Le Bossu/II/III/2

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Le Bossu — 6e partie
A. Dürr (p. 57-83).


II

— Plaidoyer. —


La botte était hardie, le coup bien assené : il porta. Le régent de France baissa les yeux sous le regard sévère de Gonzague.

Celui-ci, rompu aux luttes de la parole, avait préparé d’avance son effet. Le récit qu’il allait faire n’était point une improvisation.

— Oseriez-vous dire, murmura le régent, — que j’ai manqué au devoir de l’amitié !

— Non, monseigneur, repartit Gonzague ; — forcé que je suis de me défendre, je vais mettre seulement ma conduite en regard de la vôtre… nous sommes seuls… Votre Altesse Royale n’aura point à rougir…

Philippe d’Orléans était remis de son trouble.

— Nous nous connaissons dès longtemps, prince, dit-il ; — vous allez très loin… prenez garde !

— Vous vengeriez-vous, demanda Gonzague qui le regarda en face, — de l’affection que j’ai prouvée à notre frère après sa mort ?

— Si l’on vous a fait tort, répliqua le régent, — vous aurez justice… parlez !

Gonzague avait espéré plus de colère. — Le calme du duc d’Orléans lui fit perdre un mouvement oratoire sur lequel il avait beaucoup compté.

— À mon ami, reprit-il pourtant, — au Philippe d’Orléans qui m’aimait hier et que je chérissais, j’aurais conté mon histoire en d’autres termes ; au point où nous en sommes, Votre Altesse Royale et moi, c’est un résumé succinct et clair qu’il faut.

La première chose que je dois vous dire, c’est que ce Lagardère est non seulement un spadassin de la plus dangereuse espèce, — une manière de héros parmi ses pareils, — mais encore un homme intelligent et rusé, capable de poursuivre une pensée d’ambition pendant des années et ne reculant devant aucun effort pour arriver à son but.

Je ne puis croire qu’il ait eu dès l’abord l’idée d’épouser l’héritière de Nevers. — Pour cela, quand il passa la frontière, il lui fallait encore attendre quinze ou seize ans : c’est trop. Son premier plan fut, sans aucun doute, de se faire payer quelque énorme rançon : il savait que Nevers et Caylus étaient riches.

Moi qui l’ai poursuivi sans relâche depuis la nuit du crime, je sais chacune de ses actions : il avait fondé tout simplement sur la possession de l’enfant l’espoir d’une grande fortune.

Ce sont mes efforts mêmes qui l’ont porté à changer de batteries. Il dut comprendre bien vite, à la manière dont je menais la chasse contre lui, que toute transaction déloyale était impossible.

Je passais la frontière peu de temps après lui et je l’atteignis aux environs de la petite ville de Venasque en Navarre. Malgré la supériorité de notre nombre, il parvint à s’échapper, et prenant un nom d’emprunt, il s’enfonça dans l’intérieur de l’Espagne.

Je ne vous dirai point en détail les rencontres que nous eûmes ensemble. — Sa force, son courage, son adresse tiennent véritablement du prodige… Outre la blessure qu’il me fit dans les fossés de Caylus, tandis que je défendais mon malheureux ami…

Ici, Gonzague ôta son gant et montra la marque de l’épée de Lagardère.

— Outre cette blessure, continua-t-il, je porte en plus d’un endroit la trace de sa main. Il n’y a point de maître en faits d’armes qui puisse lui tenir tête. — J’avais à ma solde une véritable armée, car mon dessein était de le prendre, afin de constater par lui l’identité de ma jeune et chère pupille. Mon armée était composée des plus renommés prévôts de l’Europe : le capitaine Lorrain, Joël de Jugan, Staupitz, Pinto, el Matador, Saldagne et Faënza : ils sont tous morts…

Le régent fit un mouvement.

— Ils sont tous morts ! répéta Gonzague, — morts de sa main !

— Vous savez que lui aussi, murmura Philippe d’Orléans, — que lui aussi prétend avoir reçu mission de protéger l’enfant de Nevers et de venger notre malheureux ami.

