Le Bossu/II/III/6

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Le Bossu — 6e partie
A. Dürr (p. 149-169).


VI

— Condamné à mort. —


Dona Cruz attendait, debout auprès de la porte.

La mère et la fille étaient en face l’une de l’autre. La princesse venait d’ordonner qu’on attelât.

— Aurore, dit-elle, je n’ai pas attendu le conseil de ton amie… c’est pour toi qu’elle a parlé, je ne lui en veux point… mais qu’a-t-elle donc cru, cette jeune fille ?… que je prolongeais le sommeil de ton intelligence pour t’empêcher d’agir ?…

Dona Cruz se rapprocha involontairement.

— Hier, reprit la princesse, j’étais l’ennemie de cet homme… sais-tu pourquoi ?… il m’avait pris ma fille, et les apparences me criaient : Nevers est tombé sous ses coups…

La taille d’Aurore se redressa, mais ses yeux se baissèrent. Elle devint si pâle, que sa mère fit un pas pour la soutenir. Aurore lui dit :

— Poursuivez, madame ; j’écoute… Je vois à votre visage que vous avez déjà reconnu la calomnie.

— J’ai lu tes souvenirs, ma fille, répondit la princesse ; c’est un éloquent plaidoyer… l’homme qui a gardé si pur un cœur de vingt ans sous son toit ne peut être un assassin… l’homme qui m’a rendu ma fille telle que j’espérais à peine la revoir dans mes rêves les plus ambitieux d’amour maternel, doit avoir une conscience sans tache…

— Merci pour lui, ma mère… N’avez-vous pas d’autre preuve que cela ?

— Si fait… j’ai les témoignages d’une digne femme et de son petit fils… Henri de Lagardère…

— Mon mari, ma mère…

— Ton mari, ma fille, prononça la princesse en baissant la voix, n’a pas frappé Philippe de Nevers, il l’a défendu.

Aurore se jeta au cou de sa mère, et perdant soudain sa froideur, couvrit de baisers son front et ses joues.

— C’est pour lui ! dit madame de Gonzague en souriant tristement.

— C’est pour toi ! dit Aurore en portant la main de sa mère à ses lèvres ; pour toi, que je retrouve enfin, mère chérie !… pour toi que j’aime, pour toi qu’il aimera… Et qu’as-tu fait ?

— Le régent, répondit la princesse, a la lettre qui met en lumière l’innocence de M. de Lagardère.

— Merci ! oh ! merci !… dit Aurore ; mais, pourquoi ne le voyons-nous point ?

La princesse fit signe à Flor d’approcher.

— Je te pardonne, petite, fit-elle en la baisant au front ; le carrosse est attelé… C’est toi qui vas aller chercher la réponse à la question de ma fille… Pars et reviens bien vite : nous t’attendons.

Dona Cruz s’éloigna en courant.

— Eh bien, chérie, dit la princesse à Aurore en la conduisant vers le sofa ; ai-je assez mortifié cet orgueil de grande dame que tu réprouvais sans le connaître… suis-je assez obéissante devant les hauts commandements de mademoiselle de Nevers ?

— Vous êtes bonne, ma mère…, commença Aurore.

Elles s’asseyaient. Madame de Gonzague lui ferma la bouche d’un baiser.

— Je t’aime, voilà tout, dit-elle ; tout à l’heure j’avais peur de toi… maintenant je ne crains rien : j’ai un talisman.

— Quel talisman ? demanda la jeune fille qui souriait.

La princesse la contempla un instant en silence, puis elle répondit :

— L’aimer pour que tu m’aimes.

Aurore se jeta dans ses bras.

Dona Cruz cependant avait traversé le salon de madame de Gonzague et arrivait à l’antichambre, lorsqu’un grand bruit vint frapper ses oreilles. On se disputait vivement sur l’escalier. Une voix qu’elle crut vaguement reconnaître gourmandait les valets et caméristes de madame de Gonzague. Ceux-ci, qui semblaient massés en bataillon de l’autre côté de la porte, défendaient l’entrée du sanctuaire.

