Le Bravo/Chapitre II

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Le Bravo (1831)
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 11p. 20-34).

CHAPITRE II.


Avez-vous jamais navigué dans une gondole à Venise ?
Shakspeare.


Lorsque don Camillo Monforte entra dans la gondole, il ne s’assit pas dans le pavillon. Un bras appuyé sur le faîte du dais, son manteau jeté négligemment sur une épaule, le jeune noble resta debout, dans une attitude méditative, jusqu’à ce que ses habiles serviteurs eussent retiré le bateau du milieu de la petite flotte qui encombrait le quai et l’eussent poussé en pleine eau.

Ce devoir accompli, Gino toucha son bonnet écarlate, et regarda son maître comme pour demander la direction qu’il devait suivre. Il reçut pour toute réponse un geste silencieux qui indiquait la route du grand canal.

— Tu as l’ambition de montrer ton adresse dans la regatta, Gino, observa don Camillo lorsque la gondole eut fait quelque progrès ; ce désir mérite d’obtenir du succès. Tu parlais à un étranger lorsque je t’ai appelé ?

— Je demandais des nouvelles de nos montagnes de Calabre à un ami qui vient d’arriver dans le port avec sa felouque, quoique cet homme eût juré par saint Janvier que Venise ne le reverrait plus, parce que son dernier voyage avait été malheureux.

— Comment appelles-tu sa felouque, et quel est le nom du patron ?

La bella Sorrentina, commandée par un certain Stefano Milano, fils d’un ancien serviteur de Sainte-Agathe. La barque n’est pas une des moins agiles, et a quelque réputation de beauté. Elle devrait avoir une heureuse fortune, car le bon curé la recommanda, avec maintes prières dévotes, à la Vierge et à saint François.

Le noble parut prêter plus d’attention à un entretien qu’il avait d’abord commencé avec ce ton léger qu’un supérieur emploie souvent pour encourager un serviteur favori.

La bella Sorrentina ! N’ai-je pas des motifs de connaître cette barque ?

— Rien n’est plus vrai, Signore. Son patron a des parents à Sainte-Agathe, comme je viens de le dire à Votre Excellence, et son vaisseau fut amarré sur le rivage, près du château, pendant plus d’un hiver rigoureux.

— Qui l’amène à Venise ?

— Je donnerais ma meilleure jaquette aux couleurs de Votre Excellence pour le savoir. Je m’inquiète aussi peu que personne des affaires d’autrui, et je sais que la discrétion est la principale vertu d’un gondolier. Cependant j’ai essayé de connaître ce qui l’amenait, autant qu’un ancien voisin pouvait le faire ; mais il fut aussi prudent dans ses réponses que s’il avait pris à fret les confessions de cinquante chrétiens. Si Votre Excellence me permet de le questionner en votre nom, il aura le diable au corps si le respect pour son seigneur et mon adresse n’en firent autre chose qu’un faux connaissement.

— Tu choisiras parmi mes gondoles pour la regatta, Gino, répondit le duc de Sainte-Agathe ; puis entrant dans le pavillon, il se jeta sur la pile élégante de coussins de peau noire, sans faire aucune réponse à la suggestion de son domestique.

La gondole continua sa course silencieuse avec le mouvement fantastique particulier à cette espèce de barques. Gino, qui, en sa qualité de supérieur à l’égard de son camarade, se tenait sur le petit pont arqué de la poupe, agitait son aviron avec sa promptitude et son adresse habituelles, variant de direction, tantôt à droite, tantôt à gauche, parmi la multitude de bâtiments de toutes les dimensions et de tous les usages qu’il rencontrait sur son chemin. Les palais succédaient aux palais, et la plupart des principaux canaux qui conduisaient aux différents spectacles et autres lieux d’amusement fréquentés par son maître étaient dépassés aussi, sans que don Camillo indiquât une nouvelle direction ; enfin la gondole parvint en face d’un bâtiment qui parut exciter plus que l’attente ordinaire. Giorgio ne conduisit plus son aviron que d’une main, regardant Gino par-dessus son épaule, et Gino laissa sa rame traîner à la surface de l’eau. Tous les deux semblaient attendre de nouveaux ordres, manifestant cette sorte d’instinctive sympathie avec celui qu’ils servaient, qu’un cheval montre à une porte devant laquelle son maître passe rarement sans entrer.