— Je sais, puisque je l’ai dit, que c’est un imposteur audacieux et habile… mais je sais aussi devant qui je parle… j’espère que le duc d’Orléans, de sang-froid, ayant à choisir entre deux affirmations, considérera les titres de chacun.

— Ainsi ferai-je, prononça le régent ; — continuez.

— Des années se passèrent, poursuivit Gonzague, — et remarquez que ce Lagardère n’essaya jamais de faire parvenir à la veuve de Nevers ni une lettre ni un message.

Faënza, qui était un homme adroit et que j’avais envoyé à Madrid pour surveiller le ravisseur, revint et me fit un rapport bizarre sur lequel j’appelle spécialement l’attention de Votre Altesse Royale.

Lagardère, qui, à Madrid, s’appelait don Luiz, avait troqué sa captive contre une jeune fille que lui avaient cédée à prix d’argent les gitanos du Léon. Lagardère avait peur de moi ; il me sentait sur sa piste et voulait me donner le change. La gitanita fut élevée chez lui, à dater de ce moment, tandis que la véritable héritière de Nevers, enlevée par les Bohémiens, vivait avec eux sous la tente.

Je doutai. Ce fut la cause de mon premier voyage à Madrid. Je m’abouchai avec les gitanos dans les gorges du mont Balandron et j’acquis la certitude que Faënza ne m’avait point trompé.

Je vis la jeune fille dont les souvenirs étaient en ce temps-là tout frais. Toutes mes mesures furent prises pour nous emparer d’elle et la ramener en France. Elle était bien joyeuse à l’idée de revoir sa mère.

Le soir fixé pour l’enlèvement, mes gens et moi nous soupâmes sous la tente du chef, afin de ne point inspirer de défiance. On nous avait trahis. — Ces mécréants possèdent d’étranges secrets. Au milieu du souper, notre vue se troubla ; le sommeil nous saisit. — Quand nous nous éveillâmes le lendemain matin, nous étions couchés sur l’herbe, dans la gorge du Balandron. Il n’y avait plus autour de nous ni tentes ni campement. Les feux à demi consumés s’éteignaient sous la cendre

Les gitanos du Léon avaient disparu…

Dans ce récit, Gonzague s’arrangeait de manière à côtoyer toujours la vérité, en ce sens que les dates, les lieux de scène et les personnages étaient exactement indiqués. Son mensonge avait ainsi la vérité pour cadre.

De telle sorte que si on interrogeait Lagardère ou Aurore, leurs réponses ne pussent manquer de se rapporter par quelque point à sa version.

Tous deux, Lagardère et Aurore, étaient, à son dire, des imposteurs. Donc ils avaient intérêt à dénaturer les faits.

Le régent écoutait toujours, attentif et froid.

— Ce fut une belle occasion, manquée monseigneur, reprit Gonzague avec ce pur accent de sincérité qui le faisait si éloquent ; — si nous avions réussi, que de larmes évitées dans le passé ! que de malheurs conjurés dans le présent !… Je ne parle point de l’avenir, qui est à Dieu !

Je revins à Madrid. Nulle trace des bohémiens. Lagardère était parti pour un voyage. La gitanita qu’il avait mise à la place de mademoiselle de Nevers était élevée au couvent de l’Incarnation.

Monseigneur, votre volonté est de ne point faire paraître les impressions que vous cause mon récit. Vous vous défiez de cette facilité de parole qu’autrefois vous aimiez. Je tâche d’être simple et bref. Néanmoins je ne puis me défendre de m’interrompre pour vous dire que vos défiances et même vos préventions n’y feront rien. La vérité est plus forte que cela. Du moment que vous avez consenti à m’écouter, la cause est jugée. J’ai amplement, j’ai surabondamment de quoi vous convaincre.

Avant de poursuivre la série des faits, je dois placer ici une observation qui a son importance : au début, Lagardère fit cette substitution d’enfant pour tromper mes poursuites ; cela est évident. En ce temps, il avait l’intention de reprendre l’héritière de Nevers à un moment donné, pour s’en servir selon l’intérêt de son ambition.