— Vous êtes ivre !… disaient les laquais, tandis que la voix aiguë des chambrières ajoutait : Vous avez du plâtre plein vos chausses et de la paille dans vos cheveux… belle tenue pour se présenter chez une princesse !…

— Palsambleu ! marauds ! s’écria la voix de l’assiégeant, il s’agit bien de plâtre, de paille ou de tenue… Pour sortir de l’endroit d’où je viens, on n’y regarde pas de si près !…

— Vous sortez du cabaret, dit le chœur des valets.

— Ou du violon ! amendèrent les servantes.

Dona Cruz s’était arrêtée pour écouter.

— Insolente engeance ! reprit la voix ; allez dire à votre maîtresse que son cousin, M. le marquis de Chaverny demande à l’entretenir sur-le-champ.

— Chaverny ! répéta dona Cruz étonnée.

De l’autre côté de la porte, la valetaille semblait se consulter. On avait fini par reconnaître le marquis de Chaverny, malgré son étrange accoutrement et le plâtre qui souillait le velours de ses chausses. — Chacun savait que Chaverny était cousin de Gonzague.

Il paraît que le petit marquis trouva la délibération trop longue. — Dona Cruz entendit un bruit de lutte, des cris de femmes et le tapage que fait un corps humain en dégringolant à la volée les marches d’un escalier. — Puis, la porte s’ouvrit brusquement et le dos du petit marquis, portant le superbe frac de M. de Peyrolles, se montra.

— Victoire ! cria-t-il en repoussant le flot des assiégés des deux sexes qui se précipitaient sur lui de nouveau ; du diable si ces coquins n’ont pas été sur le point de me mettre en colère !

Il leur jeta la porte au nez et poussa le verrou.

En se retournant il aperçut dona Cruz. — Avant que celle-ci pût reculer ou se défendre, il lui saisit les deux mains et les baisa en riant.

Les idées lui venaient comme cela à ce petit marquis, sans transition. Il ne s’étonnait de rien.

— Bel ange, lui dit-il, tandis que la jeune fille se dégageait moitié gaie, moitié confuse, j’ai rêvé de vous toute la nuit… le hasard veut que je sois trop occupé ce matin pour vous faire une déclaration en règle… aussi, brusquant les préliminaires, je tombe tout d’abord à vos genoux en vous offrant mon cœur et ma main.

Il s’agenouilla en effet au milieu de l’antichambre.

La gitanita ne s’attendait guère à cette aventure. — Mais elle n’était pas beaucoup plus embarrassée que M. le marquis.

— Je suis pressée aussi, dit-elle en faisant effort pour garder son sérieux ; — laissez-moi passer, je vous prie !

Chaverny se releva et l’embrassa franchement, comme Frontin embrasse Lisette au théâtre.

— Vous ferez la plus ravissante marquise du monde ! s’écria-t-il ; — c’est entendu… ne croyez pas que j’agisse à la légère… j’ai réfléchi à cela tout le long du chemin.

— Mais, mon consentement ?… objecta dona Cruz.

— J’y ai songé !… si vous ne consentez pas, je vous enlève… Or çà, ne parlons pas plus longtemps d’une affaire conclue… J’apporte ici de bien importantes nouvelles… Je veux voir madame de Gonzague.

— Madame de Gonzague est avec sa fille, répliqua dona Cruz ; — elle ne reçoit pas.

— Sa fille ! s’écria Chaverny ; — mademoiselle de Nevers !… ma femme d’hier soir !… Charmante enfant, vive Dieu !… Mais c’est vous que j’aime et que j’épouse aujourd’hui… Écoutez-moi bien, adorée, je parle sérieusement : puisque mademoiselle de Nevers est avec sa mère, raison de plus pour que je sois introduit.

— Impossible ! voulut dire la gitanita.

— Rien d’impossible aux chevaliers français !… prononça gravement Chaverny.

Il prit dona Cruz dans ses bras, et, tout en lui dérobant, comme on disait alors, une demi-douzaine de baisers, il la mit à l’écart.

