras quelle physionomie a l’antichambre de madame la princesse, et de quel ton sa camériste t’aura répondu.

— Où retrouverai-je monseigneur ?

— Je vais d’abord au pavillon… J’ai hâte de voir notre jeune aventurière… Il paraît qu’elle et cette folle de dona Cruz font une paire d’amies… J’irai ensuite à l’hôtel de M. Law, qui me néglige… puis je me montrerai au Palais-Royal, où mon absence ne ferait pas bien… Qui sait quelles calomnies on pourrait répandre sur mon compte ?

— Tout cela sera long…

— Tout cela sera court… J’ai besoin de voir nos amis… nos bons amis… Cette journée ne sera pas oisive, et je médite pour ce soir certain petit souper… Mais nous reparlerons de cela.

Il s’approcha de la fenêtre et ramassa le caillou qui était sur le tapis.

— Monseigneur, dit Peyrolles, avant de vous quitter, permettez que je vous mette en garde contre ces deux chenapans…

— Cocardasse et Passepoil ?… Je sais qu’ils t’ont fort maltraité, mon pauvre Peyrolles.

— Il ne s’agit pas de cela… Quelque chose me dit qu’ils trahissent… Et tenez ! s’il fallait une preuve… Ils étaient à l’affaire des fossés de Caylus, et cependant je ne les ai point vus sur la liste de mort…

Gonzague, qui considérait le caillou d’un air pensif, déplia vivement le papier qu’il avait repris.

— Cela est vrai, murmura-t-il ; leurs noms manquent ici… Mais si c’est Lagardère qui a dressé cette liste et si nos deux coquins étaient à Lagardère, il eût mis leurs noms les premiers pour dissimuler la tromperie.

— Ceci est trop subtil, monseigneur. Il ne faut rien négliger dans un combat à outrance ; depuis hier, vous pontez sur l’inconnu… Cette créature étrange, ce bossu qui est entré, comme malgré vous, dans vos affaires.

— Tu m’y fais penser, interrompit Gonzague ; il faut que celui-là me vide son sac jusqu’au fond.

Il regarda par la croisée.

Le bossu était justement au-devant de sa niche et dardait un coup d’œil perçant vers les fenêtres de Gonzague.

À la vue de ce dernier, le bossu baissa les yeux et salua respectueusement.

Gonzague regarda encore son caillou.

— Nous saurons cela, murmura-t-il ; nous saurons tout cela… J’ai idée que la journée vaudra la nuit… Va, mon ami Peyrolles : voici ma chaise… À bientôt !

Peyrolles obéit.

M. de Gonzague monta dans sa chaise et se fit conduire au pavillon de dona Cruz.

En traversant les corridors, pour se rendre chez madame de Gonzague, Peyrolles se disait :

— Je n’ai pas pour la France, ma belle patrie, une de ces tendresses idiotes, comme j’en ai vu parfois… Avec de l’argent, on trouve des patries partout… Ma tirelire est à peu près pleine, et, dans vingt-quatre heures, je puis faire ma main dans les coffres du prince… Le prince me paraît baisser… Si les choses ne vont pas mieux d’ici à demain, je boucle ma valise et je vais chercher un air qui convienne davantage à ma santé délicate… Que diable ! d’ici à demain, la mine n’aura pas eu le temps de sauter !

Cocardasse junior et frère Passepoil avaient promis de se multiplier pour mettre fin aux incertitudes de M. le prince de Gonzague.

Ils étaient gens de parole. Nous les retrouvons non loin de là dans un cabaret borgne de la rue Aubry-le-Boucher, buvant et mangeant comme quatre.

La joie brillait sur leurs visages.

— Il n’est pas mort ! dit Cocardasse en tendant son gobelet.

Passepoil l’emplit et répéta :

— Il n’est pas mort !

Et tous deux trinquèrent à la santé du chevalier Henri de Lagardère.

