Le Bourbier

La bibliothèque libre.




LE BOURBIER.

(1714[1])

Pour tous rimeurs, habitants du Parnasse,
De par Phébus il est plus d’une place :
Les rangs n’y sont confondus comme ici,

Et c’est raison. Ferait beau voir aussi[2]
Le fade auteur d’un roman ridicule
Sur même lit couché près de Catulle ;
Ou bien Lamotte ayant l’honneur du pas
Sur le harpeur[3] ami de Mécénas :
Trop bien Phébus sait de sa république
Régler les rangs et l’ordre hiérarchique ;
Et, dispensant honneur et dignité,
Donne à chacun ce qu’il a mérité.
Au haut du mont sont fontaines d’eau pure,
Riants jardins, non tels qu’à Châtillon
En a planté l’ami de Crébillon[4],
Et dont l’art seul a fourni la parure :
Ce sont jardins ornés par la nature.
Là sont lauriers, orangers toujours verts ;
Séjournent là gentils faiseurs de vers.
Anacréon, Virgile, Horace, Homère,
Dieux qu’à genoux le bon Dacier révère,
D’un beau laurier y couronnent leur front.
Un peu plus bas, sur le penchant du mont,
Est le séjour de ces esprits timides,
De la raison partisans insipides.
Oui, compassés dans leurs vers languissants,
À leur lecteur font haïr le bon sens.
Adonc, amis, si, quand ferez voyage,
Vous abordez la poétique plage,
Et que Lamotte ayez désir de voir,

Retenez bien qu’illec est son manoir.
Là ses consorts ont leurs têtes ornées
De quelques fleurs presque en naissant fanées,
D’un sol aride incultes nourrissons,
Et digne prix de leurs maigres chansons.
Cettui pays n’est pays de Cocagne.
Il est enfin, au pied de la montagne,
Un bourbier noir, d’infecte profondeur,
Qui fait sentir très-malplaisante odeur
À tout chacun, fors à la troupe impure
Qui va nageant dans ce fleuve d’ordure.
Et qui sont-ils ces rimeurs diffamés ?
Pas ne prétends que par moi soient nommés.
Mais quand verrez chansonniers, faiseurs d’odes,
Rognes corneurs de leurs vers incommodes,
Peintres, abbés, brocanteurs, jetonniers,
D’un vil café superbes casaniers,
Où tous les jours, contre Rome et la Grèce,
De maldisants se tient bureau d’adresse,
Direz alors, en voyant tel gibier :
« Ceci paraît citoyen du bourbier. »
De ces grimauds la croupissante race
En cettui lac incessamment coasse
Contre tous ceux qui, d’un vol assuré,
Sont parvenus au haut du mont sacré.
En ce seul point cettui peuple s’accorde.
Et va cherchant la fange la plus orde
Pour en noircir les menins d’Hélicon,
Et polluer le trône d’Apollon.
C’est vainement ; car cet impur nuage
Que contre Homère, en son aveugle rage,
La gent moderne assemblait avec art,
Est retombé sur le poëte Houdart :
Houdart, ami de la troupe aquatique,
Et de leurs vers approbateur unique,
Comme est aussi le tiers état auteur
Dudit Houdart unique admirateur ;
Houdart enfin, qui, dans un coin du Pinde,
Loin du sommet où Pindare se guinde,
Non loin du lac est assis, ce dit-on,
Tout au-dessus de l’abbé Terrasson.



  1. Cette pièce, qui n’était pas dans les éditions de Kehl, est quelquefois intitulée le Parnasse ; et ce fut à son occasion que Chaulieu adressa à Voltaire l’épître qui commence ainsi :

    Que j’aime ta noble audace,
    Arouet, qui d’un plein saut
    Escalades le Parnasse,
    Et tout à coup, près d’Horace,
    Sur le sommet le plus haut,
    Brigues la première place, etc.

    Les éditeurs de Chaulieu ne savaient pas quelle était la pièce de Voltaire à laquelle se rapportait celle de l’abbé. Cependant le Bourbier ou le Parnasse a souvent été imprimé, savoir : dans les Nouvelles Littéraires, 1715, tome V, page 151 ; à la suite d’une édition de la Ligue (Henriade), Amsterdam, 1724, in-12, page 194 ; dans le Voltariana, page 270 ; dans Mon Petit Portefeuille, 1774, tome II, page 121 ; dans l’Histoire littéraire de Voltaire, par Luchet, tome Ier, page 26 ; dans l’Almanach littéraire ou Étrennes d’Apollon pour 1793, page 5 ; Mme Dunoyer l’avait aussi inséré dans ses Lettres galantes. Voltaire avait composé cette satire de dépit de voir son Ode sur le vœu de Louis XIII (voyez tome VIII, page 407) jugée indigne du prix que Houdard de Lamotte fit adjuger à l’abbé du Jarry. Ce fut peut-être le même sentiment de dépit qui, longtemps après le Bourbier, dicta à Voltaire le vers contre Lamotte qu’on lit dans l’exorde de la Pucelle (voyez tome IX, page 26). Voltaire publia aussi des observations sur l’ode de du Jarry. On lui a même attribué une épigramme à ce propos (voyez dans les Poésies mêlées,vii). (B.) — Quand le Bourbier parut, le poëte avait vingt ans (le concours académique avait été clos en 1714). L’attaque était sanglante, elle s’adressait à un homme estimé, qui avait des amis, si ses idées et sa poétique lui avaient mérité des adversaires. Le Bourbier fit scandale : il indigna, il amusa, il attira l’attention sur son auteur... Voltaire, dans sa Lettre aux auteurs du Nouvelliste du Parnasse, juin 1731, convient de ces premiers écarts de sa verve, qu’excusent l’imprudence de l’âge et le ressentiment d’une injustice, mais qui ne seront pas, dit-il, ceux de son âge mûr : « Je me suis imposé la loi de ne jamais tomber dans ce détestable genre d’écrire.» (G. D.)

  2. Une note du temps nous apprend qu’il est question de Jean de La Chapelle, auteur des Amours de Catulle, 1770, in-12 ; des Amours de Tibulle, 1712-1713, deux volumes in-12. Il ne faut pas confondre cet écrivain avec l’ami de Bachaumont. (B.)
  3. Horace.
  4. Le banquier suisse Hoguère, qui habitait le château de Châtillon, près Paris.