Mais ses vues changèrent. Monseigneur comprendra ce revirement d’un seul mot : il devint amoureux de la gitanita.

Dès lors la véritable Nevers fut condamnée. Il ne s’agit plus dès lors d’obtenir rançon. — L’horizon s’élargissait. L’aventurier hardi fit ce rêve d’asseoir sa maîtresse sur le fauteuil ducal et d’être l’époux de l’héritière de Nevers…

Le régent s’agita sous sa couverture et son visage exprima une sorte de malaise.

La plausibilité d’un fait varie suivant les mœurs et le caractère de l’auditeur. Philippe d’Orléans n’avait peut-être pas donné grande foi à ce romanesque dévouement de Gonzague, à ces travaux d’Hercule entrepris pour accomplir la parole donnée à un mourant, — mais ce calcul prêté à Lagardère lui sautait aux yeux, comme on dit vulgairement, et l’éblouissait tout à coup.

L’entourage du régent et sa propre nature répugnaient aux conceptions tragiques ; — mais les comédies d’intrigue s’assimilait à lui tout naturellement.

Il fut frappé, — frappé au point de ne pas voir avec quelle adresse Gonzague avait jeté les prémisses de cet hypothétique argument ; — frappé au point de ne pas se dire que l’échange opéré entre les deux enfants rentrait dans ces faits romanesques qu’il n’avait point admis.

L’histoire entière se teignit tout à coup pour lui d’une nuance de réalité.

Ce rêve de l’aventurier Lagardère était si logiquement indiqué par la situation qu’il fit rayonner sa probabilité sur tout le reste.

Gonzague remarqua parfaitement l’effet produit. Il était trop adroit pour s’en prévaloir sur-le-champ. Depuis une demi-heure, il avait cette conviction que le régent savait minute par minute tout ce qui s’était passé depuis deux jours.

Il tournait ses batteries en conséquence.

Philippe d’Orléans avait la réputation d’entretenir une police qui n’était point sous les ordres de M. de Machault, — et Gonzague avait souvent eu l’idée que, dans les rangs mêmes de son bataillon sacré, une ou plusieurs mouches pouvaient bien se trouver.

Le mot mouche était particulièrement à la mode sous la régence. Le genre masculin et la désinence argotique que notre époque a donnée à ce nom l’ont banni du vocabulaire des honnêtes gens.

Gonzague cavait au pis. Ce n’était que prudence. Il jouait son jeu comme si le régent eût vu toutes ses cartes.

— Monseigneur, reprit-il, — peut être bien persuadé que je n’attache pas plus d’importance qu’il ne faut à ce détail. Étant donné Lagardère avec son intelligence et son audace, la chose devait être ainsi. Elle est. J’en avais les preuves avant l’arrivée de Lagardère à Paris. Depuis son arrivée, l’abondance des preuves nouvelles rend les anciennes absolument superflues.

Madame la princesse de Gonzague, qui n’est point suspecte de me prêter trop souvent son aide, renseignera Votre Altesse Royale à ce sujet.

Mais revenons à nos faits. — Le voyage de Lagardère dura deux ans. Au bout de ces deux années, la gitanita, instruite par les saintes filles de l’Incarnation, était méconnaissable. Lagardère, en la voyant, dut concevoir le dessein dont nous venons de parler. Les choses changèrent. La prétendue Aurore de Nevers eut une maison, une gouvernante et un page, afin que les apparences fussent sauvegardées.

Le plus curieux, c’est que la véritable Nevers et sa remplaçante se connaissaient et qu’elles s’aimaient. — Je ne puis croire que la maîtresse de Lagardère soit de bonne foi : cependant, ce n’est pas impossible.

Il est assez adroit pour avoir laissé à cette belle enfant sa candeur tout entière.

Ce qui est certain, c’est qu’il faisait des façons pour recevoir chez lui, à Madrid, la vraie Nevers, et qu’il avait défendu à sa maîtresse de la recevoir, — parce qu’elle avait une conduite trop légère…

Ici Gonzague eut un rire amer.