L’édifice qui causa cette hésitation chez les deux gondoliers était une de ces résidences de Venise qui sont aussi remarquables par leur richesse extérieure et leurs ornements que par leur situation singulière au milieu des eaux. Une base massive de marbre était assise aussi solidement sur l’onde que si elle eût pris naissance sur un roc, tandis que les étages s’entassaient sur les étages, d’après les règles les plus capricieuses de l’architecture, jusqu’à une hauteur peu connue, excepté dans la demeure des princes. Des colonnades, des médaillons, des corniches massives étaient suspendus sur le canal, comme si l’art de l’homme eût pris plaisir à charger la structure supérieure, pour se jouer de l’élément mobile qui recélait sa base. Un escalier, sur lequel chaque ondulations produite par la barque refoulait une vague, conduisait à un vaste vestibule qui remplissait, sous quelques rapports, le but d’une cour. Deux ou trois gondoles étaient amarrées près de là ; mais l’absence de leurs conducteurs prouvait qu’elles étaient à l’usage particulier de ceux qui habitaient la maison. Les gondoles étaient protégées du contact des barques qui passaient, par des pieux enfoncés obliquement au fond de l’eau ; des morceaux de bois semblables, dont l’extrémité était peinte et ornée, et qui montraient quelquefois les couleurs et les armes du propriétaire, formaient une espèce de petit havre pour les gondoles de la maison, devant la porte de toutes les habitations remarquables.

— Où Votre Excellence veut-elle être conduite ? demanda Gino lorsqu’il s’aperçut que son délai n’avait amené aucun ordre de son maître.

— Au palais.

Giorgio jeta un regard de surprise à son camarade, puis l’obéissante gondole tourna court devant cette riche mais sombre demeure, comme si la petite barque eût soudainement obéi à sa propre impulsion. Un moment plus tard elle tourna de côté, et ce son creux, causé par les flaques d’eau entre de hautes murailles, annonça son entrée dans un canal plus étroit. Avec des avirons plus courts, les gondoliers poussèrent la barque en avant ; tantôt la faisant tourner court pour entrer dans quelque nouveau canal, tantôt s’élançant sous un pont surbaissé, et criant, avec la voix modulée du pays et le ton particulier à leur métier, les avertissements bien connus à ceux qui passaient dans une direction opposée. Un dernier coup de la rame de Gino amena promptement le flanc de la barque près d’un escalier.

— Tu me suivras, dit don Camille en plaçant son pied avec la prudence habituelle sur une pierre mouillée, et en appuyant une main sur l’épaule de son serviteur ; j’ai besoin de toi.

Ni le vestibule, ni l’entrée, ni les autres parties visibles de cette demeure n’indiquaient autant de luxe et de richesse que nous en avons reconnu dans le palais du grand canal ; cependant elles annonçaient la résidence d’un noble de quelque distinction.

— Tu feras sagement, Gino, de confier ta fortune à la nouvelle gondole, dit le maître en montant le lourd escalier de pierre, et montrant, tandis qu’il parlait, une nouvelle et belle barque remisée dans un coin du vestibule, comme le sont les voitures dans les cours des maisons bâties sur un terrain plus solide. Celui qui veut être favorisé de Jupiter doit pousser la roue avec son épaule ; tu comprends, mon ami ?

L’œil de Gino brilla, et il n’épargna pas les expressions de ses remerciements. Ils étaient montés au premier étage, et avaient traversé une longue suite de sombres appartements, avant que la gratitude et l’orgueil du gondolier fussent réduits au silence.

— Aidé par un bras puissant et une gondole légère, ta chance de succès sera aussi bonne que celle d’un autre, Gino, dit don Camille en fermant la porte de son cabinet. À présent, tu peux me donner une preuve de zèle d’un autre genre. Le visage d’un homme appelé Jacopo Frentoni t’est-il connu ?

— Excellence ! s’écria le gondolier en respirant péniblement.

— Je te demande si tu connais le visage d’un homme nommé Frontoni ?

— Son visage, Signore ?

— Par quelle autre chose voudrais-tu distinguer un homme ?

— Un homme, signor don Camille ?