— Je ne sais pas le chemin, poursuivit-il, — mais le dieu des aventures me guidera… avez-vous lu les romans de la Calprenède ?… un homme qui porte un message écrit avec du sang sur un chiffon de batiste ne passe-t-il pas partout ?…

— Un message… écrit avec du sang !… répéta dona Cruz qui ne riait plus.

Chaverny était déjà dans le salon. La gitanita courut après lui, mais elle ne put l’empêcher d’ouvrir la porte de l’oratoire et de pénétrer chez la princesse à l’improviste.

Ici, les manières de Chaverny changèrent un petit peu. Ces fous savaient leur monde.

— Madame ma noble cousine, dit-il en restant sur le seuil et respectueusement incliné, je n’ai jamais eu l’honneur de mettre mes hommages à vos pieds et vous ne me connaissez pas. — Je suis le marquis de Chaverny, cousin de Nevers, par mademoiselle de Chaneilles, ma mère…

À ce nom de Chaverny, Aurore, effrayée, s’était serrée contre sa mère.

Dona Cruz venait de rentrer derrière le marquis.

— Et que venez-vous faire chez moi, monsieur ? demanda la princesse qui se leva courroucée.

— Je viens expier les torts d’un écervelé de ma connaissance, répondit Chaverny en tournant vers Aurore un regard presque suppliant, — d’un fou qui porte un peu le même nom que moi… et au lieu de faire à mademoiselle de Nevers des excuses qui ne pourraient être acceptées, j’achète mon pardon en lui apportant un message.

Il mit un genou en terre devant Aurore.

— Un message de qui ? demanda la princesse en fronçant le sourcil.

Aurore, tremblante et changeant de couleur, avait déjà deviné.

— Un message du chevalier Henri de Lagardère, répondit Chaverny.

En même temps, il tira de son sein le mouchoir où Henri avait tracé quelques mots avec son sang.

Aurore essaya de se lever, mais elle retomba, défaillante, sur le sofa.

— Est-ce que ?… commença la princesse en voyant ce lambeau, maculé de taches rouges.

Chaverny regardait Aurore que dona Cruz soutenait déjà dans ses bras.

— La missive a une apparence lugubre, dit-il, — mais ne vous effrayez pas… quand on n’a ni encre ni papier pour écrire…

— Il vit ! murmura Aurore en poussant un grand soupir.

Puis, ses beaux yeux pleins de larmes, levés vers le ciel, remercièrent Dieu.

Elle prit des mains de Chaverny le mouchoir teint de sang et le pressa passionnément contre ses lèvres.

La princesse détourna la tête. Ce devait être la dernière révolte de sa fierté.

Aurore essaya de lire, — mais ses pleurs l’aveuglaient et, d’ailleurs, le linge avait bu. Les caractères étaient presque indéchiffrables.

Madame de Gonzague, dona Cruz et Chaverny voulurent lui venir en aide. Ces larges hiéroglyphes, mêlés et fondus, furent muets pour eux.

— Je lirai ! dit Aurore en essuyant ses yeux avec le mouchoir lui-même.

Elle s’approcha de la fenêtre et s’agenouilla devant la batiste étendue.

Elle lut en effet :

« À madame la princesse de Gonzague… que je voie Aurore encore une fois avant de mourir !… »

Aurore resta un instant immobile et glacée.

Quand elle se releva dans les bras de sa mère, elle dit à Chaverny :

— Où est-il ?

— À la prison du Châtelet.

— Il est donc condamné ?

— Je l’ignore… ce que je sais, c’est qu’il est au secret.

Aurore s’arracha des étreintes de sa mère.

— Je vais aller à la prison du Châtelet, dit-elle.

— Vous avez près de vous votre mère, ma fille, murmura la princesse dont la voix trouva des accents de reproche ; votre mère est désormais pour vous un guide et un soutien… votre cœur n’a point parlé ; votre cœur eût dit : Ma mère, conduisez-moi à la prison du Châtelet.

— Quoi ! balbutia Aurore, vous consentiriez !