— Madame la princesse, reprit-il, a dit devant le tribunal de famille : « Ma fille n’eût-elle oublié qu’un instant la fierté de sa race, je voilerais ma face en m’écriant : Nevers est mort tout entier !… » Ce sont ses propres paroles… Hélas ! monseigneur, la pauvre enfant a cru que je raillais sa misère quand je lui parlai pour la première fois de sa race.

Mais vous serez de mon avis, et si vous n’êtes point de mon avis, la loi vous donnera tort ; il n’appartient pas à une mère de tuer le bon droit de son enfant par de vaines délicatesses.

Aurore de Nevers a-t-elle demandé à naître en fraude de l’autorité paternelle ?

La première faute est à la mère. La mère peut gémir sur le passé, rien de plus.

L’enfant a droit. Et Nevers mort a un dernier représentant ici-bas…

Deux, je voulais dire deux ! s’interrompit Gonzague ; votre figure a changé, monseigneur !… Laissez-moi vous dire que votre bon cœur revient sur votre visage… laissez-moi vous supplier de m’apprendre quelle voix calomnieuse a pu vous faire oublier en ce jour trente ans de loyale amitié…

— Monsieur le prince, interrompit le duc d’Orléans d’une voix qui voulait être sévère, mais qui trahissait le doute et l’émotion, je n’ai qu’à vous répéter mes propres paroles : justifiez-vous, et vous verrez si je suis votre ami !

— Mais de quoi m’accuse-t-on ? s’écria Gonzague feignant un emportement soudain ; est-ce d’un crime de vingt ans ?… est-ce un crime d’hier ?… Philippe d’Orléans a-t-il cru, une heure, une minute, une seconde, je veux le savoir, je le veux !… avez-vous cru, monseigneur, que cette épée… ?

— Si je l’avais cru !… murmura le duc qui fronça le sourcil tandis que le sang montait à sa joue.

Gonzague prit sa main de force et l’appuya contre son cœur.

— Merci, dit-il les larmes aux yeux ; entendez-vous, Philippe !… je suis réduit à vous dire merci ! parce que votre voix ne s’est point jointe aux autres pour m’accuser d’infamie…

Il se redressa comme s’il eût eu honte et pitié de son attendrissement.

— Que monseigneur me pardonne, reprit-il en se forçant à sourire, je ne m’oublierai plus près de lui… Je sais quelles sont les accusations portées contre moi… ou du moins je les devine… Ma lutte contre ce Lagardère m’a entraîné à des actes que la loi réprouve… je me défendrai si la loi m’attaque… En outre, la présence de mademoiselle de Nevers dans une maison consacrée au plaisir… Je ne veux pas anticiper, monseigneur… ce qui me reste à dire ne fatiguera pas longtemps l’attention de Votre Altesse Royale.

Votre Altesse Royale se souvient sans doute qu’elle accueillit avec étonnement la demande que je lui fis de l’ambassade secrète à Madrid. Jusqu’alors je m’étais tenu soigneusement éloigné des affaires publiques. Nous en avons dit assez pour que votre étonnement ait cessé. Je voulais retourner en Espagne avec un titre officiel qui mît à ma disposition la police de Madrid.

En quelques jours j’eus découvert l’asile de la chère enfant qui est désormais tout l’espoir d’une grande race. Lagardère l’avait décidément abandonnée. Qu’avait-il affaire d’elle ? Aurore de Nevers gagnait sa vie à danser sur les places publiques !

Mon dessein était de saisir à la fois les deux jeunes filles et l’aventurier. L’aventurier et sa maîtresse m’échappèrent. Je ramenai mademoiselle de Nevers.

— Celle que vous prétendez être mademoiselle de Nevers, rectifia le régent.

— Oui, monseigneur, celle que je prétends être mademoiselle de Nevers.

— Cela ne suffit pas.

— Permettez-moi de croire le contraire, puisque le résultat m’a donné raison… je n’ai point agi à la légère… Au risque de me répéter, je vous dirai : Voici vingt ans que je travaille !… que fallait-il ? La présence des deux jeunes filles et celle de l’imposteur ?… Nous l’avons.