— Te moques-tu de ton maître, Gino ? Je t’ai demandé si tu connais un certain Jacopo Frontoni, habitant de Venise ?

— Oui, Votre Excellence.

— Celui dont je veux parler est remarquable depuis longtemps par les malheurs de sa famille ; son père est maintenant en exil sur le rivage de la Dalmatie, ou quelque autre part.

— Oui, Votre Excellence.

— Il y a beaucoup de personnes qui portent le nom de Frontoni, il est important que tu ne te trompes pas. Jacopo, de cette famille, est un jeune homme de vingt-cinq ans ; sa démarche est agile, son visage mélancolique, et il a moins de vivacité de tempérament que sa jeunesse ne pourrait le faire croire.

— Oui, Votre Excellence.

— Il communique peu avec les personnes de sa classe ; et il est plutôt remarquable par le silence et l’inintelligence avec lesquels il remplit ses devoirs, que par les plaisanteries et la gaieté des gens de son espèce. Ce Jacopo Frontoni à sa demeure quelque part près de l’arsenal.

— Cospetto ! signor duc, cet homme est aussi bien connu de nous autres gondoliers que le pont du Rialto. Votre Excellence n’a pas besoin de faire son portrait.

Don Camille Monforte cherchait parmi les papiers d’un secrétaire ; il leva les yeux, un peu surpris de cette saillie de son serviteur, puis il reprit tranquillement son occupation.

— Si tu connais cet homme, cela suffit.

— Oui, Votre Excellence. Et que désirez-vous de ce maudit Jacopo ?

Le duc de Sainte-Agathe sembla réfléchir un instant. Il replaça les papiers qu’il avait dérangés, et ferma son secrétaire.

— Gino, dit-il d’un ton de confiance et d’amitié, tu es né sur mes domaines, quoique depuis si longtemps tu tiennes l’aviron à Venise, et tu as passé ta vie à mon service.

— Oui, Votre Excellence.

— Mon désir est que tu finisses tes jours où ils ont commencé. J’ai eu jusqu’ici beaucoup de confiance en ta discrétion, et j’ai le plaisir de pouvoir ajouter que tu n’as jamais trompé mon attente, bien que tu aies été nécessairement témoin de quelques exploits de jeunesse qui auraient pu causer de l’embarras à ton maître si ta langue eût été moins silencieuse.

— Oui, Votre Excellence.

Don Camillo sourit, mais cette expression de gaieté fut bientôt remplacée par un regard grave et pensif.

— Comme tu connais celui que j’ai nommé, notre affaire est simple. Prends ce paquet, ajouta don Camillo en plaçant une lettre d’une dimension plus qu’ordinaire entre les mains du gondolier ; et, tirant de son doigt une bague à cachet, il ajouta : — Voilà le signe de tes pouvoirs. Sous cette arche du palais du Doge qui conduit au canal Saint-Marc, sous le Pont des Soupirs, tu trouveras Jacopo. Donne-lui le paquet ; et, s’il le demande, remets-lui la bague. Attends ses ordres, et reviens avec sa réponse.

Gino reçut cette commission avec le plus profond respect, mais avec un effroi qu’il ne put cacher. Son obéissance habituelle envers son maître paraissait avoir à lutter contre son dégoût pour la commission qu’il était obligé de remplir ; et il y avait même une répugnance fondée sur des principes, dans son hésitation, toute respectueuse qu’elle fût. Si don Camille s’aperçut des sentiments de son serviteur, il sut le cacher avec adresse.

— À l’arche qui conduit au palais, sous le Pont des Soupirs, ajouta froidement don Camillo ; et que ton arrivée dans ce lieu soit aussi près que possible de la première heure de la nuit[1].

— J’aurais désiré, Signore, que vous m’eussiez commandé, ainsi qu’à Giorgio, de vous conduire à Padoue.

— La route est longue. Pourquoi ce désir subit d’entreprendre de nouvelles fatigués ?

— Parce qu’il n’y a là ni palais du Doge, ni Pont des Soupirs, ni chien de Jacopo Frontoni parmi les champs.