— L’époux de ma fille est mon fils, répondit la princesse ; s’il succombe, je le pleurerai… s’il peut être sauvé, je le sauverai !

Elle marcha la première vers la porte. — Aurore la suivit, et, baisant ses mains qu’elle baigna de ses larmes :

— Que Dieu vous récompense, ma mère !

On avait déjeuné copieusement et longuement au grand greffe du Châtelet. M. le marquis de Segré méritait la réputation qu’il avait de faire bien les choses. C’était un gourmet d’excellent ton, un magistrat à la mode et un parfait gentilhomme.

Les assesseurs, depuis le sieur Bertelot de la Baumelle jusqu’au jeune Husson Bordesson, auditeur en la grand’chambre, qui n’avait que voix consultative, étaient de bons vivants, bien nourris, de bel appétit et plus à l’aide à table qu’à l’audience.

Il faut leur rendre cette justice que la seconde séance de la chambre ardente fut beaucoup moins longue que le déjeuner.

Des trois témoins que l’on devait entendre, deux avaient du reste fait défaut ; les nommés Cocardasse et Passepoil, prisonniers fugitifs. — Un seul, M. de Peyrolles avait déposé.

Les charges produites par lui étaient si précises et si accablantes, que la procédure avait dû être singulièrement simplifiée.

Tout était provisoire en ce moment au Châtelet. Les juges n’avaient point leurs aises comme au palais du parlement. M. le marquis de Segré n’avait pour vestiaire qu’un petit cabinet noir attenant au grand greffe et séparé seulement par une cloison du réduit où MM. les conseillers faisaient leur toilette en commun.

C’était fort gênant, et MM. les conseillers étaient mieux traités que cela dans les plus minces présidiaux de province.

La salle du grand greffe donnait par une porte-fenêtre sur le pont qui reliait la tour de briques ou tour neuve au château, à la hauteur de l’ancien cachot de Chaverny. — Les condamnés devaient passer par cette salle pour regagner la prison.

— Quelle heure avez-vous, monsieur de la Beaumelle ? demanda le marquis de Segré à travers sa cloison.

— Deux heures, monsieur le président, répondit le conseiller.

— La baronne doit m’attendre !… la peste soit de ces doubles séances… Priez M. Husson de voir si ma chaise est à la porte.

Husson-Bordesson descendit les escaliers quatre à quatre. — Ainsi fait-on quand on veut monter dans les carrières sérieuses.

— Savez-vous, disait cependant Perrin-Hocquelin du Teil de Viefville-en-Forez, que ce témoin, M. de Peyrolles s’exprime très-convenablement !… Sans lui, nous aurions dû délibérer jusqu’à trois heures…

— Il est à M. le prince de Gonzague, répondit la Beaumelle ; M. le prince choisit bien ses gens.

— Qu’ai-je donc entendu dire ? fit le marquis président ; M. de Gonzague serait en disgrâce ?

— Point, point, répliqua Perrin-Hocquelin ; M. de Gonzague a eu pour lui tout seul, le matin de ce jour, le petit lever de Son Altesse Royale… C’est une faveur à chaux et à sable !

— Coquin ! maraud ! bélître ! pendard ! s’écria en ce moment le président de Segré.

C’était sa manière d’accueillir son valet de chambre, lequel le dévalisait en revanche.

— Fais attention, reprit-il, que je vais chez la baronne et qu’il faut que je sois coiffé à miracle.

Au moment où le valet de chambre allait commencer son office, un huissier entra dans le boudoir commun de MM. les conseillers et dit :

— Peut-on parler à M. le président ?

Le marquis de Segré entendit au travers de sa cloison et cria à tue-tête :

— Je n’y suis pas, corbieu ! envoyez tous ces gens au diable !

— Ce sont des dames…, reprit l’huissier.

— Des plaideuses… À la porte !… Comment mises ?

— Toutes deux en noir… et voilées.

— Costume de procès perdu… Comment venues ?

— Dans un carrosse aux armes de M. le prince de Gonzague.