— Pas par votre fait, interrompit le régent.

— Par mon fait, monseigneur… uniquement par mon fait !… À quelle époque Votre Altesse Royale a-t-elle reçu la première lettre de ce Lagardère ?

— Vous ai-je dit… ? commença le duc d’Orléans avec hauteur.

— Si Votre Altesse Royale ne veut pas me répondre, je le ferai pour elle… La première lettre de Lagardère, celle qui demandait le sauf conduit et qui était datée de Bruxelles, arriva à Paris dans les derniers jours d’août… Il y avait près d’un mois que mademoiselle de Nevers était en mon pouvoir… Ne me traitez pas plus mal qu’un accusé ordinaire, monseigneur, et laissez-moi du moins le bénéfice de l’évidence… Pendant près de vingt ans, Lagardère est resté sans donner signe de vie… Pensez-vous qu’il ne lui ait point fallu un motif pour songer à rentrer en France précisément à cette heure… et pensez-vous que ce motif n’ait point été l’enlèvement même de la vraie Nevers ?… S’il faut mettre les points sur les i, Lagardère a-t-il pu faire un autre raisonnement que celui-ci : Si je laisse M. de Gonzague installer à l’hôtel de Lorraine l’héritière du feu duc, où s’en vont mes espoirs… et que ferai-je de cette belle fille qui valait des millions hier, et qui demain ne sera plus qu’une gitana plus pauvre que moi ?…

— On pourrait retourner l’argument, objecta le régent.

— On pourrait dire, n’est-ce pas, fit Gonzague, que Lagardère, voyant que j’allais faire reconnaître une fausse héritière, a voulu représenter la véritable ?

Le régent inclina la tête en signe d’affirmation.

— Eh bien, monseigneur, poursuivit Gonzague, il n’en resterait pas moins prouvé que le retour de ce Lagardère a eu lieu par mon fait… je ne demande pas autre chose… Voici, en effet, ce que je me disais : Lagardère voudra me suivre à tout prix, il tombera entre les mains de la justice avec cette jeune fille et la lumière se fera… Ce n’est pas moi, monseigneur, qui ai donné à Lagardère les moyens d’entrer en France et d’y braver l’action de la justice.

— Saviez-vous que Lagardère était à Paris, demanda le duc d’Orléans, quand vous avez sollicité auprès de moi l’autorisation de convoquer un tribunal de famille ?

— Oui, monseigneur, répondit Gonzague sans hésiter.

— Pourquoi ne m’en avoir point prévenu ?

— Devant la morale philosophique et devant Dieu, repartit Gonzague, je prétends n’avoir aucun tort… Devant la loi, monseigneur, et par conséquent devant vous, s’il vous plaît de représenter la loi, mon assurance diminue… Avec la lettre qui tue, un juge inique pourrait me condamner… J’aurais dû réclamer vos conseils sur tout ceci et votre aide aussi, cela semble évident… mais est-ce auprès de vous qu’il faut justifier certaines répugnances ?… Je pensais mettre un terme à l’antagonisme malheureux qui a existé de tout temps entre madame la princesse et moi… je pensais vaincre à force de bienfaits cette répulsion violente que rien ne motive, j’en fais serment sur mon honneur… je me croyais sûr d’arriver à conclure la paix avant qu’âme qui vive eût soupçonné la guerre… voilà un grave motif… et certes, monseigneur, moi qui connais mieux que personne la délicatesse d’âme et la profonde sensibilité qui recouvre votre affectation de scepticisme, je puis bien faire valoir près de vous une semblable raison… mais il y en avait une autre… raison puérile, peut-être… si rien de ce qui se rattache à l’orgueil du devoir accompli peut sembler puéril… j’avais commencé seul cette grande, cette sainte entreprise… seul je l’avais poursuivie pendant la moitié de mon existence… à l’heure du triomphe, j’avais hésité à mettre quelqu’un, fût-ce vous-même, monseigneur, de moitié dans ma victoire.

Au conseil de famille l’attitude de madame la princesse m’a fait comprendre qu’elle était prévenue. Lagardère n’attendait pas mon attaque ; il tirait le premier.