— Tu as peu de goût, ce me semble, pour cette commission ; mais tu devrais savoir que lorsqu’un maître commande, le devoir d’un fidèle serviteur est d’obéir. Tu es né mon vassal, Gino Monaldi ; et, quoique depuis ton enfance tu sois gondolier, tu dépens cependant de mes fiefs de Naples.

— Saint Janvier sait que je suis reconnaissant de cet honneur, Signore ! Mais il n’y a pas un vendeur d’eau dans les rues de Venise, pas un gondolier sur ses canaux, qui ne souhaite le Jacopo partout ailleurs que dans le sein d’Abraham. Il est la terreur de tous les jeunes amants et de tous les créanciers pressants des îles.

— Tu vois, babillard, que parmi les premiers il y en a au moins un qui ne le craint pas. Tu le trouveras sous le Pont des Soupirs, tu lui montreras le cachet, et tu lui remettras la lettre, suivant mes instructions.

— C’est se perdre de réputation que de se faire voir parlant à un tel mécréant ! Pas plus tard qu’hier, j’ai entendu Annina, la jolie fille du vieux marchand de vin sur le Lido, déclarer qu’il était aussi dangereux d’être vu une fois dans la compagnie de Jaeopo Frontoni que d’être surpris deux fois à rapporter de vieilles cordes de l’arsenal, comme cela est arrivé à Roderigo, son cousin du côté de sa mère.

— Tu as fait une étude, il paraît, de la morale du Lido. Souviens-toi de lui montrer la bague, de crainte qu’il ne se méprenne sur ta commission.

— Votre Excellence ne pourrait-elle plutôt m’envoyer rogner les ailes du lion ou corriger les peintures du Titien ? J’ai une antipathie mortelle à passer les dernières heures du jour avec un coupe-jarrets. Si quelques-uns de nos gondoliers me voyaient causer avec cet homme, l’influence même de Votre Excellence pourrait bien être insuffisante pour m’obtenir une place dans la regatta.

— S’il te retient, Gino, tu attendras son bon plaisir ; et, s’il te congédie tout d’abord, reviens ici avec promptitude, afin que je connaisse les résultats de cette entrevue.

— Je sais très-bien, signor don Camille, que l’honneur d’un noble est plus délicat que celui de ses serviteurs, et que la tache sur la robe de soie d’un sénateur se voit de plus loin que celle qui se trouve sur une jaquette de velours. Si quelqu’un indigne de l’attention de Votre Excellence a osé l’offenser, Giorgio et moi nous sommes prêts dans tous les temps à montrer que nous savons ressentir profondément une injure faite à notre maître ; mais un mercenaire qu’on loue pour deux, dix et même cent sequins…

— Je te remercie de ton avertissement, Gino. Va dormir dans ta gondole, et dis à Giorgio de venir dans mon cabinet.

— Signore !

— Es-tu résolu à ne point obéir à mes ordres ?

— Votre Excellence désire-t-elle que je me rende au Pont des Soupirs par les rues, ou bien par les canaux ?

— On peut avoir besoin de la gondole : prends tes avirons.

— Un bateleur n’aura pas le temps de faire la roue, que la réponse de Jacopo sera ici.

Ayant ainsi changé subitement de dessein, le gondolier quitta l’appartement, car la répugnance de Gino disparut au moment où il s’aperçut que la commission confidentielle de son maître allait être remplie par un autre. Descendant rapidement l’escalier secret, au lieu d’entrer dans le vestibule où se trouvaient six serviteurs de différents grades, il traversa un des étroits corridors du palais pour se rendre dans une cour intérieure, et de là, par une porte basse et peu fréquentée, il entra dans une allée obscure qui communiquait avec la rue la plus voisine.

Quoique notre siècle soit celui de l’activité et de l’intelligence, et que l’Atlantique ne soit plus une barrière même pour aller chercher les amusements les plus simples, il est peu d’Américains qui aient jamais eu l’occasion d’examiner personnellement les particularités remarquables d’un pays dans lequel la ville que Gino parcourait avec tant de diligence n’est pas un des objets les moins dignes d’observation.

Ceux qui ont été assez heureux pour visiter l’Italie nous excuseront sans doute si nous nous livrons à une description brève, mais que nous croyons utile pour les personnes qui n’ont pas eu cet avantage.