— Ah ! diable !… fit M. de Segré ; ce Gonzague n’avait pourtant pas l’air à son aise en témoignant devant la cour… Mais puisque M. le régent… Faites attendre… Husson-Bordesson !

— Il est allé voir si la chaise de M. le président est à la porte.

— Jamais là quand on a besoin de lui ! grommela M. le marquis reconnaissant ; il ne parviendra pas, ce bêta-là !…

Puis, élevant la voix :

— Vous êtes habillé, monsieur de la Beaumelle ?… faites-moi le plaisir d’aller tenir compagnie à ces dames… je suis à elles dans un instant.

Bertelot de la Beaumelle qui était en bras de chemise, endossa son vaste frac de velours noir, souffleta sa perruque et se rendit à la corvée.

M. le marquis de Segré dit à son valet de chambre :

— Tu sais… si la baronne ne me trouve pas bien coiffé, je te chasse !… Mes gants… Un carrosse aux armes de Gonzague… qui peuvent être ces pimbèches ?… Mon chapeau… ma canne… pourquoi ce pli à mon jabot, coquin digne de la roue ?… Tu m’auras un bouquet… pour madame la baronne… Précède-moi, maroufle !

M. le marquis traversa le cabinet de toilette pour cinq et répondit par un signe de tête au salut respectueux de ses conseillers.

Puis, il fit son entrée dans la salle du greffe en vrai petit-maître du palais.

Ce fut peine perdue. Les deux dames qui l’attendaient, en compagnie de M. de la Beaumelle muet comme un poisson et plus droit qu’un piquet, ne remarquèrent nullement les grâces de sa tournure.

M. de Segré mit le binocle à l’œil. — Il ne connaissait point ces dames.

Tout ce qu’il put se dire, c’est que ce n’étaient pas des demoiselles d’Opéra comme celles que M. le prince de Gonzague patronnait d’ordinaire.

— À qui ai-je l’honneur de parler, belles dames ? demanda-t-il en pirouettant et en jouant de son mieux au gentilhomme d’épée.

La Beaumelle, délivré, regagna le vestiaire.

— Monsieur le président, répondit la plus grande des femmes voilées, je suis la veuve de Philippe de Lorraine, duc de Nevers…

— Hein !… fit Segré ; mais la veuve du duc de Nevers a épousé le prince de Gonzague, il me semble !…

— Je suis la princesse de Gonzague, répondit-on avec une sorte de répugnance.

Le président fit trois ou quatre saluts de cour, et se précipitant vers l’antichambre :

— Des fauteuils, coquins ! s’écria-t-il ; je vois bien qu’il faudra que je vous chasse tous un jour ou l’autre !

Son accent terrible mit en branle les huissiers, les garçons de chambre, les massiers, les commis greffiers, les expéditionnaires et généralement tous les rats de palais qui moisissaient dans les cellules voisines.

On apporta en tumulte une douzaine de fauteuils.

— Point n’est besoin, monsieur le président, dit la princesse qui resta debout ; nous venons, ma fille et moi…

— Ah !… peste !… interrompit M. de Segré en s’inclinant ; un bouton de lis !… Je ne savais pas que M. le prince de Gonzague…

— Mademoiselle de Nevers ! prononça gravement la princesse.

Le président fit des yeux en coulisse et salua.

— Nous venons, poursuivit la princesse, apporter à la justice des renseignements…

— Permettez-moi de vous dire que je devine, belle dame, interrompit encore le marquis ; notre profession aiguise et subtilise l’esprit, si l’on peut ainsi s’exprimer, d’une façon assez remarquable… Nous étonnons beaucoup de gens… sur un mot, nous voyons la phrase… sur la phrase le livre… Je devine que vous venez nous apporter des preuves nouvelles de la culpabilité de ce misérable…

— Monsieur !… firent en même temps la princesse et Aurore.

— Superflu ! superflu !… dit M. de Segré qui mit une grâce précieuse à chiffonner son jabot ; la chose est faite… elle est bien faite… Le malheureux n’assassinera plus personne !