— Ah ! capédébiou ! reprit Cocardasse, nous en doit-il des coups de plat pour toutes les sottises que nous avons faites depuis hier au soir !

— Nous étions gris, mon noble ami, repartit Passepoil ; l’ivresse est crédule… D’ailleurs, nous l’avions laissé dans un si mauvais pas…

— Est-ce qu’il y a des mauvais pas pour ce couquin-là ! s’écria Cocardasse avec enthousiasme ; A pa pur ! je le verrais maintenant lardé comme une poularde, que je dirais encore : Sandiéou ! il s’en tirera !

— Le fait est, murmura Passepoil en buvant sa piquette à petites gorgées, que c’est un bien joli sujet !… Ça nous rehausse fièrement d’avoir contribué à son éducation.

— Mon bon, tu viens d’exprimer les sentiments de mon cœur… Qu’il nous donne des coups de plat tant qu’il voudra, je suis à lui corps et âme !

Passepoil remit son verre vide sur la table.

— Mon noble ami, reprit-il, s’il m’était permis de t’adresser une observation, je te dirais que tes intentions sont bonnes… mais ta fatale faiblesse pour le vin…

— Morbioux ! interrompit le Gascon ; écoutez la caillou !… tu étais trois fois plus gris que moi.

— Bien, bien… Du moment que tu le prends ainsi… Holà ! la fille, un autre broc.

Il prit dans ses doigts longs, maigres et crochus la taille de la servante qui avait la tournure d’un tonneau.

Cocardasse le contempla d’un air de compassion.

— Eh ! donc, dit-il, mon bon, mon pauvre bon, tu vois une paille dans l’œil du voisin… Ôte donc la poutre qui est dans le tien, bagassas !

En arrivant chez Gonzague le matin de ce jour, ils étaient d’autant mieux convaincus de la fin violente de Lagardère, qu’ils s’étaient rendus, dès l’aube, à la maison de la rue du Chantre dont ils avaient trouvé les portes forcées.

Le rez-de-chaussée était vide : les voisins ne savaient pas ce qu’étaient devenus la belle jeune fille, Françoise et Jean-Marie Berrichon.

Au premier étage, auprès du coffre dont la fermeture était brisée il y avait une mare de sang. C’en était fait ; les coquins qui avaient attaqué cette nuit le domino rose qu’ils étaient chargés de défendre avaient dit vrai : Lagardère était mort.

Mais Gonzague lui-même venait de leur rendre l’espoir par la commission qu’il leur avait donnée. Gonzague doutait ; Gonzague voulait qu’on lui retrouvât le cadavre de son mortel ennemi.

Gonzague avait assurément ses raisons pour cela. Il n’en fallait pas plus à nos deux braves pour trinquer gaiement à la santé de Lagardère vivant.

Quant à la seconde partie de leur mission : chercher les deux braves qui avaient défendu Aurore, c’était chose faite.

Cocardasse se versa rasade et dit :

— Il faudra trouver une histoire.

— Deux histoires, répondit frère Passepoil : une pour toi, une pour moi.

— Eh ! donc, je suis Gascon ; les histoires ne me coûtent guère.

— Je suis Normand, pardienne ! Nous verrons la meilleure histoire.

— Tu me provoques, je crois, pécaïre !

— Amicalement, mon noble camarade… Ce sont des jeux de l’esprit… Souviens-toi seulement que nous devons avoir trouvé, dans notre histoire, le cadavre du Petit Parisien…

Cocardasse haussa les épaules.

— Capédébiou ! grommela-t-il en humant la dernière goutte du second broc, la caillou veut en remontrer à son maître !…

Il était encore trop tôt pour retourner à l’hôtel. Il fallait le temps de chercher.

Cocardasse et Passepoil se mirent à chercher chacun son histoire. Nous verrons lequel des deux était le meilleur conteur. En attendant, ils s’endormirent, la tête sur la table, et nous ne saurions à qui des deux décerner la palme pour la vigueur et la sonorité du ronflement.