La ville de Venise est située sur un amas d’îles basses et sablonneuses. Il est probable que le pays qui se trouve le plus près du golfe, si ce n’est même toute cette immense plaine de la Lombardie, est un terrain d’alluvion. Quelle que puisse être l’origine de ce large et fertile royaume, les causes qui ont donné naissance aux lagunes, et à Venise ses fondements extraordinaires et pittoresques, sont trop apparentes pour être méconnues. Plusieurs torrens qui découlent des vallées des Alpes versent dans ce lieu leur tribut à l’Adriatique : leurs eaux viennent chargées de débris de montagnes pulvérisés. Débarrassées de la violence du courant, ces particules ont été nécessairement déposées dans le golfe, là où elles ont commencé à éprouver la résistance puissante de la mer. Agité par les courants, les contre-courants et les vagues, le sable s’est accumulé en monticules sous-marins jusqu’au-dessus de la surface de la mer, formant des îles dont l’élévation fut graduellement augmentée par la décadence de la végétation. Un coup d’œil sur la carte prouvera que le golfe de Venise est, sinon littéralement, au moins de fait, au fond de l’Adriatique, si l’on a égard aux effets produits par le vent du sud-est, appelé le Sirocco. Cette circonstance accidentelle est probablement la raison pour laquelle les lagunes ont un caractère plus prononcé à l’embouchure des courants inférieurs qui s’y jettent, qu’à celle de la plupart des autres rivières qui coulent également des Alpes et des Apennins dans la même petite mer.

La conséquence naturelle du courant d’une rivière qui se rencontre avec les eaux de quelques bassins plus larges où il n’y a pas un fond de roche, est la formation, à l’endroit où les forces opposées se neutralisent, d’un banc qu’on appelle en terme technique une barre. Les côtes des États-Unis fournissent des preuves constantes de la vérité de cette théorie, chaque rivière ayant sa barre, avec ses canaux, qui sont souvent déplacés ou nettoyés par les inondations, les brises ou les marées. L’opération continuelle et puissante des vents du sud-est d’un côté, et l’augmentation périodique des courants des Alpes de l’autre, ont converti la barre de l’entrée des lagunes vénitiennes en une succession d’îles longues, basses et sablonneuses qui s’étendent en ligne droite presqu’en travers de l’embouchure du golfe. Les eaux des rivières se sont nécessairement ouvert quelques canaux pour leur passage ; sans cela, ce qui est maintenant une lagune serait il y a longtemps devenu un lac. Un autre millier d’années peut changer le caractère de ce singulier pays, au point de métamorphoser les canaux de la baie en rivières, et le rivage boueux en marais et en prairies, semblables à celles qu’on voit déjà aujourd’hui, pendant un si grand nombre de lieues, dans l’intérieur des terres. La ligne de sable qui donne au port de Venise et à ses lagunes toute sa sécurité est appelée le Lido de Palestrine ; elle est artificielle en plus d’une partie ; et la muraille du Lido (littéralement le rivage), quoique incomplète comme la plupart des ouvrages vantés de l’ancien hémisphère et plus particulièrement de l’Italie, peut rivaliser avec le môle d’Ancône et la jetée de Cherbourg. Les cent petites îles qui contiennent maintenant les ruines de ce qui était dans le moyen âge le marché de la Méditerranée, sont groupées les unes près des autres à la distance d’une portée de canon de leur barrière naturelle. L’art s’est uni à la nature pour tirer de tout cela un bon parti, sans compter l’influence des causes morales, la rivalité d’une ville voisine, entretenue par la politique, et enfin la crue graduelle des eaux, causée par le dépôt continuel des torrents. Il serait difficile d’imaginer un havre plus commode et plus sûr, lorsqu’on y est une fois entré, que celui de Venise, même de nos jours. Comme les plus profonds canaux des lagunes ont été conservés, la ville est coupée dans chaque direction par des passages qui d’après leur apparence sont appelés canaux, mais qui en réalité sont autant de petits bras de mer. Sur le bord de ces passages, les murailles des maisons sortent littéralement de l’eau, car l’économie du terrain a forcé les propriétaires à étendre leurs possessions jusque sur le bord du canal, de la même manière que les quais et les magasins dans nos pays sont construits jusqu’au bord des îlots.