— N’avez-vous donc rien reçu de Son Altesse Royale ? demanda la princesse d’une voix sourde.

Aurore, prête à défaillir, s’appuyait sur elle.

— Rien absolument, madame la princesse, répondit le marquis. Mais il n’était pas besoin… La chose est faite… elle est bien faite… Voilà déjà une demi-heure que l’arrêt est rendu.

— Et vous n’avez rien reçu du régent ? répéta la princesse qui était comme atterrée.

Elle sentait Aurore trembler et frémir à son côté.

— Que vouliez-vous de plus ? s’écria M. de Segré ; qu’il fût roué vif en place de Grève ? Son Altesse Royale n’aime pas ce genre d’exécution… sauf les cas où il faut faire exemple pour la banque…

— Est-il donc condamné à mort ?… balbutia Aurore.

— Et à quoi donc, charmante enfant ?… Vouliez-vous qu’on le mit au pain sec et à l’eau ?

Mademoiselle de Nevers se laissa choir sur un fauteuil.

— Qu’a donc ce mignon trésor ? demanda le marquis ; madame, les jeunes filles n’aiment point entendre parler de ces choses… mais j’espère que vous m’excuserez : madame la baronne m’attend, et je me sauve… bien enchanté d’avoir pu vous fournir personnellement des détails… Veuillez dire, je vous prie, à M. le prince de Gonzague que tout est achevé, — irrévocablement. — La sentence est sans appel et ce soir même… Belle dame, je vous baise les mains du meilleur de mon cœur… assurez bien M. de Gonzague qu’en toute occasion, il peut compter sur son serviteur zélé…

Il salua, pirouetta et gagna la porte en flageolant sur ses jambes, comme c’était alors le suprême bon ton.

En descendant l’escalier, il se disait :

— Voici un pas de fait vers la présidence à mortier… Cette princesse de Gonzague est à moi, pieds et poings liés !…

La princesse restait là, l’œil fixé sur la porte par où Segré avait disparu.

Quant à Aurore, vous eussiez dit que la foudre l’avait frappée. — Elle était assise sur le fauteuil, le corps droit et roide, l’œil sans regard.

Il n’y avait personne dans la salle du greffe. La mère et la fille ne songeaient ni à se parler, ni à s’informer… Elles étaient littéralement changées en statues.

Tout à coup, Aurore étendit le bras vers la porte par où le président s’était éloigné… Cette porte conduisait au tribunal et à la sortie des magistrats.

— Le voilà, dit-elle d’une voix qui ne semblait plus appartenir à une créature vivante ; il vient… je reconnais son pas.

La princesse prêta l’oreille et n’entendit rien.

Elle regarda mademoiselle de Nevers qui répéta :

— Il vient… je le sens… Oh ! que je voudrais mourir avant lui !

Quelques secondes se passèrent, puis la porte s’ouvrit en effet. Des gardes entrèrent. Le chevalier Henri de Lagardère était au milieu d’eux, la tête nue et les mains liées sur l’estomac.

À quelques pas de lui venait un dominicain qui portait une croix.

Des larmes jaillirent sur les joues de la princesse. Aurore garda les yeux secs et ne bougea pas.

Lagardère s’arrêta près du seuil à la vue des deux femmes. Il eut un sourire mélancolique, et fit un signe de tête comme pour rendre grâces.

— Un mot seulement, monsieur, dit-il à l’exempt qui l’accompagnait.

— Nos ordres sont rigoureux…, répondit celui-ci.

— Je suis la princesse de Gonzague, monsieur ! s’écria la pauvre mère en s’élançant vers l’exempt ; la cousine de Son Altesse Royale ; ne nous refusez pas cela.

L’exempt la regarda avec étonnement.

Puis, il se retourna vers le condamné et lui dit :

— Pour ne rien refuser à un homme qui va mourir,… faites vite.

Il s’inclina devant la princesse et passa dans la chambre voisine, suivi des archers et du prêtre dominicain.

Lagardère s’avança lentement vers Aurore.