Monseigneur, je n’ai point de honte à l’avouer : l’astuce n’est point mon fait. Lagardère a joué au plus fin avec moi : il a gagné.

Je ne crois pas vous apprendre que cet homme a dissimulé sa présence parmi nous sous un audacieux déguisement. Peut-être est-ce la grossièreté même de la ruse qui en a fait la réussite.

Il faut avouer aussi, s’interrompit le prince de Gonzague avec dédain, que l’ancien métier du personnage lui donnait des facilités qui ne sont pas à tout le monde.

— Je ne sais pas quel métier il a fait, dit le régent.

— Le métier de saltimbanque avant de faire le métier d’assassin… ici, sous vos fenêtres, dans la cour des Fontaines, ne vous souvenez-vous point d’un malheureux enfant qui gagnait son pain à faire des contorsions, à désarticuler ses jointures, et qui notamment contrefaisait le bossu ?

— Lagardère ! murmura le prince en qui un souvenir s’éveillait ; c’était du vivant de Monsieur !… nous le regardions par cette fenêtre… le petit Lagardère !…

— Plût à Dieu ! que ce souvenir vous fût venu il y a deux jours !… Je continue : Dès que je soupçonnai son arrivée à Paris, je repris mon plan où je l’avais laissé… j’essayai de m’emparer du couple imposteur et des papiers que Lagardère avait soustraits au château de Caylus… Malgré toute son adresse, Lagardère ou le bossu ne put m’empêcher d’exécuter une bonne partie de ce plan : il ne parvint à sauver que lui-même : je pus mettre la main sur la jeune fille et sur les papiers.

— Où est la jeune fille ? demanda le régent.

— Auprès de la pauvre mère abusée… auprès de madame de Gonzague.

— Et les papiers ?… je vous préviens que c’est ici qu’il y a véritable danger pour vous, monsieur le prince.

— Et pourquoi danger, monseigneur ? demanda Gonzague en souriant orgueilleusement ; moi, je ne pourrai jamais concevoir qu’on ait été, pendant un quart de siècle, le compagnon, l’ami, le frère d’un homme dont on a si misérable opinion !… Pensez-vous que j’aie falsifié déjà les titres ?… L’enveloppe, cachetée de trois sceaux, intacts tous les trois, vous répondra de ma probité douteuse… Les titres sont entre mes mains… je suis prêt à les déposer, contre un reçu détaillé, dans celles de Votre Altesse Royale.

— Ce soir, nous vous les réclamerons, dit le duc d’Orléans.

— Ce soir, je serai prêt comme je le suis à cette heure… mais permettez-moi d’achever : après la capture faite, Lagardère était vaincu… Ce déguisement maudit a changé complètement la face des choses… c’est moi-même qui ai introduit l’ennemi chez moi… J’aime le bizarre, vous le savez, et à cet égard, c’est un peu le goût de Votre Altesse Royale qui a fait le mien, du temps que nous étions amis. Ce bossu vint louer la loge de mon chien pour une somme folle ; ce bossu m’apparut comme un être fantastique ; bref, je fus joué, pourquoi le nier ? Ce Lagardère est le roi des jongleurs… une fois dans la bergerie, le loup a montré les dents : je ne voulais rien voir, et c’est un de mes fidèles serviteurs, M. de Peyrolles, qui a pris sur lui de prévenir secrètement madame la princesse de Gonzague.

— Pourriez-vous prouver ceci ? demanda le Régent.

— Facilement, monseigneur… par le témoignage de M. de Peyrolles… mais les gardes françaises et madame la princesse arrivèrent trop tard pour mes deux pauvres compagnons Albret et Gironne. Le loup avait mordu…

— Ce Lagardère était-il donc seul contre vous tous !

— Ils étaient quatre, monseigneur, en comptant M. le marquis de Chaverny, mon cousin.

— Chaverny ! répéta le régent étonné.