Il est maintes îles de Venise qui n’étaient dans l’origine que des bancs de terre périodiquement à sec ; et sur toutes l’usage des pilotis est nécessaire pour supporter le poids des églises, des palais et des monuments publics, sous lesquels, dans la suite des siècles, l’humble monceau de sable s’est accru.

La grande multitude des canaux, et peut-être l’économie du travail, a donné à la plus grande partie des bâtiments la facilité d’une entrée par eau ; mais tandis que presque chaque demeure a sa façade sur un canal, il existe toujours des communications par derrière avec les passages intérieurs de la ville. C’est une faute, dans la plupart des descriptions de Venise, de tant parler de ses canaux et si peu de ses rues. Ces dernières sont étroites, mais elles sont pavées, commodes, silencieuses, et coupent toutes les îles, qui communiquent entre elles par un nombre incalculable de ponts. Quoique le sabot d’un cheval et le bruit d’une roue ne soient jamais entendus dans ces étroites avenues, elles sont d’une grande utilité dans tous les usages de la vie domestique.

Gino entra dans une de ces rues lorsqu’il quitta le passage particulier qui communiquait avec le palais de son maître. Il traversa la foule dont il était environné, avec une vivacité qui ressemblait aux mouvements d’une anguille parmi les herbes des lagunes. Il ne répondait aux nombreux saints de ses connaissances que par des signes de tête, et il ne s’arrêta pas un seul instant jusqu’à ce que ses pas l’eussent conduit à la porte d’une maison sombre et basse, construite dans le coin d’une place habitée par des gens d’une condition inférieure. Se frayant un chemin à travers les tonneaux, les cordages et les débris de toute espèce, le gondolier finit par trouver une porte retirée, ouvrant sur une chambre dont la seule lumière venait d’une espèce de puits, qui descendait entre les murailles de la maison adjacente et de celle où il venait d’entrer.

— Que sainte Anne me bénisse ! est-ce toi, Gino Monaldi ? s’écria une jolie grisette vénitienne, dont la voix et les manières trahirent autant de coquetterie que de surprise. À pied, par la porte secrète ! est-ce là l’heure à laquelle tu viens ordinairement ici ?

— Il est vrai, Annina, que ce n’est point le temps de parler d’affaires à ton père, et qu’il est un peu trop tôt pour venir te voir toi-même ; mais j’ai moins de temps pour parler que pour agir. Pour l’amour de saint Théodore et celui d’un constant et sot jeune homme qui, s’il n’est pas ton esclave, est au moins ton chien, apporte-moi la jaquette que je portais lorsque nous allâmes ensemble voir la fête de Fusina.

— Je ne sais quel est ton message, Gino, ni la raison pour laquelle tu désires quitter la livrée de ton maître pour l’habit d’un commun batelier : tu es bien mieux avec cette soie à fleurs qu’avec ce velours fané ; et si j’ai jamais fait l’éloge de ce dernier vêtement, c’est parce que tu le portais lorsque tu me conduisis à la fête, et que je ne voulus pas perdre l’occasion de donner une louange à un homme qui aime autant que toi à être loué.

— Zitto ! zitto ! il n’est point ici question de fête, mais d’une affaire sérieuse et qui doit être accomplie promptement. La jaquette, si tu m’aimes.

Annina, qui n’avait pas négligé l’essentiel pendant qu’elle moralisait, jeta le vêtement sur un tabouret, à la portée de la main du gondolier, au moment où ce dernier faisait ce tendre appel, et de manière à prouver qu’elle n’était pas surprise d’une confession de cette sorte, même quand elle n’était pas sur ses gardes.

— Si je t’aime ! Tu as la Jaquette, Gino, et tu peux chercher dans ses poches la réponse à ta lettre, dont je ne te remercie pas, puisque c’est le secrétaire du duc qui l’a écrite. Une fille serait plus discrète dans de semblables affaires, car on ne sait jamais si l’on ne prend pas un rival pour confident.

— Chaque mot est aussi vrai que si le diable lui-même l’avait écrit, jeune ›fille, murmura Gino en se dépouillant de son vêtement à fleurs, et en passant aussi rapidement l’habit plus simple.

— Le bonnet, Annina, et le masque ?

— Une personne qui porte un visage aussi faux n’a pas besoin d’un petit morceau de soie pour cacher ses traits, répondit-elle en jetant cependant au jeune homme les objets qu’il demandait.

— C’est bien. Le père Baptiste lui-même, qui se vante de pouvoir distinguer un pécheur d’un pénitent, seulement en le regardant, ne soupçonnera jamais un serviteur de don Camillo Monforte sous cet habit. Cospetto ! j’ai presque envie de rendre visite à ce coquin de juif qui a pris ta chaîne d’or en gage, et de lui donner un échantillon des conséquences qui pourront en résulter, s’il persiste à demander le double des intérêts convenus.

— Ce serait une justice chrétienne. Mais que deviendrait pendant ce temps cette affaire sérieuse que tu étais si pressé d’accomplir ?

— Tu dis vrai, ma chère : le devoir avant tout, quoique effrayer un avare Israélite serait tout aussi bien un devoir qu’autre chose. Toutes les gondoles de ton père sont-elles sur l’eau ?

— Sans cela, comment serait-il allé au Lido, mon frère Luigi à Fusini, les deux domestiques à leurs affaires ordinaires des îles ? en un mot, comment serais-je seule ici ?

— Diavolo ! est-ce qu’il n’y a pas de bateau dans le canal ?

— Tu es bien pressé, Gino, maintenant que tu as un masque et une jaquette de velours. Je ne sais pas si j’aurais dû laisser entrer quelqu’un dans la maison de mon père, et lui, permettre de prendre un pareil déguisement pour le laisser sortir à une pareille heure. Tu vas me dire quelle est cette affaire, afin que je puisse juger de ce que j’ai fait.

— Mieux vaudrait demander aux Trois Cents d’ouvrir les feuilles de leur livre de sentences ! Donne-moi la clef de la porte extérieure, afin que je puisse continuer ma route.

— Non pas, jusqu’à ce que je sache si cette affaire peut attirer sur mon père le déplaisir du sénat. Tu sais, Gino, que je suis…

— Diamine ! j’entends l’horloge de Saint-Marc, et le temps passe. Si j’arrive trop tard, ce sera ta faute.

— Ce ne sera pas la première de tes fautes que je serai chargée d’excuser. Tu resteras où tu es, jusqu’à ce que je connaisse ce message pour lequel tu as besoin d’un masque et d’une jaquette, et tout ce qui a rapport à cette affaire si sérieuse.

— Tu parles comme une femme jalouse, au lieu de parler comme une fille raisonnable, Annina. Je t’ai dit que j’étais chargé de la commission la plus importante, et qu’un délai pourrait amener de grandes calamités.

— Sur qui ? et quelle est cette commission ? et pourquoi, toi qu’on est presque forcé ordinairement de chasser de cette maison, es-tu si pressé de la quitter ?

— Ne t’ai-je pas dit que ce message concernait six nobles familles, et que si je n’arrive pas à temps, il y aura un combat… entre les Florentins et la république ?

— Tu n’as rien dit de la sorte, et je ne crois pas que tu sois un ambassadeur de Saint-Marc. Dis-moi tout d’un coup la vérité, Gino Monaldi, ou laisse là le masque et la jaquette pour reprendre les fleurs de Sainte-Agathe.

— Eh bien ! comme nous sommes amis, et que j’ai foi en ta discrétion, Annina, tu connaîtras la vérité tout entière : car je m’aperçois que la cloche a seulement sonné les trois quarts, ce qui me laisse encore un moment pour cette confidence.

— Tu regardes la muraille, Gino, et tu cherches dans ta tête quelque mensonge plausible.

— Je regarde la muraille, parce que ma conscience me dit que ma faiblesse pour toi est sur le point de me faire commettre une faute. Ce que tu prends pour de la fausseté est seulement de la retenue et de la discrétion.

— C’est ce que nous verrons quand ton histoire sera racontée.

— Alors, écoute. Tu as entendu parler de cette affaire entre mon maître et la nièce du marquis romain qui fut noyé dans le Giudecca par la maladresse d’un habitant d’Ancône qui passa par-dessus la gondole de Pietro comme si sa felouque avait été une galère de l’État ?

— Qui a été sur le Lido, le mois passé, sans entendre raconter cette histoire, avec les variantes que chaque gondolier inventait dans sa colère ?