Gonzague répondit hypocritement :

— Il avait connu à Madrid, lors de mon ambassade, la maîtresse de ce Lagardère… Je dois dire à monseigneur que j’ai sollicité et obtenu ce matin, de M. d’Argenson, une lettre de cachet contre lui.

— Et les deux autres ?

— Les deux autres sont également arrêtés… Ce sont tout bonnement deux prévôts d’armes connus pour avoir partagé jadis les débauches et les méfaits de Lagardère.

— Reste à expliquer, dit le régent, l’attitude que vous avez prise cette nuit devant vos amis.

Gonzague releva sur le duc d’Orléans un regard de surprise admirablement jouée.

Il fut un instant avant de répondre. Puis il dit avec un sourire moqueur :

— Ce que l’on m’a rapporté a-t-il donc quelque fondement ?

— J’ignore ce que l’on vous a rapporté.

— Des contes à dormir debout, monseigneur !… des accusations tellement folles… Mais appartient-il bien à la haute sagesse de Votre Altesse Royale et à ma propre dignité ?…

— Je fais bon marché de ma haute sagesse, monsieur le prince ; mettons-la de côté un instant avec votre dignité… je vous prie de parler.

— Ceci est un ordre et j’obéis… Pendant que j’étais, cette nuit, auprès de Votre Altesse Royale, il paraît que l’orgie a atteint chez moi des proportions extravagantes… on a forcé la porte de mon appartement privé où j’avais abrité les deux jeunes filles afin de les remettre toutes deux ensemble, le matin venu, entre les mains de madame la princesse… Je n’ai pas besoin de dire à monseigneur quels étaient les instigateurs de cette violence… mes amis ivres y prêtèrent les mains… un duel bachique a eu lieu entre Chaverny et le prétendu bossu. Le prix du tournoi devait être la main de cette jeune gitana qu’on veut faire passer pour mademoiselle de Nevers… Quand je suis revenu, j’ai trouvé Chaverny couché sur le carreau et le bossu triomphant auprès de sa maîtresse… un contrat avait été dressé ; il se couvrait de signatures parmi lesquelles j’ai reconnu mon propre seing falsifié…

Le régent regardait Gonzague et semblait vouloir percer jusqu’au fond de son âme.

Celui-ci venait de livrer une bataille désespérée. En entrant chez le duc d’Orléans, il s’attendait peut-être à trouver quelque froideur chez son protecteur et ami, mais il n’avait point compté sur cette terrible et longue explication.

Tous ces mensonges habilement groupés, tout cet énorme monceau de fourberies étaient, on peut le dire, aux trois quarts impromptus !

Non seulement il se posait en victime de son propre héroïsme, mais encore il infirmait à l’avance le témoignage des trois seules personnes qui pouvaient déposer contre lui : Chaverny, Cocardasse et Passepoil.

Le régent avait aimé cet homme aussi tendrement qu’il pouvait aimer.

Le régent l’avait dans son intimité depuis l’adolescence. Ce n’était pas pour Gonzague une condition favorable, car cette longue suite de rapports intimes avait dû mettre le duc d’Orléans en garde contre la profonde habileté de son ami.

Il en était ainsi en effet. Peut-être que, passant par une autre bouche, les réponses claires et en apparence si précises de Gonzague auraient suffi à établir la conviction du régent.

Le régent avait en lui le sentiment de la justice, bien que l’histoire lui reproche avec raison bon nombre d’iniquités. Il est permis de croire qu’en cette circonstance, le régent retrouvait pour ainsi dire toute la noblesse native de son caractère à cause du solennel et triste souvenir qui planait sur ce procès.

Il s’agissait en définitive de punir le meurtrier de Nevers que Philippe d’Orléans avait chéri comme un frère ; il s’agissait de rendre un nom, une fortune, une famille à la fille déshéritée de Nevers.

Le régent était tenté d’ajouter foi aux paroles de Gonzague. S’il se roidissait, c’était chez lui accès de vertu. Il ne voulait pas que sa conscience pût jamais lui faire un reproche au sujet de ce débat. Toute sa pensée était résumée dans ces mots prononcés au début de l’entrevue : Justifiez-vous seulement, et vous verrez si je vous aimais.