— Eh bien ! cette affaire doit en venir à une conclusion cette nuit : mon maître est sur le point, je le crains, de faire une folie.

— Il va se marier ?

— Ou pis encore. Je suis envoyé en toute hâte et mystère à la recherche d’un prêtre.

Annina montra un grand intérêt à écouter la fiction du gondolier. Néanmoins, étant d’un caractère défiant et connaissant depuis longtemps le caractère de Gino, elle n’écouta pas cette explication sans manifester quelque doute sur sa vérité.

— Ce seront des noces bien subites ! répondit-elle après un moment de silence. Il est heureux que peu de personnes soient invitées, car les fêtes seraient troublées par les Trois-Cents. À quel couvent t’a-t-on envoyé ?

— On ne m’a rien dit de particulier là-dessus : le premier que je trouverai, pourvu que ce soit un franciscain et un prêtre qui ait des entrailles pour des amants pressés.

— Don Gamillo Monforte, l’héritier d’une ancienne et noble famille, ne se marie pas avec si peu de prudence. Ta langue de vipère a essayé de me tromper, Gino ; mais l’expérience aurait dû t’apprendre l’inutilité de cet effort. Tu accompliras ta commission que lorsque tu m’auras dit la vérité ; jusque-là tu es mon prisonnier.

— Je puis t’avoir dit ce que je suppose devoir bientôt arriver, plutôt que ce qui est arrivé déjà ; mais don Camillo m’a tenu si souvent sur l’eau dernièrement, que je ne fais presque que rêver lorsque je n’ai point un aviron à la main.

— C’est en vain que tu essaierais de me tromper, Gino : car tes yeux disent la vérité, tandis que ta langue et ta tête arrangent des contes. Goûte un peu de cette coupe, et décharge ta conscience comme un homme.

— Je voudrais que ton père fît la connaissance de Stefano Milano, répondit le gondolier après avoir bu largement. C’est un patron de Calabre qui souvent apporte dans le port d’excellentes liqueurs de son pays, et qui passerait un tonneau de lacryma-christi rouge à travers le Broglie lui-même, sans qu’aucun noble s’en aperçût. Cet homme est ici dans ce moment ; et si tu veux il t’arrangera facilement de quelques outres.

— Je doute qu’il y ait une meilleure liqueur que celle-ci, qui a mûri sur les sables du Lido. Bois-en un second verre, car on dit que le second est meilleur que le premier.

— Si le vin s’améliore de cette façon, ton père doit être bien triste quand il voit la lie. Ce serait une charité que de lui faire faire connaissance avec Stefano.

— Pourquoi ne pas le faire immédiatement ? Ne dis-tu pas que sa felouque est dans le port ? Tu peux le conduire ici par la porte secrète et les rues.

— Tu oublies ma commission. Don Camillo n’est point habitué à être servi le second. Cospetto ! ce serait dommage qu’un autre possédât la liqueur que le Calabrois garde en secret.

— Cette commission ne peut pas être l’affaire d’un moment comme celle de s’assurer un vin aussi bon que celui dont tu parles ; ou bien tu peux dépêcher d’abord l’affaire de ton maître, et puis aller au port à la recherche de Stefano. Afin que le marché ne manque pas, je vais prendre un masque, et l’accompagner près du Calabrois. Tu sais que mon père a une grande confiance en moi pour les affaires de cette sorte.

Tandis que Gino était moitié stupéfait et moitié ravi de cette proposition, la prompte et obstinée Annina fit quelque changement à son costume, plaça un masque de soie sur son visage, ouvrit une porte, et fit signe au gondolier de la suivre.

Le canal auquel la maison du marchand de vin communiquait était étroit, sombre et peu fréquenté ; une gondole d’une extrême simplicité était amarrée à l’entrée, et la jeune fille s’y plaça, sans paraître croire qu’aucun autre arrangement fût nécessaire. Le domestique de don Camillo hésita un instant ; et voyant que le projet qu’il venait de concevoir de s’échapper au moyen d’un autre bateau ne pouvait s’accomplir, il prit sa place habituelle sur la poupe, et commença à agiter l’aviron avec une promptitude mécanique.



  1. À Venise le temps se compte depuis le coucher du soleil.