Malheur aux ennemis de Gonzague justifié !

— Philippe, dit-il après un silence et avec une sorte d’hésitation, Dieu m’est témoin que je serais heureux de conserver un ami !… La calomnie a pu s’acharner contre vous, car vous avez beaucoup d’envieux.

— Je le dois aux bienfaits de monseigneur… murmura Gonzague.

— Vous êtes fort contre la calomnie, reprit le régent, par votre position si haute et aussi par cette intelligence élevée que j’aime en vous… Répondez, je vous prie, à une dernière question… Que signifie cette histoire de la succession du comte Annibal Canozza ?…

Gonzague lui mit la main sur le bras :

— Monseigneur, dit-il d’un ton sérieux et doux, mon cousin Canozza mourut pendant que Votre Altesse Royale voyageait avec moi en Italie… Croyez-moi, ne dépassez pas certaine limite au-dessous de laquelle l’infamie arrive à l’absurde et ne mérite que le dédain, quand même elle passe par la bouche d’un puissant prince… Peyrolles m’a dit ce matin : On a fait serment de vous perdre… on a parlé à Son Altesse Royale de telle sorte que toutes les vieilles accusations portées contre l’Italie vont retomber sur vous… Vous serez un Borgia… Les pêches empoisonnées, les fleurs au calice desquelles on a introduit la mortelle aqua-tofana…

Monseigneur, s’interrompit ici Gonzague, si vous avez besoin d’un plaidoyer pour m’absoudre, condamnez-moi, car le dégoût me ferme la bouche… Je me résume et vous laisse en face de ces trois faits : Lagardère est entre les mains de votre justice ; les deux jeunes filles sont auprès de la princesse ; je possède les pages arrachées au registre de la chapelle de Caylus… Vous êtes le chef de l’État… avec ces éléments, la découverte de la vérité devient si aisée, que je ne puis me défendre d’un sentiment d’orgueil en me disant : c’est moi qui ai fait la lumière dans ces ténèbres.

— La vérité sera découverte, en effet, dit le régent ; c’est moi-même qui présiderai ce soir le tribunal de famille.

Gonzague lui saisit les deux mains avec vivacité.

— J’étais venu pour vous prier de cela, dit-il ; au nom de l’homme à qui j’ai voué mon existence entière, je vous remercie, monseigneur… Maintenant j’ai à demander pardon d’avoir parlé trop haut peut-être devant le chef d’un grand État… Mais, quoi qu’il arrive, mon châtiment est tout prêt… Philippe d’Orléans et Philippe de Gonzague se seront vus ce soir pour la dernière fois.

Le régent l’attira vers lui. Ces vieilles amitiés sont robustes.

Un prince ne s’abaisse point pour faire amende honorable, dit-il ; le cas échéant, Philippe, j’espère que les excuses du régent de France vous suffiront.

Gonzague secoua la tête avec lenteur.

— Il y a des blessures, fit-il d’une voix tremblante, que nul baume ne saurait guérir.

Il se redressa tout à coup et regarda la pendule. Depuis trois longues heures, l’entretien durait.

— Monseigneur, dit-il d’un accent ferme et froid, vous ne dormirez pas ce matin… L’antichambre de Votre Altesse Royale est pleine… On se demande là, tout près de nous, si je vais sortir d’ici avec un surcroît de faveur, ou si vos gardes vont me conduire à la Bastille… C’est l’alternative que je pose, moi aussi… je réclame de Votre Altesse Royale une de ces deux grâces, à son choix : la prison qui me sauvegarde ou une marque spéciale et publique d’amitié qui me rende, ne fût-ce que pour aujourd’hui, tout mon crédit perdu… J’en ai besoin.

Philippe d’Orléans sonna et dit au valet qui entra :

— Faites entrer pour mon lever.

Au moment où les courtisans appelés passaient le seuil, il attira Gonzague et le baisa au front en disant :

— Ami Philippe, à ce soir !

Les courtisans se rangèrent et firent haie, inclinés jusqu’à terre, sur le passage du prince de Gonzague qui se retirait.